La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky/Défense aux soviets de se transformer en organisation d’État

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Bibliothèque Communiste (p. 46-55).

Défense aux soviets de se transformer en
organisations d’État


Les Soviets sont la forme russe de la dictature prolétarienne. Si un théoricien marxiste, dans un ouvrage sur la dictature du prolétariat, avait étudié à fond ce phénomène, au lieu de répéter les lamentations de la petite bourgeoisie, comme le fait Kautsky en fredonnant toutes les mélodies menchévistes, ce théoricien aurait commencé par définir la dictature, puis il en aurait considéré sa forme spéciale nationale, les Soviets, et en aurait fait l’analyse comme d’une des formes de la dictature du prolélariat.

On comprend qu’il n’y ait rien de sérieux à attendre de Kautsky après sa « révision » libérale de la doctrine de Marx sur la dictature. Mais il est extrémement significatif de voir par quel bout il aborde la question des Soviets et comment il s’en tire.

Les Soviets, écrit-il en rappelant leur apparition en 1905, ont créé une « forme d’organisation prolétarienne la plus compréhensible (umfassendste) de toutes, car cette organisation a embrassé tous les travailleurs salariés » (p. 31). En 1905, les soviets n’étaient que des organisations locales, en 1917 ils sont devenus une confédération des travailleurs de toute la Russie.

« Dès maintenant, poursuit Kautsky, l’organisation soviétiste possède une histoire grande et glorieuse. Une histoire plus grande encore lui est réservée, et non pas seulement en Russie. Il est visible partout que, contre les forces colossales dont dispose le capital financier dans les domaines économique et politique, les anciennes méthodes de lutte économique et politique du prolétariat sont insuffisantes ( « versagen » ; le mot allemand dit un peu plus que « insuffisant » et un peu moins que « impuissant » ). Il ne faut pas y renoncer ; elles restent nécessaires en temps normal, mais elles se trouvent parfois en présence de problèmes qu’elles sont impuissantes à résoudre, de problèmes dont ne peut venir à bout que l’union de toutes les forces politiques et économiques de la classe ouvrière » (p. 32).

Ensuite vient une dissertation sur la grève générale ; après quoi il affirme que la « bureaucratie des syndicats professionnels », aussi indispensable que les syndicats eux-mêmes, « ne convient pas pour diriger les gigantesques batailles sociales qui de plus en plus deviennent un signe des temps… »

« … Ainsi donc, conclut Kautsky, l’organisation soviétiste est un des phénomènes les plus graves de notre époque. Elle promet d’avoir une importance capitale dans les grandes batailles décisives au devant desquelles nous allons entre le capital et le travail.

« Mais avons-nous le droit de demander encore davantage aux Soviets ? Les bolchéviks qui, après la révolution de novembre (c’est-à-dire d’octobre, selon le style russe) 1917, eurent avec les socialistes-révolutionnaires de gauche la majorité dans les Soviets de Députés Ouvriers, se sont mis à l’œuvre, après la dissolution de l’Assemblée Constituante, pour faire du Soviet, qui était jusqu’alors l’organisation de combat d’une classe, une organisation d’État.

« Ils ont anéanti la démocratie que le peuple russe avait conquise par la révolution de mars (de février selon le style russe). C’est pourquoi les bolchéviks ont cessé de s’apeler social-démocrates pour s’intituler communistes » (p. 33, souligné par Kautsky).

Il suffit de connaître la littérature menchéviste russe pour voir que Kautsky recopie servilement Martov, Axelrod, Stein et Cie. « Servilement » est bien le mot, car il dénature les faits d’une façon grotesque au profit des préjugés menchévistes, Kautsky ne s’est aucunement soucié, par exemple, de se renseigner auprès de ses informateurs, tels que Stein de Berlin ou Axelrod de Stockholm, pour savoir à quel moment ont été soulevées les questions du changement du nom de bolchévik en celui de communiste et de la constitution des Soviets en organisations d’État. S’il avait pris ce simple renseignement, Kautsky n’aurait pas écrit ces lignes qui le rendent ridicule : ces deux questions ont été soulevées par les bolchéviks en avril 1917, notamment dans mes « thèses » du 4 avril 1917, c’est-à-dire bien longtemps avant la révolution de novembre 1917 (et à plus forte raison avant la dispersion de la Constituante le 5 janvier 1918).

Le raisonnement de Kautsky que j’ai reproduit en entier est le clou de toute la question des Soviets. La question est en effet la suivante : ou bien les Soviets doivent tendre à devenir des organisations d’État (dès avril 1917, les bolchéviks ont lancé la formule : « Tout le pouvoir aux Soviets », et dans la conférence du parti, en avril 1917, les bolchéviks ont déclaré qu’ils ne s’accommoderaient pas d’une république parlementaire bourgeoise, mais qu’ils réclamaient une république des ouvriers et des paysans sur le type de la Commune ou des Soviets) ou bien les Soviets ne doivent pas chercher à s’emparer du pouvoir, ne doivent pas devenir des organisations d’État, mais doivent rester « les organisations de combat d’une « classe », comme s’exprimait Martov, masquant sous l’apparence trompeuse de ce désir innocent le fait que les Soviets, sous la direction menchéviste, n’étaient qu’un instrument d’assujettissement des travailleurs à la bourgeoisie.

Kautsky a répété servilement les paroles de Martov, prenant des fragments de la dispute théorique des bolchéviks avec les menchéviks et les transportant sans critique et sans jugement sur le terrain philosophique général, sur le terrain européen. Il en résulte un gâchis capable de provoquer chez tout travailleur russe conscient, si seulement il avait connaissance de ces raisonnements de Kautsky, un rire homérique.

Les travailleurs d’Europe (à l’exception d’une poignée. de social-impérialistes endurcis) accueilleront Kautsky du même éclat de rire, quand nous leur expliquerons de quoi il s’agit.

En répétant l’erreur de Martov et en l’exagérant jusqu’à l’absurde avec une rare évidence, Kautsky a rendu à Martov le service de l’ours de la fable. Voyez plutôt ce que cela devient chez lui.

Les Soviets embrassent tous les travailleurs salariés.

Contre le capital financier, les anciennes méthodes de lutte économique et politique du prolétariat sont insuffisantes. Les Soviets sont appelés à jouer un rôle immense et pas seulement en Russie. Dans les grandes batailles décisives entre le capital et le travail en Europe, ils joueront un rôle capital. C’est Kautsky qui parle.

Fort bien. « Les batailles décisives entre le capital et le travail » ne résoudront-elles pas la question de savoir laquelle de ces classes s’emparera du pouvoir dans l’État ?

Pas du tout. Dieu nous en préserve !

Dans les batailles « décisives », ces associations, qui embrassent tous les travailleurs salariés, ne doivent pas devenir une organisation d’État !

Or, qu’est-ce que l’État ?

L’État n’est autre chose qu’une machine à écraser une classe par une autre.

Ainsi la classe opprimée, l’avant-garde de tous les travailleurs et de tous les exploités dans la société actuelle, doit aspirer aux « batailles décisives entre le capital et le travail », mais elle ne doit pas toucher à la machine, à l’instrument dont le capital se sert pour opprimer le travail ! Elle ne doit pas mettre en œuvre l’organisation qui embrasse tous ses membres pour écraser les exploiteurs !

Parfait, à merveille ! monsieur Kautsky ! « Nous » reconnaissons la lutte de classe, comme la reconnaissent tous les libéraux, c’est-à-dire sans renverser la bourgeoisie !…

C’est ici que devient totale la rupture de Kautsky avec le marxisme et avec le socialisme. On ne peut pas mieux prendre le parti de la bourgeoisie, prête à tout admettre, sauf la transformation des organisations de la classe opprimée par elle en organisations d’État. Kautsky dès lors est perdu, impossible désormais de concilier et de résoudre avec des phrases toutes les contradictions.

Ou bien Kautsky s’oppose à ce que le pouvoir d’État passe aux mains de la classe ouvrière, ou bien il admet que la classe ouvrière prenne en main la vieille machine d’État bourgeoise, mais sans lui permettre aucunement de la briser, de la détruire et de la remplacer par une nouvelle, par la machine prolétarienne. Qu’on « explique », qu’on « interprète » comme on voudra le raisonnement de Kautsky, dans les deux cas la rupture avec le marxisme et la désertion du côté de la bourgeoisie sont évidentes.

Dans le Manifeste Communiste, en indiquant quel État il faut à la classe ouvrière victorieuse, Marx écrivait déjà : « L’État, c’est-à-dire le prolétariat organisé comme classe dominante ». Et voici un homme qui se prétend toujours marxiste, et qui déclare que le prolétariat unanimement organisé et menant la « lutte décisive » contre le capital ne doit pas faire de son organisation une organisation d’État. « Une foi superstitieuse en l’État », dont Engels écrivait en 1891 qu’elle s’était « emparée en Allemagne de la conscience de la bourgeoisie et même d’un grand nombre d’ouvriers », voilà ce dont fait preuve Kautsky. Battez-vous, ouvriers, notre philistin y « consent » (les bourgeois aussi y « consentent » du moment que, bon gré, mal gré, les travailleurs ont ouvert la lutte et qu’il n’y a plus qu’à chercher comment émousser le tranchant de leur glaive), battez-vous, mais défense à vous de vaincre ! Ne démolissez pas la machine d’État de la bourgeoisie, ne dressez pas à la place de l’ « organisation d’État » bourgeoise l’organisation d’État prolétarienne !

Quiconque partage sérieusement l’idée de Marx que l’État n’est autre chose qu’une machine à écraser une classe par une autre, quiconque a quelque peu approfondi cette vérité, n’aura jamais l’absurdité de dire que les organisations prolétariennes, capables d’abattre le capital financier, ne doivent pas se transformer en organisations d’État. En cela encore s’est montré le petit bourgeois pour qui l’État reste « quand même » une entité en dehors ou au-dessus des classes. En effet, pourquoi serait-il permis au prolétariat, à « une classe », de mener une lutte décisive contre le capital, qui règne non seulement sur le prolétariat mais sur le peuple tout entier, sur toute la petite bourgeoisie, sur toute la classe paysanne, mais ne lui serait-il pas permis à cette « classe », de transformer son organisation en organisation d’État, sinon parce que le petit bourgeois a peur de la guerre de classe et ne la mène pas jusqu’au bout, jusqu’au principal.

Kautsky s’est complètement enferré, il a trahi sa véritable physionomie. Remarquez, il avoue lui-même que l’Europe va à la rencontre de batailles décisives entre le capital et le travail et que les anciennes méthodes du prolétariat dans la lutte économique et politique sont inefficaces. Or, ces méthodes consistent précisément à faire usage de la démocratie bourgeoise. Par conséquent ?

Kautsky a redouté cette conséquence logique.

…Par conséquent, il faut être un réactionnaire, un ennemi de la classe ouvrière, un mercenaire de la bourgeoisie, pour se complaire actuellement à peindre les charmes de la démocratie bourgeoise et à bavarder sur la démocratie pure, en invoquant un passé qui a fait son temps. La démocratie bourgeoise a été un progrès par rapport au moyen âge et il fallait en faire usage. Mais actuellement elle est insuffisante pour la classe ouvrière. Ce n’est pas en arrière qu’il faut regarder, mais en avant, et la démocratie bourgeoise doit céder son tour à la démocratie prolétarienne. S’il a été possible et même nécessaire d’accomplir dans les cadres de l’État démocratique bourgeois le travail préparatoire à la révolution prolétarienne, à l’instruction et à la formation de l’armée prolétarienne, du moment que nous en sommes venus aux « batailles décisives », renfermer le prolétariat dans ces cadres, c’est trahir la cause prolétarienne, c’est commettre une apostasie.

Kautsky a commis une bévue particulièrement ridicule, puisqu’il répète l’argument de Martov, sans voir que cet argument, chez Martov, s’appuie sur un autre argument, qui n’est pas chez Kautsky ! Martov dit, et Kautsky répète après lui, que la Russie n’est pas mûre pour le socialisme, d’où il découle naturellement : il est trop tôt pour transformer les Soviets d’instruments de combat en organisations d’État (lisez : il est opportun de transformer les Soviets, à l’aide des chefs menchéviks, en organes d’assujettissement des travailleurs à la bourgeoisie impérialiste). Or Kautsky, lui, ne peut pas dire franchement que l’Europe n’est pas mûre pour le socialisme. Kautsky écrivait en 1909, avant d’être renégat, qu’il ne faut pas avoir peur d’une révolution prématurée, que ce serait une trahison de renoncer à la révolution par peur de la défaite. Kautsky n’ose pas se rétracter directement. Il en résulte un non-sens qui met à jour toute la sottise et la poltronnerie du petit-bourgeois : d’une part, l’Europe est mûre pour le socialisme et elle s’achemine vers les batailles décisives du travail contre le capital ; d’autre part, défense de transformer l’instrument de combat, c’est-à-dire un organe en train de se former, de se fortifier, de se tremper dans la lutte, l’instrument de combat du prolétariat, avant-garde, organisateur en chef des opprimés, en organisation d’État !

Au point de vue politique pratique, l’idée que les Soviets sont nécessaires comme organisation de combat, mais ne doivent pas se transformer en organisations d’État, est infiniment plus absurde encore qu’au point de vue théorique. Même en temps de paix, alors qu’on n’est pas en présence d’une situation révolutionnaire, la lutte en masse des ouvriers contre les capitalistes, la grève générale par exemple, provoque des deux côtés un acharnement effrayant, une ardeur au combat extraordinaire, la bourgeoisie s’obstine à répéter qu’elle reste et veut rester « maîtresse chez elle », etc. À plus forte raison en période révolutionnaire, quand la vie politique bouillonne, une organisation comme les Soviets, qui embrasse fous les ouvriers, toutes les branches d’industrie, ensuite tous les soldats et toute la population laborieuse et pauvre des campagnes, est amenée par la force des choses, par la marche du combat, par la simple « logique » de l’action et de la réaction, à poser la question de front. Tenter de prendre une position neutre, chercher à « concilier » le prolétariat et la bourgeoisie, c’est une sottise vouée d’avance à un échec pitoyable : c’est le sort qu’ont subi en Russie toutes les prédications de Martov et autres menchéviks, c’est ce qui arrivera inévitablement en Allemagne aussi et dans les autres pays, pour peu que les Soviets se développent, s’unissent et se fortifient. Dire aux Soviets : « Luttez mais gardez-vous de prendre en mains tout le pouvoir d’État, gardez-vous de devenir des organisations d’État », cela revient à prêcher la collaboration des classes et la « paix sociale » entre le prolétariat et la bourgeoisie. Il est ridicule même de penser qu’une semblable position dans une lutte acharnée puisse aboutir à autre chose qu’à une faillite honteuse. C’est le sort éternel de Kautsky d’être assis toujours entre deux chaises, Il fait semblant de n’avoir rien de commun avec les opportunistes en théorie, mais en fait et en pratique, dans toutes les questions essentielles, c’est-à-dire en tout ce qui concerne la révolution, il est d’accord avec eux.