La question de la surcharge en Allemagne

La bibliothèque libre.
La question de la surcharge en Allemagne
Revue pédagogique, second semestre 1884 (p. 460-466).

La question de la surcharge en Allemagne. ― On se plaint souvent chez nous que les écoliers sont trop chargés de travail, qu’on les accable, qu’ils n’y peuvent tenir. Des plaintes analogues se sont fait entendre en Allemagne aussi, et ont donné lieu à plusieurs enquêtes, desquelles il résulte que, chez nos voisins du moins, le mal n’est pas en réalité si grand qu’on le disait.

Déjà en 1836 une publication du Dr Lorinser « pour la défense de la santé dans les écoles » avait appelé l’attention sur ce point. Soit clairvoyance, soit optimisme officiel, le rapport présenté au roi de Prusse l’année suivante déclarait qu’il n’y avait pas réellement péril en la demeure, et que les étudiants sortis des écoles se montraient encore plus solides et plus aptes au service militaire que les employés de commerce, par exemple.

Une pente naturelle avait sans doute amené à multiplier les travaux des écoliers, car des circulaires ministérielles de 1854 et 1836 recommandent de restreindre les devoirs écrits à faire à la maison, et modifient dans le même sens le plan d’études.

Il faut croire que ces mesures n’ont pas suffi à guérir le mal, car de nouvelles plaintes se sont élevées en 1874 et 1875, et une vive polémique s’est engagée, à la suite de laquelle le gouvernement prussien ordonna une enquête très détaillée, très minutieuse. Il se fit rendre compte exactement du plan d’études de chaque classe, de l’emploi du temps : il fit faire l’inspection des devoirs écrits et des cahiers des élèves. Enfin, il a renouvelé son enquête dans le courant de 1852.

Cette fois, il s’est adressé aux plus hautes autorités, aux présidents supérieurs (Oberpräsidenten) et aux conseillers scolaires (Schulräthe). Le journal officiel de l’instruction publique de Berlin (Centralblatt für die gesammte Unterrichtsverwallung) a publié les résultats de cette enquète. Nous croyons qu’un résumé du rapport pourra intéresser nos lecteurs.

La majeure partie des fonctionnaires interrogés a répondu que la surcharge de travail qui a excité tant de plaintes n’existe généralement pas. Si l’on peut signaler quelques cas particuliers dus à des circonstances exceptionnelles ou à l’inhabileté de certains maîtres, il n’y a pas lieu d’incriminer d’une manière générale les programmes officiels de l’enseignement. Un des présidents disait : « Les plaintes sur l’excès de travail se font surtout entendre dans les classes riches : elles sont infiniment plus rares dans les familles où l’on a l’habitude du travail, où l’on y puise à la fois les nécessités et la dignité de la vie. » Un autre signalait telles familles où l’on gémit sur la surcharge et où l’on impose aux enfants, en dehors des leçons de musique, huit heures d’hébreu par semaine !

En somme, les autorités scolaires reconnaissent qu’il y a des exemples de surcharge, qu’ils sont rares, mais qu’il est sage d’en rechercher les causes et par conséquent les remèdes.

La première question que pose le rapport est celle-ci : Peut-on trouver une cause de surcharge dans l’élévation des études ?

Depuis cinquante ans les programmes de l’enseignement secondaire n’ont pas été modifiés en Prusse. L’examen de maturité, tel qu’il se pratique aujourd’hui, a été organisé par un règlement de 1834. De plus, les programmes étant restés les mêmes, comme les méthodes d’enseignement se sont améliorées, il s’ensuit que la peine des élèves a dû diminuer d’autant.

Mais pour être juste, il faut reconnaître que si les programmes n’ont pas varié, le minimum des connaissances exigées aux examens sur chaque matière s’est sensiblement accru. Des disciplines regardées autrefois comme secondaires, le français, l’histoire, les mathématiques, ont pris une grande importance. La nécessité de traiter également toutes ces matières peut entraîner excès de travail.

Aussi, bien des gens demandent qu’on se montre, aux examens. moins rigoureux sur l’ensemble, et qu’on se contente de voir briller les candidats dans une spécialité, fussent-ils très faibles pour le reste. Le rapport fait ressortir le danger d’une pareille théorie, qui aboutirait fatalement à l’abaissement des études. On ne laisse pas les enfants entrer trop tôt dans les écoles spéciales où les appelle leur vocation particulière, justement parce qu’on tient à ce qu’ils acquièrent ces connaissances générales qui font l’homme instruit, qui lui ouvrent des horizons nouveaux et qui élargissent son esprit. L’importance plus grande qu’a prise chaque partie du programme tient à la nécessité des choses, au mouvement social qui exige des classes instruites des connaissances plus étendues et plus nombreuses.

Du reste, l’examen de maturité est conçu de telle manière qu’il laisse encore une marge suffisante entre le minimum qui est exigé des élèves et la somme de connaissances qu’ils auraient pu facilement acquérir au cours de leurs études. Le règlement de 1834 l’avait déjà établi.

Il n’est pas moins vrai que l’expérience a suggéré certaines améliorations qui ont paru nécessaires. On a supprimé dans les examens les thèmes grecs et français, afin de diriger surtout les élèves des deux dernières classes vers la lecture courante des auteurs dans ces langues et de les soulager des travaux de grammaire qui exigent une attention soutenue. On avait eu aussi en 1856 l’idée de faciliter la préparation de l’examen d’histoire en demandant aux candidats d’exposer, en improvisant, une époque de l’histoire grecque, romaine ou allemande, afin de les amener à donner plus d’importance au talent d’exposition qu’à la connaissance minutieuse des faits et des dates. Mais la réalité n’a pas répondu à cette attente. Les candidats se mirent à apprendre par cœur des réponses préparées d’avance aux principales questions qu’ils prévoyaient. Le fardeau de la préparation en était alourdi, bien loin d’être allégé. Il fallut renoncer à cette innovation.

Dans la Province Rhénane et en Westphalie, le clergé avait obtenu qu’on introduisit dans les épreuves de l’examen de maturité un devoir écrit sur une question religieuse. On s’aperçut qu’une telle exigence finissait par donner à l’enseignement religieux un caractère savant et théologique qui ne répondait pas du tout au but poursuivi, et cette épreuve écrite finit par être supprimée.

Le programme des écoles d’enseignement spécial (Realschulen) a été allégé dans quelques parties, en particulier dans les épreuves d’anglais, de sciences mathématiques et de sciences naturelles.

Le rapport conclut sur ce point qu’il ne serait pas possible d’alléger davantage le programme ni les examens sans abaisser déplorablement le niveau des études.

Le second point qu’aborde le rapport officiel est celui-ci : Y a-t-il une cause possible de surcharge dans le mode de distribution des matières entre les différentes classes et dans la durée du cours des études ?

Le plan d’études de 1856 avait cet inconvénient que dans chacune des trois classes inférieures on commençait une langue nouvelle ; en sixième le latin, en cinquième le français, en quatrième le grec ; dans cette dernière classe se plaçaient également le début des mathématiques et de l’enseignement historique proprement dit. Aussi les élèves y étaient-ils vraiment trop chargés. On a remédié à cet inconvénient en transportant les débuts du grec dans la classe de troisième inférieure (Unterterlia).

Dans les collèges d’enseignement spécial (Realgymnasien), l’organisation de 1859 donnait une égale importance aux langues française et anglaise. Les exercices écrits dans ces deux langues se prolongeaient jusque dans la seconde supérieure et souvent même dans la première classe. L’étude des exceptions et des particularités de tout ordre prenait un temps trop considérable ; on a depuis lors arrêté plus tôt ce genre de travaux.

La durée normale de chaque classe est d’une année ; les promotions et les rentrées se font régulièrement au commencement de l’année scolaire. On avait pourtant laissé se glisser l’habitude de promotions et de rentrées semestrielles. Pour concilier ces deux systèmes, on reprenait deux fois dans chaque classe le cours d’études qui durait un semestre. Cette organisation défectueuse avait entre autres pour résultat qu’à l’approche des promotions semestrielles, les professeurs s’occupaient presque exclusivement des élèves les plus forts qu’ils destinaient à avancer de classe. Ceux-là étaient surchargés de travail, et les autres étaient négligés.

On a établi des règles plus fixes pour interdire ces promotions prématurées, et l’on a fini par faire comprendre aux parents qu’il n’y avait rien à gagner à des études précipitées et irrégulières.

Le rapport voit une autre cause de surcharge possible dans le développement considérable qu’a pris l’enseignement secondaire en Prusse. Il entre ici dans des détails statistiques que nous abrégerons, bien qu’ils aient leur intérêt.

En quinze ans le nombre des gymnases s’est élevé de 197 à 250 et celui des écoles secondaires de 370 à 490. La proportion des élèves s’est élevée d’autant ; pour les gymnases, elle s’est élevée de 1 élève pour 427 habitants à 1 élève pour 362 habitants, et pour les écoles secondaires, de 1 pour 362 à 1 pour 215. Le nombre des établissements ne s’est pas élevé suffisamment pour le nombre des élèves : il y a des institutions qui en renferment plus de 700, d’autres plus de 800, beaucoup plus de 500 et de 400.

La conséquence d’une telle augmentation d’élèves, c’est d’abord qu’il y a, sur le nombre, une plus grande proportion d’enfants mal doués ou qui sont gênés pour leurs études par les conditions même de la vie domestique. On sait qu’il n’y a pas ou presque pas d’internats en Allemagne. De là des difficultés et par conséquent des surcharges de travail. En outre, les classes sont trop nombreuses ; elles atteignent ou dépassent le chiffre maximum d’élèves ; les explications y sont données d’une façon plus générale et préparent moins bien à la confection des devoirs. Ni le directeur de l’établissement ni le professeur ne peuvent connaître aussi particulièrement leurs élèves, les aider, les diriger, leur faciliter la tâche.

La réunion des professeurs de la maison est trop considérable : il n’y a plus entre eux cette intimité, cette cohésion qui permettait d’acquérir une connaissance personnelle des élèves, de s’éclairer et de se soutenir les une les autres, de former uns famille entre tous. maîtres et écoliers.

On ne peut nier que cet envahissement des classes ne soit une cause de surcharge quand on voit que les plaintes à cet égard vont croissant avec l’importance des villes et des institutions. Le remède serait dans la création d’un plus grand nombre d’établissements nouveaux. Les ressources financières du budget ne permettent pas de marcher dans cette voie d’un pas aussi rapide qu’il le faudrait.

Certains changements qui se sont introduits dans l’enseignement et qu’on ne peut pas ne pas considérer comme des progrès à bien des égards, peuvent avoir contribué, dit encore le rapport, à alourdir le fardeau des études.

C’était la règle, il y a cinquante ans, que le professeur d’une classe de gymnase donnât à ses élèves un enseignement complet et leur apprit jusqu’aux mathématiques. Les examens pro facultate docendi comprenaient sans doute des catégories, mais les candidats devaient faire preuve en toutes les matières de connaissances suffisantes pour pouvoir les enseigner dans une de : classes moyennes.

Peu à peu les études spéciales que les candidats cultivaient à l’université prirent une plus grande importance ; on distingua plus nettement dans les règlements d’examen les parties spéciales et les questions d’instruction générale. Cette transformation graduelle fut le résultat d’un courant général en Allemagne. Le futur professeur eut surtout à faire preuve d’aptitudes spéciales et ne fut plus interrogé que sur des programmes parfaitement déterminés. Les programmes ont été organisés de manière à éviter une trop grande spécialisation des professeurs, mais aussi de manière à leur permettre d’aller assez avant dans la science qu’ils ont embrassée.

Les réformes opérées dans la préparation du personnel enseignant, jointes à l’accroissement du nombre des élèves, ont eu pour résultat de diviser entre plusieurs maîtres l’enseignement d’une seule classe. L’emploi de professeurs spéciaux pour les différentes matières ne pouvait être en soi qu’avantageux. Nul en effet n’est mieux en mesure de pénétrer facilement les élèves des principes d’une science que celui qui connaît à fond cette science. L’expérience prouve que les maîtres les plus savants sont en même temps ceux qui peuvent enseigner le plus de choses à leurs élèves en exigeant d’eux le moins de travail.

Cette organisation renferme pourtant un danger de surcharge de travail pour les élèves. Chaque maître, désireux de faire entrer ses élèves le plus avant possible dans la science qu’il enseigne, est tenté de ne tenir aucun compte du travail que leur donnent les autres cours. De nombreuses précautions ont été prises contre ce danger. On a organisé des conférences entre les maîtres de la même classe, on a ordonné de rédiger au début de chaque semestre un plan général d’études pour chaque classe, etc.

Ces moyens peuvent réussir dans les écoles de médiocre importance, où l’accord est facile à obtenir entre les professeurs et le directeur. Là où il y a beaucoup d’élèves, beaucoup de classes, le directeur est trop affairé et les professeurs trop séparés pour qu’on puisse espérer de remédier réellement au mal signalé.

Le rapport insiste sur cette idée fort juste qu’en général ce ne sont pas les bons professeurs qui accablent leurs élèves. L’accroissement considérable et rapide des écoliers a obligé à dédoubler les classes, à nommer hâtivement des professeurs qui n’avaient pas l’expérience et la maturité voulues. Beaucoup ont été nommés avant même d’avoir fait l’année réglementaire de stage.

« On comprend, dit le rapport, que de pareilles circonstances doivent être pour beaucoup dans la surcharge des élèves en tant qu’elle provient d’un emploi insuffisant des heures de classe et d’une répartition défectueuse ou de la trop grande difficulté des devoirs. On a pu observer que la surcharge est moins considérable et moins fréquente dans les établissements où l’on a usé de plus de circonspection, et où moins de maîtres non diplômés sont employés comme auxiliaires.

» Il faut cependant reconnaître que l’établissement d’une année de stage ne suffit pas à remédier aux inconvénients qui résultent de l’inexpérience des professeurs. Le ministre de l’instruction publique a déjà soumis à la représentation nationale le projet d’organisation d’un second examen portant exclusivement sur les aptitudes pratiques des professeurs. Le but n’est pas, comme on l’a cru de divers côtés, de chercher dans un examen de plus une nouvelle garantie de la capacité des professeurs ; on veut seulement que les nouveaux professeurs, dès le début de leur carrière, attachent leur esprit à la pratique de l’enseignement, et s’efforcent de développer les aptitudes pratiques qu’ils possèdent en même temps que d’en acquérir de nouvelles. »

Le rapport officiel que nous résumons se termine par quelques considérations sur la gymnastique comme contre-poids à la fatigue cérébrale causée par les études.

Un ordre de cabinet de 1842 avait décidé que l’enseignement de la gymnastique serait obligatoire dans toutes les écoles publiques, de tout degré. Bien qu’à cet égard les choses aillent mieux eu Allemagne que chez nous, il nous est permis de constater que vingt ans après cette décision rendant la gymnastique obligatoire, il à fallu édicter des règlements scolaires pour obtenir qu’on appliquât cette obligation. Le gouvernement a résolu de la rendre sérieuse et efficace. Les écoliers ne peuvent être dispensés de la gymnastique que pour des raisons médicales, et jamais pour plus d’un semestre. L’école doit veiller sévèrement à ce que chaque élève reçoive au moins deux heures de leçons de gymnastique par semaine.

On s’est plaint que ces prescriptions n’étaient pas observées, que beaucoup d’établissements n’en tenaient aucun compte. Le rapport déclare qu’il résulte d’une inspection minutieuse que l’enseignement de la gymnastique a fait des progrès très réels quant à ses méthodes et au nombre des enfants qui le reçoivent.

On voit, en somme, que les écoliers allemands ne sont pas surchargés de travail comme on se plaît quelquefois à se les représenter. Il y a eu chez nos voisins cet avantage, si c’en est un, que les programmes n’ont pas été modifiés depuis un demi-siècle, que l’infiltration de sciences diverses qui des universités ont pénétré dans l’école s’est faite peu à peu, insensiblement. Ils n’ont innové que le moins possible.

Nous avons eu, nous, un monde à soulever, à transformer. Nous avons abordé de front le redoutable problème que pose aux éducateurs l’avènement de la démocratie succédant aux classes privilégiées, que de longs loisirs et des carrières assurées mettaient à l’abri de le lutte pour la vie. Depuis trente ans, depuis vingt ans, depuis 1870 surtout, le problème est devenu chez nous plus pressant, plus aigu. Nous avons dû nous hâter, aller vite, et il est possible que dans notre désir de trop bien faire nous ayons surchargé les études d’un poids qu’il faut songer à diminuer.

La question ne se présente donc pas absolument de la même manière de l’autre côté du Rhin que chez nous. Mais il y a néanmoins assez d’éléments semblables des deux parts pour que nous ayons quelque profit à savoir comment elle est envisagée et résolue en Allemagne.