La revanche d’une race/37

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L’Étoile du nord (p. 255-261).

XX

MONSTRUOSITÉ !


Raoul et Marcil demeuraient sans voix, livides et frissonnants devant cette chose affreusement mutilée.

— Il est mort !… balbutia enfin Raoul Constant atterré.

Marcil s’était penché sur le jeune homme appuyant l’oreille sur sa poitrine.

— Non… dit-il en se relevant le cœur bat il reste encore un peu de vie.

— En ce cas, nous n’avons pas de temps à perdre il faut le sortir d’ici.

Sans plus un mot Raoul souleva le blessé par les épaules et Marcil s’empara de l’unique jambe.

Alors commença une marche difficile et lente vers l’orifice du souterrain, — souterrain disons-le qui ne mesurait que quatre pieds de hauteur sur une largeur d’à peine deux pieds. Si bien que nos deux amis étaient forcés de marcher à demi courbés, et de tâter à chaque instant des parois sommairement étançonnés pour ne pas se heurter à quoi que ce soit et éviter toute secousse au blessé.

Et c’est après peines et misères qu’ils parvinrent à la tranchée au moment où le sergent Ouellet et le caporal Bédard, suivis de quelques camarades, arrivaient à leur recherche.

La vue du corps mutilé de Jules Marion les cloua sur place figés d’horreur.

Mais il n’y avait pas de temps à perdre en émotions. Raoul, le savait. Aussi ordonna-t-il aussitôt qu’on se mit en quête d’un brancard.

Le sergent Ouellet partit à la recherche d’une civière, pendant que le caporal Bédard se mettait en quête d’un infirmier.

Mais du train que les obus commençait à tomber Raoul comprit que l’endroit était excessivement dangereux.

— Faisons un effort pour le porter jusqu’à l’arrière, dit Raoul.

— Je suis prêt, approuva Marcil.

Et, comme ils s’y étaient pris pour sortir Jules du souterrain de même ils enfilèrent le boyau communiquant avec les tranchées de l’arrière.

Partout jusqu’à la dernière tranchée existait un va-et-vient lamentable.

On transportait les blessés par centaines…

Les ambulances manquaient…

On fabriquait à la hâte des brancards que le service des ambulances ne pouvait plus fournir.

Des blessés mouraient chemin faisant de la tranchée aux ambulances faute de soins immédiats à cause de la pénurie d’infirmiers.

Raoul Constant et Marcil étaient enfin parvenus tout à fait à l’arrière avec leur triste fardeau. Là ils attendirent pendant quelques minutes le sergent Ouellet et le Caporal Bédard l’un avec le brancard — l’autre avec l’infirmier.

Disons de suite qu’ils ne devaient pas trouver ce qu’ils étaient allés chercher.

Après avoir déposé Jules sur la lisière d’un petit bois à moitié haché par la mitraille le lieutenant et Marcil songèrent à fabriquer une espèce de brancard.

C’est à ce moment que Jules ouvrit les yeux. Il reconnut ses deux camarades, ses lèvres violacées et sanglantes exprimèrent un sourire de reconnaissance.

Raoul se pencha avidement sur le blessé :

— Comment te sens-tu ? demanda-t-il très ému.

Les lèvres du blessé remuèrent mais aucun son n’en sortit : cependant elles continuaient à sourire, et ce sourire rassura un peu nos deux amis.

À son tour Marcil demanda.

— Te sens-tu assez fort pour attendre que nous allions à la recherche d’un brancard ?

Les paupières du blessé battirent affirmativement et son sourire ne quitta pas ses lèvres.

— Courage ! dit Raoul, nous finirons bien par trouver quelque chose.

Et entrainant Marcil il commanda :

— Courons !

Tous deux s’élancèrent dans la direction de voitures d’ambulance qu’on voyait passer au loin à toute vitesse ; mais toutes allaient dans une direction opposée. Et Raoul et Marcil courant toujours se perdirent dans l’éloignement.

En dépit de son état lamentable Jules semblait ne pas trop souffrir.

Parfois ses paupières se fermaient comme si la lumière du jour leur eût fait mal… Puis elles se relevaient et les regards du blessé se portaient dans la direction prise par ses deux camarades comme s’il eût voulu voir s’ils revenaient.

Puis ses yeux se refermaient, un long soupir soulevait sa poitrine et il demeurait comme inanimé.

Vingt minutes s’étaient écoulées quand Jules rouvrit ses yeux de nouveau.

Il tressaillit violemment…

Ses paupières battirent rapidement…

Ses traits se contractèrent comme s’il eut été pris de folle épouvante…

Son bras — le seul qui lui restait — fit un mouvement comme s’il eût cherché à repousser quelques visions terribles…

Puis ses regards vitreux où passaient comme des lueurs de folie se fixèrent étrangement sur deux hommes qui venaient de s’arrêter devant lui.

Malgré leur déguisement en dépit des habits d’ouvriers qui les revêtaient Jules avait reconnu ces deux ennemis implacables :

Randall et Spalding.

Aux lèvres des deux scélérats un sourire de joie cruelle se dessinait… s’amplifiait…

Randall se pencha à l’oreille de Spalding et lui murmura quelques paroles mystérieuses — en même temps il lui mettait dans la main un objet que Jules ne put reconnaitre.

Mais nul doute que les paroles de Randall devaient être terrible car Harold pâlit, frissonna et recula…

Or comme il paraissait demeurer indécis le docteur lui dit d’un ton rude et méprisant :

— Donnez ! et il tendait la main.

Harold poussa alors une espèce de rugissement sauvage. Par un mouvement rapide il se rapprocha du blessé qui l’observait avec une surprise mêlée d’épouvante.

Harold avait exhibé la petite fiole d’acide sulfurique : et pendant qu’un rictus effrayant entrouvrait ses lèvres, il retira doucement le bouchon de la fiole, et l’élevant au-dessus des yeux du blessé il en laissa tomber le contenu.

Jules poussa un cri rauque terrible — son corps mutilé éprouva un violent soubresaut, puis se roula, se tordit comme pris d’effroyables convulsions… Puis peu à peu il se raidit et demeura immobile !

Horrifié par son propre crime les yeux hagards la face en sueurs, Harold Spalding demeurait comme pétrifié…

Mais Randall le tira brusquement de son immobilité :

— On vient ! murmura-t-il… Décampons ! Ces paroles électrisèrent Spalding. Il fit un bond énorme et se jeta dans le bois suivi de près par Randall.

À l’instant même un coup de feu éclata par derrière…

Puis une balle sifflait, Randall échappa une sourde imprécation de colère et de douleur, puis s’abattait lourdement sur les feuilles mortes qui recouvrait la mince neige de décembre.

Saisi d’indicible terreur Harold bondit en avant, se rua et disparut au milieu des épais fourrés.

— L’instant d’après un homme armé d’une carabine accourait près de Randall, dont la mort avait été presque instantanée et cet homme avait une joie sombre :

— C’est bien lui… ce maudit Randall ! Enfin il a reçu son compte — …

Et Pascal — car c’était, en effet l’ancien sacristain — se tourna aussitôt vers deux kakis accourant avec un brancard et leur cria avec une joie délirante :

— Vite !… venez voir ça !… je n’ai jamais si bien tiré de ma vie.

Et quand Raoul Constant et Marcil arrivèrent, le lieutenant ne put retenir une exclamation de joyeuse stupeur :

— Randall enfin !

— Hé !… hé… ricana Pascal vous le connaissez aussi ce brigand !… Cré milieu ! ce qu’il y a de plus drôle c’est que je l’ai descendu avec son propre fusil — le fusil avec lequel il avait voulu tuer Monsieur Jules à Ottawa

Et Pascal, tout jubilant exhibait l’arme toute fumante encore et ajoutait :

— Tenez !… voyez ça… c’est une Ross ! Monsieur Jules me l’avait donnée en souvenir !…

— Voilà, dit Raoul, l’une de ces voies mystérieuses dont se sert souvent le Grand Maître pour rendre sa divine justice !

— Mais l’autre individu ? interrogea Marcil.

— Il s’est échappé celui-là, répondit Pascal qui avait déjà exploré le bois de ses regards perçants.

— L’autre, dit Raoul, ne peut être que Spalding. De lui aussi Dieu se chargera l’un de ces jours !

Et sans plus s’occuper de ce qui avait été le docteur Randall, Raoul commanda.

— À Jules, maintenant.

Ils n’étaient pas loin de celui qu’ils avaient laissé une demi-heure auparavant, car du point où ils étaient ils apercevaient parfaitement le corps inanimé du blessé.

Mais la figure tuméfiée de Jules fut pour Raoul et Marcil le comble de l’horreur.

Pascal avait déposé son fusil sur le sol et agenouillé auprès de Jules, il sanglotait.

Marcil se baissa pour ramasser la petite fiole que Spalding avait laissée tomber là.

Avec Raoul il lut l’étiquette.

— Acide sulfurique ! répéta tout haut Marcil.

— Vitriol… ajouta Raoul en frémissant.

Puis ses regards se reportèrent sur Jules Marion inerte et il murmura avec douleur :

— Les misérables !… ils l’ont tué…

— Non… dit Pascal qui s’était penché sur Jules… Non, car il respire… Voyez !… ses lèvres remuent…

— C’est vrai, dit Marcil qui étudiait attentivement la figure du blessé. Ce pauvre Marion ajouta-t-il comme parlant à lui-même ne vaudrait-il pas mieux qu’il fut mort ?…

— Pourquoi ? articula difficilement Raoul.

— Pourquoi ? regarde !

Et en même temps il relevait les paupières de Jules, et au lieu des yeux noirs qui leur étaient si familiers, ils ne virent que des points blancs sans rayons et sillonnés de rouge.

— Raoul pencha la tête pour demeurer pensif et sombre.

À cet instant une auto passait à toute vitesse non loin de là. Derrière suivait une voiture d’ambulance.

Dans l’auto étaient deux officiers de l’État-Major dont l’un, ce général qui, à l’hôpital provisoire avait fait l’arrestation de Jules.

À la vue de ce spectacle le général fit stopper la machine et il se précipita vers le groupe de nos amis qu’on eût dit changés en statues de pierre.

Derrière l’auto, la voiture d’ambulance s’était aussi arrêtée.

Le général considéra cette scène d’un regard de pitié puis il murmura comme pour répondre à ses propres pensées :

— Non — … ce garçon n’était pas un traître !…

En peu de mots Raoul Constant le mit au courant de l’affaire, de la mine, de la mort de Randall et de la découverte stupéfiante de Marcil.

— Vous voyez ajouta le lieutenant, qu’on a commis ici un crime affreux dont l’un des auteurs demeure impuni.

— Nous le retrouverons, répliqua le général d’une voix terrible.

Puis se tournant vers les ambulanciers qui s’étaient approchés il commanda :

— Ramenez le lieutenant Marion !…

— Merci pour lui, général, dit Raoul Constant.

— Capitaine Constant, je fais acte de réparation.

Et le général s’éloigna.

L’instant d’après, le corps du nouveau lieutenant était emporté vers l’hôpital et le Capitaine Constant, Marcil et Pascal retournaient à leur poste.