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La revanche d’une race/32

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L’Étoile du nord (p. 223-229).

XV

TOUJOURS TROP TARD


Pendant que Pascal faisait le guet dans les environs de la Gare St-Lazare l’abbé Marcotte s’était posté aux abords de l’Hôtel Provençal.

Il était dans un petit débit de tabac qui, sur l’autre côté de la chaussée, faisait coin avec l’hôtel. Tout en fumant un cigare qu’il s’était fait servir par la tenancière, il tenait, par le vitrage de la porte, un œil observateur sur l’entrée principale de l’hôtel.

Là, avait-il pensé en lui-même, il se trouverait plus à portée de courir au secours de Violette, au cas où la jeune fille se trouverait en danger.

Il vit le fiacre portant Violette et Raoul s’arrêter devant l’hôtel. Il reconnut Violette, mais non l’officier qu’il prit pour un ami quelconque, de la jeune fille. Du point où il était il n’avait pu voir la figure du lieutenant.

— J’aime mieux ça, murmura-t-il. Après tout elle ne parait pas être en trop mauvaise compagnie.

Violette et Raoul pénétrèrent dans l’hôtel.

L’abbé Marcotte, tout en causant avec la débitante de tabac demeura à son poste.

Vingt minutes environ s’écoulèrent, lorsque les regards de l’abbé furent attirés par un personnage vêtu en clergyman qui gagnait l’hôtel et y entrait.

Comme nous le savons, c’était le docteur Randall, et l’abbé le reconnut de suite.

Et tout de suite il fut saisi d’un sombre pressentiment en songeant que Violette allait se trouver exposée peut-être à la méchanceté du docteur. Mais la présence de l’officier inconnu, qu’il n’avait pas vu ressortir de l’hôtel, le rassura

…Mais alors une inspiration subite jaillit à son esprit.

Il salua la débitante de tabac et sortit.

Dehors, il avisa un gardien de la paix qui, enfoncé dans sa capote et paraissant peu satisfait d’un métier qui l’exposait brutalement aux injures d’une température piquante, allait trainant comme si le froid les eût engourdis.

L’abbé lui posa une main sur l’épaule en disant de sa voix grave et profonde :

— Un mot seulement, mon ami.

Le gardien se retourna avec un grognement de mauvaise humeur et exhiba une physionomie ennuyée sur laquelle l’air vif du matin avait imprimé les couleurs de l’arc-en-ciel.

Ce matin-là, l’abbé était vêtu, comme un laïque avec un chapeau melon d’où pendait en mèches éblouissante sa chevelure léonine.

En face de ce grand vieillard à l’air vénérable, le gardien perdit sa contenance rogue, un sourire releva sa lèvre supérieure ornée d’une énorme moustache noire, et il répondit :

— À votre service, monsieur.

— D’abord, je dois vous déclarer que je suis étranger à Paris, si vous l’avez déjà remarqué à mon accent.

Un nouveau sourire effleura les lèvres du gardien.

— Or, poursuivit l’abbé, je désire livrer à la justice française un individu dangereux qui porte déjà à son actif deux tentatives d’assassinat, et qui entretient des rapports mystérieux avec certains agents allemands qui travaillent ici même à Paris.

Le gardien ouvrit des yeux démesurés.

— Diable ! — s’écria-t-il, si votre homme est ce que vous me dites, il est plus que dangereux.

— Eh bien, puisque vous êtes de mon avis, je vous demande seulement de m’indiquer le moyen le plus rapide de faire arrêter l’homme en question.

— Et où est-il, cet homme ?

— Là fit simplement l’abbé en indiquant l’hôtel.

— À l’hôtel Provençal ?

— Oui.

— En ce cas, répliqua l’agent, je ne vois qu’un moyen : c’est de courir à la Préfecture faire votre déclaration, et revenir avec deux bons agents pourvus d’un mandat d’arrêt.

— Et où est la Préfecture ?

— Le premier cocher de fiacre vous y mènera et ramènera en moins d’une heure.

Puis, comme s’il se fût ravisé :

— Attendez donc ! — …

… Il parut réfléchir une minute, puis :

— Ma foi dit-il l’affaire me parait assez grave et pressante pour que je quitte mon poste un instant. Si vous le voulez, je vous accompagne à la Préfecture ? Ça va ?…

— Avec plaisir, répondit l’abbé tout joyeux.

— Allons donc !… Tenez, voici précisément un fiacre qui passe à vide.

Et sans attendre l’assentiment de l’abbé, le gardien de la paix fit un signe au cocher qui s’empressa de venir ranger sa voiture, le long du trottoir.

L’abbé et l’agent sautèrent dans le fiacre avec cet ordre qui fit blêmir le cocher :

— À la Préfecture !

Et le fiacre roula…

Au moment où l’on traversait la Place Saint-Lazare, l’abbé Marcotte aperçut Pascal faisant les cent pas, scrutant les physionomies des passants, et fumant sa pipe avec toute l’ardeur que mettent à ce tue-temps nos canadiens.

L’abbé commanda au cocher d’arrêter et fit signe à Pascal d’approcher.

L’ancien-sacristain accourut aussitôt :

— Pascal, dit l’abbé, je m’en vais à la Préfecture de Police, Randall vient de pénétrer dans l’hôtel. Violette y est aussi. Tu vas te poster par là et tu ne perdras pas de vue ceux qui entrent ou sortent. Si tu vois Randall sortir de l’hôtel, suis-le sache où il se retire et reviens ici m’en prévenir. Je serai de retour avant une heure.

— Parfait, monsieur le curé, l’œil ouvert.

Sur l’ordre de l’abbé le fiacre reparti, et Pascal alla se poster en face de l’hôtel.


Dans l’hôtel le docteur se relevait de la terrible basculade que lui avait fait faire le coup de poing de Raoul Constant.

Contre l’attente du lieutenant, le docteur ne riposta pas : car, de même qu’il était brave en face d’un lâche comme Monsieur Gaston, par exemple, — il devenait lâche à son tour dès qu’un homme se dressait devant lui.

Sa physionomie n’exprimait d’autre sentiment qu’une rage froide et une haine implacable.

Quant à Harold, il écumait… Sa fureur l’étouffait… il ne pouvait parvenir à dire deux mots. Par contre, ses gestes menaçants, ses regards sanglants qu’il reportait tour à tour sur Violette et Raoul, accusaient nettement l’ouragan qui semblait vouloir faire éclater cette enveloppe humaine.

Violette après l’effort suprême qui l’avait faite se redresser devant l’attitude menaçante de Randall, sentait ses nerfs se détendre de nouveau. Elle fut soudainement prise d’un étourdissement qui la fit chanceler. Raoul lui tendit les bras, et la jeune fille balbutia d’une voix tremblante :

— Allons-nous-en !…

Raoul l’entraina.

Harold se rua vers eux et tonna avec un accent terrible :

— Violette…

Ce fut tout… la rage lui coupa la voix, il tituba et alla tomber dans un fauteuil.

— Allons-nous en !… répéta, Violette comme épouvantée.

Et Raoul qui s’était arrêté une seconde devant la menace de Spalding, sortit entrainant Violette défaillante.


En voyant paraitre Violette et Raoul Constant, Pascal se frotta rudement les yeux.

L’abbé lui avait bien dit, que Violette était à l’hôtel. La vue de la jeune fille ne l’étonna donc pas. Mais voir surgir tout à coup Raoul que le brave Pascal croyait encore voir sur un lit d’hôpital, cela le bouleversa.

Sans savoir au juste ce qu’il faisait, il s’élança, traversa la chaussée en courant au risque de se faire écraser sous les roues des autos ou des camions, et fit un bond énorme jusqu’au fiacre…

Mais il arriva trop tard ; Raoul avait poussé Violette dans le fiacre, y avait sauté, et la voiture avait roulé avec rapidité.

Et Pascal, essoufflé, haletant et désappointé, demeurait là assailli de mille pensées contraires.

Il ne remarqua pas une auto qui vint s’arrêter tout près de lui.

Il était tellement distrait, étranger à tout ce qui l’entourait que, tout d’abord, il regarda avec indifférence… deux hommes sortir de l’hôtel, passer devant lui, le frôler presque et monter dans l’auto.

L’ordre suivant, donné au chauffeur le fit tressaillir :

— Brûlez la route… commanda la voix du docteur Randall.

En reconnaissant le docteur sous son chapeau romain, Pascal sauta en l’air de surprise, puis inconsciemment se rua vers la voiture comme pour l’empêcher de partir…

Là, encore il arrivait, trop tard : l’auto, une limousine peinte en guerre — partait à toute vitesse.

Cette fois Pascal ne put retenir un de ses jurons familiers.

— Cré milieu… jura-t-il avec un geste de colère dans la direction prise par la machine emportant Harold Spalding et le docteur Randall.

Puis d’un geste violent, il arracha sa pipe d’entre ses dents, la serra fortement dans sa main droite avec cette imprécation :

— Ah ! maudite pipe !… Et déjà, le bras en l’air, il allait d’un jet foudroyant briser l’innocente pipe, sur le dur pavé, lorsqu’une main nerveuse retint par derrière le bras menaçant…

Pascal se retourna et reconnut l’abbé Marcotte.

Alors sa colère tomba, il baissa la tête et demeura bouche bée.

— Eh bien ! demanda l’abbé, pourquoi en veux-tu tant que ça à ta pipe ?… une pipe toute neuve dont je t’ai fait cadeau, et qui m’a couté deux francs ?…

— Ah ! pardonnez-moi, monsieur le Curé, admit l’ancien sacristain.

— Au moins, pardonnes-tu à ta pipe ?

— Oui, monsieur le curé, répondit Pascal d’une voix piteuse.

— Bon, je te pardonne à mon tour.

— Maintenant, poursuivit l’abbé, je crois comprendre que si tu en veux tant que ça à la pipe c’est parce que tu n’as pas suivi mes instructions…

— Ah ! monsieur le Curé, je les ai bien suivi… seulement…

Il échappa un nouveau geste de colère en jurant encore « Maudite… »

La voix sévère de l’abbé l’arrêta :

— Pascal !… que signifie !

— Ça signifie, monsieur le curé que si je n’avais pas eu cette mau… pardon !… Je veux dire que si je n’avais pas eu ma pipe aux dents, j’aurais eu l’œil mieux ouvert et il ne m’aurait pas échappé.

— Le docteur ? fit l’abbé en tressaillant.

— Oui… il est partit comme le vent dans cette automobile.

— Et Violette ? interrogea l’abbé vivement contrarié.

— Encore une autre de ma mau… pipe… Je l’ai laissée filer elle aussi avec le lieutenant ?

— Quel lieutenant ?

— Raoul Constant donc !

— Raoul ! fit l’abbé ébahi.

— Lui-même… à moins que j’aie eu la berlue.

L’abbé demeura un moment pensif.

Puis il se tourna vers deux personnages qui demeuraient à deux pas de là, silencieux et attentifs et leur dit :

— Messieurs, nous arrivons trop tard… pour la seconde fois le docteur Randall m’échappe…