La revanche d’une race/35
XVIII
EN FUITE !
Dans sa fuite, Jules a compté sans ses fortes physiques sans sa blessure à peine cicatrisée !
Aux premières aspirations de l’air vif du soir il a senti comme une nouvelle vigueur courir en lui… il était fort. Mais cette force n’était que factice.
À mesure qu’il avançait dans la campagne battant de ses pieds engourdis la mince neige qui recouvrait le sol il sentait son haleine manquer peu à peu ces jambes fléchir, ses pas moins sûrs et plus lourds.
Une transpiration abondante l’inondait…
S’il arrêtait deux minutes pour reprendre vent, le froid le saisissait : il grelottait, ses dents claquaient dans sa bouche.
Puis sa vue s’embrouillait : il ne distinguait plus les obstacles ou les trous que la neige dissimulait. Et il se heurtait à ces obstacles il trébuchait aux arbres renversés, tombait pour se relever plus faible et retomber encore dans des trous d’obus, — des trous qui lui paraissaient d’insondables abimes.
Mais plein de vaillance — avec l’honneur de la mort dégradante qu’il fuyait avec les formidables éclats d’artillerie là-bas qui l’attiraient — avec la vision des éclatantes et multicolores fusées qui zigzaguaient la noirceur d’encre du firmament — électrisé par ces clameurs enivrantes de la bataille qui font frémir d’ardeur les véritables héros les vrais guerriers les grands patriotes — Jules Marion se dardait comme avec furie vers le front !
Que vaut l’esprit sans la force physique !…
Et cette force finit par manquer tout à coup à notre ami… il vint buter contre un tronc d’arbre couché en travers de sa route, il étendit machinalement les bras perdit l’équilibre et tomba tête première vers quelque chose qui lui parut comme un précipice énorme un gouffre infini… Puis il demeura inerte, insensible… seul l’esprit vivait dans une chair inanimée.
Ce ne fut qu’aux premières clartés de l’aurore que Jules reprit possession de ses sens.
Ce qui frappa tout d’abord son ouïe… ce ne furent pas les grondements de l’artillerie ou les éclatements d’obus ou le crépitement de la mitraille — car tous les bruits de la guerre s’étaient éteint comme par magie. Ce qui frappa l’oreille de Jules ce fut simplement la conversation de deux êtres humains — conversation mêlée à un crépitement de feu de branches. Et cela paraissait très rapproché, les deux hommes causaient en anglais avec un fort accent d’Outre-Manche.
Dressé sur son séant, Jules promenait autour de lui des regards étonnés sans pouvoir découvrir autre chose que les pentes solitaires et peu escarpés d’un petit ravin au fond duquel il avait roulé dans sa chute.
Et dans ce ravin comme tout autour s’entassaient des troncs d’arbres déracinés brisés effiloquées par les obus, tout cela avec un aspect lugubre qu’amplifiait le blanc linceul de neige.
Et dans ce pêle-mêle de débris Jules se trouvait étroitement entouré d’un rempart d’abatis qui l’eût dérobé à l’œil exercé du chasseur.
Alors lentement et péniblement il se souleva. Si lourde était sa tête qu’elle faisait atrocement mal. Tous ses membres étaient engourdis, et ce ne fut qu’après de douloureux efforts qu’il parvint à se maintenir debout sur ses jambes raides.
Et toujours les deux voix inconnues arrivaient jusqu’à lui.
Par-dessus l’abatis d’arbres il promena ses regards inquiets.
Et à vingt pas de là au plus il reconnut deux soldats anglais — deux Tommies — assis près d’un feu de bivouac et en train de déguster de très bon appétit un déjeuner arrosé de café dont l’arôme parvenait jusqu’aux narines frémissantes de Jules.
À l’odeur de café, à la vue de ces mets qu’il voyait disparaître sous la dent gloutonne des deux Anglais notre héros sentit son palais s’humecter d’une salive claire et irrésistible. Et retrouvant comme par enchantement sa vigueur et son élasticité il enjamba les troncs d’arbres, fit un bond prodigieux et vint se camper devant les deux Anglais. Ceux-ci saisis d’épouvante par la vision soudaine de cet homme à la face émaciée et livide qui paraissait farouche se dressèrent d’un bond et oubliant tout : café, mets, feu, armes et bagages, prirent leur élan, gravirent les pentes du ravin avec la légèreté de chevreaux effarouché et s’éclipsèrent dans les fourrés avoisinants comme deux chétifs lapins.
Jules ne put retenir un long éclat de rire — mais ce rire résonna si sépulcral si funèbre dans les échos tranquilles qu’il s’en épouvanta lui-même.
Et de suite il songea :
— Il faut que ma physionomie soit véritablement terrible pour causer une telle peur à deux hommes bien armés !
Et aussitôt, obéissant à une impulsion généreuse, il cria en anglais :
— Holà !… Revenez mes amis !… rien ne bougea en haut du ravin.
Il faut croire que l’éclat de rire lugubre de Jules avait terrorisé tout à fait nos deux bons anglais, et que déjà ils étaient hors de portée de la voix du jeune homme, comme du spectre qui leur était apparu.
Pendant quelques minutes, Jules prêta une oreille attentive dans la direction prise par les deux Anglais ; mais bientôt les bruits de la bataille emplirent l’espace d’une sourde et grondante rumeur.
— Allons ! se dit Jules je les ai tout à fait effarouchés. Tant mieux, ma part sera plus large.
Et tout aussi glouton que les deux Tommies il se mit à dévorer à franches dents le déjeuner… à boire à grandes lampées le café réparateur.
Pendant l’heure suivante Jules oublia qu’il existait un monde et que ce monde s’entr’égorgeait ; il oublia — ou du moins n’entendit plus les bruits de la guerre ; il oublia l’hôpital provisoire, la confrontation ; il oublia Violette… il oublia tout… pour ne plus songer qu’à son estomac à sa faim !
Il oublia même que trop manger pourrait lui être fatal !
Il dévora…
Et enfin lorsqu’il se sentit bien repu il s’étonna de l’extrême lourdeur qui l’envahissait peu à peu.
Il avait pensé qu’un tel repas allait lui rendre illico toute son ancienne vigueur toute sa forme. Il s’était trompé : la faiblesse qui le saisissait maintenant lui semblait plus grande que celle de la nuit précédente quand il était tombé.
Puis ses paupières s’alourdirent énormément, sa tête se balança de côté et d’autre.
Maintenant le feu de bivouac le brûlait… il s’en écarta.
Puis en dépit des efforts de sa volonté il se sentit enveloppé par les ombres d’un étrange et puissant sommeil.
Il laissa tomber sa tête lourde sur l’un des havresacs abandonnés par les deux Anglais, et ferma les yeux.
Toute cette journée le sommeil du jeune homme ne fut qu’un long et horrible cauchemar.
Sa figure blême inondée de sueurs se contractait affreusement comme en face de visions fantastiques…
Ses lèvres écumeuses se fendaient de rictus effrayants : c’était parfois une mordante ironie — parfois une prodigieuse terreur…
Son corps évoluait en des soubresauts successifs comme s’il se fût tordu sous les morsures de reptiles affamés… des mots inachevés, des rugissements comme s’il eût voulu crier une horreur ou demander secours.
Puis après un dernier spasme, une dernière et terrible convulsion il demeurait comme épuisé haletant agonisant…
Jules sortit de cette torture vers le soir.
Chose étrange il n’éprouvait plus ni lassitude, ni faiblesse, ni lourdeur.
Il était mieux, reposé, presque fort.
Il éprouva une grande joie.
Autour de lui tout demeurait comme au matin lorsqu’il s’était endormi. Seul le feu était éteint.
Il restait encore de quoi manger : des conserves dans leurs boîtes non ouvertes, des biscuits, un petit pot de confitures.
Et puis il restait encore un peu de café.
Jules se mit en train de faire du feu. Il fallait se hâter. Bientôt la nuit tomberait et la clarté d’un feu eût été dangereuse.
En peu de temps il avait accumulé un tas de branches sèches qui, la nuit suivante… projetèrent vers le ciel une claire et haute flamme.
Ce soir-là, tout en mangeant, Jules repassa dans sa mémoire les diverses et tragiques scènes qu’il avait vécues… il frémit.
Puis le souvenir de Violette ramena sur ses lèvres décolorées un sourire d’extase… Longtemps il resta plongé dans ses pensées d’amour.
Puis tout à coup l’ivresse de la bataille le reprit…
L’envie d’une mort héroïque et glorieuse le saisit de nouveau et il murmura avec une sourde énergie :
— Cette nuit je rejoindrai mon bataillon et demain j’en serai encore !…