La religion du crime/Chapitre III

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Librairie anti-cléricale (p. 34-37).

CHAPITRE III

ARTHUR ANGEDEMER

Le bel Arthur, que nous avons vu fuyant Georgette, remontait l’étage conduisant à l’appartement.

Il rentra de nouveau dans le salon, du pas leste et satisfait d’un homme qui vient d’échapper aux suites d’une rencontre désagréable.

— Vous avez été bien imprudent, mon cher patron, dit-il gaiement à Bec, de laisser l’abbé Sacabre visiter vos ateliers. Comme j’ai de la littérature, je vous dirai sans ambages que Renaud dans les jardins d’Armide, Hercule aux pieds d’Omphale, Antoine chez Cléopâtre et M. le sénateur Vermuel chez Mme  Blanche d’Ylang-Ylang ne pouvaient être plus pâmés que l’abbé Sacabre parmi ces demoiselles.

Et il conclut du ton grave d’un philosophe :

— La dignité ecclésiastique se compromet fatalement quand elle échoue dans le polissage.

L’abbé Meurtrillon ne quittait pas des yeux le bel Arthur.

Le cynisme de l’aimable jeune homme l’intéressait.

— Quoi de nouveau ? demanda Bec.

Puis, désignant Meurtrillon :

— Vous pouvez maintenant parler devant M. l’abbé. Il est au courant de nos affaires.

— De toutes ? interrogea Arthur avec un sourire.

— De toutes, répondit Bec.

— Eh bien ! dit Arthur, nous n’aurons pas à nous plaindre. L’hôtel Gigondas aura rapporté dix mille francs pendant cette quinzaine. D’ailleurs, quand l’adultère va, tout va, et si nous collectionnions les cornes des maris que l’on a trompés chez nous dans le seul mois de décembre, nous pourrions en construire un arc de triomphe. Ceux-ci, d’ailleurs, rendent libéralement la pareille à leurs vertueuses épouses, quelquefois le même jour, à la même heure. C’est arrivé mercredi dernier. Rien de plus curieux. Je suis alors obligé d’imaginer des combinaisons auprès desquelles le jeu de cache-cache conserve tous ses droits au beau titre de jeu d’enfant.

En ce moment, Arthur jeta les yeux sur la lettre encadrée de noir que l’abbé Meurtrillon avait posée sur la cheminée.

— Tiens ! dit Arthur, le comte de Maurelent est mort… À Poitiers… C’est bien lui… Encore un vénérable client de moins. Il est vrai qu’il était depuis longtemps rentré dans la période d’inactivité. Hélas ! que j’en ai vu mourir de vieilles barbes !

— Vous connaissiez M. de Maurelent ? demanda l’abbé Meurtrillon.

— Autrefois… il y a deux ans, nous avions souvent l’honneur de le voir… C’était un être bizarre, très froid, très gentilhomme. Il avait la manie de faire de la morale aux rats d’Opéra que leurs dignes mères nous amenaient sur commande, en nous priant, avec des larmes dans la voix, d’avoir bien soin de ces chères petites et de ne pas les laisser s’enrhumer. M. de Maurelent en a été, paraît-il, réduit depuis aux exercices religieux, aux élancements de la goutte et aux soins de la comtesse. Il est mort. Ses fournisseurs inconsolables n’en continueront pas moins leur commerce.

— C’est égal, dit Bec en riant… je regrette qu’il ne soit pas enterré à Paris. J’enverrais la Trois-Pattes prier sur sa tombe.

— Vous devez connaître beaucoup de monde ? demanda Meurtrillon au bel Arthur.

— Tout le monde et tous les mondes, répondit Arthur. J’en sais sur les vices parisiens plus long que les confesseurs. Je connais les bouges et les salons, les cafés et les temples, les sacristies et les assommoirs, les élégances et les misères, les piétés et les crimes, le coup d’encensoir et le coup de couteau, les piliers d’église et les piliers de cabaret, le quartier de l’Élysée et le quartier Mouffetard, Notre-Dame et le Lapin-Blanc. Je connais des sénateurs et des chiffonniers, des artistes et des filous, des déclassés de la plume et des déclassés du crochet, des gens qui vous feront des cantiques et d’autres qui vous feront votre montre.

— C’est un homme précieux, s’écria Bec, dont la face lunaire prit une expression admirative.

— Précieux, dit à son tour Meurtrillon.

Et le prêtre ajouta à mi-voix :

— Nous l’utiliserons.

L’abbé Meurtrillon mit un doigt sur ses lèvres.

— Chut ! dit-il… quelqu’un.

C’était l’abbé Sacabre, accompagné du contre-maître.

— Nous venons d’avoir en bas un joli scandale, dit le prêtre. Une de vos ouvrières est enceinte, paraît-il.

— Qui cela ? demanda Bec vivement.

— Georgette, répondit le contre-maître.

— Georgette ? Vous en êtes sûr ? s’écria Bec.

Puis il ajouta :

— Mais non, c’est impossible…

— C’est vrai, dit le contre-maître. Elle ne le nie point.

— Ah ! par exemple, celle-là est trop forte ! Ces demoiselles vertueuses sont toutes les mêmes. Ça pose pour la pudeur. Ça fait de petites manières. On ne peut pas leur parler sans qu’elles ne rougissent et qu’elles ne disent : « Oh ! monsieur, je vous en prie… » Et puis, tout à coup, l’on découvre qu’elles ne valent pas mieux que les autres… Mais comme je vais te flanquer ça sur le trottoir !…

— La petite est gentille, dit l’abbé Sacabre, et c’est dommage…

— Je me moque pas mal qu’elle soit gentille, interrompit Bec. Je ne veux pas de fille enceinte dans les ateliers du Travail édifiant.

— Une femme enceinte peut sauver le monde, dit gravement l’abbé Meurtrillon, qui, après avoir suivi d’un air étrange le début de cette scène, semblait s’éveiller d’une rêverie.

Sans remarquer le ton singulier dont Meurtrillon venait de prononcer cette phrase, Bec, se retournant vers le bel Arthur, s’écria :

— Voyons, Arthur, je vous prends à témoin… Est-il possible que je conserve une ouvrière dans ces conditions déshonnêtes ? Ce serait afficher ma maison et je ne le veux pas… Je ne le veux à aucun prix…

Arthur gardait depuis quelques instants une attitude embarrassée.

Il avait appuyé sur ses lèvres la pomme dorée de son stick.

Cependant il reprit promptement son air dégagé :

— Il est certain, dit-il, que toutes les convenances s’y opposent… sans parler de la morale, que nous avons l’habitude de respecter.

— Mais qui diable peut avoir joué ce mauvais tour à Georgette ? demanda le patron en regardant Arthur.

— Question délicate, répliqua le bellâtre, et plus difficile à approfondir que le mystère de l’Immaculée Conception. À Paris, les filles sages sont toujours enceintes du premier venu, car il n’y a pas un passant de la Porte-Maillot à la barrière du Trône qui ne soit constamment prêt à faire un enfant à une jolie fille qui trottine en regagnant sa chambrette. Au reste, ajouta-t-il avec désinvolture, la recherche de la paternité est rigoureusement interdite.

— On dirait que cette réflexion vous tranquillise, dit froidement Meurtrillon en jetant à Arthur un coup d’œil perçant.

— Moi ? répondit Arthur, qui pâlit soudain.

— Parbleu ! s’écria Sacabre, il me semble en effet que le gaillard se trouble. Allons, jeune homme, avouez que vous êtes dans l’affaire au moins pour un petit doigt.

— Je n’avoue rien, dit Arthur en quittant le ton de cynisme qu’il affectait jusqu’alors pour un ton de mauvaise humeur, et je ne suis nullement disposé à me laisser compromettre par une coureuse.

— Quoi qu’il en soit, conclut le patron, Georgette ne fait plus désormais partie de l’atelier. Vous entendez, dit-il au contre-maître. Vous allez lui régler son compte tout de suite, comme nous avons fait pour Jacques Lablaude. Le proverbe dit : Aide-toi, le ciel t’aidera ! Ceux que n’aide pas le ciel ne sont pas dignes d’être aidés.

Et M. Bec ajouta d’un ton brusque, presque farouche :

— La vie est un combat. Chacun pour soi et malheur aux vaincus !