Aller au contenu

La regarder dormir — Mes réveils

La bibliothèque libre.

i

LA REGARDER DORMIR

Même si je n’étais resté qu’un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je trouvais Gisèle endormie et ne la réveillais pas. Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’un naturel impossible à inventer, elle avait l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet. Le pouvoir de rêver que je n’avais qu’en son absence, je le retrouvais en ces instants passés auprès d’elle comme si en dormant elle était devenue un être analogue à un végétal. Par là son sommeil réalisait dans une certaine mesure la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même. En fermant les yeux, en perdant la conscience, Gisèle avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la nôtre, plus étrange et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était en dehors, elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu’était son sommeil. C’est peut-être même le dépouillement de l’être humain qu’on est qui, dans le sommeil, supprime la parole, ne laisse passer qu’un bruit léger. À ces moments-là Gisèle me semblait redevenue innocente. Et pourtant quelles songeries, quels noms propres peut-être ne flottaient-ils pas sans que je les pusse saisir, dans cette pure haleine ?

Quelquefois, s’il faisait trop chaud, je voyais qu’avant de s’étendre, elle avait, dormant déjà presque, jeté son kimono sur un fauteuil. Et maintenant qu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eussent suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeil de Gisèle assez profond, quittant le pied de son lit où je la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je hasardais un pas puis deux, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être aussi je m’avançais de la sorte parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir fatigant. Et ainsi, tout doucement, me retournant sans cesse pour voir si Gisèle ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’au fauteuil. Là je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j’étais resté longtemps à regarder Gisèle. Mais (et peut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis la main dans la poche, regardé les lettres. À la fin, voyant que je ne me déciderais pas, je repartais, à pas de loup, revenais près du lit de Gisèle.

Tant que persistait son sommeil je pouvais rêver à elle et pourtant la regarder, et quand il devenait plus profond la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant ces créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et en effet, dès que Gisèle dormait plus profondément, elle cessait d’être seulement la plante qu’elle avait été, son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux, que la baie de Balbec devenue, les nuits de pleine lune, douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur le sable, l’on écouterait sans fin se briser le reflux. En entrant dans la chambre, j’étais resté debout sur le seuil n’osant pas taire de bruit et je n’en avais pas entendu d’autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux aussi, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l’air nécessaire. J’ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Gisèle, mais jamais d’aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu’une actrice n’eût pu imiter : c’était un naturel plus profond, un naturel au deuxième degré, que m’offrait son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d’elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu’on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d’Elstir. Si les lèvres de Gisèle étaient closes, en revanche, de la façon dont j’étais placé, ses paupières paraissaient si peu jointes que j’aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompent pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumée pour peu qu’ils n’aient plus de regard. Je mesurais des yeux Gisèle étendue à mes pieds. Par instants elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable, comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure puis ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main de nouveau et avec des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement ; elle redevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j’étais obligé en la regardant d’étouffer le rire que par leur sérieux, leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants. Moi qui connaissais plusieurs Gisèle en une seule, il me semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage.

Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder en elle d’innombrables jeunes filles. Sa respiration, peu à peu plus profonde, maintenant soulevait régulièrement sa poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis, sur toutes les parties de son corps, ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration de la dormeuse ; moi-même j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier, je m’étais embarqué sur le sommeil de Gisèle. Parfois il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais besoin pour cela de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu’on voyait bien rarement et qui était si belle. On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu’un soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez différente de la personne qu’on connaît pour qu’elles constituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita et Dodicaa, à une autre femme, dont la beauté différente fait induire un autre caractère, et que pour voir l’une il faille se placer de profil, pour l’autre de face.

Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne m’inquiétais pas des mots qu’elle laissait parfois échapper en dormant, leur signification m’était fermée, et d’ailleurs quelque personne inconnue qu’ils eussent désignée, c’était sur ma main, sur ma joue, que sa main parfois animée d’un léger frisson se crispait un instant. Je goûtais son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme je serais resté des heures à écouter le déferlement du flot. Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup souffrir pour que dans les heures de rémission, ils vous procurent ce même calme apaisant que la nature. Continuant à entendre, à recueillir d’instant en instant, le murmure apaisant comme une imperceptible brise, de sa pure haleine, c’était toute une existence physiologique qui était devant moi ; aussi longtemps que je restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je demeurais là à la regarder, à l’écouter. Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais contre elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait.

J’avais son souffle près de ma joue, dans sa bouche que j’entrouvrais sur la mienne, où contre ma langue passait sa vie. Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que de la sentir vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir s’éveiller. Il était à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez moi. Sans doute il m’était doux, l’après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon appartement qu’elle rentrât. Il me l’était plus encore que, quand du fond du sommeil, elle remontait les derniers degrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’elle renaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât un instant : où suis-je ? et que, voyant les objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peine cligner les yeux, elle pût se répondre qu’elle était chez elle en constatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier moment délicieux d’incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus complètement possession d’elle, puisque au lieu qu’après être sortie elle entrât dans sa chambre comme quand elle revenait de promenade, c’était ma chambre, dès qu’elle serait reconnue par elle, qui allait l’enserrer, la contenir sans que ses yeux manifestent aucun étonnement, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi. L’hésitation du réveil révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un et l’autre de mon nom de baptême. Je ne permettais plus dès lors qu’en famille en m’appelant ainsi on ôtât leur prix d’être uniques aux mots délicieux que me disait Gisèle. Tout en me les disant elle faisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser. Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elle s’était réveillée.


ii

MES RÉVEILS

Quand Gisèle ne me quittait ainsi qu’au matin, je m’endormais beaucoup plus profondément que d’habitude. Comme un tel sommeil est — en moyenne — quatre fois plus reposant qu’un sommeil léger, il paraît à celui qui vient de dormir avoir été quatre fois plus long, alors qu’il fut quatre fois plus court. Magnifique erreur d’une multiplication par seize qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une véritable novation pareille à ces grands changements de rythme qui en musique font que, dans un andante, une croche tient autant de durée qu’une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l’état de veille. La vie est presque toujours la même, d’où les déceptions du voyage. Il semble bien que le rêve soit fait pourtant avec la matière parfois la plus grossière de la vie, mais cette matière y est traitée, malaxée, avec un étirement dû à ce qu’aucune des limites horaires de l’état de veille n’est plus là pour l’empêcher de s’effiler jusqu’à des hauteurs telles qu’on ne la reconnaît pas. Ces matins où Gisèle me quittait tard, la fortune m’advenait souvent que le coup d’éponge du sommeil avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracées comme sur un tableau noir, et qu’il me fallait faire revivre ma mémoire ; à force de volonté on peut rapprendre ce que l’amnésie du sommeil ou d’une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu, au fur et à mesure que les yeux s’ouvrent ou que la paralysie disparaît.

Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie après laquelle il faut retrouver l’usage de ses membres, rapprendre à parler. La volonté n’y réussirait pas. On a trop dormi, on n’est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme peut l’être, dans un tuyau, la fermeture d’un robinet. Une vie plus inanimée que celle de la méduse succède, où l’on croirait aussi bien que l’on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l’on pouvait penser quelque chose.

Mais alors du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme « habitude de demander son café au lait » l’espoir de la résurrection. Encore le don subit de la mémoire n’est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près de soi dans ces premières minutes où l’on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses entre lesquelles l’on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes. C’est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c’est l’heure du thé au bord de la mer. L’idée du sommeil et qu’on est couché en chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous. On croit avoir sonné, on ne l’a pas fait, on a agité des propos déments. J’avais vécu tant d’heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise que j’allais sonner, un langage conforme à la réalité et réglé sur l’heure, j’étais obligé d’user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : « Eh ! bien, Françoise, nous voici à 5 heures du soir et je ne vous ai pas vue hier après-midi » et pour refouler mes rêves. En contradiction avec eux et en me mentant à moi-même (maintenant que j’étais arrivé à presser la poire électrique car le mouvement vous rend la pensée), je disais effrontément, en me réduisant de toutes mes forces au silence, je disais lentement mais nettement : « Françoise, il est bien dix heures n’est-ce pas ? (Je ne disais même pas : dix heures, mais : dix heures dix, pour que ces incroyables dix heures eussent quelque chose de plus naturel.) Donnez-moi mon café au lait. » Dire ces paroles au lieu de celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que j’étais encore, me demandait le même effort d’équilibre qu’à quelqu’un qui sautant d’un train et courant un instant le long de la voie, réussit pourtant à ne pas tomber. Il court un instant parce que le milieu qu’il quitte était un milieu animé d’une plus grande vitesse, et très dissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont quelque difficulté à se faire. Mais, ô miracle ! Françoise n’avait pu soupçonner la mer d’irréel qui me baignait encore tout entier et à travers laquelle j’avais eu l’énergie de faire passer mon étrange question. Elle me répondait en effet : « Il est dix heures dix », ce qui me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser apercevoir les conversations bizarres qui m’avaient interminablement bercé, les jours où ce n’était pas une montagne de néant qui m’avait retiré la vie. À force de volonté, je m’étais réintégré dans le réel.

marcel proust