La revanche d’une race/44

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L’Étoile du nord (p. 302-307).

VII

VICTORIEUSES AMOURS


Jules Marion était demeuré seul dans cette pièce où pesait maintenant un tragique silence.

Savoir Violette là tout près de lui, mourante, et ne pouvoir lui porter secours… cette pensée torturante déchirait son âme.

Comme il déplorait, à cette heure plus que jamais, la perte de sa vue !

Comme il regrettait sa jambe droite et son bras gauche qu’il avait perdus au service d’une cause sacrée !

Et dans la nuit terrible où il vivait depuis si longtemps déjà… dans cette nuit qu’à cette heure ses yeux éteints cherchaient à percer en d’effroyables et torturants efforts il prêtait une oreille avidement attentive pour saisir un souffle de vie — oh ! rien qu’un souffle — de cette poitrine qu’il lui avait semblé voir palpiter tout à l’heure, quand, à deux genoux et mains jointes, Violette implorait l’abbé.

Mais rien !… Pas un souffle… pas un bruit… ni au dedans ni au dehors !

Au dedans, on n’entendait plus le va-et-vient de Pascal qui, comme à l’ordinaire, une fois son « Ménage » fait et sa « cuisine » à l’ordre, allumait sa pipe, descendait à pas furtifs dans la rue, et allait comme un honnête bourgeois faire sa digestion sur les boulevards. Donc, ce soir là, Pascal, aussitôt après l’arrivée de Violette était sorti sans se douter qu’un drame terrible allait se dérouler sous le toit qui l’abritait.

Au dehors la rue était paisible ; seuls les bruits confus de la capitale apportaient jusqu’à l’humble logis leurs échos mourants.

Et Jules Marion, l’âme angoissée, demeurait seul dans sa nuit éternelle… seul avec ces bruits mourants qui traversaient le silence comme une plainte d’agonie !

De temps à autre, d’une voix craintive et tremblante, il appelait ce nom :

— Violette !

C’était plutôt un chuchotement qui s’échappait de sa bouche, et le silence terrible et lourd renvoyait à son ouïe anxieuse un timide écho.

Une heure s’écoula ainsi… une heure d’indicibles angoisses… une heure de tortures !

Et il continuait d’appeler :

— Violette !

Mais toujours et sans cesse le même silence de mort l’enveloppait de ses ailes funèbres !

Et maintenant, avec la pensée horrible que, de ces deux vivants, il n’en restait plus qu’un, lui, Jules Marion se sentit emporté dans des visions épouvantables.

D’abord il revoyait la tranchée croulant sous un déluge de fer et de feu. Il se trouvait seul, incapable de bouger, d’avancer ou de reculer. À ses pieds gisaient par tas des cadavres qui, la face convulsée, les yeux sortis des orbites, semblaient le regarder avec une crise d’épouvante ou une stupeur narquoise. Plus loin sous une pluie de flammes, en des flots de sang qui se précipitaient avec une furie mugissante, surnageaient des débris d’êtres humains, des chairs palpitantes, des têtes qui clamaient leur horreur, des bras qui lançaient vers le ciel noir des gestes de menace. Et dans cet enfer, sur ces flots rouges en furie, ballottée, sanglante, éperdue une jeune fille passait rapidement tournoyant dans l’affreuse mer, heurtant les débris humains, les chairs rouges, les têtes grimaçantes. Et tout cela la poursuivait ; des pieds monstrueux la repoussaient, des mains ensanglantées la saisissaient aux cheveux pour la plonger plus avant dans l’horrible flot. Et quand, horrifiée, elle apparaissait à la surface, les têtes faisaient entendre des éclats de rire !…

Cette jeune fille c’était Violette !

Puis une vision nouvelle, non moins horrible, non moins monstrueuse, se dessinait à l’esprit terrifié de Jules Marion.

C’était le champ de bataille devenu un champ des morts.

Et là, de la masse des cadavres qui s’entassaient compacts, serrés, face contre face, s’étreignant dans une furieuse embrassade, — là, parmi ces groupes de blessés qui hurlaient leurs souffrances avec leurs malédictions, ou qui se dressaient, hagards, échevelés et fuyaient pour échapper à l’étreinte enragée et mortelle des mourants, — là, parmi ces tas d’agonisants qui rugissaient en s’entr’égorgeant, ou qui, retrouvant des forces, bondissaient loin de cette hideuse tuerie et, riant, pleurant, jurant s’écrasaient sur les cadavres dont les lèvres s’agitaient pour vomir contre ces fâcheux une sourde imprécation ! Oui là, au sein de cette sarabande affolée, infernale, fantasmagorique, un moine noir soudain se dressait. Sur ses lèvres blanches courait un sourire diabolique, tandis que dans ses bras une jeune fille se débattait avec désespoir. Puis, l’un des bras du moine se levait, la main apparaissait armée d’un crucifix éclatant de lueurs métalliques et sinistres, et au bout de ce crucifix glissait une lame de couteau. Alors, le bras du moine s’abaissait rapidement, la lame du couteau s’enfonçait dans la poitrine de la jeune fille, et, en même temps qu’un cri de douleur, jaillissait un flot de sang noir ! Puis un ricanement lugubre répondait au cri de douleur, le moine noir disparaissait sous terre comme avalé par l’enfer, et la jeune fille, rejetée sanglante et pantelante dans l’horrible mêlée des blessés et des mourants, se tordait en d’abominables tortures !  !  !

Et cette jeune fille, c’était Violette !

Et d’autres visions encore surgissaient, se développaient, assiégeaient l’esprit du lieutenant.

Lui, frissonnant de tout son être, flageolant sur son unique jambe comme s’il eût été frappé par le vertige de l’horreur, se cramponnait désespérément au dossier du fauteuil.

Résonnant comme un râle étouffé, le timbre de sa voix vibrait toujours de ce nom :

— Violette ! Violette !

Mais tout à coup, à la grande stupéfaction de Jules, une autre voix retentit, appelant elle aussi :

— Violette ! Violette !

À la même minute, la porte du salon s’ouvrit violemment, un homme se ruait avec un cri d’affolement, puis cet homme s’arrêta soudain comme médusé, les yeux désorbités et rivés sur la personne de Jules Marion.

Et lui, Jules, ayant reconnu Harold Spalding à sa voix, se redressa tout à coup devant l’ennemi et sa physionomie tout entière revêtit une expression de froide et solennelle gravité.

Puis, par un prodige d’équilibre, le lieutenant abandonna le dossier du fauteuil, et sa main droite s’éleva lentement pour indiquer le lit sur lequel reposait Violette inanimée.

Troublé, confus, Harold baissa la tête.

Puis, comme s’il eût été attiré ou poussé par une force inconnue et irrésistible il se précipita vers Jules Marion, et, tombant à genoux, il murmura ce mot :

— Pardon !

— Vous êtes pardonné monsieur, répondit la voix grave du blessé. Mais sauvez Violette, s’il n’est pas trop tard !

Harold se dressa d’un bond, saisit la main toujours tendue du jeune homme, et, serrant cette main avec force il dit :

— Merci !… je ne peux méconnaitre davantage votre générosité ; vous pouvez me croire de toute votre âme, car c’est un père qui vous le dit.

— Je vous crois, monsieur !

Alors, Harold s’approcha de Violette que l’abbé tentait de ranimer. Et la scène qui suivit fut vraiment touchante dans sa simplicité.

Harold Spalding — mais ce n’était plus l’impudent millionnaire avec son fougueux tempérament, — ce n’était plus ce viveur accoutumé depuis quelques semaines aux caresses des filles de joie ! Non !… c’était un nouveau Harold, et cet Harold-là venait d’enlever, bien délicatement, bien tendrement sa fille dans ses bras. Il couvrait la figure défaite de la jeune fille de baisers ardents et disait d’une voix tendre, angoissée, — d’une voix que Violette elle-même n’eût pas reconnue :

— Quoi ! ma petite Violette tu ne vas pas mourir ainsi, sans avoir dit au moins un mot de pardon à ton père repentant ? Quoi ! tu vas pour toujours le quitter, lui ton adoré qui te contemple, sourit et pleure ?… Tu veux donc le quitter sans lui dire une parole d’adieu ?… Et ce bon abbé, qui fut un père pour toi qui n’avais plus de père, tu ne le remercieras pas d’avoir sauvé ce père que tu avais perdu… ce père qui, dans un moment de folie, t’avait abandonnée !… Violette, ma fille adorée, regarde-moi !… reconnais ton malheureux père qui vient te dire : Sois à lui… sois à Jules !… Car je te le redis j’ai été fou, Violette !… Oui… vois-tu ça si j’étais stupide ?… J’avais pensé qu’on pouvait empêcher un cœur d’aimer ! Je croyais que l’amour n’était qu’un feu de joie sur lequel, pour l’éteindre tout d’un coup il suffit de jeter un peu d’eau. Mais moi, pensant jeter de l’eau sur ce feu d’amour, j’y jetais de l’huile ! Ah ! mais, c’est que je suis content à cette heure que ce feu brûle encore… toujours ! Oui, Violette… tu m’entends, n’est-ce pas ?… tu seras sa petite femme à ton héros ! Oui je te le promets, Violette ! Mais souris-moi donc de ces lèvres trop pâles !… Regarde-moi donc de ces yeux qui dorment !… Ah ! Violette, Violette, achève l’œuvre commencée par le saint abbé ! Rends-moi heureux afin que je puisse te rendre heureuse à mon tour en t’unissant à Jules ! Ah ! Dieu puissant… elle est sauvée !… Tenez ! monsieur l’abbé, voyez-vous qu’elle me regarde et qu’elle me sourit ?

Puis, à Jules vers qui il est allé :

— Regardez… ah ! misère ! vous ne la voyez pas… mais elle vous voit ! N’est-ce pas, Violette, que tu le vois lui ? Eh bien ! il est à toi tout à toi, méchante !… Mais oui, puisque je l’ai promit !

Et Violette, les yeux ouverts, regardait Jules, son père, l’abbé Marcotte, et elle leur souriait à tous trois.

Harold fou de joie, embrassait à pleines lèvres sa fille qui vivait encore.

Il exultait, délirait, divaguait. Vraiment, il avait l’air de devenir fou tout à fait.

Enfin, au bout de quelques minutes, il parut retrouver son sérieux et son calme, et s’écria :

— Suis-je stupide, ma Violette, de te dorloter ainsi, comme si tu étais une enfant toute jeune et toute petite ! Mais non… vous êtes maintenant une grande demoiselle, une femme, qu’il faut laisser reposer sur ce beau lit blanc !

Et il allait reposer Violette sur le lit, et elle lui murmurait :

— Père, comme tu me fais heureuse !

— Heureuse, ma Violette ?… je l’espère bien. Mais ce n’est pas tout : il importe maintenant de compléter ce bonheur.

Aussitôt faisant signe à l’abbé de le suivre, il marcha vers Jules qui, transfiguré, buvait avec ivresse les paroles de Harold à Violette. Puis Harold et l’abbé entraînèrent le lieutenant jusqu’au lit.

Et le millionnaire disait :

— Viens mon fils viens près de celle qui t’appelle !

Là, il prenait l’unique main de Jules qu’il plaçait dans les deux mains de Violette, disant :

— Soyez heureux toujours !

Puis, il ajouta en frappant légèrement sur l’épaule du jeune homme :

— Ah ! lieutenant, votre revanche a porté de beaux coups ; et, dès ce jour, je vous le jure la race française du Canada n’aura jamais de plus ardent défenseur que celui qui vous parle !

Alors Violette saisit son père par le cou, l’attira gentiment et couvrit ses lèvres de baisers humides.

L’abbé Marcotte, ravi, murmurait à l’oreille de Jules ivre de bonheur :

— Violette, mon fils !

— C’est votre victoire à vous, monsieur l’abbé ! répliqua Jules Marion, rayonnant.