La renaissance septentrionale et les premiers maîtres des Flandres/07

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CHAPITRE VII.


Lambert, Marguerite et Hubert Van Eyck.


Les frères Van Eyck sont nés dans la même région que les frères de Limbourg « sur les confins de l’allemand, du flamand et du français remarque M. de Laborde, pour mieux montrer que le génie parle toutes les langues, que l’art à lui seul est la langue universelle.





Jacquemart de Hesdin. — Les Noces de Cana
(Ms. latin no 919 de la Bibliothèque Nationale. Paris, fo 41).

Est-il bien certain que les peintres de l’Agneau pascal soient originaires de la petite ville de


Jacquemart de Hesdin
La Fuite en Égypte
Miniature paginale des Très belles Heures du duc de Berry
(Bibliothèque royale de Belgique, 11060-61)

Maeseyck à laquelle ils doivent probablement leur nom ?




Jacquemart de Hesdin
Le Couronnement de la Vierge
Miniature paginale des Très belles Heures du duc de Berry
Bibliothèque royale de Belgique 11060-61


La plus ancienne histoire de l’art flamand, l’ode fameuse composée par le peintre gantois Lucas de Heere aux environs de 1565 et inscrite jadis sur les parois de Saint-Bavon en face du chef-d’œuvre des Van Eyck, dit en effet que les deux frères étaient enfants de Maeseyck. Nous avons ensuite le témoignage de Karel Van Mander, le Vasari des Pays-Bas. Mais Van Mander qui constate avec mélancolie dans les premières pages de son Schilder-Boeck, combien il est difficile d’obtenir des renseignements, « l’esprit des gens, dit-il, étant souvent absorbé par des choses mieux faites pour garnir le garde-manger ». Van Mander en est pour ainsi dire réduit, pour la biographie des deux frères à paraphraser l’ode de son maître Lucas De Heere en y ajoutant quelques renseignements puisés chez Guichardin, Vasari, Van Vaernewyck. Le vénérable chroniqueur du Schilder-Boeck voit lui aussi dans les peintres de l’Adoration des fils de Maeseyck et quand avec la redondance académique d’un vrai romanisant, il exprime son admiration pour le « campinois » Jean, qui contraignit « l’Italie, terre des arts » à envoyer en Flandre « la peinture son propre nourrisson, pour aller s’y abreuver à d’autres mamelles », il remarque d’un même style que la gloire de Jean illustra « la délicieuse rivière de la Meuse, désormais rivale de l’Arno, du Pô, du Tibre impétueux lui-même ». Cette littérature, postérieure de plus d’un siècle et demi au polyptyque, était suspecte aux érudits. En ce qui concerne le lieu d’origine des deux frères, un document découvert par M. de Laborde est pourtant venu appuyer les dires de Lucas de Heere et de Van Mander. Après la mort de Jean Van Eyck, sa fille, que ce document appelle Lyennie (Hennie ou Léonie ?) reçut une somme pour « soy aidier a mettre religieuse en l’église et monastère de Mazeek au pays de Liège ».[1] Le texte ne dit point que Maeseyck fut le berceau de la famille ; mais l’opinion traditionnelle s’en trouve singulièrement fortifiée.

Dans quel milieu Hubert et Jean furent-ils élevés ? Quels furent leurs éducateurs, leur maître ? Nulle réponse à ces questions, et souvent ainsi nous rencontrerons dans leur vie cette obscurité profonde là où nous voudrions trouver de la lumière. Leur père fut-il peintre ? Van Mander l’insinue. « Quoiqu’il en soit, dit-il, que leur père ait été peintre ou non, il paraît que le génie artistique possédait toute la famille ».[2] Ils eurent un frère, Lambert Van Eyck, mentionné dans les comptes de Philippe le Bon et qui reçut en 1430-31 une indemnité « pour avoir esté plusieurs foisz devers M. S. pour aucunes besongnes que M. S. vouloit faire ».[3] Quelles furent ces besognes ? Etaient-ce des travaux artistiques ? Sans preuve aucune Waagen attribuait à Lambert une part de collaboration dans les Chroniques de Jérusalem de Vienne qu’il tenait pour une œuvre de la famille Van Eyck ; l’abbé Carton voyait dans ce frère l’auteur du tableau d’Ypres : le Triptyque du prévôt de Saint-Martin d’Ypres et Waagen, admettant cette opinion, en déduisait que Lambert avait peint dans l’Adoration les deux sibylles et l’un des prophètes[4]. Pures hypothèses qui ne résistent point à l’examen ; la vie de Lambert reste la plus mystérieuse du monde, ce qui n’a point empêché certains archéologues d’en faire hardiment l’un des peintres de l’Adoration.

Les Van Eyck eurent une sœur aussi, on le croit du moins, car l’existence de la célèbre Marguerite Van Eyck affirmée par les vieux chroniqueurs du XVIe siècle n’a pas le moindre petit bout d’archives contemporaines pour se défendre. Lucas de Heere nous dit « qu’elle étonna le monde de ses peintures » qu’elle fut enterrée près de son frère Hubert dans la célèbre église de Saint-Jean, où se trouve l’Adoration de l’Agneau, église qui ne fut consacrée à saint Bavon qu’en 1540. Van Mander ajoute qu’à l’exemple de Minerve, repoussant Hymen et Lucine, Marguerite est demeurée dans le célibat jusqu’à la fin de ses jours. Au XIXe siècle un critique renchérissant encore écrivit « qu’elle voulut demeurer vierge, pour que rien ne troublât son cœur et sa pensée, ne détournât son regard des formes qui lui apparaissaient. » Le même écrivain découvre même dans les ameublements peints par les Van Eyck « une propreté, une coquetterie, une poétique élégance, qui révèlent les soins d’une femme et sont dûs vraisemblablement aux efforts de Marguerite ».[5] On attribua à cette ménagère idéale des manuscrits qui soulevèrent des polémiques passionnées. On reconnut le portrait de Marguerite dans une œuvre de Van Eyck ; on fit naturellement de cette sœur séduisante et intangible l’un des peintres de l’Adoration de l’Agneau. Les trop célèbres faussaires gantois, qui florissaient dans le second quart du XIXe siècle, prouvèrent même par des extraits du registre de la confrérie de Notre-Dame Op de rade, de l’église Saint-Jean devenue Saint-Bavon, qu’elle avait fait partie de la dite confrérie avec son frère Hubert. Mais ces extraits sont apocryphes. M. Vanderhaegen n’a pas eu de peine à le démontrer[6].

Marguerite n’a-t-elle donc vécu que dans l’imagination des historiens ?





Pol de Limbourg et ses frères
La Résurrection de Lazare
Miniature des Très Riches Heures du duc de Berry
Musée Condé à Chantilly

C’est bien possible. Pourtant M. de Laborde dit que parmi les religieuses du béguinage de Bruges « figure de 1438 à 1465 Marguerite S’Heyx qu’on serait tenté de prendre pour la sœur des célèbres peintres de l’Adoration ». Signalons encore l’opinion de M. Otto Seeck pour qui Marguerite n’est autre que le Maître de Flémalle, lequel est doué, aux yeux du critique allemand, d’une personnalité essentiellement féminine.[7]





Pol de Limbourg et ses frères
Les Rois Mages
Miniature des Très Riches Heures du duc Jean de Berry
(Musée Condé à Chantilly)

De toutes ces conjectures nous ne pouvons hélas ! que tirer cette conclusion : on ne sait rien de Marguerite Van Eyck.

Les renseignements irrécusables sur la vie, la carrière, les œuvres de Hubert, l’aîné des deux frères sont la rareté même et vraiment on a quelque peine à voir clair dans le fatras d’hypothèses accumulées autour de son nom. Il nous reste quatre notes authentiques concernant Hubert Van Eyck. M. Van der Haeghen, archiviste de la ville de Gand a bien voulu les contrôler à mon intention. Dans les Comptes de la ville (1424-1425) il est noté que maître Hubert reçut cinq escalins de gros pour deux volets de retable qu’il avait exécutés sur l’ordre des échevins.[8] Dans les mêmes comptes, l’année suivante (1425-1426) est signalé un don de six gros fait en courtoisie aux « enfants » c’est-à-dire aux domestiques ou aux gens de maître Hubert.[9] C’est ensuite le registre aux États de Bien (1425-1426) qui nous fournit une mention intéressante. Il s’agit d’un passage du testament de Robert Poortier et de sa femme Avesoete’s Hoegen.[10] Ces riches personnages avaient choisi pour emplacement de leur sépulture l’église de Saint-Sauveur, — située à cette époque dans la seigneurie de Saint-Bavon et transférée en 1540 à l’emplacement actuel de Gand. Ils ordonnèrent d’exécuter un autel pour la chapelle où se trouvait leur tombe. On y célébrera le service du Seigneur, disent-ils dans leur testament, et l’on y placera une image (beelde) de saint Antoine « laquelle est en ce moment en dépôt chez maître Hubert le peintre avec plusieurs autres ouvrages devant servir au même autel. » M. Waele a tiré de cette note quelques déductions curieuses.[11] Il en conclut tout d’abord que Hubert Van Eyck était enlumineur de statues puisque des images sculptées passaient par son atelier. Il était en effet d’usage, nous l’avons vu, que les plus grands peintres fussent employés à la polychromie sculpturale et Jean Van Eyck, à cet égard, maintiendra la tradition de son frère aîné qui, lui-même, ne faisait que continuer celle des « ouvriers d’art » du XIVe siècle. M. Weale en outre a vu dans un volet de retable conservé au musée de Copenhague — nous décrirons cette œuvre plus loin — une partie conservée du retable que Hubert Van Eyck exécuta pour l’autel de Saint-Antoine dans la chapelle de Robert Poortier. Avec certaines parties de l’Adoration de l’Agneau ce serait même, pour M. Weale, la seule œuvre que l’on puisse attribuer avec une certitude absolue à maître Hubert.

Il faut retourner ensuite aux Comptes de la Ville (1426-1427) qui nous apprennent qu’après la mort de Hubert Van Eyck, ses héritiers payèrent un droit d’issue de six escalins de gros.[12] Ce droit — établi sur les meubles et immeubles non-féodaux — était dû par les non-bourgeois qui héritaient à Gand ainsi que par des bourgeois qui renonçaient à leur bourgeoisie et allaient s’établir ailleurs. Il résulte de cette mention au compte de l’issue, que Hubert Van Eyck laissait fort peu de chose à ses héritiers et que ceux-ci n’habitaient pas Gand.

À ces quatre notes il faut ajouter une inscription relevée en 1823 sur le cadre de l’Adoration de l’Agneau sous une couche de couleur verte qui l’avait cachée pendant trois siècles. Quelques mots étaient devenus illisibles, mais M. de Bast a retrouvé le texte dans un recueil d’inscriptions de la Flandre copiées vers le milieu du XVIe siècle par Christophe Van Huerne :

[Pictor] Hubertus E Eyck, major quo nemo repertus
Incepit pondus, [quod] Johannes arte, secundus
[Frater, perf] ectus Judoci Vyd prece fretus
Versu seXta Mal. Vos ColloCat aCtat Ueri.
(versu sexta Mai. vos collocat acta tueri)

Voici la traduction, avec le sens le plus favorable à l’aîné des deux frères :

Le peintre Hubert Van Eyck, auquel personne n’a encore été trouvé
supérieur
Commença ce travail que par son art, Jean le second frère
Acheva à la prière de Judocus Vydt
Ce vers vous indique que le 6 mai cette œuvre fut exposée.[13]

Le dernier vers est un chronogramme ; les lettres numérales donnent l’année 1432. Enfin un dernier document important est la pierre tombale du maître placée au musée lapidaire de Gand depuis l’année 1895, ou plutôt l’épitaphe inscrite sur ce monument, lequel consiste en une haute dalle d’ardoise assez triste, assez laide, très effacée et d’une teinte sourde. Un squelette gravé en creux et tenant un phylactère dans chaque main, occupe presque toute la hauteur de la pierre ; il est recouvert depuis la poitrine jusqu’aux genoux d’un cartouche oblong. Bordure, cartouche et phylactère étaient jadis en cuivre ; le squelette était de marbre blanc. Les matières précieuses ont été arrachées par les iconoclastes du XVIe siècle. De ce qui était jadis le tombeau de Hubert Van Eyck il ne reste plus que ce bloc d’ardoise sans séduction d’art et qu’anime seul le prestige d’un nom illustre. Une enquête instituée par les archéologues gantois a établi que cette pierre était bien le monument funéraire de l’ainé des Van Eyck. Dépouillée de ses ornements par les briseurs d’images, mise au rebut en 1589, non réclamée par les héritiers, elle fut employée en 1769 dans les constructions du portail septentrional de Saint-Bavon. Ce portail fut démoli en 1892 et la pierre reparut. M. Mortier la reconnut en 1895 et obtint son entrée au musée lapidaire. Ce qu’il y avait de plus important dans ce tombeau, c’était l’épitaphe gravée sur les cartouches de cuivre que tient le squelette. Le texte nous en est conservé par le célèbre chroniqueur gantois Van Vaernewyck dans son Spieghel der Nederlandsche audtheydt. C’est une sorte de vieux poème flamand qui perdra forcément dans ma traduction sa saveur naïve et réaliste.

Mire-toi en moi, toi qui foules ma poussière
J’étais comme toi. Maintenant je suis ci-dessous,
Enterré, mort, tel que tu me vois.
Ni conseils, ni science, ni médecine ne me secoururent ;
Art, honneur, sagesse, puissance, grande richesse !
Tout est vain quand vient la Mort !
Hubrecht Van Eyck est mon nom.
Maintenant proie des vers. Autrefois renommé,
En peinture hautement honoré.
Bientôt après, ce peu de chose retourna au néant.

En l’an du Seigneur, sois en certain,
Mille quatre cent vingt-six
Au mois de septembre, le dix-huitième jour tombait,
Lorsque, dans la souffrance, je rendis mon âme à Dieu !
Priez Dieu pour moi, vous qui aimez l’Art,
Que je puisse contempler sa face.
Fuyez le péché, tournez vous vers le bien
Car tôt ou tard m’aurez à suivre.


Un prince de la maison de Bavière-Hainaut
Miniature des « Heures de Turin »

Un renseignement précis à relever dans cette épitaphe : Hubert Van Eyck mourut le 18 septembre 1426.[14]

Il a été question ces temps derniers de replacer la dalle de Hubert en face du polyptyque de l’Agneau, de la surmonter du médaillon des deux



Pol de Limbourg et ses frères
Hallali du Sanglier dans la Forêt de Vincennes
Miniature des Très Riches Heures du duc de Berry
(Musée Condé à Chantilly)

frères, de l’entourer de figures symboliques ; la pauvre pierre ferait piteuse figure dans ce cadre glorificateur et nous espérons que les Gantois la laisseront où elle est, ou se contenteront de l’encastrer telle quelle dans les parois de la cathédrale.

Donc Hubert, vraisemblablement originaire de Maeseyck, vint s’installer à Gand, commença le polyptyque de l’Agneau, reçut la visite des magistrats de la ville en 1424, mourut en 1426 et fut enterré dans la crypte de l’église Saint-Jean, c’est-à-dire de Saint-Bavon. Cette crypte ayant été détruite en partie par suite de l’édification d’une nouvelle nef, on enleva toutes les tombes qui s’y trouvaient — y compris celle du grand maître — et les ossements furent dispersés. Seul le bras droit de Hubert, enfermé dans un étui de fer, resta exposé comme une relique au cimetière. C’est dans la première édition de son Historie van Belgis, (Gand 1574), où il donne une assez longue notice sur l’Adoration de l’Agneau que Van Vaernewyck cette fois nous fournit ce curieux détail : « Le bras auquel a appartenu cette main si habile a longtemps été pendu dans une gaine de fer (in een ijzer besloten) sur le cimetière où je l’ai vu jadis, car l’église a été renouvelée et son tombeau a été déblayé (opghedolven) avec plusieurs autres ».

La visite des magistrats à l’artiste, l’inscription du polyptyque, les termes de l’épitaphe et le culte voué à la relique du maître, ces faits doivent nous convaincre de la renommée de Hubert et de la grande place qu’il occupa dans l’art. Pourtant, outre que nous ignorons complètement quelle fut sa part dans l’exécution du Retable de Gand, il est impossible de désigner d’une façon formelle aucun tableau de sa main. Un certain nombre de critiques se sont appliqués ces temps derniers à lui dresser un catalogue : MM. Weale, Hulin, Six, Otto Seeck, Durand-Gréville, etc. Ils attribuent à Hubert la plus grande partie du polyptyque de l’Agneau et s’accordent à voir en lui l’auteur de certains tableaux qui passaient jusqu’à présent pour être de son frère Jean ou de l’école « eyckienne ». M. Weale s’appuyant sur des documents parfois contestés, sur des détails d’architecture et de botanique (une certaine palmette méditerranéenne Chamœrops humilis qui ne se trouve qu’au-dessous du 44e degré de latitude est, si je puis dire, la clef de voûte de son argumentation), a dressé une liste des œuvres de Hubert qui compte une dizaine de numéros, l’Adoration non comprise. M. Hulin est plus modeste, il n’en cite que cinq ; M. Otto Seeck dans la Kunstchronik atteint le chiffre respectable de douze. Tout cet édifice est fait d’hypothèses, comme le constate d’ailleurs M. Durrieu.

Avant d’aborder la biographie de Jean et l’étude de l’Adoration de l’Agneau nous passerons en revue les œuvres attribuées aujourd’hui par certains critiques à Hubert, l’aîné des deux frères.[15]

Le Triomphe de l’église sur la Synagogue ou la Fontaine de Vie, au Prado de Madrid. Dans une architecture imaginée, on voit trôner Dieu le Père entouré de la Vierge, de saint Jean l’Evangéliste, d’anges musiciens. Aux pieds du Père, l’Agneau mystique sous lequel est représentée la Fontaine de Vie. À droite de la vasque gothique les serviteurs triomphants de l’Église, à gauche les serviteurs confondus de la Synagogue. Cette composition n’est que la réplique d’une œuvre originale des Van Eyck, de l’un des Van Eyck qui, pour les critiques d’aujourd’hui serait Hubert. L’ordonnance, les types, les costumes, le système des draperies évoquent le Retable de Gand ; mais l’exécution très inégale ne saurait être imputée aux maîtres de l’Adoration ; Mündler, Waagen, Eisemann y voyaient déjà une composition de Hubert exécutée par un continuateur. C’est aussi la thèse de M. Weale, lequel s’appuie sur un passage de Ponz, auteur du Viage d’España (Madrid 1783) qui a vu l’original de la Fontaine de Vie sur l’autel de la chapelle Saint-Jérôme dans la cathédrale de Palencia et qui en donne une description complète. Ponz admire l’œuvre et son style dans la manière de Dürer ; il ajoute qu’il a vu quelques copies infiniment moins bien exécutées (infinitamente distantes de la exacta execusion de esta). L’irréalité de l’architecture, l’absence de physionomies néerlandaises fortifient en M. Weale l’idée que la conception est tout entière de Hubert.

2° Les Trois Marie au Sépulcre (Galerie Cook à Richmond ; fut exposé aux Primitifs de Bruges). Sur le tombeau vide un ange, revêtu de l’aube et l’étole, s’adresse aux Saintes Femmes tandis que les légionnaires dorment d’un sommeil profond. Dans une échancrure de rochers une ville vers laquelle serpente un chemin avec de nombreux piétons et cavaliers. On voit dans le bas, à gauche, un écusson entouré du collier de saint Michel ; ce sont les armoiries de l’historien Philippe de Commines qui fut propriétaire des Trois Marie et les surchargea de cet ornement héraldique. M. Weale donne cette œuvre à Hubert parce que les soldats n’ont pas le type néerlandais et parce qu’il découvre dans le paysage la fameuse chamærops humilis. M. Hulin estime cette œuvre très différente des créations de Jean. Les édifices des arrière-plans sont noyés dans l’atmosphère rougeoyante de l’aurore ou de la fin du jour. Or, au XVe siècle « l’attention du peintre ne se porte pas sur la lumière ni la couleur changeante. Il suppose plutôt un éclairage normal ». Nous verrions au contraire dans ce souci des colorations atmosphériques un progrès, assignant à l’œuvre une date postérieure. Ce n’est point l’avis de M. Hulin : « Je pense dit-il qu’il faut l’attribuer à Hubert ». C’est aussi l’avis de M. Otto Seeck et de M. Durrieu lequel a fait remarquer que la cuirasse bombée de l’inoubliable soudard ventru endormi entre les deux autres soldats, reflète le paysage, comme le fait l’armure du chevalier qui tient la bannière dans la miniature des Heures de Turin représentant le retour de Guillaume IV.

La Vierge dite de Rothschild avec l’enfant Jésus, sainte Anne, sainte Barbe et le père Herman Steenken, (vicaire de la Chartreuse de Sainte-Anne ter Woestine-lez-Bruges de 1402 à 1404, puis de 1406 jusqu’à sa mort). Autorisé par le chapitre de l’ordre à se retirer chez les chartreux de Diest en 1404, le père Herman était revenu à ter Woestine sur les instances des religieuses de Sainte-Anne et de quelques autres personnes. Il y mourut en odeur de sainteté le 23 avril 1428. Le tableau, suivant M. Weale aurait été peint vers 1415, à Bruges (?) par Hubert Van Eyck. La galerie de marbre qui abrite la « Sainte Conversation » et par laquelle on aperçoit un merveilleux site urbain, est inspiré des chiostri italiens ; la tour de sainte Barbe, laisse voir à travers ses colonnettes torses une statue de Mars, nouvelle réminiscence italienne. Pour M. Weale d’ailleurs Hubert a visité l’Italie et s’est inspiré de Giotto.

La Vierge avec un chartreux, réplique ou prototype de la Vierge de Rothschild. Cette œuvre parut à la vente de Backer à La Haye en avril 1662, fut importée en Angleterre, acquise par le marquis d’Exeter et à la vente de cette dernière collection achetée par le musée de Berlin où elle est toujours. Dans l’inventaire des tableaux de l’archiduc Ernest d’Autriche, gouverneur du Pays-Bas de 1592 à 1595 se trouve mentionnée une Vierge accompagnée de saint Bernard et d’un ange par Rupert Van Eyck. Weale et Otto Seeck croient qu’il s’agit du tableau de Berlin. M. Hymans avait déjà dit : « Saint Bernard est toujours représenté sous les traits d’un moine vêtu de blanc et la figure de sainte Barbe se confondrait aisément avec celle d’un ange ».[16]

Saint François recevant les stygmates (pinacothèque de Turin). C’est M. Hymans qui attira l’attention sur ce tableau et le restitua non point à l’aîné des frères, mais au cadet. Parmi les œuvres indéterminées de Jean Van Eyck avait longtemps figuré un petit tableau représentant saint François « légué en 1470 par Anselme Adornes à ses filles Marguerite et Louise. Le testateur exigea que des volets fussent ajoutés à ce tableau et qu’on représentât son portrait et celui de sa femme. » Le petit tableau de Turin qui a quelque peu souffert mais qui conserve néanmoins une singulière puissance de coloris et d’expression, serait pour M. Hymans ce tableau d'Anselme Adornes.[17] M. Weale, constatant la présence de la chamærops humilis dans le paysage a fait de ce Saint François une œuvre de Hubert.





Pol de Limbourg et ses frères
Le duc de Berry à table
Miniature des Très Riches Heures du duc de Berry
(Musée Condé à Chantilly)

Elle ne serait même que la réplique d'un tableau actuellement au musée de New-York, représentant la même scène et où l’on trouve également la fameuse palmette. À propos de ce petit Saint François de Turin, M. Durand-Gréville écrit que Hubert est « le plus doux, le plus souple, le moins sculpteur et le plus peintre des deux frères. »

Calvaire et Jugement dernier de St-Péterbourg, deux volets d’un triptyque dont la partie centrale représentait une Adoration des Mages. Ces compositions, peintes primitivement sur bois, ont été transportées sur toile ; elles proviennent d’Espagne et appartiennent depuis l’année 1845 à l’Ermitage de St-Pétersbourg. Les trois croix du Calvaire, au delà desquelles on aperçoit les tours de Jérusalem, sont entourées d’un groupe épais de cavaliers. Longinus d’un coup de lance perce le sein droit du Seigneur, tandis qu’un autre valet de guerre tend l’éponge trempée de vinaigre. À l’avant-plan saint Jean, la Vierge, les Saintes Femmes. L’architecture du fond, le groupe des Saintes Femmes, le vêtement de certains soldats font penser aux Trois Marie ; les chevaux vus de profil ne sont pas sans analogie avec ceux des Heures de Turin. On croyait reconnaître jadis Marguerite Van Eyck dans la pathéthique figurine aux cheveux dénoués qui s’agenouille à côté de saint Jean, joint les mains en prières et lève vers le Sauveur un visage douloureux. Deux des cavaliers passaient pour représenter Jean et Hubert que la tradition désigne parmi les Juges intègres de l’Adoration de l’Agneau.

Le Jugement dernier de St-Pétersbourg nous montre le Christ entre la Vierge et saint Jean et trônant parmi les Anges et les Élus. Sous l’assemblée céleste s’étendent la terre et la mer d’où ressuscitent les âmes appelées au tribunal divin ; au centre l’archange saint Michel brandissant le glaive, terrasse un démon d’aspect inoubliable. C’est un squelette aux orbites pleins d’ombres. Au-dessus de ses bras et de ses jambes décharnés il étend d’immenses ailes de chauve-souris comme pour protéger les gouffres infernaux, représentés dans la partie inférieure où se tord la chair vouée à la damnation éternelle. Point n’est besoin de souligner l’originalité de cette conception et la hardiesse de la mise en page. Les anges, avec la cassure terminale des robes, ainsi que quelques-uns des élus, évoquent les figures de l’Adoration ; mais dans aucune des œuvres attribuées aux Van Eyck on ne retrouvera les nus convulsés et torturés, qui sont ici noués les uns aux autres et dont Petrus Christus, Roger Van der Weyden, Jérôme Bosch, gardèrent le souvenir.

M. Weale ne classe point ces deux pages importantes parmi les productions de Hubert ; il les attribue à un maître contemporain des Van Eyck. Pour M. Durand-Gréville pas de doute possible. Calvaire et Jugement sont de l’aîné « le plus extraordinaire, le plus hardi, le plus grand des précurseurs flamands. »

Calvaire, du musée de Berlin. Le type de la Vierge n’est point néerlandais, l’architecture est italienne et rappelle celle des Trois Marie au Sépulcre. On remarque dans le paysage la chamœrops humilis ; pour ces raisons M. Weale, suivi de M. Hulin, attribue le tableau à Hubert.

Sainte Famille avec le Donateur et saint Antoine. (Musée de Copenhague). Ce tableau est formé de deux panneaux accouplés. À la droite du spectateur une Sainte Famille attribuée à Van Dyck ; de l’autre côté, dans un fort beau paysage assez semblable comme style à celui qui encadre le Saint François de Turin, un donateur agenouillé protégé par saint Antoine. Le revers peint en grisaille représente l’archange Gabriel. Pour M. Weale le donateur agenouillé est ce bourgeois de Gand, Robert Poortier, qui fit exécuter un autel en l’honneur de saint Antoine, dans la chapelle Notre-Dame à l’église du Saint-Sauveur à Gand, autel que décorait jadis le tableau en question. À la date du testament de Robert Poortier et de sa femme, Avesoete’s Hoeghen, le 9 mai 1426, une statue de saint Antoine et quelques autres œuvres provenant du même autel, se trouvaient en effet entre les mains de Hubert ainsi que nous l’a appris la note publiée par M. Van der Haeghen, l’archiviste de Gand.

Cette liste tend à s’allonger. On y ajoute des tableaux qui de tout temps ont passé pour des œuvres de Jean et que nous examinerons plus loin : la Vierge du Chancelier Rolin (Louvre) que l’on rapproche naturellement de la Vierge de Rothschild ; le petit triptyque de Dresde ; l’original perdu de la Vierge de Berlin. M. Durand-Gréville propose de voir en la Vierge du Chancelier Rolin une œuvre due à la collaboration des deux frères, et à toutes les richesses octroyées par MM. Weale, Hulin, Otto Seeck à Hubert, le même critique ajoute le Christ vu de face, du musée de Berlin, la Madone d’Incehall, plus quelques autres œuvres pour lesquelles il est moins affirmatif. Nous ne saurions que répéter le mot de M. Durrieu : « Tout cet édifice est fait d’hypothèses. » Admettons qu’on puisse maintenir au catalogue de l’aîné les huit tableaux que nous avons détaillés et le groupe des miniatures de Turin dit de Bavière-Hainaut. Hubert nous apparaîtrait en effet comme un précurseur qui, à côté de trouvailles rares dans l’expression et le coloris, multiplierait les gaucheries et tomberait vite dans la froideur et la confusion. La Vierge avec un Chartreux, du musée de Berlin, est sans vie sous ses cheveux métalliques et brillants ; les personnages de St-Pétersbourg, à part les admirables damnés, ont trop souvent des attitudes conventionnelles de marionnettes ; les architectures des Trois Marie au Sépulcre manquent de cette belle netteté de profil qui semble le privilège des Van Eyck.





Pol de Limbourg et ses frères
Les semailles d’automne devant le Louvre de Charles V
Miniature des Très Riches Heures du duc de Berry
(Musée Condé à Chantilly)

M. Durand-Gréville constate lui-même qu’au premier plan de ce tableau les personnages sont éclairés de droite à gauche, tandis que les rayons du soleil levant éclairent de gauche à droite les monuments lointains. C’est ce que M. Durand


Dieu le Père
Miniature des « Heures de Turin »

Gréville appelle un advertance[18]. On en relève une autre plus grave dans le Saint François de Turin, délicieusement peint pourtant ; le poverello n’a pas de pied gauche et n’a que deux pieds droits !




La Vierge et l’Enfant Jésus entourés de Saintes
Miniature des « Heures de Turin »

Enfin la Vierge de Rothschild, l’œuvre la plus remarquable du catalogue hubertien, pour l’éclat du coloris et l’extraordinaire précision de son fond de ville, — on y distingue des cygnes nageant sur le fleuve, un bateau chargé de voyageurs, des chalands amarrés, les portes d’une tour s’ouvrant pour laisser pénétrer la foule affairée, des rues où passent des cavaliers, des promeneurs, des chariots rustiques, puis à l’horizon des prés verts et des troupeaux[19], — ce tableau cesse d’intéresser si l’on considère les figures, et M. Kaemmerer a fort bien remarqué l’absence d’individualité des deux saintes, la rigidité ligneuse du froc d’Herman Steenken, l’attitude artificielle du Christ et la rondeur puérile du visage de la Vierge.

Souhaitons que la figure artistique de Hubert sorte des ombres, des contradictions, des hypothèses qui la voilent. Toutefois on peut assurer dès à présent que l’on ne réussira pas à faire de l’aîné un maître de la taille du cadet.

  1. De Laborde. op. cit., t. Ier, p. 395-396.
  2. Livre des Peintres tr. Hymans, p. 26.
  3. Gachard, Rapport sur les archives de l’ancienne chambre des comptes de Flandres à Lille ; 1836 p. 268 ; de Laborde op. cit., t. Ier p. 257.
  4. Manuel de l’histoire de la Peinture, T. I, pp. 108 et suiv.
  5. Michiels : les Peintres Brugeois p. 6.
  6. Mémoires sur les documents faux relatifs aux anciens peintres, sculpteurs et graveurs flamands. (Mémoires de l’Ac. de Belgique 1899, p. 122.) Cf. aussi sur Marguerite Van Eyck : Livre des Peintres p. 26 et 35 ; Michiels : les Peintres Brugeois p. 6.
  7. Ein neues Zengnis über die Brüder Van Eyck. Kunstchronik. 1899 -1900. p. 86. Note.
  8. Stadsrekening 1424-1425, fol. 188 et 270 (onverziene costen) « Item ghegheven over sijn moyte Luberecht van II bewerpene ( volets ?) van eenne taeffele die hij maecte ten bevelne van scepenen. V, s. gr. »
  9. Stadsrekening (1425-1426) fol. 288, chap. des prosenten. « Item ghegheven in hoofschede den kinderen te meester Ubrechts VI gr. »
  10. Staten van Goed (1425-1420) fol. 63, « Dat men in de selve capelle doe maken eenen altaer omme up te doene den dienst ons Heeren ende om up den zelven altaer te stelne I belde van Sinte Anthonise welc beelde nu ter tyt rust onder meester Hubrechte den scildere met meer ander weerex dienende ten selven altare. » — Cité pour la première fois par Victor Van der Haeghen. Inventaire des archives de Gand, cat. général, 1896, p. 230.
  11. Cf. W. H. James Weale. Hubert Van Eyck. Gazette des Beaux-Arts. Juin 1901.
  12. Stadsrekening (1426-1427) fol. 319. Outfaen van Yssnwen… « van den hoyre van Lubrecht van Heyke, VI S. gr. »
  13. Cf. Waagen, Notice sur le chef d’œuvre des frères Van Eyck, traduite et annotée par L. de Bast ; Gand 1825, p. 27 ; Crowe et Cavalcaselle, les Anciens peintres flamands. Trad. Delepierre. 1862 p. 62 ; Bode, Kön. Museen zu Berlin. Beschreibendes Verzeichnis. Vierte aufl. 1894 p. 91 et 91.
  14. Sur la dalle de Hubert Van Eyck, son histoire et son inscription : Cf. l’Inventaire archéologique de Gand fascicule VIII. Gand, août 1893.
  15. Cf. pour l’œuvre de Hubert Van Eyck : Kaemmerer, Hubert und Jan Van Eyck, Bielefeld : 1898. J. Weale : Hubert Van Eyck, (Gaz. Beaux-Arts 1901) ; du même : Opinions courantes sur les Van Eyck. Burlington Magazine. 1 Janvier 1904 ; du même : Catalogue des Primitifs flamands 1902. F. Weale : Hubert and Jan Van Eyck, London 1903. P. Durrieu : les Débuts des Van Eyck (art cit.). Six : À propos d’un repentir de H. Van Eyck (Gaz. Beaux-Arts, 1904). Hulin : Cat. critique de l’Exposition de Bruges. Bruges 1902. Otto Seeck : Eine neues Zeugnis über die Brüder Van Eyck. Kunstchronik. Wochenschrift für Kunst und Kunstgewerbe. 1899 1900. nos 5 et 6. Durand-Gréville : Hubert Van Eyck, son œuvre et son influence. Les Arts anciens de Flandre. 1905. T. 1.
  16. Livre des Peintres, p. 46.
  17. Cf. Ibid. p. 47.
  18. Cf. Hubert Van Eyck, son œuvre, son influence, art. cit. p. 30
  19. Cf. Hubert und Jan Van Eyck, op. cit. p. 94 et 95.