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La roue à puiser les âmes du manichéisme

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LA ROUE À PUISER LES ÂMES

DU MANICHÉISME


Les anciens se sont beaucoup préoccupés de la manière dont les âmes des défunts pouvaient s’élever jusqu’aux cieux étoilés, et il n’est guère de mode de locomotion qu’ils n’aient imaginé pour leur ascension[1]. Parmi ces moyens de transport, un des plus singuliers est certainement celui que leur ont réservé les manichéens. Le fils de Dieu, suivant ceux-ci, avait créé pour leur salut une machine munie de douze jarres ou pots (κάδοι, urcei) qui, tournant avec la sphère céleste, puisait (ἀνιμᾶσθαι ou ἐξαντλεῖν) les âmes des morts et les portait jusqu’au vaisseau du soleil. Celui-ci, après les avoir purifiées, les transmettait à la lune dont le disque s’arrondissait à mesure qu’elle s’en chargeait, jusqu’à ce qu’elle fût pleine[2]. Cette roue à douze godets n’était autre dans la pensée de Mâni, que le cercle du zodiaque[3], dont la révolution quotidienne fait passer chaque signe de l’horizon à son apogée pour l’abaisser ensuite vers le couchant.

Comment expliquer cette étrange doctrine eschatologique ? Elle paraît avoir été empruntée par Mâni aux croyances populaires de son pays, la Babylonie. On pouvait voir de son temps, comme aujourd’hui, tourner le long des rives de l’Euphrate et du Tigre ces grandes roues, garnies de vases de terre cuite, auxquelles il a confié un office spirituel si important. Ce sont les « naoûras » ou roues hydrauliques, qui, poussées par le courant, font monter l’eau nuit et jour dans les réservoirs du système d’irrigation. Des pots de terre, fixés au cadre de bois, recueillent cette eau au moment où ils plongent dans le fleuve, l’élèvent jusqu’au sommet de la roue, et, en s’inclinant peu à peu vers le bas, la déversent dans les aqueducs construits près de la berge. Les dimensions énormes de ces « naoûras » — quelques-uns atteignent vingt mètres de diamètre[4] — ont suggéré naturellement un rapprochement avec le cercle zodiacal, qui, comme eux, tournait sans trêve du matin au soir et du soir au matin.

Beausobre l’a déjà fait observer[5], Mâni n’est point l’inventeur de ce système ingénieux pour faire monter les âmes jusqu’aux astres. Parmi les ouvrages apocryphes attribués à Zoroastre, on cite quatre livres « Sur la Nature » (Περὶ φύσεως), dont le début nous a été conservé[6] ; Zoroastre s’y identifiait avec Er l’Arménien, dont Platon dans sa « République »[7] raconte, on s’en souviendra, qu’étant mort dans un combat, il fut porté le douzième jour sur le bûcher, où il revint à la vie pour faire part aux assistants de ce qu’il avait vu dans l’autre monde. Cette apocalypse pseudo-persique, qui paraît remonter à l’époque alexandrine[8] était au dire de Proclus, qui l’eut encore en mains, « remplie de visions astrologiques »[9]. Son auteur prétendait retrouver dans Platon les croyances de ce mazdéisme fortement imprégné d’astrolâtrie que pratiquaient les mages de Mésopotamie et d’Asie-Mineure et qui se propagea en Occident avec les mystères de Mithra. Or, suivant cette révélation, les douze jours que dura la mort apparente d’Er-Zoroastre, faisaient allusion « à l’ascension des âmes à travers les douze signes du zodiaque ». On y prétendait aussi prouver par le texte de Platon que ces âmes suivaient le même chemin lorsqu’elles descendaient à la naissance du ciel sur la terre[10].

Pareillement les douze travaux qu’Hercule dut accomplir avant d’être transporté dans l’Olympe, ne seraient autres, selon la même exégèse, que les douze signes par lesquels l’âme s’élève vers le séjour des dieux[11]. Peut-être cette doctrine a-t-elle laissé une trace dans l’art romain. Sur le monument funéraire d’Igel, l’apothéose d’Hercule doit rappeler l’immortalité réservée aux défunts, à qui ce tombeau fut élevé, et l’on y voit le héros emporté dans l’espace sur le char d’Athéna, lequel est entouré par le cercle du zodiaque[12].

La même croyance ne fut pas étrangère aux traditions sacrées des sectateurs de Mithra, dérivées, nous le rappelions, de ce mazdéisme teinté de « chaldaïsme » qui se répandit en Asie-Mineure. L’initié au grade de Lion — qui élevait le néophyte au rang de « Participant » des mystères —, était, nous dit Porphyre[13], « revêtu de formes variées d’animaux ». L’opinion commune y voyait une allusion aux signes du zodiaque, mais Pallas, un exégète grec de cette cérémonie barbare, prétendait y apercevoir un symbole de la métempsychose qui fait passer les âmes des hommes « dans des corps de tout genre ». C’est l’opinion commune qui avait raison contre le théologien trop ingénieux. En effet, une action liturgique similaire s’accomplissait dans l’initiation au culte d’Isis : le myste y était habillé successivement de douze robes et ensuite, paré des attributs du Soleil, il était offert à l’adoration des assistants[14]. Par la vertu de ce rite, il était devenu l’égal du dieu solaire, et les douze robes qu’il endossait, figuraient son passage à travers les douze signes que parcourait chaque année l’astre divin[15].

Le gnosticisme égyptien du iiie siècle avait accommodé à son système d’éons la même doctrine eschatologique. Le livre de Jéu prétend révéler « le mystère des douze éons, leurs sceaux, et la manière de les invoquer pour parvenir jusqu’aux lieux qu’ils occupent », et il indique en effet avec grand détail les marques et formules nécessaires à l’âme pour s’élever de la demeure d’un de ces éons à la suivante jusqu’au séjour des dieux[16]. La Pistis Sophia[17] enseigne le même mystère, mais ici il est explicitement interprété : ces éons, que fait tourner la révolution de la sphère, sont assimilés deux par deux aux signes du zodiaque qui, se trouvant en aspect diamétral, agissent de concert suivant les astrologues[18].

En résumé, il ressort de tous ces textes qu’une doctrine attribuée à Zoroastre et qui fut en réalité enseignée par les « Chaldéens » de l’époque hellénistique, voulait que les âmes pieuses fussent emportées vers les hauteurs du ciel, demeure des dieux supérieurs, par la révolution du zodiaque, agissant à la façon des grandes roues hydrauliques qui puisaient l’eau dans les rivières de Mésopotamie et de Syrie. Cette idée naïve fut modifiée plus tard, et l’on enseigna que les âmes passaient de signe en signe le long de la sphère mouvante. Cette eschatologie zodiacale se propagea parallèlement à celle de l’ascension des âmes à travers les sept sphères planétaires, mais bien qu’on en retrouve des traces dans les croyances mithriaques et gnostiques et que Mâni, en l’adoptant, lui ait assuré une longue survivance, elle n’eut pas la même fortune que l’autre conception, qui devint prédominante dans le paganisme à la fin de l’Empire romain.

Franz Cumont.

  1. Cf. mon article sur l’Aigle funéraire des Syriens dans la Revue de l’histoire des religions, t. LXII, 1910, p. 142 ss.
  2. Hégémonius, Acta Archelai, c. 8 (p. 12 Beeson) : Ἐλθὼν οὖν ποιεῖται τὴν δημιουργίαν πρὸς σωτηρίαν τῶν ψυχῶν καὶ μηχανὴν συνεστήσατο ἔχουσαν δώδεκα κάδους, ἥτις ὑπὸ τῆς σφαίρας στρεφομένη ἀνιμᾶται τῶν θνησκόντων τὰς ψυχὰς καὶ ταύτας ὁ μέγας φωστὴρ · ταῖς ἀκτῖσι λαβὼν καθαρίζει καὶ μεταδίδωσι τῇ σελήνῃ, καὶ οὔτως πληροῦται τῆς σελήνης ὁ δίσκος. La vieille traduction latine dit : « Filius Dei… machinam quandam concinnatam ad salutem animarum, id est rotam, statuit, habentem duodecim urceos ; quae per hanc spheram vertitur hauriens animas morientium, quasque luminare maius, id est sol, radiis suis adimens purgat et lunae tradit et ita adimpletur lunae discus. »
  3. Épiphane, Adv. haeres., LXVI, 9 (III, p. 27, Dindorf) : Ἡ σοφία τοὺς φωστῆρας τούτους κατέθετο ἐν οὐρανῷ, ἥλιον καὶ σελήνην καὶ ἄστρα, μηχανὴν ταύτα τὰ ἐργασαμένη διὰ τῶν δώδεκα στοιχείων, ὧν οἱ Ἕλληνες φάσκουσι, καὶ ταῦτα τὰ στοιχεῖα διισχυρίζεται ἀνιμᾶσθαι τὰς ψυχὰς τῶν τελευτώντων ἀνθρώπων τε καὶ τῶν ἄλλων ζώων φαεινὰς οὔσας · φέρεσθαι δὲ ἐπὶ τὸ σκάρος · πλοῖα γὰρ θέλει λέγειν ἥλιον καὶ σελήνην. La Formule d’Abjuration imposée aux Manichéens dit, par abrégé, (Migne, P. G., I, col. 1465 B) : Τὰς ψυχὰς… Θεὸν ἐξαντλεῖν κατώθεν διὰ τοῦ ἡλίου καὶ τῆς σελήνης, ἂ καῖ πλοῖα καλοῦσιν, sans mentionner la roue. Cf. aussi Priscillien, Tract. I, p. 26, 21 Schepss : rota geniturae. — Sur les « vaisseaux » du soleil et de la lune, Cf. mes Recherches sur le manichéisme, p. 29.
  4. É. Reclus, Géographie universelle, t. IX, p. 764 ; Max von Oppenheim, Von Miltelmeer zum Persischen Golf, t. I, p. 333, etc. — Sur le mécanisme de ces roues hydrauliques dans l’antiquité, cf. Saglio-Pottier, Dictionnaire, s. v. « Machina », p. 1467, et « Metalla », p. 1859. — Il est souvent question des grandes roues de Hamâh sur l’Oronte dans les auteurs arabes (Le Strange, Palestine under the Moslems, 1890, p. 59 et 359 ss.). — Un ami me fait observer que le rapprochement entre la roue de Mani et la naoûra ou noria a déjà été fait incidemment par Chavannes et Pelliot, Journal Asiatique, déc. 1911, p. 516 [517], n. 3.
  5. Beausobre, Histoire du manichéisme, II, p. 502 ss.
  6. Clément d’Alexandrie, Stromat., V, 14, § 103 (p. 395, 16 Stähelin).
  7. Plat., Rep., X, 614 B.
  8. Clément d’Alexandrie, vers l’an 200 après J.-C., est le premier écrivain qui la cite, mais manifestement de seconde main d’après une source plus ancienne. D’autre part nous savons que Colotès, disciple d’Épicure, identifiait déjà, au iiie siècle av. J.-C., Er l’Arménien avec Zoroastre (Proclus, In Remp., p. 109, l. 10, éd. Kroll).
  9. Proclus, In Rempubl., p. 109, 20, éd. Kroll : Ἀστρολογικῶν δὲ ἐστι θεαμάτων τὰ βιβλία γέμοντα.
  10. Clément, l. c. : Τὸν δὴ Ζωροάστρην τοῦτον ὁ Πλάτων δωδεκαταῖον ἐπὶ τῇ πυρᾷ κείμενον ἀναβιῶναι λέγει · τάχα μὲν οὖν τὴν ἀνάστασιν, τάχα δε ἐκεῖνα αἰνίσσεται, ὡς διὰ τῶν δώδεκα ζῳδίων ἡ ὁδὸς ταῖς ψυχαῖς γίνεται εἰς τὴν ἀνάληψιν, αὐτὸς δὲ καὶ εἰς τὴν γένεσίν φησι [Rep. p. 621 B ?] τὴν αὐτὴν γίγνεσθαι κάθοδον. Ταύτῃ ὑποληπτέον καὶ τὰ τοῦ Ἡρακλέους ἄθλα γενέσθαι δώδεκα.
  11. Clément d’Alex., l. c. — Cette interprétation paraît avoir été acceptée par les orphiques, cf. Hymn. Orph., XII, 12, et Servius, Ad Aen., VI, 395 (p. 65 Thilo), où Orphée est cité au v. 393 ; Lydus, De mensib., IV, 67 (p. 121, 19 Wünsch).
  12. Salomon Reinach, Répertoire des reliefs, I, p. 168.
  13. Porphyre, De Abstin., IV, 16 : Ὁ τα λεοντικὰ παραλαμβάνων περιτίθεται παντοδαπας ζῴων μορφάς · ὧν τὴν αἰτίαν ἀποδίδους Πάλλας ἐν τοῖς περὶ τοῦ Μίθρα τὴν κοίνην φησὶ φόραν οἴεσθαι ὡς πρὸς τὴν τοῦ ζωδιακοῦ κύκλου (un mot manque) ἀποτείνειν · τὴν δὲ ἀληθινὴν ὑπόληψιν καὶ ἀκριβῆ περὶ τῶν ἀνθρωπινῶν ψυχῶν αἰνίττεσθαι, ἂς παντοδαπαῖς περιέχεσθαι σώμασι λέγουσιν.
  14. Apulée, Met., XI, 24 : « Mane factum est et perfectis solennibus procussi duodecim sacratus stolis… sic ad instar Solis exornato me et invicem simulacri constituto, repente velis reductis, in aspectum populus errabat ».
  15. Cf. Reitzenstein, Archiv für Religionsgesch., VII, 1904, p. 408. De même les sept robes d’Isis étaient interprétées comme une allusion aux sept sphères célestes (Hippolyte, Philosoph., V, 1 ; cf, Reitzenstein, Poimandres, p. 86 s.). L’idée que les âmes se dépouillaient de leurs vêtements en passant à travers les zones des planètes, resta courante jusqu’à la fin du paganisme (Religions orientales, 2e éd., 1909, p. 391). La forme la plus ancienne du mythe se trouve dans le récit babylonien de la descente d’Ishtar aux enfers.
  16. Livre de Jeu, c. 51 (p. 321, trad. Schmidt, Koptisch-gnost. Schriften).
  17. Pistis Sophia, c. 138-140, (p. 236 ss., trad. Schmidt). Les éons, comme substituts des signes du zodiaque, apparaissent déjà dans l’hymne inséré dans les Acta Thomae, c. 6.
  18. Bouché-Leclercq, Astrologie grecque, p. 167.