La question de l’héritage/5

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CHAPITRE V

LES PRÉLÈVEMENTS SUCCESSORAUX ET LE SOCIALISME

Nous avons montré au chapitre précédent comment l’application de notre proposition de prélèvements successoraux progressifs dans le temps permettrait de remédier aux vices les plus graves de l’organisation sociale présente sans que l’épargne cessât d’être stimulée.

Mais dans notre argumentation nous avons supposé que la forme privée de la propriété devait être conservée. Et cette supposition n’est pas nécessaire. Pour faire disparaître les vices de l’organisation sociale présente, le plus sûr moyen ne serait-il pas de bouleverser cette organisation, d’instituer un régime purement collectiviste ? Alors, plus ne serait besoin de stimuler l’épargne : celle-ci, de fonction privée qu’elle est, deviendrait fonction de la collectivité. Et ainsi les collectivistes n’auraient que faire d’adopter notre proposition.

Tel est le raisonnement qu’il nous faut combattre maintenant. Pour le renverser, nous ne nous attacherons pas à montrer combien il serait difficile de faire fonctionner une organisation purement collectiviste. Nous ne représenterons pas non plus que l’État collectiviste risquerait fort de ne pas remplir la fonction de capitalisation aussi bien que fait aujourd’hui l’initiative privée. Mais nous allons examiner les différentes manières dont on pourrait s’y prendre pour introduire le régime collectiviste ; et nous arriverons, procédant à cet examen, à cette conclusion que la seule bonne manière de procéder à la socialisation des moyens de production est l’application de la réforme que nous avons préconisée.


De tous les projets que l’on a émis pour l’établissement du régime collectiviste, le plus impraticable est l’expropriation violente révolutionnaire.

Kautsky a beau protester « qu’il ne s’agit pas de la socialisation brusque, en une longue séance nocturne, selon le mot de Victor Adler, de toutes les exploitations employant plus de vingt personnes, comme on pourrait le croire en lisant Bernstein, mais seulement d’un changement de direction dans l’évolution de la propriété », on ne peut nier que l’expropriation violente soit dans la doctrine marxiste. Le Kapital (I, 728-729) ne contient-il pas ce passage : « À l’heure extrême, il ne s’agira que de faire exproprier quelques usurpateurs par les masses » ? Et les quatre premiers paragraphes du programme complet exposé dans le « Manifeste du parti communiste » ne confirment-ils pas ce projet ? Avoué ou non, il demeure aujourd’hui même, on ne peut le nier, cher à beaucoup de collectivistes.

Mais l’expropriation violente ne serait pas facile à réaliser tant que, surtout, le processus d’accumulation et de concentration des capitaux — dont Marx a évidemment exagéré la généralité, l’extension et l’intensité — demeurerait en deçà de la limite extrême où il suffirait de « faire sauter l’enveloppe capitalistique » pour obtenir, tout mûri déjà, le régime collectiviste.

En outre, cette limite fût-elle atteinte, l’expropriation violente n’avantagerait pas la classe prolétarienne : elle lui serait même immensément funeste, à cause du nombre énorme d’ouvriers fabricants d’objets de luxe et d’individus employés directement au services des riches auxquels, la puissance d’achat des classes aisées étant anéantie d’un seul coup, il faudrait trouver des occupations nouvelles.

Ainsi la révolution apporterait de très graves dommages ; elle causerait d’incalculables désastres dans toute l’économie sociale, grâce à l’intime interdépendance de toutes les industries et de tous les commerces. Elle nuirait d’abord et surtout au prolétariat.

Les collectivistes sont donc obligés de renoncer à l’idée d’une expropriation complète et soudaine de la classe capitaliste.

Kautsky, après avoir proteste contre l’intention attribuée au parti socialiste de vouloir exproprier violemment les propriétaires privés, s’exprime comme suit :

« Un régime prolétarien doit toujours poursuivre un double but. D’une part, la suppression du caractère privé des grands monopoles capitalistes, et de l’autre, la suppression des sans-travail, armée de réserve des industriels.

« Et, en ce faisant, il atteint le mode de production capitaliste au cœur.

« Sans les trusts monopolisateurs et sans les sans-travail toujours prêts à prendre la place des grévistes, la situation du prolétariat organisé en face du capitalisme devient prépondérante.

« Quand celui-ci se plaint aujourd’hui déjà du terrorisme prolétarien, c’est une absurdité. Mais le prolétariat établira forcément sa dictature dans l’usine le jour où il aura conquis le pouvoir dans l’État. La position des capitalistes qui subsisteront après la socialisation des cartels et des trusts deviendra alors intenable ; ils supporteront les risques de leur industrie sans plus en être les maîtres. Dès ce moment les capitalistes, avec une hâte plus grande que celle des ouvriers d’aujourd’hui, réclameront une socialisation avantageuse de leurs industries » (Le marxisme et son critique Bernstein ; voir pp. 333-335).

Ainsi la théorie collectiviste, telle qu’on l’entend généralement, soutient que toute industrie parvenue à son maximum de concentration, mûre pour la gestion collective, deviendra une industrie de l’État. Mais aucun collectiviste ne soutient aujourd’hui que toutes les industries arriveront en même temps à ce maximum de concentration et qu’on pourra faire sauter « à l’heure extrême » l’involucre capitaliste pour obtenir tout d’un coup le système collectiviste. Donc il reste à expliquer comment l’État pourrait ou devrait procéder à l’expropriation des entreprises l’une après l’autre.


Si l’État rachetait les entreprises pour conserver autant que possible l’arrangement formel actuel de la propriété, les prolétaires retireraient-ils de très grands avantages de l’opération ? Celle-ci, à supposer qu’elle fût exécutable, constituerait-elle autre chose qu’une solution purement apparente du problème ? Les capitalistes demeureraient tels, en effet, et l’énorme accroissement des impôts devenu nécessaire pour le paiement des intérêts des nouveaux emprunts publics leur permettrait d’exploiter le travailleur comme auparavant. L’unique résultat pratique serait une augmentation épouvantable de la principale matière première et de l’étendue du champ d’action de l’agiotage le plus effréné et de la spéculation la plus malsaine. Aussi M. Leroy-Beaulieu a-t-il beau jeu quand il critique le projet de nationalisation du sol :

« Comment peut-on », dit-il, « prétendre que l’État, devenu maître de toute la terre, pourrait supprimer tous les impôts, sauf les redevances des fermiers ? Certes, cela lui serait presque loisible s’il expulsait purement et simplement les propriétaires actuels et se mettait à leur place sans leur allouer aucune indemnité… Si l’État veut indemniser pleinement les propriétaires actuels, qu’il consente à leur payer la valeur courante de leur terre, quel sera le bénéfice que lui rapportera cette opération ? Un écrivain anglais, M. Fawcett, l’a parfaitement fait ressortir ; le bénéfice ne pourrait exister pour l’État que s’il parvenait à emprunter la somme destinée aux indemnités à un taux d’intérêt plus réduit que celui qui était la base habituelle de la capitalisation de la valeur des terres. Cette simple formule fait ressortir qu’au lieu d’un bénéfice, le rachat par l’État, au moins dans le temps présent, infligerait à ce dernier une perte considérable. Les terres, dans les pays de l’Europe occidentale, ne rapportent guère nets de tous frais — impôts, réparations, salaires de régisseurs, etc. — que 2 ½ à 2 ¾ %, exceptionnellement 3 %, du prix de vente. L’État qui peut emprunter dans les conditions les plus favorables, l’Angleterre par exemple, a rarement pu émettre un gros emprunt à un intérêt moindre de 3 %. Les autres pays paient le crédit à 3 ¾, 4, 4 ½, 5, et jusqu’à 6 %. Dans les circonstances exceptionnelles dont nous parlons, un emprunt qui devrait équivaloir à toute la richesse immobilière du pays, c’est-à-dire monter à près de 100, 120 ou 150 milliards de francs et qui exigerait une annuité de 4 milliards de francs pour la France et d’une somme plus ou moins approchante pour les autres pays, un pareil emprunt ne pourrait se négocier qu’à un taux d’intérêt beaucoup plus élevé que le taux aujourd’hui en usage. L’État serait donc en perte, et en perte, considérable, puisque les 100, 120 ou 150 milliards qu’il emprunterait lui coûteraient soit 1, soit 1 ½, soit même 2 milliards de plus que ne lui rapporteraient les terres qu’il aurait expropriées »[1].

De là, la nécessité de renoncer absolument à une idée de rachat, qui impliquerait la permanence de la constitution actuelle de la propriété.


Certains collectivistes prétendent obtenir la nationalisation en accordant aux détenteurs actuels du capital une « suffocante abondance de moyens de jouissance », c’est-à-dire une faculté d’achat, un droit de prélèvement sur le produit total d’une valeur égale au montant de leurs richesses, mais qui ne pourrait plus d’ailleurs se retransformer en moyens de production. Dans cette hypothèse, la forme du droit de propriété demeure inaltérée : il n’en est pas moins, en réalité, profondément modifié par la forte restriction qu’apporterait au droit d’usage actuel sur les biens possédés l’empêchement de les transformer de moyens de jouissance en moyens de production. Mais comment, surtout au commencement du régime collectiviste, au moment où, par l’expropriation, il se substituerait à l’actuel, pourrait-on effectivement empêcher les indemnités obtenues de se retransformer en capitaux techniques et en capitaux-salaires ? On compterait en vain sur les prohibitions légales ou les obstacles matériels, puisque le capital-salaires — la plus importante des formes du capital, celle d’où découlent toutes les autres — se compose justement de vivres, d’effets, d’objets de consommation directe enfin. Et s’il était possible de rigoureusement borner les indemnités à des biens de consommation et de jouissance personnelle directe, la société en général et le prolétariat en particulier souffriraient énormément du gaspillage qu’entraînerait un tel état de choses. Car la production sociale serait poussée à pourvoir à ce gaspillage plutôt qu’à reformer les capitaux qui s’useraient à mesure, ou à créer de nouvelles forces productives perfectionnées,


On a proposé un autre système de nationalisation ne visant, d’habitude, que la propriété du sol : celui des annuités temporaires. D’après ses adeptes, tout propriétaire d’un bien-fonds recevrait de l’État, pendant 99 ans par exemple, une somme annuelle équivalant à la rente nette de son domaine. Mais les 99 ans écoulés, l’État cesserait de payer aucune indemnité et deviendrait l’unique propriétaire du sol.

Il est peu vraisemblable que si les non-propriétaires arrivent un jour au pouvoir, ils se contentent de légiférer au profit de leurs arrière-neveux. En outre, les descendants des propriétaires fonciers actuels, et, par ricochet, ces propriétaires eux-mêmes, auraient à souffrir injustement d’un plus mauvais traitement que celui réservé aux descendants de tous les autres capitalistes actuels, et, par conséquent, à ces capitalistes mêmes. Enfin, la cessation subite générale des annuités équivaudrait presque, pratiquement, dans l’économie sociale, à une expropriation violente.

Wallace a proposé un système analogue. L’État devrait, d’après lui, indemniser les landlords actuels, pour le rachat de leur quit—rent (rente ricardienne naturelle), moyennant des annuités exactement équivalentes, mais ne devant durer que trois vies, celles du propriétaire actuel, de son fils et de son petit-fils :

« Le principe qui me semble le plus juste, dit-il, est de continuer l’annuité successivement à l’héritier unique ou aux héritiers du propriétaire vivants au moment de la promulgation de la loi, ou nés à n’importe quel moment avant sa mort. On assurerait ainsi au propriétaire même, et à tous ceux à qui il s’intéresse personnellement, le revenu net de la terre dont ils jouissaient avant la nouvelle disposition législative[2]. »

Ce mode d’expropriation pourrait rentrer aussi dans le principe général du prélèvement sur les héritages progressif dans le temps sous la formule spéciale , , , c’est-à-dire : prélèvement nul à la mort du propriétaire actuel ou à celle de son fils, et prélèvement complet à la mort du fils de ce fils. C’est, renvoyée d’une génération à l’autre, la solution proposée par Huet. Mais, outre que la nationalisation y serait, d’une part, presque aussi retardée que dans le cas précédent, elle aurait, au moment de sa réalisation, une rapidité excessive, équivalant à une expropriation violente. Les raisons de l’auteur nous semblent insuffisantes :

« La propriété des vivants, dit-il, devrait être aussi rigoureusement respectée par l’État que par leurs concitoyens : Ils ne doivent pas être frustrés des jouissances auxquelles ils se sont accoutumés et de leurs raisonnables espoirs. Mais cette règle ne peut s’appliquer aux êtres non nés encore. Ceux-là n’ont ni espérances ni droits de propriétaires, et peuvent, sans injustice, être dépouillés de leurs droits supposés, s’ils sont en désaccord avec le bien-être général » (p. 198).

Cette raison ne tient pas, car on ne saurait, à vrai dire, à moins de considérations d’ordre métaphysique, soutenir qu’un nouveau contrat social ne puisse modifier des droits actuellement possédés par des vivants. Ce principe, s’il était admis, empêcherait la promulgation de toute loi, chaque disposition législative nouvelle étant destinée à déplacer ou modifier, par rapport aux vivants, des droits dont la jouissance avait été jusqu’alors assurée sans conteste.


Il faut donc reconnaître que, selon notre affirmation, le seul moyen de parvenir effectivement à une générale et rapide nationalisation, c’est de modifier notre droit de propriété de façon à permettre à l’État de très grands prélèvements sur les héritages. Le collectivisme affecte de négliger ce moyen, notre constitution légale de la propriété, et toutes les institutions humaines en général lui paraissant essentiellement impuissantes à déterminer les phénomènes économiques. Mais cette doctrine est fausse. Le nouveau droit de propriété pourrait être pacifiquement établi par les organes représentatifs le jour où prévaudraient enfin les mandataires de la classe prolétarienne. Leurs délibérations élimineraient complètement — sauf le cas d’une résistance extra—légale des capitalistes, aboutissant à des restrictions de votes et autres empêchements — la nécessité ou le danger d’une de ces révolutions violentes que bien des gens prévoient et annoncent pour la fin du régime actuel.

Le prélèvement sur les héritages, progressif dans le temps, serait principalement caractérisé :

1o Par des effets bienfaisants immédiats, puisque, le lendemain même de son institution, la moyenne habituelle des décès mettrait aux mains de l’État une bonne partie des successions ouvertes[3]

2o Parce qu’il permettrait d’accomplir le passage du régime actuel au nouveau graduellement, sans heurts ni secousses[4]. C’est ainsi, par exemple, que le changement d’importance relative des différentes branches des industries, c’est-à-dire la diminution des marchandises de luxe proportionnellement à l’accroissement des objets de plus grande nécessité, pourrait se produire peu à peu, sans ruiner personne, grâce seulement à une différente orientation des groupes de la jeunesse future.

  1. Paul Leroy-Beaulieu, Le collectivisme, Paris, Guillaumin, 1893, pages 167-169. Voir aussi Henry George, Progress and Poverty (Kegan Paul, Trench, Trübner et Co, London), pages 255 à 257.
  2. Land Nationalisation (Swan, Sonnenschein et Co, London, 1896), page 199.
  3. Selon M. de Foville, la mort fait passer annuellement sous les fourches caudines du fisc la 33e partie environ de la totalité des patrimoines actuels (De Foville, La fortune de la France, « Annuaire de la Soc. de statist. de Paris », nov. 1883. page 411).

    L’ensemble de l’actif successoral soumis aux droits sur les héritages (the total amount of capital paying death duties) a été, en 1895-1896, de 6,6 milliards en chiffres ronds pour tout le Royaume-Uni, chiffre approximativement égal au montant total des successions en France (sans déduction des dettes). Les dettes successions ne dépassant pas la valeur de 100 £ (2,500 fr.) ne sont pas comprises dans ce chiffre de 6,6 milliards (elles sont en effet exemptes de droits) : elles sont évaluées à 17 millions et demi en fr. (Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répart. des rich., Paris, Guillaumin, 1897, p. 539).

    Selon les chiffres cités par Garelli (L’imposta successoria, Torino, Bocca, 1896, p. 138-141), la valeur des biens immeubles déclarés pour l’évaluation de l’impôt sur les successions dans tout le Royaume-Uni, en 1894-1895, s’élevait à £ 159,680,000, et celle des biens meubles à £ 141,421,000, soit ensemble à plus de sept milliards et demi de francs. Le total annuel des valeurs successorales en France se serait, paraît-il, élevé en 1895 à fr. 5.741.280.596, dont 2.896.316.527 en biens meubles et 2.844.964.069 en immeubles.

  4. On considérerait tous les patrimoines existants comme effectivement accumulés par leur propriétaire actuel, sans aller rechercher, ce qui serait d’ailleurs impossible dans la plupart des cas, leur première origine. On n’irait pas voir s’ils proviennent de l’usurpation de biens communaux, d’heureuses spéculations d’agiotage ou de fraudes adroites plutôt que du travail honnête et de l’épargne. On n’essaierait pas non plus, dans ce dernier cas, de démêler l’apport de chacune des générations qui ont concouru à la formation de la fortune familiale : elle serait attribuée entièrement au travail et à l’épargne du descendant actuel.