La revanche d’une race/09

La bibliothèque libre.
L’Étoile du nord (p. 63-69).

IX

HOMME À HOMME


Hagard et haletant, Harold Spalding demeurait pétrifié devant Jules Marion calme et grave dans sa tenue militaire.

Il n’y avait dans l’attitude du jeune homme ni arrogance, ni colère, ni défi, ni rancune ; mais il n’y avait pas non plus gêne ou humilité.

Ce n’était pas l’instituteur modeste et soumis en face de son supérieur, c’était l’homme devant un autre homme.

Nous nous hasardons à dire qu’à cette heure où l’Empire tremblait sous les éclats effroyables de la foudre prussienne, cet humble soldat, qui irait bientôt, pour la défense et le salut de cet Empire, se jeter dans la mêlée sanglante, était plus élevé que le riche et puissant Spalding. À cette heure grave d’une lutte gigantesque où les fortunes, les rangs, les libertés étaient menacés, l’échelle sociale se trouvait modifiée, il nous semble, en ce sens que ceux qui en occupaient les plus hauts degrés devaient ou se sentaient forcés de rétrograder, pour faire place aux défenseurs de ces libertés.

Mais même avec ce sentiment ou cette vision, Jules Marion ne se fût pas élevé au-dessus de son supérieur, sa modestie l’en aurait prévenu. Il se contentait de se hausser jusqu’au niveau du piédestal sur lequel se dressait le millionnaire. Devant un homme Jules Marion voulait paraître un homme. Voilà tout.

En voyant le maître d’école pénétrer chez lui à l’improviste, en lui voyant cette attitude fière qu’il attribua à une insolente hostilité, Harold, sa première stupeur passée, se redressa, mais sans abandonner le corps inanimé de sa fille. Et il parla sur un ton de hautain mépris. Ah ! c’était affreux d’entendre ce père jeter de telles paroles pendant que sa fille mourait peut-être dans ses bras. Harold disait.

— Votre insolence dépasse les bornes, monsieur. Est-ce l’uniforme militaire qui vous fait forcer les portes d’une maison honnête ? Dites-moi donc si le pays a fait faire ces uniformes pour en vêtir nos soldats ou pour en costumer les cambrioleurs !

Sous cette insulte brutale Jules Marion ne sourcilla pas. Un sourire muet entr’ouvrait ses lèvres pendant qu’il observait son ennemi, comme s’il eut été certain de posséder l’arme qui pouvait le plus sûrement l’atteindre.

Harold eut un geste d’impatience.

— Répondez donc ! cria-t-il d’une voix tonnante. Êtes-vous un soldat ou un voleur ?

— Monsieur Spalding, répondit simplement Jules Marion, je suis un homme !

— Un homme ?… répéta comme un écho Harold dont la physionomie demeura interrogative.

— Un homme, poursuivit Jules d’une voix ferme qui vient dire à un autre homme que, en face du devoir à remplir, la rancune est oubliée et que cet homme désire s’en aller sans laisser derrière lui ni haines ni inimitiés. Monsieur, continua Jules, j’aurais pu vous demander plus tôt une explication ; car on ne chasse pas ainsi un instituteur qui a toujours fait scrupuleusement son devoir, sans avoir des raisons très graves, de force majeure comme dirait votre lettre. Oui, j’eusse pu vous demander tout au moins l’explication de ces raisons de force majeure. Si je ne l’ai pas fait, c’est parce que j’ai compris que j’avais été l’objet de calomnies qu’il importait avant tout de dissiper. Or, pour mieux faire taire les calomniateurs, j’ai pris ce moyen.

— Quel moyen ? demanda Harold méprisant.

— Cet uniforme, monsieur.

— Cet uniforme ? Mais vous le souillez, misérable ! Cet uniforme est pour vous un travestissement. Je ne sais pas au juste dans quel but ni pour quel motif vous le portez, mais je devine que c’est pour mieux accomplir quelques sombres et honteux projets. Comment un traître à l’Empire peut-il vêtir la tunique de nos soldats, si ce n’est pour mieux cacher ses affreux desseins ? Non, je ne vous crois pas, quand vous me dites que vous allez défendre l’Empire. Un homme qui se rebelle contre l’autorité après l’avoir critiqué calomniée et bafouée, ne peut être, du jour au lendemain, le serviteur fidèle, le vaillant défenseur de cette autorité. Non, je ne vous crois pas. J’aurais pu croire un honnête homme, mais vous…

— Ah ! je comprends bien, monsieur que la calomnie a fait son œuvre !

— Surtout, jeune homme, je vous recommande de n’accuser personne. Jetez le blâme que sur vous-même. Ne vous en prenez qu’à vos actes.

— Mes actes ? fit Jules avec une surprise profonde.

— Oui, répliqua durement Harold. Un honnête homme n’eut pas cherché à compromettre l’honneur d’une jeune fille de bonne maison et de haute respectabilité.

— Ah !… j’ai compromis votre fille ! murmura Jules de plus en plus surpris.

— Vous le demandez, malheureux ? rugit Harold en déposant Violette dans un fauteuil. Vous devenez impertinent tout à fait. Oserez-vous nier les lettres brûlantes que vous avez écrites à ma fille ?

— Monsieur, protesta Jules en rougissant malgré lui, j’aimais Violette d’honnête et sincère amour, et je vous jure que ces lettres étaient très réservées et très respectueuses. Pour qualifier mes lettres de brûlantes, je vois bien que vous ne les avez pas lues.

— Vous ne nierez pas non plus, poursuivit Harold s’exaltant, que vous l’avez attiré à des rendez-vous dangereux. Savez-vous que vous avez agi avec une légèreté impardonnable, ou bien avec une imprudence stupéfiante ?

— Vous vous trompez encore et m’injuriez injustement ! protesta Jules plus hautement.

— Je sais ce que je dis, répartit Harold d’une voix cassante. Vous prétendez vous excuser en affirmant que vous aimez sincèrement et honnêtement ma fille. Mais un aventurier de votre espèce, un ennemi déclaré de tout ce qui est anglais, va-t-il s’énamourer d’une fille anglaise ? Mais ce serait d’une inconséquence vraiment stupide. Et je ne puis croire que vous ayez eu la pensée que le père serait idiot au point de vous léguer sa fortune en vous donnant sa fille. Ah ! on vous a dit honnête, intelligent, généreux… Quelle plaisanterie ! Car moi je ne découvre dans votre infâme personnage que le plus abominable des coquins. Tenez ! cet uniforme, que vous vous applaudissez d’avoir revêtu pour vous donner des apparences de héros, je ne sais ce qui me retient de vous le déchirer au dos. Car je vous le répète, vous n’êtes qu’un malfaiteur, un reptile qu’il faut écraser !

Sous cet avalanche d’outrages et d’injures, Jules par un merveilleux contrôle de lui-même garda son sang-froid. Ah ! c’est qu’à toutes ces insultes, à toutes les bassesses où se laissait aller le puissant et respectable Harold Spalding — bassesses, d’ailleurs, que seules la rage et la haine lui inspiraient — qui, en face de toutes ces dégradantes insultes, Jules entrevoyait sa revanche, et cela lui suffisait pour lui faire conserver son calme.

Et ce calme exaspérait Harold plus que ne l’eût fait une riposte d’invectives.

— Défendez-vous donc ! hurla-t-il. Tâchez de me prouver que je ne vous dis pas la vérité !

— À quoi bon ? puisque ma conscience demeure tranquille, puisque je comprends que je suis complètement perdu dans votre opinion. Je regrette seulement d’être venu vous faire des excuses.

— Des excuses ? interrogea Harold dont la curiosité s’éveilla.

— Oui, reprit Jules avec un sourire amer. Je ne voulais pas partir pour là-bas sans venir vous dire que je regrette l’acte un peu vif auquel je me suis laissé aller ce matin. Ah ! que voulez-vous ? Ce prêtre vénérable entre tous, monsieur, m’est aussi sacré qu’un père… je l’ai défendu.

Ces paroles firent naître dans l’esprit du millionnaire une pensée sinistre. Il haïssait tellement ce jeune homme qu’il ne comprenait pas [illisible]me l’acte de générosité dont il faisait preuve [illisible] venant à cet homme, qu’il savait son ennemi, offrir des excuses. Certes, Violette était bien pour quelque chose dans cette démarche, mais qu’importe ! L’antipathie et les préjugés surtout d’Harold ne lui faisaient voir dans ce modeste [illisible] que l’être le plus vil. Et c’est aux paroles de Jules relatives à la scène du matin, c’est au souvenir du terrible coup de poing, que ses projets de vengeance, un instant oubliés, affluèrent brusquement à son esprit.

Oui, cette pensée sinistre s’agita dans son cerveau enfiévré, cette pensée que déjà Randall avait peu à peu insufflée : la mort de Marion ! Un accident, par exemple… Mais à ce moment l’accident manquait. Seulement une opportunité excellente se présentait pour Harold, il pouvait se venger sans qu’aucune conséquence grave retombât sur sa tête. Il avait là devant lui un homme de rien, un être dangereux, un rebelle peut-être un voleur… un individu, enfin, entré chez lui avec effraction ! Cela suffisait.

Et il se mit à regarder attentivement le jeune homme, tandis qu’un rictus de mordante ironie s’imprimait sur ses lèvres. Et il y avait, à cette minute, sur les traits de son visage, tous les signes d’une joie étrange et sauvage : la joie, par exemple, qu’éprouve le tueur de tuer, le bourreau de couper une tête humaine. Harold paraissait éprouver cette joie des fauves qui tiennent enfin une proie longtemps guettée. Sa joie était cruelle, enivrante, c’était de cette joie avec laquelle on tue plus vite et mieux !

Et pendant que sa main droite disparaissait dans une poche de son habit, il disait en ricanant :

— Ah ! tu es venu me faire des excuses ? Ah tu pousses l’impertinence jusqu’à venir me narguer cher moi ? Tu viens te repaitre de ma honte et revoir les marques qu’a laissées à ma figure ton outrage sanglant ! Imbécile ! Crois-tu que Harold Spalding peut jamais oublier une pareille insulte, un tel affront ? Comment as-tu pensé que j’accepterais des excuses ?

Le millionnaire, à cet instant, était si terrible, si menaçant que, par un mouvement plutôt involontaire, Jules Marion recula jusqu’à la porte.

D’un bond Harold l’y rejoignit.

— Gueux ! cria-t-il, tu ne te sauveras pas ainsi.

Sous la menace directe Jules s’arrêta.

Une minute, il considéra Harold et crut comprendre ce qui se passait dans l’esprit de son ennemi.

Il ébaucha un sourire doux et triste et dit :

— Monsieur Spalding, un canadien ne se sauve jamais !

Et il marcha… jusqu’au centre de la chambre, droit devant lui, droit devant Harold qui reculait à mesure qu’avançait le jeune homme.

Alors, il s’arrêta, croisa les bras et dit avec un calme admirable :

— Monsieur Spalding, je ne suis pas armé. Accomplissez donc votre lâcheté !

Le millionnaire jura, retira sa main droite qui apparut armée d’un revolver, et ce revolver, il le braqua sur Jules Marion.

Une seconde peut-être, et tout serait fait !

Jules n’éprouva pas le moindre tressaillement, le sacrifice de sa vie était fait déjà.

— Ah ! tu ne trembles pas ? rugit Harold que le calme du jeune homme étonnait.

— J’attends, monsieur ! répliqua tranquillement Jules Marion.

Mais à l’instant même une silhouette humaine se dressa entre les deux hommes, la main livide de Violette saisit l’arme menaçante, l’arracha des doigts crispés de Harold. Une détonation éclata… une balle alla trouer l’un des chiffonniers.

Et comme si cette détonation subite eut brisé ses nerfs, Harold Spalding s’affaissa lourdement sur le tapis de la chambre.

Violette, alors, regarda Jules, toujours calme et fier, et lui dit avec un accent plein de triste désespérance :

— Jules, laissez nous !

C’était une prière et non un ordre.

En même temps la jeune fille jetait le revolver dans un tiroir de chiffonnier.

Un moment, Jules fut sur le point de prendre dans ses bras cette malheureuse et vaillante enfant, lui demander pardon de sa cruauté de l’autre soir, et de lui crier :

— Ah ! Violette, vous voyez bien qu’avec un tel père nous ne pourrons jamais être l’un à l’autre !

Mais la soudaine vision de son devoir futur, de sa revanche, le contint. Et la gorge serrée, incapable de prononcer un simple mot de remerciement, Jules s’inclina machinalement sous l’injonction de la jeune fille pour laquelle son âme saignait tant à cette minute terrible, il sortit.