La question du Coton depuis la crise américaine
Une question industrielle d’une importance vitale agite en ce moment la Grande-Bretagne. Cette question n’est pas nouvelle ; on y pensait quelquefois comme à un danger possible, mais si éloigné qu’on n’en pouvait encore déterminer l’époque. La redoutable crise que traverse à cette heure même l’Union américaine a fait enfin tomber le voile ; il ne s’agit de rien moins que de la production du coton et des moyens de tenir l’Angleterre abondamment approvisionnée de cette fibre précieuse, d’un usage si général. Qui aurait pu s’imaginer que la prospérité d’une industrie aussi colossale dans son ensemble, si fortement liée dans ses produits aux habitudes, aux besoins des peuples, pût dépendre d’une révolte d’esclaves ? Qui aurait osé supposer un seul instant que l’Angleterre, le pays le plus intéressé dans la question, abandonnât aux.chances les plus périlleuses cette industrie qui est la moelle de ses os, et que chacun, sur les points les plus reculés du globe, s’est habitué à considérer comme absolument anglaise ?
Aujourd’hui cependant la face de l’édifice économique et politique a éprouvé de grands changemens. La France, par son récent traité avec la Grande-Bretagne, a déplacé bien des intérêts, semé bien des germes d’équilibre futur dans la production manufacturière, ouvert des portes qui donneront accès à bien des innovations à peine rêvées, et certes inattendues. Tout en ne cédant que pour elle aux sollicitations réitérées des hommes intelligens, elle a de fait amené les nations les plus favorisées à la jouissance des avantages spéciaux stipulés en vue de ses intérêts propres, — avantages inaperçus pour le moment, mais qui se feront bientôt sentir, particulièrement en Angleterre. Les derniers événemens survenus en Italie ont altéré la carte d’Europe et modifié dans un sens libéral l’élément fiscal et industriel de la péninsule. L’Espagne a fait un pas considérable vers une ère nouvelle de prospérité publique : là où il n’y avait qu’une consommation contrariée, emmaillottée par de vieilles entraves douanières, là où la culture du sol se débattait contre des dîmes, des droits prohibitifs ou insupportables, il y aura accroissement des produits de la terre et plus d’aisance, augmentation des besoins des populations et possibilité d’implanter la production industrielle. Les rayons de ce soleil qui n’éclairait que deux ou trois points du monde arriveront jusqu’à d’autres, également favorisés par leur position géographique ou par les moyens que la nature leur offrira de se procurer de la force motrice à bon marché. S’il n’est pas absolument vrai que le pays qui fournit la matière première doive, à l’exclusion de tout autre, fabriquer les articles auxquels cette matière est propre, il ne serait pas moins faux d’affirmer qu’une contrée qui a, comme l’Angleterre, par le concours de certaines circonstances, acquis une suprématie industrielle, puisse en rêver le privilège absolu. Les prétentions de la Grande-Bretagne, justes encore en ce qui concerne quelques branches de son industrie métallurgique, ne résisteraient pas à la logique des faits en matière d’industrie cotonnière, si la révision des tarifs avait lieu partout où la nécessité s’en fait sentir en Europe. Or la question, selon toute apparence, ne tardera pas à être reprise et décidée dans le sens d’une liberté entière. Une autre raison à l’appui de cet argument se tire de l’élan donné en Belgique, en Suisse et en Allemagne à la construction perfectionnée des machines à vapeur, des métiers, etc., qui constituent le matériel fondamental de l’industrie du coton, matériel qui est fourni par ces contrées à un prix très inférieur à celui qu’on demanderait en France, et presque égal à celui des ateliers anglais.
Que toute l’Italie soit une fois pacifiée et unie, et l’on verra bientôt des filatures s’y créer, ainsi que cela vient d’avoir lieu en Lombardie sur la frontière helvétique. Il n’en coûtera pas plus cher de livrer des balles de coton dans les ports italiens que sur les côtes d’Angleterre. La différence du prix de main-d’œuvre et des dépenses générales, bien moins élevées que dans le royaume-uni, comblerait l’augmentation de fret, s’il y en avait une. L’Italie d’ailleurs n’est-elle point admirablement placée pour recevoir à bon marché les cotons d’Égypte ? Il faut donc qu’en Angleterre on s’habitue à envisager cette transformation. Il est évident qu’aucun effort, quelle qu’en soit la nature, ne sera supérieur au sien dans la fabrication générale, parce qu’elle a ses colonies à alimenter, sa marine à maintenir, son argent à utiliser et son orgueil à satisfaire ; néanmoins, la liberté commerciale et les incidens politiques aidant, les capitaux s’émanciperont, et chaque contrée arrivera peu à peu à fabriquer les articles qui conviennent à sa propre consommation. La France, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne et l’Autriche ne s’arrêteront pas dans le développement de leur industrie cotonnière. Il est une autre considération qui n’est pas sans valeur dans le sens de l’initiative industrielle, c’est l’altération ou plutôt le relâchement qui se fait remarquer depuis longtemps, dans l’échelle morale de la production manufacturière anglaise. Les madapolams, les shirtings', les long-cloth[1] et autres tissus, pour ne citer que cet exemple, qu’on envoyait au Levant il y a vingt ou trente ans, étaient d’une bien autre qualité et duraient bien plus longtemps que les mêmes articles dont on inonde les marchés aujourd’hui sous les mêmes dénominations et avec les mêmes marques. Une certaine toile appelée americana par les fellahs, un grey long-cloth[2], que par parenthèse le gouvernement égyptien faisait aussi fabriquer au Caire, avait une réputation dont on n’a plus que le souvenir, et qui fait quelque peu honte aux étoffes des producteurs à bon marché de notre époque. Large part étant laissée à l’application de ce problème à la mode, problème essentiellement anglais : vendre au plus bas prix possible le meilleur article possible, on ne peut se défendre de reconnaître combien il y a peu de philanthropie positive dans ces maximes spécieuses à l’aide desquelles les manufacturiers couvrent leur trop grande avidité. Barnum, le roi du humbug, n’aurait pas mieux inventé. Il faut cependant convenir, à la décharge de quelques producteurs anglais, que l’initiative de ces altérations sans conscience ne leur appartient pas exclusivement. Rien ne les absout sans doute d’avoir cédé aux sollicitations de commissionnaires peu scrupuleux ; mais il est si agréable d’avoir sous les yeux, à la fin de l’année, un gras inventaire sans avoir trop risqué ! Ce sont les Levantins eux-mêmes qui les premiers exigèrent des manufacturiers des cotton pieces ayant une quantité moindre de fils au pouce carré, beaucoup d’apprêt, et inférieures comme largeur et comme poids aux mesures adoptées par l’usage dans les bazars du Caire ou de Constantinople. Ce sont des commissionnaires israélites qui surent obtenir d’une des plus anciennes maisons de Manchester des reels ou bobines qui devaient contenir trois cents yards de fil et n’en contenaient réellement que deux cents. N’a-t-on pas vu des ancres, des chaînes soi-disant éprouvées, portant les marques officielles de cette opération, vendues pour telles, mettre en danger des milliers de navires, et causer naguère la perte de riches cargaisons, alors qu’au milieu d’une tempête les équipages se croyaient en sûreté, mouillés qu’ils étaient sur ce qu’ils pensaient être le nec plus ultra d’une industrie dont tout Anglais devrait être fier ? Loin de nous d’ailleurs l’idée d’envelopper dans ces reproches des maisons honorables, qui se comptent encore par centaines, aussi solides dans leurs principes de loyauté qu’elles sont anciennes et respectées. Le mal, nous l’espérons, n’est pas contagieux. Il suffira d’une ombre de concurrence étrangère, mais de concurrence honnête, pour ramener les fabricans au sentiment de leur véritable intérêt, sinon de leur devoir.
Un pays exclusivement agricole ne peut guère être en même temps industriel. S’il le devient, ce n’est que partiellement d’abord, au détriment de ce qui fait sa grandeur, et en luttant avec peine contre l’énergie intelligente de ses rivaux, essentiellement manufacturiers. Cependant, si l’industrie gagne du terrain, c’est qu’elle a sa raison d’être, car l’équilibre se fait graduellement partout, et l’industrie, comme l’eau, trouve tôt ou tard son niveau. Ce sont ces nobles combats qui conduisent à la supériorité ; c’est cette supériorité de production ouvrée qui, comblant les distances, les frais de transport et de main-d’œuvre, permet de trouver du profit à réexpédier au-delà des mers des millions d’articles manufacturés sur les lieux mêmes qui ont fourni la matière première. À quels inconvéniens ne serait-on pas exposé, si le matériel brut fourni par une partie du monde ne pouvait aller se convertir, selon les exigences de la consommation, partout où l’industrie le permet ! Admettons pour un instant que les États-Unis Seuls produisant du blé, l’exportation de cette céréale ne fût autorisée que sous la forme de farine : qu’arriverait-il ? La farine étant une des bases de notre alimentation, la demande en serait immense ; le pays producteur, pouvant compter sur des débouchés aussi nombreux que réguliers, ne tiendrait probablement qu’un compte médiocre des droits de la consommation. L’amour du lucre conduirait bientôt ainsi à des sophistications nombreuses que nos institutions actuelles ne peuvent pas réprimer. Le monopole enfin, dans toute sa laideur, enrichirait la production aux dépens de la consommation.
Ce n’est là pourtant qu’une des moindres faces de la question. Les droits du plus fort, les nécessités du moment, plusieurs autres circonstances, intervertissent les rôles des peuples et l’ordre naturel des choses. Rien ne tient contre ces courans anti-économiques que le vent d’intérêts divers soulève et déchaîne à volonté. Nous en trouverions de frappans tableaux dans l’histoire des premières relations des Indes orientales avec la métropole britannique, des premiers pas faits par les États-Unis d’Amérique dans la carrière fabuleuse qu’ils ont fournie aux divers points de vue de la culture qui défriche et améliore, de la richesse qui, pour s’agrandir encore, veut innover et toucher à tous les filons aurifères de la civilisation. Dans les Indes anglaises, la métropole, ne considérant que comme un pur accessoire le côté économique de la prospérité des peuples conquis, voulut, en retour des larges privilèges accordés à la compagnie des Indes, appliquer au développement de la marine marchande britannique, ainsi qu’au progrès de son industrie manufacturière naissante, les ressources immenses de ses nouvelles possessions. Les cotons qui provenaient des districts agricoles de Bombay, de Surate et de Madras ne purent plus dès lors être filés ni tissés en Asie. Ils étaient chargés pour Liverpool, d’où ils passaient dans les manufactures du Lancashire et du Yorkshire. Ils s’en retournaient sous le même pavillon britannique, et sous la forme de différens tissus, vêtir les Hindous qui avaient arrosé de leurs sueurs les champs où la fibre avait pris naissance. C’est ainsi que cette industrie cotonnière à l’état d’embryon sous le règne de George III, c’est ainsi que ce gigantesque commerce de coton a fait ce qu’elles sont aujourd’hui Liverpool, Manchester, et plusieurs autres villes de moindre importance. Il n’y avait pas de concurrence possible. Aucune nation n’était admise à traiter directement avec la consommation du pays. Les manufacturiers anglais, aussi pratiques qu’intelligens, s’efforçaient probablement de satisfaire, autant que leur bon goût et leur amour du lucre le leur permettaient, aux besoins des habitans ; toutefois la preuve qu’ils n’y réussirent pas toujours, c’est la faveur extraordinaire que les manufactures suisses, les indiennes françaises et certains produits du continent rencontrèrent, comme par enchantement, sur les marchés de l’Inde anglaise, dès qu’ils furent ouverts aux pavillons étrangers. Cet état de choses, qui contraste un peu avec les professions de foi free tradists des Anglais d’aujourd’hui, dura aussi longtemps qu’existèrent certaines chartes égoïstes de la compagnie des Indes, the old woman, qui divisait, annexait, encaissait, faisait la guerre et la paix selon son bon plaisir. Depuis la suppression définitive des attaches féodales qui liaient la métropole à cette puissance unique, quoique vassale, le commerce et l’industrie de ces riches possessions, rendus libres, ouvrirent les ports de l’Inde à tous les pavillons, à tous les produits. Aujourd’hui John’s company n’existe plus qu’à l’état fossile, et au colossal mastodonte d’un monde merveilleux, d’une ère mercantile passée et glorieuse, a succédé la laborieuse, mais sage administration de la reine Victoria.
Aux États-Unis, des effets à peu près semblables furent produits par des causes très différentes. L’Asie, la vieille terre des merveilles, avait déjà traversé son zénith de splendeur, lorsqu’elle eut la mauvaise fortune de faire connaissance avec les armes civilisatrices des puissances chrétiennes. Il y avait décadence, mais une décadence qui avait un brillant passé, et que relevaient encore de magnifiques vestiges d’art dans la plus noble acception du terme. Le Nouveau-Monde, au contraire, n’avait ni passé, ni histoire, ni arts, ni littérature ; tout se bornait à des combats journaliers avec les peaux-rouges, que les civilisateurs lancés sur le sol du nouvel hémisphère voulaient détruire à tout prix. Les premiers blancs qui s’aventurèrent sur ce prolongement des découvertes de Christophe Colomb et d’Améric Vespuce furent plus ou moins des boucaniers, peu portés aux arts et grands amateurs du bien d’autrui. À la longue, et pour vivre, il fallut défricher et planter, afin de récolter et de se nourrir. Puis l’émigration européenne se jeta sur ces plages libres, qui bientôt produisirent en raison directe de l’influx d’habitans. Le trop-plein des greniers ne tarda point à se déverser sur l’Europe. La première balle de coton vint en Angleterre comme un cadeau d’arrière-petits-neveux, une fois prodigues, mais reconnaissans, à une bisaïeule non oubliée. À cette balle merveilleuse succédèrent des millions de balles que les producteurs, trop occupés à peupler le far-west, à tuer des Indiens, à annexer des états, à improviser des villes et à couvrir les fleuves de steamers, ne songèrent nullement à convertir en produits manufacturés. Il leur fallait de l’or pour payer le bill of fav de ces gigantesques fantaisies, de l’or pour donner des esclaves, des outils humains, aux somptueux états du sud, de l’or pour envahir, dominer, créer, et se reposer ensuite dans l’enivrement du succès, un pied sur l’Atlantique et l’autre sur le Pacifique !
Tant que ce travail de titan ne fut pas accompli, la soif yankee ne s’étancha point. L’Angleterre, en attendant, achetait, payait, filait, tissait, consommait et réexportait ces montagnes argentées de riche lainage qui se réalisaient pour elle en montagnes d’or, et les citoyens du Nouveau-Monde, occupés ailleurs, acceptaient sans mot dire les services, comme on le voit, assez bien rétribués de leur ancienne métropole. Bientôt cependant la richesse nationale succédait à l’aisance. La grande république eut une marine marchande rivalisant avec les meilleures et les plus importantes de l’ancien monde. Les descendans of the old land n’oublièrent pas non plus qu’ils sortaient de ce pays dont l’industrie fume et mugit par des millions de bouches et de cheminées. Leur activité vagabonde, satisfaite par le bien-être, fut moins attirée par les aventures du far-west, peu à peu abandonné aux nouveaux immigrans. Elle devint plus sédentaire, et tenta de substituer à la fièvre des entreprises lointaines une industrie locale qui augmentât la richesse individuelle dans les villes et dans les ports de l’Union. Un vieux levain de rancune nationale ne fut sans doute point tout à fait étranger à cet élan industriel de frère Jonathan, et s’y unit à l’idée attrayante de jouer un trick à John Bull, en lui marchandant sa ration de raw material[3] et en lui soufflant ses meilleurs customers over the seas[4]. Les États-Unis cherchèrent donc, sans trop le vouloir de prime abord, plutôt instinctivement, à devenir manufacturiers. Les innombrables ressources de leur sol, tant au sud qu’au nord, leur en faisaient une loi, que l’amour-propre national se chargea de mettre en pratique, principalement dans les états non producteurs de coton. Maintenant les tissus de l’Union américaine se rencontrent avec les produits analogues de l’Angleterre sur les marchés de l’Inde, des mers de la Chine, et en soutiennent avec un certain succès la concurrence.
Du moment que les États-Unis devenaient manufacturiers et qu’ils commençaient à utiliser leur propre coton, le grand pas était fait, la ligne de démarcation entre Liverpool et Boston était tirée. Il y eut scission entre les forces productives de l’Union et l’insondable appétit de l’Angleterre. Le monde industriel tout entier s’émut, sans toutefois apprécier suffisamment la nouvelle position qui lui était faite. Dès lors on parla de la nécessité pour le commerce anglais de ne plus dépendre autant du Nouveau-Monde, et les difficultés qui s’élevèrent entre le cabinet de Saint-James et White-House au sujet du Nicaragua firent voir plus clairement encore les inévitables et désastreuses conséquences qui résulteraient pour l’industrie britannique d’une guerre avec les États-Unis. La bonne entente ayant reparu entre les deux pays, on s’endormit un peu sur l’imminence du danger commercial, sans cesser toutefois de s’agiter de loin en loin, comme pour faire voir que l’esprit public n’était pas mort. Ces craintes très légitimes, à travers lesquelles un sentiment de rivalité ne laissait pas de percer, reparurent plus fortes que jamais à la nouvelle très inattendue, malgré les dénégations de la presse anglaise, de la rupture d’un des états à esclaves avec la confédération. Ce fut un éclair, un coup de foudre. Hier on parlait de la tempête, mais en chassant loin de soi l’idée d’un naufrage : « Bonne mâture, disait-on, excellent navire, first rate engine, tout en ordre, et un équipage… sans égal. Et puis la terre est là ! » Aujourd’hui la lueur électrique, quoique très courte, a découvert toute l’horreur du danger : « La terre à deux pas, mais des rocs ; plus de mâts, plus de charbon, et la nuit noire !… La coque est intacte, l’équipage plein de bonne volonté. Allons, à l’œuvre, enfans, sauvons notre peau et l’honneur du pavillon ! » Il faut le dire à l’éloge de ce pays étonnant, si le sommeil était coupable et profond, le réveil a été prompt et complet.
En effet, quelles ne seraient pas les conséquences de l’événement, s’il était consommé ? Il y aurait d’abord diminution instantanée, arrêt plus ou moins complet dans la culture du coton aux États-Unis, puis une crise générale amenant avec elle l’inaction dans les districts manufacturiers de la Grande-Bretagne et du continent, suspension de crédit et ruine sur tous les points. Dans les circonstances exceptionnelles où vit cette industrie en Angleterre, un temps d’arrêt, quelque court qu’il soit, dans les approvisionnemens ou dans la fabrication produirait indubitablement une crise. La crainte du fait seulement agit déjà d’une manière assez sensible pour que la fraction financière de la communauté commerciale en soit frappée, et cela s’explique de reste par la raison que tout ce qui affecte de près ou de loin le cotton trade touche à des masses pauvres, nombreuses, et qui en vivent au jour le jour.
En réalité, il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si l’industrie cotonnière serait ou non détruite à jamais : personne ne se préoccuperait d’une absurdité pareille ; mais le temps d’arrêt ayant lieu dans la production du raw material, quelles seront la durée et la gravité de la crise ? Là est toute la question. Le remède vient ensuite, mais secondairement, car tôt ou tard il produira son effet. Il est trouvé. L’important est que le malade ne meure pas avant qu’on puisse l’appliquer. En Angleterre, le cœur du royaume marche de pair avec la prospérité industrielle, et ce qui affecte l’un affecte l’autre au même degré. On aura une idée saisissante du mal matériel et économique qui peut se déclarer lorsqu’on saura qu’en Angleterre la matière première, la main-d’œuvre, les machines et les immeubles affectés à l’industrie cotonnière représentent une somme de trois cent quatre-vingt-dix millions sterling, soit la moitié de la dette nationale ; que dans ce chiffre celui de 150 millions de livres sterling figure comme matériel de roulement, y compris les bâtisses ; que les navires anglais de toute grandeur engagés dans ce commerce forment un total dépassant 2 millions de tonneaux ; que le nombre des individus vivant soit de l’industrie elle-même, soit de ses dérivés, ne peut être estimé au-dessous de 4 millions, dont 1 million environ, employé dans les manufactures, reçoit par an de 18 à 22 millions sterling de gages ! Quant à la consommation annuelle du coton dans la Grande-Bretagne, le chiffre n’en est pas moins éloquent. À l’état brut, le lainage importé monte à 30 millions, et à l’état ouvré il s’élève à 80 millions sterling : ces estimations sont le résultat de recherches basées sur la moyenne des dix dernières années[5].
Il est aisé de comprendre qu’une lacune dans la production du coton en laine ne serait pas une petite affaire dans la balance financière de l’Europe. En supposant même que le vieux continent en fût quitte pour la peur, le fait même de l’avoir échappé belle constituerait à lui seul une perte immense, en ce sens que la panique aurait provoqué une hausse artificielle extrême de la matière première dans un moment où la situation commerciale est loin d’être prospère, où les classes moyennes et inférieures sont dans un état réel de gêne. Cette plus-value factice se ferait également sentir sur l’article brut en stock ou en voie de fabrication, ou sur les produits manufacturés non vendus et en magasin. La guerre civile, si courte qu’elle fût, entre les états restés fidèles aux stars, et ceux qui ont opéré leur scission amènerait sur-le-champ une diminution de la production du coton en laine, qu’on ne peut estimer au-dessous de 70 pour 100 du total fourni annuellement à la consommation européenne. Si la catastrophe était complète, il n’y aurait plus de récolte à attendre, pour longtemps, des états du sud, et les filatures d’Europe en seraient réduites au peu de lainage que fournissent les autres contrées. C’est ce qu’on a parfaitement compris dans la Grande-Bretagne, et quoique l’événement qui, à l’heure qu’il est, frappe en maître à leur porte, n’apparût pas il y a un an à l’horizon de certains optimistes myopes, le canon d’alarme était tiré, now and then, de Liverpool à Manchester. Le monde manufacturier pourtant ne s’en était pas trop ému. Les Anglais sont défîans, même entre eux. On croyait un peu au berger criant au loup pour se distraire. On allait peut-être les laisser dévorer, lui et son troupeau, lorsque l’approche du danger rappela le bon sens public à la hauteur de sa mission. On connaît maintenant l’abîme où seraient précipités, avec la fortune publique, des milliers de malheureux ouvriers privés momentanément de travail, et une marine qui, pour des raisons qui n’entrent pas dans le cadre de cette étude, s’est arrêtée dans sa période ascendante. Et bien que la presse anglaise se taise sur ce point, on ne se dissimule pas davantage tout ce que pourrait avoir de fatal, quoique sur une échelle réduite, pour l’élément manufacturier national, la nécessité où se trouveraient les autres points de l’Europe de rendre pour eux-mêmes les conséquences de la crise le moins désastreuses possible.
Quant au remède efficace qu’on a trouvé théoriquement sur le papier, le voici : cultiver du coton partout où cette plante peut croître, les États-Unis exceptés, afin de cesser, une fois pour toutes, d’être les craintifs tributaires de ces fiers cousins, propriétaires d’esclaves, ou d’une autre puissance quelconque. La prescription est excellente. Il n’a pas fallu de grands efforts d’esprit pour la trouver. Ce qui sera moins facile, c’est l’application en vue d’un effet immédiat.
Depuis quelque temps déjà, une société connue sous le nom de the Cotton supply association, et dont les élémens appartiennent à l’élite du pays, s’était formée à Manchester. Des correspondans habiles répartis sur les points les plus importans du globe, des missionnaires illustres, parmi lesquels figure le révérend Livingstone, tous vrais pionniers de la parole et de la civilisation, des hommes distingués, auxquels ne manquent ni l’expérience ni les moyens d’action, tel est le matériel de cette société à laquelle le concours des grands corps de la famille anglaise est assuré. Tous à l’envi concourent au but proposé, qui est d’étendre où elle existe déjà, de créer où elle n’existe pas, la culture de cette fibre dont l’équivalent, si elle venait à manquer, reste encore inconnu. En même temps l’association cherche à répandre les moyens les plus perfectionnés de nettoyage du coton en laine, la séparation des graines étant le côté difficile de cette manipulation. C’est ainsi qu’elle a importé aux Indes l’excellente machine dite patent roller-gin de Mac’Arthy de Savannah, dont les meilleurs spécimens ont été construits par M. Thomas Myddleton, habile ingénieur de Londres, sur un modèle expérimenté, il y a plusieurs années, par un négociant suisse en relation d’affaires avec l’Égypte[6]. Cette petite machine sépare admirablement la semence de la fibre, fortement adhérentes l’une-à l’autre, sans en altérer la soie. C’est ce qui a été inventé de plus parfait jusqu’à ce jour pour le coton longue-soie, et depuis l’apparition de cet instrument, le saw-gin (machine-scie), qui fait trois fois plus de travail, mais coupe la fibre, a été laissé aux plantations ou aux états qui ne produisent que le coton courte-soie.
Plusieurs compagnies commerciales sont en voie de formation ; l’une d’elles, la moindre, au capital de 100,000 livres sterling, sous le nom de Australian cotton comp. et sous la surveillance provisoire d’un homme d’expérience, M. S. Sleigh ; se propose d’introduire la culture du coton dans la partie occidentale de l’Australie, sur les bords des rivières Hunter, Macquarie, Macleiry et autres cours d’eau, dont les bords, riches en alluvions, peuvent être facilement irrigués et donner d’abondans produits. Des échantillons de coton cultivé dans cette florissante colonie sont arrivés à Liverpool, et le rapport qu’en ont fait les courtiers et la chambre de commerce de Manchester, quoiqu’un peu exagéré, le classe parmi les meilleurs similaires du mako et georgie longue-soie. Enfin un grand nombre de lettres ont paru dans le Times, suggérant, comme d’ordinaire, leur contingent d’idées plus ou moins pratiques ou erronées sur la matière, et maintenant que la faim a fait sortir le loup du bois, on peut être sûr qu’il n’y rentrera qu’après avoir assouvi son appétit.
L’émulation et la persévérance sont les traits caractéristiques de la nation anglaise. Rien ne lui coûte, ni efforts, ni sacrifices de tout genre, pour réparer le mal qu’on aurait pu prévenir, quand ce mal est une plaie nationale qui affecte ses intérêts ou sa dignité. Où toute autre nation succomberait, elle est sûre de réussir. L’or, ce grand nerf, abonde en Angleterre ; l’or, on n’en peut toujours dire autant des hommes, n’y fait jamais défaut. On sait cependant que les classes les plus élevées dans la hiérarchie sociale du royaume-uni ne dédaignent pas de prendre part à ce qu’on appelle le mouvement chaque fois qu’une agitation a lieu en faveur de quelque grand objet, comme dans les circonstances actuelles. Aussi l’aristocratie a-t-elle conservé dans ce pays une place que n’eussent point suffi à lui assurer ces oripeaux des temps passés qui se disputent ailleurs, sous une vaine poussière patricienne, le droit d’insouciance et de paresse. Un grand meeting a eu lieu le 11 janvier 1861 à Birmingham sous la présidence de lord Alfred Spencer Churchill, un des intelligens organes de cette noblesse qui ne croit pas déroger en s’occupant de la chose publique. Dans un discours remarquable, lord Churchill, qui est le président of the African aid Society, a développé une motion tendant à obtenir du parlement la nomination d’un consul à Abbeothuta (côte occidentale de l’Afrique), où les hommes de couleur disséminés sur le territoire des États-Unis du nord et du Canada, dont le climat leur est mortel, ont formé un établissement de refuge. Là, ils espèrent vivre en paix et jouir des bienfaits d’une liberté qu’on leur a refusée ailleurs, en civilisant par le travail libre les races noires dont ils sortent : noble tâche, dans laquelle nous leur souhaitons de réussir, et que tous les cœurs amis de la liberté pour tous, sans acception de race ni de couleur, doivent chercher à leur rendre facile. « Une députation de deux coloured gentlemen, MM. R. Delany et B. Campbell, envoyés sur les lieux par leurs compatriotes du Canada, annonce, dit lord Churchill, qu’elle a conclu un traité très favorable avec les autorités d’Abbeothuta, concédant aux gens de couleur et aux esclaves libérés ou fugitifs des États-Unis d’Amérique le droit d’établissement, en les assimilant aux régnicoles. En retour de ces avantages, les commissaires s’engagent à introduire, avec les immigrans, les bienfaits de l’éducation, la connaissance des arts et des sciences propres au développement de l’agriculture dans un pays dont la fertilité est proverbiale. Abbeothuta est très bien partagé sous le rapport de la culture du coton ; un district dont la superficie égale celle de l’Angleterre y est prêt à produire cette fibre dès que des mains libres et expérimentées viendront la cultiver. Des lainages de ce pays sont déjà arrivés en Angleterre, et en 1860 l’importation s’en est élevée à deux mille balles : magnifique prélude à une ère de régénération offerte aux gens de couleur qui sauront se retirer des griffes des états noirs) occasion unique pour eux de démentir l’opinion qui les accuse de ne savoir gagner leur pain qu’en suant du sang sous le chat à cinq queues. »
Il n’est pas difficile de prévoir quel parti peut tirer l’Angleterre de la protection dont elle entoure les premiers pas d’un établissement placé sous son égide. Si l’esclavage est aboli aux États-Unis, ou si les esclaves savent s’y émanciper, tous les moyens possibles seront employés par les gens de couleur libres pour favoriser leur émigration en masse vers ces parages, qu’attendent les plus hautes destinées. Les trois ou quatre millions de balles fournies maintenant par les états américains pourraient être tirés avec bien plus d’avantage de ce nouveau champ de production, vu le peu de distance qui sépare les îles britanniques de la côte occidentale d’Afrique. L’avantage sera d’autant plus grand pour les manufacturiers européens que les noirs d’Abbeothuta accepteront sans doute des produits de tout genre en échange du raw material, tandis que les Américains exigeaient de l’argent.
Toutefois ce n’est pas du jour au lendemain que ce mouvement peut s’accomplir, et il n’en faut pas moins faire face aux nécessités présentes. Le Times du 21 janvier 1861 a reproduit un article de l’Economist où l’on essayait d’expliquer la position que ferait à l’Angleterre manufacturière la cessation partielle ou complète, absolue ou momentanée, de la culture du coton dans les états à esclaves de l’Union américaine. Nous sommes fâché de le déclarer, il nous a été impossible de voir dans cet article autre chose qu’un vain effort pour calmer les inquiétudes du moment, une argumentation aussi dangereuse qu’incorrecte. En premier lieu, ce dont l’auteur ne paraît pas tenir un compte suffisant (lorsqu’il dit que la récolte peut manquer aux États-Unis, sans qu’une grande secousse en soit le résultat, parce que les produits d’autres pays viendraient, selon lui, combler le déficit), c’est que les qualités de coton dont nous serions privés sont justement celles qu’on emploie le plus, c’est-à-dire les courte-soie à très bon marché, affectées à la consommation des masses, et qu’aucune autre contrée n’a cultivées jusqu’à présent. Les sea islands n’entrent que pour une légère fraction dans le total des exportations du Nouveau-Monde, et tous les autres cotons connus à Liverpool, sauf les provenances de l’Inde, sont à longue soie et coûtent de 3 à 6 pence plus cher que les qualités ordinaires des États-Unis. La proximité des lieux de production ne semble pas entrer davantage dans les calculs de l’Economist. Quelle est la contrée d’où Liverpool pourra recevoir d’ici à longtemps des chargemens de coton en trente jours, par navires à voiles et à fret réduit ? Le prix du nolis n’est pas un item à dédaigner.
L’article de l’Economist soulève une autre objection. L’auteur met arbitrairement la main sur la récolte d’Égypte. Et pourquoi les produits des bords du Nil seraient-ils réservés exclusivement à l’Angleterre ? Appuiera-t-on cette nouvelle théorie free tradist de canons Armstrong ou de beaux écus comptans ? Ces raisonnemens égoïstes appartiennent à une époque passée ; il pourrait même paraître impertinent de les ressusciter, surtout lorsqu’on prêche l’abolition des monopoles. Y en a-t-il un plus odieux que celui qui s’arroge l’omnipotence, quel que soit son pavillon ? Même dans l’Inde anglaise les autres nations iront charger du coton, et nous aimons à croire que la Grande-Bretagne n’élèvera aucune forteresse contre l’invasion de bonnes pièces d’or venant s’échanger contre des balles de coton produites dans ses possessions d’Asie.
La crise, dit-on encore, ne sera pas de longue durée : telle contrée produira tant, telle autre davantage, celle-ci plus, celle-là moins, si bien que rien ne semblerait plus désirable que la catastrophe qu’on veut éviter ! — Tout cela is very promising sur le papier, mais en pratique c’est tout bonnement une plaisanterie. En admettant même que tout se passe pour le mieux aux États-Unis, que rien n’y soit changé, on n’improvise pas la culture du coton du jour au lendemain comme un discours à ses constituans. Quoique cette plante vienne de semence, croisse et produise dans l’année, ni plus ni moins que le plus simple des navets, encore faut-il trouver des bras intelligens, accoutumés au travail des champs sous une latitude la plupart du temps mortelle aux Européens, des ouvriers qui se plient à toutes les exigences de labeurs excessifs et peu rétribués, familiers d’ailleurs avec une culture soumise plus que toute autre à des conditions climatériques. Aussi est-il prouvé qu’avec les moyens d’action les plus complets, aucune tentative de culture de coton ne peut donner de résultats un peu sérieux avant deux ou trois années de peines et d’efforts soutenus[7].
Examinons maintenant la question sous sa face la plus intéressante, celle des divers points du globe où la culture du coton peut être encouragée ou créée le plus avantageusement pour répondre aux exigences des éventualités qui se préparent.
De toutes les sortes de coton, il n’y a que les provenances de l’Union qui ne soient pas restées stationnaires durant les cinq dernières années. L’Inde anglaise a peu avancé, et, sauf en 1857, la moyenne décennale n’a fourni aucune amélioration sensible. En 1857, la récolte ayant été très limitée aux États-Unis, on poussa l’exportation des cotons de l’Inde avec une activité inusitée, n’en laissant que le moins possible pour les besoins de la fabrication indigène. Il serait très difficile de prouver ou de nier qu’il y ait eu cette année-là augmentation de culture. Nous penchons pour la négative, parce que le temps matériel aurait manqué pour ensemencer plus de terrains en Asie, depuis l’arrivée de la nouvelle que la récolte de l’Union était insuffisante. Le Brésil pourrait quintupler sa culture, si les bras ne lui faisaient défaut, si le mauvais accueil fait à l’immigration n’avait pas éloigné des milliers de familles suisses et allemandes, si enfin des fièvres mortelles et épidémiques ne s’y étaient donné rendez-vous depuis quelques années. Plusieurs cargaisons de coolies ont été importées à Bahia ; mais il ne paraît pas que jusqu’à présent l’essai ait été heureux. On attend beaucoup de certains railways entrepris : c’est là tout l’espoir du moment.
L’Égypte a des terrains disponibles, propres à la culture du coton mako et capables de fournir des récoltes trois fois plus importantes que celles quelle obtient aujourd’hui ; mais les bras lui font défaut, et pour combler cette lacune il faudrait y introduire des travailleurs libres, noirs ou coolies, ce qui, pour plusieurs raisons, nous semble peu probable. Quant à la Turquie d’Asie, l’Anatolie, la Syrie et autres provinces de l’intérieur, très bien situées pour la production d’un certain lainage, il n’est guère possible d’y penser maintenant, à moins que l’émigration n’y soit dirigée d’Europe par gros bataillons, sous la protection des puissances et à l’aide de concessions de terres faites en bonne forme, avec garantie de sécurité. Jamais les populations indigènes, disséminées, amoindries par la guerre, ruinées par les exactions de la Porte, ne pourront trouver en elles-mêmes la dose d’initiative et d’énergie nécessaire pour entreprendre une pareille œuvre agricole. Et puis est-ce bien dans ce pays des lenteurs et des préjugés que le remède que l’on cherche peut être trouvé ? Pour cultiver et produire du coton en abondance et de bonne qualité, il faut de l’eau, du soleil, un terrain léger, mais ameubli. Ce qu’il faut surtout, c’est la confiance publique, la sécurité. Sans ces conditions, les capitaux manquent, et comment se procurer alors les bras pour cultiver, les machines pour arroser, la mise de fonds en un mot, si le crédit public n’existe pas ? À ces divers égards, le Levant doit être rayé, quant à présent, de la liste des pays producteurs.
Toutes les contrées jouissant d’une température de 70 degrés Fahrenheit au minimum peuvent produire du coton : cela est vrai en théorie, Quant à la pratique, le prix de revient du lainage est le critérium de là convenance de cette culture, qui ne réussit que là où les terrains sont à bon marché, la main-d’œuvre facile et à bas prix. En Algérie par exemple, les primes fabuleuses payées par le gouvernement français opérèrent d’abord des merveilles d’émulation parmi les colons. Du coton africain fut envoyé à la métropole, qui s’émut et crut un instant que sa colonie allait suffire aux besoins de l’industrie. Il n’en était rien. Le prix offert par le commerce sur classification était loin de couvrir les frais de culture et autres débours, the opération did not pay[8], comme on dirait en Angleterre, et il fallut se résigner à reléguer cette branche de l’agriculture indigène avec les utopies de ces hommes qui cultivent et produisent du coton, la plume à la main, au fond de leur cabinet. La France a un système administratif qui, à côté de ses grands avantages, quand il est appliqué à l’intérieur, n’a certainement pas celui de simplifier les choses, lorsqu’il est étendu à ses colonies, où tout doit être rendu aisé et facile. Tout y est paralysé, et l’initiative industrielle, qui ne veut point d’entraves, et les capitaux, qui préfèrent s’employer ailleurs. Comme on le sait, les indigènes ne travaillent que peu ou point en Algérie, et les gages des Kabyles qui daignent manier la bêche sont trois fois plus élevés que ceux dont les fellahs les plus expérimentés se contentent. Il n’y a pas de routes, et la terre y est relativement assez chère. De toute la population blanche qui habite la colonie, les Maltais seuls peuvent résister aux ardeurs du climat en été, et ces insulaires, qui sont actifs et habiles, exigent une paie élevée. Enfin les colons sont trop pauvres ou trop peu aguerris contre les chances des grandes entreprises pour pouvoir substituer des machines coûteuses, mais efficaces, aux procédés ordinaires d’agriculture[9].
Les possibilités d’un développement excessif de la culture du coton dans le bassin de la Méditerranée n’ont rien de sérieux. Il n’y a que l’Égypte qui offrirait de ce côté quelque marge, car l’espace arable existe, et les eaux du Nil peuvent être conduites partout. Cependant il serait difficile de cultiver plus de coton qu’on ne le fait aujourd’hui. Quiconque connaît cette contrée et y a vécu de la vie du planteur, quiconque a pu juger par lui-même du véritable état des choses sera convaincu que les fellahs n’aiment point la culture du coton, parce qu’étant peu nombreux, ils lui préfèrent celle des céréales, qui demande moins de soins ; que s’il n’est pas impossible d’ensemencer beaucoup plus de terrains en coton, il le devient entièrement de le récolter, par la raison que le nombre des enfans disponibles pour la cueillette étant des plus réduits, un vingtième au moins de la récolte reste abandonné sur la plante, s’y dessèche, ou se perd sur la terre humide autour de l’arbuste. Depuis Mako-Bey, l’importateur des semences de coton d’Abyssinie, depuis Jumel, le jardinier savoisien qui engagea Méhémet-Ali à cultiver cette plante, appelée du nom de ses deux parrains, jusqu’au vice-roi que nous venons de nommer, on a fait en Égypte tout ce qu’il était possible de faire en vue de porter au plus haut degré de quantité la production de cette fibre. À cet égard, le dernier échelon a été atteint, et Ibrahim-Pacha, qui était l’agriculteur pratique par excellence, quoique ayant considérablement amélioré ses qualités de coton, préférait à ce lainage les céréales et la canne à sucre, qu’il trouvait plus productives.
La moyenne des récoltes depuis huit ou neuf ans ne dépasse pas en Égypte un certain maximum, dont la quotité est soumise au plus ou moins de faveur que rencontrent le coton et les céréales sur les marchés de l’Europe. Lorsque les États-Unis livraient tout à coup à la consommation de 5 à 800,000 balles de plus que l’année qui avait précédé, ou bien lorsque les événemens politiques altéraient l’équilibre financier, l’article tombait dans le calme, et par un effet opposé de la même cause, les céréales devenaient le produit, le staple du moment, vers lequel les efforts de l’agriculture tendaient de préférence. Le total moyen des exportations annuelles de coton mako pendant les dix dernières années ne s’élève qu’à 478,282 quintaux de 100 rotolis (98 livres anglaises, 40 kilogr. environ). En 1849, l’Égypte livrait à la consommation européenne 260,000 quintaux, chiffre minime, qu’expliquent une quasi disette de trois années en Europe et en Syrie et le stimulus qu’en avait reçu la culture des céréales. En 1852 ; les grains abondent, et la réaction a lieu : l’exportation monte à 671,000 quintaux, le total le plus élevé que l’on connaisse. Dès lors les fluctuations ont été moins sensibles, et la culture est restée stationnaire. 1859 n’accuse que 503,000 quintaux contre 520,000 en 1858, 540,000 en 1856, et 520,000en 1855. La consommation manufacturière indigène, plus faible aujourd’hui qu’elle ne le fut jamais, ne retient guère que 40 ou 60,000 quintaux de coton par an. Cette industrie pourrait se relever en Égypte ; il ne faudrait pour cela qu’un peu de confiance dans l’assiette politique. Nous, savons des hommes et des capitaux tout prêts à profiter dans ce sens du premier moment de tranquillité.
Il y a donc fort loin des chiffres précédens au million de balles que l’Economist fait venir d’un trait de plume de l’Égypte. Cette contrée d’ailleurs est la seule où la culture du coton ait la chance de rester longtemps encore une des principales sources de la prospérité publique, parce que les indigènes y sont essentiellement agriculteurs, parce que le terrain et la main-d’œuvre y sont encore à bon marché. Une addition de bras étrangers, chinois ou malais, y développerait au fur et à mesure de leur immigration des ressources sans fin, à la condition, bien entendu, que la spéculation européenne n’intervînt point entre l’arbre et l’écorce. Ce qui fait la sécurité de l’Égypte au point de vue agricole, c’est la somme infinitésimale des besoins de la population fellah. Dotez-la d’exigences nouvelles, enseignez-lui l’intempérance, le luxe, ce que nous appelons les nécessités de la vie humaine : aussitôt vous verrez les terrains augmenter de prix, la main-d’œuvre devenir plus chère et plus rare, et la culture du coton cesser, faute d’être profitable.
L’archipel ottoman pourra fournir quelques centaines de balles de plus, — encore est-ce problématique. — La côte occidentale de l’Afrique est une pépinière que la Grande-Bretagne soigne, mais sur laquelle on ne peut pas compter avant plusieurs années. — Port-Natal, qui est aujourd’hui entré dans sa période ascendante, donne pour la production cotonnière de légitimes espérances. Cependant les élémens de succès n’y sont pas les mêmes qu’en Égypte ou à la côte d’Afrique. Les Cafres et les Hottentots ne sont ni aussi paisibles ni aussi portés vers l’agriculture que les fellahs et les nègres. C’est donc plutôt de l’immigration des blancs qu’il faut attendre la solution cherchée, et surtout du degré de protection dont le gouvernement couvrira cet établissement, encore tout plein du souvenir des luttes désastreuses qui éclatèrent entre les anciens colons hollandais (les Boërs) et la communauté anglaise. L’eau n’y manque pas ; mais le pays est trop accidenté, trop couvert de broussailles, pour que l’irrigation y soit facile sur une grande étendue. Les bêtes fauves y abondent, les Hottentots insoumis le parcourent. Enfin il n’y a encore ni routes, ni ponts, ni moyens de transport organisés, à l’exception cependant des célèbres chariots attelés de bœufs qui rappellent un peu trop les guerres de Darius et d’Alexandre en fait de commodité et de rapidité de locomotion. Somme toute, Port-Natal produira un jour du coton, personne n’en doute, mais n’en produira point assez tôt pour conjurer la crise qui se prépare. Avant que cette culture prenne pied dans le pays, le commerce en exploitera les richesses naturelles : dents d’éléphant, d’hippopotame, cornes de buffle, plumes d’autruche, cire, peaux, etc., en échange d’articles manufacturés. Comme preuve de la prospérité, qui attend Port-Natal, citons les paroles récentes d’un voyageur français, M. Delegorgue : « J’ose néanmoins prédire que ce port est destiné, par sa position et sa forme, à devenir le plus sûr et le plus important de l’Afrique australe. »
Les Indes orientales, les présidences de Madras, de Bombay, Surate, les contrées du centre situées plus près de l’Himalaya, le Scind, telles sont les véritables sources dont l’Angleterre et le monde manufacturier doivent attendre their regular supply of raw material. Les populations de ces contrées ne diffèrent en rien des fellahs d’Égypte ; elles sont agricoles, et les autres agens de succès, le soleil, l’eau, une terre fertile et une main-d’œuvre à bon marché, s’y rencontrent partout. Le coton herbacé (gossypium herbaccum) y croît en abondance, et la récolte totale y égale à peu près celle des États-Unis. C’est cette espèce, très exiguë de taille, qui fournit les basses qualités que nous consommons sous le nom de bombay, surate, madras, etc., et qui ne sont que l’excédant de la consommation indigène ou de ce que le commerce natif exporte en Chine et au Japon. Quoique le rendement en soit avantageux sous le rapport de la quantité, ce coton laisse énormément à désirer pour la qualité. La soie, sans en être très courte, est faible, et le duvet tellement malpropre et floconneux (mélange de fibres nouées et sans force) qu’il laisse un déchet énorme en passant dans les batteuses. La cueillette en est rendue difficile par le peu de résistance qu’offre aux doigts des enfans la noix ou fruit (pod), mal attachée à une tige fine et cassante, par les brisures d’une longue feuille qui enveloppe en partie cette noix, très petite, d’où s’échappe le coton, par l’insouciance enfin tout orientale des paysans, qui ne pressent point assez la végétation pour que les noix dues à une floraison tardive arrivent à maturité. Afin d’en augmenter le poids, ils ne craignent pas de mélanger au reste de leur récolte le coton cru et sans consistance qu’ils ont arraché, après dessiccation, à la capsule retirée du four : opération qui énerve la fibre.
Aussi ce lainage est-il classé très sévèrement, et le prix en varie-t-il suivant le degré de netteté. Il ne serait point difficile d’introduire dans les Indes britanniques la culture d’un coton répondant aux besoins du Yorkshire et du Lancashire, c’est-à-dire de soie moyenne, et tenant une place utile entre les georgie et les jumel. Les variétés upland, new-orleans, louisiane, y viendraient très bien. Il ne s’agit que de consulter les influences climatériques des contrées qui s’étendent du pied de l’Himalaya au sud des possessions anglaises, et le choix n’y est pas limité. Dans l’état d’excitement auquel s’est élevé le public en Angleterre, on a lieu de croire que le mouvement est sérieux. Les capitaux ne feront défaut à aucun projet raisonnable, on peut en être certain, surtout lorsqu’il s’agit des Indes, cet enfant gâté des îles britanniques, et si le succès ne couronne pas immédiatement l’œuvre, ce ne sera pas au manque d’argent qu’il faudra s’en prendre. Il sera bon cependant que John Bull ne se croie pas infaillible, et qu’il n’oublie pas trop ce vieux dicton : Laisser l’Allemagne aux Allemands. Les Anglais ne croient volontiers qu’en eux et n’ont confiance qu’en eux. L’étranger homme de probité et de talent n’est souvent à leurs yeux qu’un foreigner, c’est-à-dire un être nécessiteux, ne connaissant rien et toujours prêt à lever le pied. Forts de cette maxime, les directeurs de compagnies, les chefs de grandes entreprises, n’envoient la plupart du temps au-delà des mers, pour soigner des intérêts ordinairement très importans, que des régnicoles hautement recommandés par quelque influence de famille ou de clocher, sans expérience aucune, raides, et s’efforçant de conduire les affaires au moyen de statuts préparés à Londres par quelque obscur lawyer[10], ou les abandonnant aux mains de subalternes qui en savent assez long pour s’enrichir en très peu de temps. Il serait temps de se mettre en garde contre les déceptions coûteuses, si fréquentes en Angleterre dans le monde des affaires, qu’entraîne à sa suite un système orgueilleux d’exclusion.
Nous appellerons plus particulièrement l’attention des financiers et des manufacturiers anglais disposés à encourager la culture du coton dans les possessions indo-britanniques sur la province du Scind, qui semble privilégiée pour la production à bon marché d’une fibre analogue à celle du mako. Les populations du Scind sont, comme les fellahs de la vallée du Nil, intelligentes, laborieuses. La température est à peu près égale à celle de l’Égypte, les deux contrées se trouvant sous la même latitude. Le sol enfin ne le cède pas en fertilité aux meilleures terres du delta d’Égypte, et il est, comme celles-ci, annuellement enrichi par le limon qu’y déposent les eaux de l’Indus, dont les inondations sont périodiques. Le seul drawback de ces irrigations naturelles est dans leur fréquence et leur pétulance hors de saison. Les dégâts que l’irruption des eaux vagabondes du fleuve cause à l’agriculture, et contre lesquels celle-ci n’a jamais opposé d’obstacle sérieux, a empêché la spéculation de se tourner vers une contrée dont la richesse un jour ne sera pas surpassée.
Un fonctionnaire distingué qui appartenait à l’administration du Scind, M. Frère, s’est beaucoup occupé des questions se rattachant à la canalisation et à la correction des eaux de l’Indus dans ses divisions et subdivisions, ainsi que du meilleur mode d’irrigation des terrains. Il se proposait de rendre le plus de terres possible à la culture, et d’introduire dans cette province le coton d’Abyssinie ou mako. M. Frère, homme pratique et persévérant, avait si bien compris l’importance de cette province et des. autres districts agricoles des Indes britanniques, qu’il fit étudier à diverses reprises le système, encore bien défectueux, de culture et d’irrigation adopté en Égypte. En 1856, il envoya au Caire un jeune officier de mérite, M. F…, capitaine au corps des ingénieurs de Bombay. M. F…, avec qui nous fûmes en relation, visita les principaux canaux de la basse et moyenne Égypte, les provinces renommées pour leur production cotonnière et leur irrigation. Il eut plusieurs conversations avec Linand de Bellefonds-Bey, ingénieur français au service du pacha et l’homme le plus compétent dans les questions de ce genre en Égypte[11]. Après un examen approfondi de tout ce qui pouvait éclairer sa mission, M. F… quitta l’Égypte, convaincu que M. Frère n’avait pas estimé trop haut les capacités productives du Scind. Les idées de M. Frère firent bientôt route vers l’Angleterre, et arrivèrent jusqu’au public manufacturier. Malheureusement ces appels indirects furent mal écoutés. Les têtes couronnées du Lancashire et du Yorkshire se retranchèrent derrière une sorte de dédain qu’ailleurs on qualifierait d’ignorance de parvenus. Ils ne virent rien au-delà des entrepôts de Liverpool et des champs à esclaves des états du sud. Tout cela, selon eux, ne devait jamais manquer de fournir an endless supply of cotton. Tout le reste n’était que bosch[12], non-senses, de faiseurs de projets où de pessimistes ! Les idées du fonctionnaire du Scind ne purent ainsi se réaliser, et la force d’inertie opposée à l’activité de M. Frère lui conseilla sans doute d’abandonner un plan que l’Angleterre ne peut plus dédaigner, aujourd’hui que la onzième heure a sonné.
De grands débats se sont élevés à plusieurs reprises au sujet des obstacles que présente l’exploitation des terres dans l’Inde anglaise. Ces questions ont été la pierre d’achoppement des projets les mieux mûris. Les différentes nationalités provenant d’annexions successives et arbitraires, les conflits qui en résultent dans une agglomération d’intérêts et d’individus qui se croient toujours investis de certains droits territoriaux, provoquent naturellement des difficultés dont la solution n’est pas facile. Lorsque les mamelouks se partagèrent l’administration de l’Égypte, ils trouvèrent, sur une très petite échelle, un état de choses à peu près semblable, aux différences de nationalités près. Cette soldatesque indisciplinée ne fut pas longtemps à découvrir le meilleur mode d’exploiter les aptitudes des habitans et la fertilité du sol. Chaque village devint, pour la forme, la propriété du sultan ; chaque province, composée de plusieurs villages, fut placée sous le gouvernement d’un bey, qui distribuait ceux-ci à des chefs turcs ou ogdas. La culture fut soumise à d’invariables règles : les bestiaux et les semences étaient avancés, ainsi que les fonds pour les impôts, aux cheiks des villages, dont les habitans cultivaient les terres ; on vendait les produits, et à la fin de chaque année l’ogda recevait la moitié brute du rendement général. Les fellahs ne pouvaient quitter le village où ils étaient nés ; libres à tout autre égard, ils formaient constamment un noyau de bras qui ne faisait pas défaut. Jamais l’Égypte ne fut plus florissante, proportion gardée des dépenses que les gouvernemens qui s’y sont succédé ont affectées à des améliorations mal entendues, et qui n’ont porté de fruits bien visibles jusqu’à ce jour que dans la poche de quelques négocians étrangers peu scrupuleux. Il y aurait peut-être moyen d’appliquer partiellement aux Indes le système égyptien, et nous croyons que partout où le gouvernement peut disposer de terres déjà en culture, ou exercer son influence dans ce sens, si elles appartiennent à des chefs du pays, l’adoption de ce système simplifiera les rouages de l’administration actuelle.
Voici maintenant le cadre d’une méthode qui pourvoirait, nous le pensons, au plus pressé, et qui, dans tous les cas, servirait à régler la ligne de conduite des compagnies qui se forment dans leurs rapports avec les habitans et avec le gouvernement. Nous en donnons l’exposé succinct sans la plus petite prétention, n’invoquant en sa faveur que l’expérience personnelle que nous avons de la culture du coton. Nous insistons particulièrement sur la nécessité d’ouvrir sur tous les points le plus de routes praticables : sans ces moyens de transport, l’émulation manquera, et la meilleure volonté se raidira contre l’impossibilité de tirer parti des récoltes en les envoyant sur les marchés de la côte.
Notre programme se résume en quelques points : — formation d’une compagnie unique et spéciale aux Indes, dont l’objet sera l’extension et l’amélioration de la culture du coton ; — avances aux propriétaires et aux fermiers, sous forme d’argent, de bestiaux, de semences, de machines, au plus bas prix possible ; — construction de barrages, de digues sur les fleuves ; rectification de ceux-ci ; creusement de grands canaux aux frais de la société ; création de routes carrossables avec le concours gratuit des employés du gouvernement, ou aux frais de celui-ci, suivant les circonstances et les localités, en laissant aux cultivateurs eux-mêmes le soin et l’obligation de creuser les fossés d’irrigation sur les plans dressés par des indigènes autant que possible, ou, avec leur concours, par des ingénieurs européens ; — distribution d’eau dans les plantations partout ou elle n’arrive pas naturellement et où elle est élevée à l’aide de pompes fixes ou flottantes (portées sur bateaux le long des canaux), moyennant rétribution et à bon marché, pour éviter l’emploi des puits à roue, qui exigent des bestiaux et des hommes très utiles ailleurs ; — culture en partage avec les paysans, suivant le mode de l’ogda égyptien, de tous les terrains, propriétés du gouvernement, qui seraient ou non concédés à la compagnie ; — paiement des droits territoriaux et autres taxes en argent ou en nature ; — aucun privilège pour la compagnie à l’égard de l’achat des produits, sur lesquels elle exercera une surveillance régulière ; — création de marques par les presseurs de balles à poser sur celles-ci après examen, pour indiquer la provenance du coton ; — division de chaque village, de mille acres au moins, en quatre groupes, sous la direction de quatre chefs ou cheiks, fellahs eux-mêmes, chargés de répartir le travail d’après ce programme, de s’entendre pour tout le reste avec les paysans, et d’être les agens responsables de la plantation ; une fraction de part, en sus du prorata, leur serait allouée à titre de rémunération ; — enfin application de ces principes partout où l’influence du gouvernement peut se faire sentir, en évitant particulièrement de faire intervenir l’élément chrétien dans les questions de détail et de pratique. L’initiative indigène doit être encouragée, et la plus grande liberté d’action possible laissée aux indigènes.
En raison de la grande étendue du pays et de l’industrie de ses habitans, en admettant que l’on agisse promptement et en suivant la meilleure méthode possible, il est probable que d’ici à trois ans les Indes anglaises seront en mesure de livrer à l’Europe trois fois plus de coton qu’aujourd’hui. La qualité en sera supérieure aux meilleurs middling des États-Unis, et dans une grande proportion égalera les mako les plus estimés[13]. Quant à la quantité que le commerce peut en attendre en 1862, étant admis que toutes choses politiques restent dans le statu quo et que rien ne trouble la paix intérieure des Indes, il ne faut guère compter sur une production qui fournisse à l’exportation pour la métropole plus d’un million de balles, ce chiffre constituant déjà un minimum très acceptable. Une circonstance accidentelle qui pourrait provoquer une augmentation de la culture du coton aux Indes orientales serait une baisse notable dans les cours de l’indigo, dont la consommation diminuera proportionnellement à celle du coton, l’éventualité d’une catastrophe aux États-Unis étant sous-entendue. Et même, dans ce cas, il s’écoulerait un an avant l’abandon partiel d’une culture au profit d’une autre. On le voit, le dilemme est toujours le même, et le temps n’est pas une aliquote dont on puisse facilement faire abstraction en pareille matière.
Avant de quitter ce qui touche aux Indes orientales, nous reviendrons sur l’absolue nécessité qu’il y a d’ouvrir sans retard sur tout le territoire de nombreux moyens de communication. Les intérêts en jeu sont d’une telle importance que de nouveaux délais dans l’achèvement de certaines lignes de railways commencées et interrompues, projetées et différées, seraient accompagnés des plus sérieuses conséquences. Il est positif que, si ces honteux empêche-mens n’existaient pas, un plus large excédant de la production, cotonnière sur la consommation industrielle du pays et sur l’exportation dans les parages voisins prendrait la route des ports de la côte et de Liverpool. Ces améliorations sont d’autant plus nécessaires, nous dirions même d’autant plus équitables, que la continuation du statu quo deviendrait bientôt une source réelle de malaise pour les districts manufacturiers de la métropole, déjà très sensiblement éprouvés par la concurrence indirecte que leur fait l’industrie des Indes, concurrence qui ne peut désormais aller qu’en augmentant avec les libertés publiques désormais assurées à ces populations intelligentes. Lorsqu’on songe à l’étendue colossale de ces possessions, à la population innombrable qui les couvre, ainsi qu’à l’étonnante productivité des terres, on ne peut s’empêcher de regretter que tant de millions affectés depuis tant d’années à des dépenses inutiles n’aient pas été consacrés aux travaux d’utilité publique dont la question du coton fait aujourd’hui sentir si amèrement le besoin.
Si la Chine était en paix à l’intérieur, il est hors de doute que l’Europe n’en pût tirer bientôt de nombreuses balles de lainage, et, avec la patiente industrie des millions d’hommes qui l’habitent, il faudrait à ce pays moins de temps qu’à aucun autre pour donner au monde un échantillon de son savoir-faire en matière de culture. Malheureusement, à côté du but que nous poursuivons, se trouverait un mal inévitable, découlant des instincts propres à la nation chinoise elle-même. L’élément industriel qui y a développé si parfaitement la fabrication des étoffes de soie ne serait pas longtemps à voir l’avantage qui résulterait de la manufacture locale des tissus de coton, et, de pair avec la culture de cette plante, s’élèverait une industrie qui, sans aspirer aux profits de l’exportation, trouverait une ample moisson dans les besoins de la consommation du pays. La distance d’ailleurs rendrait la tentative peu profitable.
L’Australie, cette cinquième partie du monde, se présente naturellement à l’idée comme une des possessions britanniques qui peuvent tendre leur main productive à Liverpool et à Manchester. La partie orientale de ce continent paraîtrait en effet offrir les conditions voulues de succès : température, sol, arrosement. Là, il n’y a pas d’habitudes nuisibles à combattre, pas de culture favorite et routinière à détrôner, pas de défauts pratiques à extirper, pas de gros abus et de grasses sinécures à payer, comme c’est malheureusement le cas aux Indes. Là cependant, à côté de ces avantages refusés à d’autres contrées, les bras indigènes manquent, les seuls qui puissent produire sans immigration et sans acclimatation ; les étrangers propres à un travail fatigant devraient y être amenés de loin et à grands frais. Le traité de paix conclu avec la Chine stipule que l’émigration des coolies ne pourra plus être empêchée. C’est là un gage certain de fortune pour la colonie, déjà si riche de ses propres ressources. Ce que l’Australie pourrait une fois fournir de coton est tout simplement incalculable. Les différentes qualités cultivées aux États-Unis y seraient égalées, sinon surpassées, et outre l’impulsion que communiquerait au commerce local l’exportation de ce produit, l’agriculture aussi bien que l’industrie en recevraient un secours qui ne peut avoir échappé aux promoteurs du mouvement. La semence de coton est au lainage brut comme deux est à trois. Pressée, elle fournit une huile qui se prête à diverses combinaisons économiques, et les tourteaux qui en résultent forment un aliment des plus nourrissans pour le bétail, ce qui a bien son mérite dans un pays où la sécheresse détruit quelquefois les pâturages les plus riches.
Mais ce n’est pas seulement la Grande-Bretagne qui doit viser haut et juste au cœur de cet ennemi qu’une dépendance presque complète d’un pays producteur avait créé pour son industrie cotonnière. Les autres états de l’Europe ont, dans des conditions différentes, les mêmes intérêts à sauvegarder. Que la France surtout ne l’oublie pas, c’est avec de l’or que l’on fait de l’or. En vouloir gagner beaucoup sans rien exposer est une folie que plusieurs appellent sagesse, et qui conduit à l’atonie générale. Lorsque les mers sont bien gardées et bien protégées par une marine respectable comme celle dont la France peut s’enorgueillir aujourd’hui, le commerce et l’industrie ont le champ ouvert, les capitaux doivent sans hésiter répondre à l’appel des vrais besoins de la nation. La France a sur la côte d’Afrique des établissemens d’où elle pourrait partir pour s’étendre à l’intérieur, le long de la rivière Gambie, avec les mêmes élémens de succès que l’Angleterre à Abbeothuta. Pour l’intérêt commun de l’industrie cotonnière du continent, il convient que la France ne reste pas étrangère au mouvement dont l’Angleterre donne à ce moment le signal. Ce que le traité de commerce a commencé doit recevoir le plus tôt possible son complément par une entière franchise douanière, et lorsque l’industrie des filateurs trouvera des marchés bien approvisionnés de matière première, des navires allant partout et à bon compte pour porter ses produits, son accroissement et sa prospérité ne seront plus en question.
Mais, encore une fois, quand ces avantages pourront-ils être réalisés ? A quoi bon s’en inquiéter ? pourrait-on répondre. Le jour où l’Australie produira du coton en grande quantité, l’équilibre que menacent de compromettre les querelles du grand ménage américain aura été rétabli. Et puis, malgré tous les soins que la métropole prend maintenant pour obtenir son coton dans ses propres possessions, ce sera toujours le lainage le meilleur, et au meilleur marché possible, que l’industrie anglaise achètera. Après la catastrophe dont les états à esclaves sont menacés et la paix dont cette calamité, si elle a lieu, sera indubitablement suivie, ces républiques, elles aussi, retrouveront leur chance de produire du lainage à bon marché, et de lutter avec les nouvelles contrées à coton. Plus celles-ci, seront éloignées des centres de fabrication, plus les frais de transport deviendront sensibles, et plus les qualités devront être améliorées, puisque le fret est payé sur le poids, sans égard pour la qualité ; plus enfin se fera sentir, pour les populations qui fournissent la matière première et la consomment à l’était ouvré, la nécessité d’implanter au milieu d’elles l’industrie qui la transforme.
Laissons donc de côté l’avenir de la question. Les difficultés du présent sont toujours là. En résumé, si la récolte manquait aux États-Unis, la crise serait terrible : il y aurait ruine complète. Si le déficit, par suite de circonstances heureuses et probables, ne dépassait pas la moitié de la production ordinaire, la crise n’en serait pas moins forte ; mais la durée en serait comparativement réduite en raison des efforts réunis des capitaux, du commerce, de l’industrie, de la culture, pour accroître, partout où la chose1 est possible, le total des exportations de coton pour l’Europe. De quelque côté qu’on retourne la question, le résultat est le même. It is too late, we can’t help it. Et si les ouvriers et les classes pauvres en Angleterre ont à souffrir d’un état de choses qui pouvait être mitigé par un peu de prévoyance, il est dur de le dire, c’est aux riches manufacturiers mêmes qu’ils devront leur misère. Dans tous les cas, de cette vexed question sortira une grande leçon pour le peuple anglais, qui se repose un peu trop sur ses guinées et sur lui-même, comme s’il avait à cœur de faire de temps à autre un miracle à la douzième heure. De tels miracles, tout admirables qu’ils soient, coûtent trop cher aux contribuables qui les paient ; il est temps qu’on s’arrête dans cette voie d’expériences ruineuses. Au pis aller, quoi qu’il arrive, l’équilibre ne peut manquer d’être rétabli dans quatre ou cinq années, après lesquelles le coton sera plus abondant et à meilleur marché qu’aujourd’hui. C’est à la nation qui a su traverser victorieusement tant de terribles épreuves à se mettre au niveau des circonstances, et de son plein et entier succès nous n’avons pas le moindre doute.
JOHN NINET.
Londres, février 1861.
- ↑ Coton blanc ou pièce.
- ↑ Grey long-cloth, toile de coton grège.
- ↑ Matériel brut.
- ↑ Cliens d’outre-mers.
- ↑ A côté de ces chiffres vraiment grandioses, qui témoignent de la puissance manufacturière de l’Angleterre, nous placerons pour mémoire et par contraste les totaux suivans qui ont aussi leur signification :
France Importation annuelle de coton 8,000,000 liv. sterl. « Valeur approximative des immeubles affectés à l’industrie cotonnière 4,900,000 Suisse Coton importé, d° 1,000,000
L’eau étant l’unique moteur employé en Suisse, la valeur du matériel de roulement y est relativement moindre qu’en Angleterre et en France. Aussi n’en dirons-nous rien. Nous nous bornerons à faire ressortir ici la différence qui résulte des chiffres qui précèdent, mis en regard des suivans, qui indiquent la population respective de chacune de ces contrées :
France 40,000,000 hab. Angleterre 29,000,000 Suisse 2,650,000 - ↑ Ce roller-gin de Mac’Arthy commence aussi à être apprécié en Égypte sous le nom « abusif » de Dunlop’s patent cotton gin, celui-ci n’étant que le copiste non autorisé de l’inventeur.
- ↑ Un tableau des prix respectifs des diverses qualités de coton tiré des différentes contrées du globe éclairera nettement la question. Ce tableau indique sous les dénominations connues les quantités vendues en une semaine (la seconde de janvier. 1861) avec les prix et les stocks comparés de 1860 et de cette année à des époques identiques :
Provenances Ventes d’une semaine en 1861 Prix Stocks à la même époque en 1860 Stocks à la même époque en 1861 Sea-Island 620 balles 11 1/2 0 23 1/2 pence Sea Souillé 10 8 1/2 à 10 Georgie 13,740 4 3/8 à 8 3/4 Mobile 12,080 6 à 7 1/4 New-Orleans - Texas 39,680 4 1/2 à 9 447,000 431,800 Total des États-Unis 66,130 Fernambouc et Paraïba 1,520 8 1/2 à 9 1/4 19,600 4,470 Bahia et Maceio 110 8 3/4 7,280 1,520 Maranhan 490 8 3/4 à 10 Maranhan à la machine-scie « 8 1/2 7,350 6,430 Mako (Égypte) 2,260 6 1/4 à 11 12,210 24,280 Afrique occidentale 130 6 1/4 à 6 1/2 Indes orientales 50 7 1/4 930 2,040 La Guarya 400 7 1/2 Broach, Dhollerah, Otomrawuttee, Mangarole, Comptah, Dharwar (machine) 16,550 3 5/8 à 6 94,000 125,199 Madras « Bengale « 140 Total 87,640 588,510 595,730 - ↑ Les frais de culture n’étaient pas couverts.
- ↑ Il y a quelques années, des échantillons de coton récolté on Algérie furent adressés à M. Fleming, membre de l’association commerciale de Manchester, avec prière de formuler son opinion sur la qualité et la valeur de cette fibre. La lettre qui accompagnait les échantillons annonçait que l’Algérie pourrait fournir autant de coton qu’on en voudrait, au prix le plus avantageux, le gouvernement français étant désireux d’attirer dans cette colonie des capitaux et des colons anglais. Un des échantillons, bonne qualité de sea-island, fut évalué à 12 pence 1/2 ; une autre qualité, approchant le Pernambuco, à 10 ponce 1/2 ; enfin deux autres plus courantes, de 7 à 7 pence 1/2 la livre. L’exportation de ce lainage a atteint, de 1854 à 1855, le chiffre de 1,800 balles de moyenne grandeur, et c’est principalement la province d’Oran qui a contribué à cette production intéressante. Dès 1856, la culture paraît diminuer ; en 1857, elle se réduit sensiblement, et il est certain que c’est à la prime de 20,000 francs payée par le gouvernement que l’on doit de voir encore quelques champs de coton dans l’Afrique française. La cause principale de l’abandon de cette culture est dans l’empressement que mirent plusieurs colons à produire du coton pour toucher la prime, et cela sans connaissance spéciale de cette branche difficile de l’agriculture, sans capitaux suffisans, et surtout sans une main-d’œuvre abondante et à bon marché. Lorsque ces points principaux auront reçu satisfaction et lorsque des terrains d’un arrosement facile seront mis à la disposition des capitalistes et à bon marché, l’Algérie pourra produire du coton ; mais ce sont là des conditions qui semblent encore bien difficiles à remplir.
- ↑ Homme de loi. Les Anglais, si intelligens en affaires, n’entendent rien aux complications qu’elles provoquent, pas plus qu’aux questions de détail dont elles ne peuvent être séparées. Aussi ne savent-ils rédiger le moindre document, ni faire un pas sans le secours d’un homme de loi, qui, sept fois sur dix, profite largement de cet état de sevrage de la communauté.
- ↑ M. Linand de Bellefonds est l’auteur d’un système de barrage pour le Nil, opposé à celui dont M. Mougel a embarrassé le fleuve, et qui, s’il eût été adopté, eût épargné d’immenses dépenses à l’état et des dangers incalculables à la navigation du fleuve et à ses riverains.
- ↑ Mot arabe, usité dans l’Inde, qui signifie niaiserie, sottise.
- ↑ La moyenne des importations annuelles de coton des Indes orientales en Angleterre, de 1850 à 1860, est de 418,500 balles. Les traits caractéristiques de cette provenance pendant ce laps de temps sont instructifs quant aux capacités productives et industrielles du pays. En 1850, le chiffre de balles exportées pour la métropole s’élevait à 300,000, — en 1851 à 325,000, — en 1852 à 213,000, — en 1853 à 486,000, — en 1854 à 309,000, — en 1855 à 396,000, — en 1856 à 464,000, — en 1857 à 682,000, — en 1858 à 356,000, — en 1859 à 510,000, — en 1860 à 563,000. La moyenne d’importation annuelle du coton des États-Unis en Angleterre, pour la même période de onze ans, s’élève à 1,723,000 balles, et celle de toutes provenances à 2,382,600 !