La revanche d’une race/25

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L’Étoile du nord (p. 169-177).

VIII

VISITE INATTENDUE


En sortant de l’hôtel le docteur Randall gagna la rue de Rome, s’engouffra dans cette ruelle étroite et noire où nous avons déjà mis les pieds, et il s’arrêta devant l’immeuble inhabité qui protégeait la retraite de Monsieur Gaston.

Il sortit une clef de sa poche pour l’introduire dans la serrure de la porte, lorsque, soudain, il parut se raviser.

Un instant, il demeura méditatif.

Puis, avec un sourire énigmatique :

— Allons !… allons !… murmura-t-il, pourquoi pas ?

Et remettant la clef dans sa poche, il ajouta :

— C’est vrai que l’affaire est hasardée… Mais quelle bonne besogne si elle réussissait !… Bah ! acheva-t-il, avec un haussement d’épaule, je n’ai qu’à savoir m’y prendre !…

Et sans plus il rebroussa chemin.

Quel projet sinistre venait encore de naitre dans le cerveau diabolique du docteur Randall ?

On le saura bientôt.

On se rappelle que Monsieur Gaston avait dit au docteur là-bas, à l’hôpital provisoire :

— Il faut que je sois à Paris demain !


En effet le soir même, aussitôt après son attentat contre la vie de Jules Marion, Monsieur Gaston, sûr en lui-même de n’avoir pas manqué son coup et satisfait d’avoir gagné son argent — c’est-à-dire les vingt-cinq mille francs versés par Harold à titre de première avance — ce même soir donc, Monsieur Gaston reprenait la route de Paris.

Trois jours s’étaient passés depuis, et nous retrouvons Monsieur Gaston seul dans son petit cabinet à neuf heures du soir.

Il quitte le petit secrétaire où, l’instant d’avant, il écrivait ses notes ou rapports, et le ferme soigneusement à l’aide d’une clef qu’il fait ensuite disparaitre dans les pages d’un gros volume tout poussiéreux qui tient compagnie à un petit cadran perché sur la tablette du secrétaire.

Cela fait, il élève la main vers une draperie accrochée au-dessus du secrétaire. Un fil de fer horizontalement soutenu par deux clous plantés dans la muraille retient cette draperie. Et c’est d’une main qui tremble légèrement que Monsieur Gaston fait glisser la draperie. Alors apparait une sombre et funèbre gravure encadrée d’un bronze sale.

Monsieur Gaston abaisse humblement ses regards, reprend le gros volume poussiéreux, l’ouvre et, se prosternant avec dévotion, ses lèvres semblent s’agiter comme dans une lecture de prières.

Or, cette gravure — très mal faite — représente Guillaume II, Empereur d’Allemagne et Roi de Prusse, faisant une entrée triomphale dans Paris, à la tête de sa Garde Impériale. Les moustaches de l’Empereur ont été allongées et recroquevillées d’une façon outrageante. Sur un cheval fringant et d’éclatante blancheur l’Empereur semble morose et accablé : ses épaules sont très tombantes, sa tête s’incline comme ployant sous un lourd fardeau, et ses joues creuses et plissées, ses yeux entourés d’un cercle violet et son menton pointu lui donnent un aspect misérable, — la mine d’un vaincu plus que celle d’un vainqueur.

C’était plutôt une caricature que la reproduction d’un tableau de maître ; et nous croyons que si le Kaiser se fût soudain trouvé devant cette œuvre effrontée, il l’eût déchirée d’un geste violent, et fait fusiller sur l’heure Monsieur Gaston pour s’être prosterné devant une telle monstruosité.

Heureusement, pour Monsieur Gaston, le Roi des Boches était de Paris plus loin que jamais, et, pour l’heure, il ne devait guère songer à son grand et sublime rêve !…

Oui, devant cette caricature de loustic, Monsieur Gaston s’était agenouillé et récitait dans son gros livre des actions de grâces… à moins que ce ne fût l’oraison funèbre du Kaiser !… Puis, après cinq minutes de cette sainte lecture, Monsieur Gaston referma le livre, ploya l’échine, se courba… se courba jusqu’à rencontrer le sol de ses lèvres !…

C’était le dernier raffinement de la civilisation germanique !

Après avoir ainsi rendu ses hommages à son dieu, l’espion se releva, alla replacer le gros livre à côté du cadran solitaire, et, oubliant ou dédaignant de ramener la draperie sur la gravure, il alluma une cigarette, se jeta nonchalamment sur un sofa, leva les yeux au plafond en suivant les spirales de sa fumée et demeura pensif, pendant qu’un sourire béat se stéréotypait sur ses lèvres lippues, et que ses doigts gros et courts jouaient distraitement avec le loquet de sa chaine de montre.

Il faut croire que Monsieur Gaston était fort absorbé dans ses méditations intimes, puisqu’il n’entendit pas la porte de son fumoir grincer légèrement en s’ouvrant, et ne vit pas la figure effarée et livide de Berthe se dessiner dans l’encadrement.

Ce fut la voix tremblante de la bonne qui le tira, ou plutôt le fit bondir hors de sa solitude.

— Monsieur Gaston !… dit la voix agitée de Berthe.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? demanda Monsieur Gaston avec un accent hors d’humeur, comme s’il eût été furieux d’être dérangé ou surpris dans ses méditations.

— On vient de frapper dans la porte !…

— Hein !… tu dis ?… bégaya Monsieur Gaston dont la physionomie se couvrit d’une pâleur subite.

— … les trois coups… comme vous les frapper !… articula difficilement la servante dont la gorge se verrait d’épouvante.

— Tu as dû rêver ! fit Monsieur Gaston avec mépris.

— Quand je vous dis que je les ai entendus !

— Quand cela, alors ?

— Tout à l’heure… une minute à peine… Je montais à ma chambre avec le bougeoir… j’allais sonder la porte comme je fais tous les soirs, Tout à coup, juste au moment où je me dirigeais vers l’escalier, j’ai entendu…

— Les trois coups ?…

— Si bien que mon bougeoir s’est échappé de mes mains… il s’est éteint en tombant ; naturellement je ne l’ai pas rallumé.

— Parbleu !

— Faut-il ouvrir, Monsieur Gaston ?

La question parut fort embarrassante à Monsieur Gaston. Il tira rudement ses moustaches, rumina quelque chose et demeura très perplexe.

Puis comme s’il se fût parlé à lui-même :

— Diable !… murmurait-il, c’est que c’est embêtant d’être ainsi embêté !… Qui cela peut-il être ?… Le révérend moine, peut-être ?… Je n’en vois pas d’autre… Que faire ?… Si c’est lui, il faut ouvrir… sinon…

Décidément Monsieur Gaston s’embrouillait dans ses hypothèses… Ses idées s’enchevêtraient… son cœur battait trop vite.

Berthe, anxieuse, haletait.

Soudain, dans le grand silence du logis, les trois coups de si mystérieuse façon frappés par Monteur Gaston se firent distinctement entendre.

Cette fois plus d’illusions, la réalité s’imposait.

Monsieur Gaston, voulant donner aux yeux de sa bonne le courage qu’il n’avait pas, se raidit, se redressa, et d’une voix mal raffermie :

— Va ouvrir ? commanda-t-il à Berthe.

En dépit de l’épouvante qui la clouait presque sur place, la servante obéit. L’instant d’après Monsieur Gaston voyait apparaitre, avec une peur grandissante, deux hommes — deux inconnus — très droits et très graves, militairement boutonnés dans leurs longs paletots noirs.

Et avant que Monsieur Gaston, tout figé, eût pu proférer un geste, une parole, l’un des deux inconnus demandait poliment :

— Vous êtes, si je ne m’abuse, Monsieur Gaston ?

Monsieur Gaston manqua de voix, — seule sa tête se pencha en signe d’affirmation.

L’homme reprit :

— Voulez-vous avoir l’amabilité de nous accorder, à mon compagnon et à moi, un moment d’entretien ?

Ces paroles furent dites d’une voix si douce et l’expression en étaient si courtoise que Monsieur Gaston se sentit rassuré. Aussi put-il répondre :

— Messieurs, je suis à votre disposition, — bien que vous me soyez tout à fait inconnus.

— Qu’à cela ne tienne, répondit le même interlocuteur, la connaissance sera tôt faite !

— En ce cas, asseyez-vous, messieurs. Et il leur désigna un siège à chacun.

Les deux inconnus acceptèrent avec un sourire.

Puis, pendant que Monsieur Gaston renvoyait Berthe et fermait précisément sa porte, les deux hommes de tournure et d’aspect singuliers allumèrent chacun une cigarette.

Monsieur Gaston, ayant la minute d’après imité leur exemple, se rejeta sur son sofa et demanda sur un ton poli et rassuré :

— Maintenant, messieurs, je vous saurai gré de vouloir bien me dire qui j’ai l’honneur de recevoir dans mon modeste logis ?

— Au fait, sourit celui des deux hommes qui semblait s’être donné la tâche de conduire la conversation, je vous disais tout à l’heure que la connaissance serait tôt faite ; je m’empresse de m’exécuter.

D’un geste lent il fouilla dans la poche intérieure de son paletot et en retira une petite feuille de papier pliée en quatre.

— Voulez-vous me permettre, reprit-il en fixant curieusement Monsieur Gaston, de vous donner lecture d’une petite note qui vous intéressera, je pense ?

— Faites, monsieur, acquiesça tranquillement Monsieur Gaston.

L’homme lut :

Paris, 16 décembre 1915
À Monsieur le Préfet de Police
de la Seine
Monsieur le Préfet,

Au moment où votre police se donne la tâche ardue de briser le système d’espionnage prussien, je crois de mon devoir, bien qu’étranger, de vous signaler une certaine personne aux allures fort louches qui se fait appeler Monsieur Gaston tout court, et cache, sous les apparences d’un bon et brave bourgeois parisien, l’identité fort compromettante du Capitaine Von Solhen, officier attaché au département de renseignement de l’État-Major allemand.

Le porteur de la présente se fera un devoir d’indiquer à votre police le chemin à suivre pour arriver jusqu’au domicile du capitaine…

— Vous avez la preuve, monsieur le capitaine, poursuivit l’homme de police en regardant attentivement Monsieur Gaston, qui était devenu tout pâle et passait maintenait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, — vous avez la preuve que la connaissance est tôt faite avec nous.

Pendant la lecture de la note dénonciatrice, le second personnage inconnu, ayant avisé la gravure représentant l’entrée triomphale du Kaiser prussien dans la capitale de la France, se leva et s’en approcha.

Il l’examina avec une stupeur amusée et du moment que son compagnon se tut, il fit remarquer à Monsieur Gaston avec un sourire très ironique :

— Vous avez là, monsieur le capitaine, une gravure de haute pensée et de superbe envergure. Voudrez-vous avoir l’obligeance de me donner, un de ces jours, le nom du maître d’un si remarquable tableau ?

Monsieur Gaston demeurait saisi d’hébètement.

L’autre inconnu s’approcha à son tour de la caricature. Mais il ne lui jeta qu’un regard de mépris, et, revenant au capitaine-espion :

— Monsieur, dit-il, vous devinez sans doute ce que nous attendons de vous.

Ces paroles ranimèrent Monsieur Gaston. Il eut un geste de courage et demanda d’une voix calme :

— Je n’en ai aucune idée. Vous m’avez lu une lettre dont je cherche encore à déchiffrer l’incompréhensible teneur.

— Peut-être y parviendrez-vous plus facilement là où nous avons ordre de vous conduire.

— Quoi ! s’écria Monsieur Gaston avec une surprise d’un naturel parfait, vous m’arrêtez ?

— Ce sont nos instructions, capitaine Von Solhen. Veuillez donc ne plus faire le naïf et vous exécuter de bonne grâce.

Cette fois l’homme de police avait perdu son sourire, et sa voix était devenue impérieuse et tranchante.

Comprenant qu’il ne pourrait pas jouer au plus malin, Monsieur Gaston parut se résigner.

— Soit, messieurs. Je tâcherai d’établir devant vos chefs l’erreur que l’on commet vis-à-vis de ma personne. Cependant, ajouta-t-il, vous me permettez bien de prendre avec moi quelques papiers importants.

— Nous n’avons aucune objection à cela. Où sont ces papiers ?

— Dans ce secrétaire, répondit Monsieur Gaston avec un sourire tranquille.

Mais ce sourire subit et tranquille, chez cet homme tout à l’heure effrayé et tremblant impressionna les deux hommes de police. Ils échangèrent un rapide coup d’œil d’intelligence.

— J’imagine, fit le second agent de police, que ce secrétaire est fermé à clef.

— C’est vrai.

— Si vous permettez, je l’ouvrirai pour vous.

— Vous ne pourriez le faire.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est toute une combinaison que d’y introduire la clef et de la tourner dans la serrure.

— En ce cas, puisque nos ordres sont de faire nous-mêmes ce genre d’opérations, nous serons dans la nécessité de forcer la serrure.

— Vous ne seriez pas plus avancés, répliqua Monsieur Gaston toujours tranquille et souriant.

— Pourquoi encore ?

— Hormis la clef, la dynamite seule pourrait avoir raison de la serrure et du meuble qui vous paraissent très frêles.

— Ah ! ah !… firent les agents avec un air de doute.

— C’est tel que je vous dis… si vous voulez en faire l’expérience ?

— À la dynamite ? fit l’un des agents avec un rire sonore.

— Non… vous savez bien que la dynamite gâterait les papiers que vous êtes curieux de voir, répondit Monsieur Gaston avec un accent goguenard. Je veux dire que si vous voulez tenter de crocheter la serrure…

— Si vous avez la clef…

— Je l’ai.

— Alors, à quoi bon briser une serrure si précieuse ? Faites, capitaine, ouvrez vous-même, dit négligemment l’agent.

Monsieur Gaston toujours calme et souriant, ouvrit le gros livre, y prit la clef et introduisit celle-ci dans la serrure.

Les deux agents se rapprochèrent comme pour mieux surveiller la manœuvre de leur prisonnier.

— Inutile fit remarquer M. Gaston, en plaisantant, vous n’y verrez que du feu…

— Allez toujours !… commandèrent les agents.

Monsieur Gaston obéit et la seconde suivante le secrétaire fut ouvert.

L’espion alors tira un tiroir et, par un mouvement très rapide, y saisit deux revolvers de chaque main, et, avec un ricanement sinistre se retourna menaçant vers les deux hommes de police.

Un autre ricanement répondit…

Monsieur Gaston tressaillit violemment et pâlit, ses bras retombèrent, il recula sous les gueules menaçantes de deux autres revolvers que les agents tenaient braqués sur lui.

— Enfin, sourit narquoisement l’un des agents, je crois, mon cher Monsieur Gaston, que nous allons finir par nous entendre !

Monsieur Gaston était vaincu.

Cinq minutes plus tard un fiacre roulait sur la rue de Rome emportant Monsieur Gaston évanoui presque, entre les deux agents de police.