La ruine de la civilisation antique/III

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 103-148).

III
DIOCLÉTIEN ET LA RÉFORME
DE L’EMPIRE
I

L’homme que les légions avaient élu pour succéder à Carus était aussi un Dalmate, comme Claude et comme Aurélien, bien que de naissance encore plus obscure. Une tradition affirme même qu’il était fils d’affranchi. Il avait été soldat depuis sa première jeunesse et s’était formé à l’école de trois grands généraux : Claude, Aurélien et Probus. Mais ce barbare et ce soldat était un homme de génie.

À peine élu, Dioclétien eut à soutenir une guerre civile. Carin, qui venait de se battre contre les Jazyges, ne voulait pas renoncer à la succession de son père. De part et d’autre, on se prépara pendant plusieurs mois au combat ; et, au printemps de l’année 285, les deux armées se rencontrèrent en Mœsie. Il semble que Dioclétien aurait eu le dessous, si la mort de Carin, tué par un de ses officiers, n’avait assuré son triomphe. Mais la nouvelle guerre civile avait provoqué une des crises ordinaires dans l’Empire. Les provinces, abandonnées à elles-mêmes pendant plusieurs mois, s’étaient mises à proclamer de nouveaux prétendants. Une terrible insurrection de paysans ruinés et de débiteurs insolvables, l’insurrection des Bagaudes, avait éclaté en Gaule. Aux frontières, les Barbares recommençaient à s’agiter et les pirates à troubler les côtes de la Gaule et de la Bretagne. Dioclétien comprit que la tâche était trop lourde pour un seul empereur ; et peu après son avènement, dès la seconde moitié de 285, semble-t-il, il appela à la partager avec lui un de ses compagnons d’armes, Maximien, fils d’un colon de Pannonie, des environs de Sirmium. Maximien était un soldat valeureux, mais ce n’était qu’un soldat ; aussi est-il probable que Dioclétien songea d’abord à faire de lui non pas un collègue, mais un lieutenant sûr et fidèle. Et, en effet, Maximien ne reçut pas le titre d’Auguste, mais celui de César. Seulement son succès contre les Bagaudes, dont, en quelques semaines, il noya la révolte dans le sang, modifia les idées de Dioclétien, qui, en 286, lui conféra le titre d’Auguste et rendit égaux, en principe tout au moins, les pouvoirs des deux chefs de l’État, sans, pour cela, altérer l’unité politique et législative de l’Empire. Ils avaient bien chacun son armée, son préfet du prétoire, son budget particulier ; mais les lois et la monnaie demeuraient communes, et les actes publics portaient à la fois leurs deux noms. Le nom de Dioclétien venait cependant en premier, et sa volonté était toujours prépondérante, car, bien que son pouvoir ne fût pas plus grand que celui de Maximien, son autorité personnelle et sa valeur étaient bien supérieures. L’administration et les forces militaires des Augustes étaient distinctes, mais sans limites infranchissables, puisqu’ils n’hésitèrent jamais à pénétrer pour un motif quelconque dans les territoires qui leur étaient respectivement confiés.

En somme, à la tête de l’Empire, il y avait non plus un empereur, mais deux empereurs, égaux en puissance, de même que, pendant bien des siècles, il y avait eu deux consuls à la tête de la République. Du reste, cette réforme, déjà tentée par Valérien au début de la crise du troisième siècle, s’imposait désormais comme nécessaire. L’Empire était menacé de tous les côtés. De nouveau, profitant de la révolte des Bagaudes, Hérules, Burgondes, Alamans passaient le Rhin ; de plus, le commandant de la flotte, chargé de donner la chasse aux pirates saxons et francs, un certain Carausius, s’entendait secrètement avec eux, et, condamné à mort par Maximien, se révoltait, prenait en Bretagne le titre d’Auguste, s’emparait de l’île et de quelques villes de la côte de Gaule et créait une flotte puissante, à l’abri de laquelle il défiait l’autorité des deux empereurs légitimes. La situation n’était pas moins critique en Orient, où l’Empire continuait à être menacé, comme il l’était depuis Valérien, c’est-à-dire depuis que Rome avait perdu sa principale défense contre le nouvel Empire des Sassanides : l’Arménie. Deux empereurs, l’un en Orient et l’autre en Occident, n’étaient donc pas de trop. En effet, pendant que Maximien parvenait à repousser sur le Rhin la nouvelle invasion germanique, Dioclétien cherchait à rentrer en Arménie, en intriguant plutôt qu’en combattant. Le moment était favorable. La guerre civile avait affaibli l’Empire persan, à tel point que le roi Bahram avait envoyé des ambassadeurs à Dioclétien pour solliciter son amitié ; l’Arménie était fatiguée et mécontente de la domination persane ; l’héritier de la couronne arménienne, Tiridate, vivait à Rome en exil, et bien contre son gré, Dioclétien le poussa et l’aida secrètement à reconquérir le trône ; et Tiridate, profitant de la situation difficile du roi de Perse et du mécontentement de l’Arménie, put, sans résistance, par un coup de main habilement préparé, reprendre possession du royaume de ses pères. L’Arménie se trouvait de nouveau sous l’influence de Rome ; et le roi des Perses, hors d’état de faire la guerre, dut se résigner à reconnaître le fait accompli.

Ce succès améliorait la situation en Orient, bien qu’un nouvel ennemi, — les Sarrasins, venus du désert de Syrie et d’Arabie, — ait fait son apparition sur le territoire romain, le pillant et le dévastant, et que l’Egypte se soit mise à s’agiter pour des raisons qui nous sont inconnues. Mais en Occident, au contraire, les difficultés ne diminuaient pas. Maximien n’avait pu avoir raison de Carausius, qui avait enrôlé une grosse armée de Francs et de Saxons ; de nouveau des mouvements menaçants se produisaient en Germanie où Goths, Vandales, Gépides et Burgondes étaient en guerre. Dans l’Europe orientale, les Sarmates se remuaient aussi ; en Numidie, en Mauritanie, les indigènes recommençaient à s’agiter. Les deux Augustes s’efforçaient de tenir tête à toutes ces difficultés, volant d’un bout à l’autre de l’Empire, conférant à tel ou tel général les pouvoirs civils ou militaires les plus étendus, faisant parfois de nécessité vertu, et, puisqu’ils ne pouvaient le vaincre, reconnaissant Carausius pour troisième Auguste. Mais quelques années d’expériences finirent par convaincre Dioclétien et Maximien que même deux Augustes ne pouvaient suffire à la tâche : et, en 293, Dioclétien se décida à diviser encore l’administration de l’Empire, donnant aux deux Augustes deux nouveaux collaborateurs officiels, d’un grade cependant inférieur : deux Césars. Un des deux officiers appelés à si haute dignité, fut Galère, un soldat énergique et capable, sans culture raffinée, originaire de la Dacie. L’autre, Constance, — surnommé Chlore, à cause de son teint pâle, — descendait au contraire, par sa mère, de Claude le Gothique ; il était de famille riche, de caractère doux et d’esprit cultivé ; un aristocrate égaré dans la bande de parvenus qui gouvernaient l’Empire. Les provinces furent distribuées entre les quatre empereurs de la façon suivante : Dioclétien garda pour lui la partie la plus orientale de l’Empire, la Bithynie, l’Arabie, la Lybie, l’Egypte, la Syrie ; Galère eut la Dalmatie, la Pannonie, la Mœsie, la Thrace, la Grèce et l’Asie Mineure ; Maximien, Rome, l’Italie, la Rhétie, la Sicile, la Sardaigne, l’Espagne et tout le reste de l’Afrique ; Constance, la Bretagne et la Gaule. Étant donné les raisons de leur élévation au trône, les chefs de l’Empire ne devaient pas résider à Rome, mais sur les principales lignes des frontières : Dioclétien à Nicomédie, en Bithynie ; Galère à Sirmium en Pannonie ; Maximien à Milan ; Constance à Trêves en Gaule.

II

Mais la multiplication des empereurs, comme nous l’avons déjà observé en parlant de Valérien, était un remède de nature géométrique, tandis que le mal dont se mourait l’Empire était un mal de nature morale. À lui seul, ce remède ne pouvait pas être plus efficace, à ce moment de l’histoire de l’Empire, qu’il ne l’avait été du temps de Valérien. Il aurait même pu, au contraire, hâter le démembrement de l’Empire en poussant chacun des empereurs à se rendre indépendant. Mais Dioclétien compléta ce partage de l’Empire par une réforme organique et profonde de toute l’institution suprême. Cette grande réforme était, en 293, désormais accomplie, et devait donner au pouvoir des quatre empereurs en même temps une légitimité plus sûre et plus respectée et des organes de gouvernement plus puissants et plus efficaces, accroissant ainsi la force et l’autorité de la charge suprême. S’engageant résolument dans la voie sur laquelle Aurélien avait fait les premiers pas un peu timidement, Dioclétien fixa officiellement le principe de la divinité des empereurs. Les empereurs sont a Deis geniti et deorum creatores ; Dioclétien prend le titre de Jovius, Maximien celui d’Herculius ; les sujets et l’armée prêtent serment par leur nom, comme jadis par le nom de Jupiter ou d’Hercule ; et la divinité dont eux et l’Empire reçoivent leur force, est précisément le Dieu du soleil, Mithra, dispensateur des trônes et des empires.

Cette nouvelle majesté divine de l’Empire est inculquée sous des formes tangibles, dans la conscience des sujets. Les rapports de ceux-ci et des empereurs, et tous les actes extérieurs de la souveraineté font l’objet d’un cérémonial que les deux premiers siècles de notre ère avaient ignoré. L’Empereur doit porter un diadème comme les grands monarques orientaux, un diadème à rayons comme le soleil, qui l’illumine de sa grâce. Ses vêtements et ses chaussures doivent être parsemés de pierres précieuses. Il n’est plus, comme Auguste, Trajan et Vespasien, un simple mortel qu’on est autorisé à approcher chaque jour et à toute heure, ou qui aborde familièrement les autres hommes, et dont la maison s’ouvre facilement à tous les citoyens libres. Pour lui adresser la parole, il faut observer un protocole spécial, et, quand on est arrivé en sa présence, il est de rigueur de se prosterner en une sorte d’adoration. L’absolutisme oriental triomphe finalement sur les ruines de l’hellénisme et du romanisme à peu près détruits par la grande crise du troisième siècle, dans l’Empire que les Barbares désormais peuplent et gouvernent en grande partie.

Mais il n’eût pas servi à grand’chose de conférer au pouvoir suprême une autorité plus grande et un prestige divin, si la pluralité des personnes qui le devaient exercer venait en même temps à l’affaiblir. Bien que divisé entre quatre souverains, le pouvoir suprême devait, selon Dioclétien, rester une monarchie, c’est-à-dire une unité. Comment essaya-t-il de résoudre l’insoluble problème de bâtir une monarchie, un gouvernement doué d’une unité forte, avec quatre souverains ? D’abord en subordonnant les deux Césars aux deux Augustes, et en s’assurant à lui-même, entre les deux Augustes, la fonction de régulateur et de coordinateur suprême. Le titre de Jovius qu’il prend, mis à côté de celui d’Herculius accordé à Maximien, indique un rapport de supérieur à inférieur. En outre, à la monarchie divinisée, il applique, pour en faire une unité, le principe dynastique de la monarchie asiatique, qui déjà s’était, au premier et au second siècle, infiltré dans la constitution de l’autorité suprême de l’Empire romain. Augustes et Césars forment une seule famille. De même que Maximien avait été adopté par Dioclétien, les deux Césars sont adoptés par les deux Augustes ; ils répudient leurs femmes pour épouser les filles des Augustes, qui les ont adoptés comme fils : sorte d’inceste dynastique, qui rappelle la monarchie égyptienne des Pharaons et des Ptolémées. En ajoutant au principe religieux et au principe dynastique le principe de la cooptation, on pouvait croire résolue la plus épineuse de toutes les questions qui concernaient l’autorité suprême, celle qui depuis près de trois siècles agitait l’Empire en vain : la question de la succession. À la mort d’un Auguste, son César devait prendre sa place et nommer à son tour un autre César, qu’il ferait entrer dans la famille divine des maîtres du monde.

Mais ce n’est pas seulement d’autorité que le pouvoir suprême avait besoin pour guérir les plaies de l’Empire ; il avait également besoin de force, c’est-à-dire d’organes habiles, sûrs, obéissants. Dioclétien tâcha d’infuser cette nouvelle force à l’Etat par la création d’un système bureaucratique complet, qui ne dépendît plus du Sénat, mais seulement et exclusivement de l’Empereur-Dieu, comme dans les monarchies asiatiques. Il ne négligea peut-être pas de notifier au Sénat son élection au trône et les élections successives, ni de respecter encore certaines formes consacrées par la tradition. Mais quoi qu’il en soit, le Sénat, en tant que corps politique, est annulé. On peut écouter ses conseils ; mais on peut aussi refuser de les suivre. Il n’a plus de provinces à administrer, puisqu’elles sont passées sous la juridiction de l’empereur ; il est exclu de la direction politique et remplacé par le Consistorium principis, le corps nouveau qui examine, comme l’ancien Sénat, les questions de caractère législatif, et qui est formé de tous les grands fonctionnaires de l’État. Toute l’administration dépend donc maintenant de l’empereur et du Consistorium principis, qui en est comme la représentation suprême ; elle est formée par une bureaucratie recrutée sans considération de rang social, de descendance ou de nationalité, et dans laquelle tous les sujets de l’Empire, et bientôt les barbares eux-mêmes ne tarderont pas à être admis à égalité de conditions.

III

C’était là, au point de vue des traditions gréco-latines, une grande révolution. La civilisation grecque et la civilisation latine avaient été toutes les deux fondées sur le double principe aristocratique de l’inégalité nécessaire et quasi mystique des peuples et des classes. Ce double principe aristocratique comportait, dans les relations extérieures, la supériorité innée et éternelle des Grecs ou des Romains sur les autres peuples ; et dans les relations intérieures, la supériorité innée et éternelle des classes auxquelles appartenait le privilège de commander au commun des mortels. Les gouvernements grecs et latins furent presque tous aristocratiques, fondés sur le privilège héréditaire d’une petite oligarchie, seule qualifiée pour gouverner. Les essais de gouvernements véritablement démocratiques, où les charges pouvaient être occupées par des hommes de toutes les classes, y compris les classes moyennes et populaires, furent rares et de peu de durée. Le plus célèbre de ces essais fut celui d’Athènes ; mais on sait à quelle catastrophe il aboutit. Quant à Rome, elle ne fut jamais gouvernée par la démocratie, même aux époques les plus agitées de la République ; et l’Empire romain lui-même, jusqu’au Caracalla, c’est-à-dire jusqu’au début du troisième siècle, moins d’un siècle avant Dioclétien, était encore gouverné par ce qu’on pourrait appeler l’aristocratie d’une aristocratie. L’ordre sénatorial et l’ordre équestre, qui exerçaient par privilège toutes les hautes charges de l’Empire, étaient une aristocratie recrutée parmi les citoyens romains, qui, de leur côté, nobles et plébéiens, riches et pauvres, savants et ignorants, constituaient tous ensemble, parmi les populations de l’Empire, une seconde aristocratie, dotée de privilèges importants et soumise à un droit pénal spécial. La civilisation gréco-latine était donc fondée sur la puissance des élites, et cette puissance l’était elle-même sur l’idée que les hommes et les peuples sont moralement non égaux, mais inégaux. Une des conséquences de ce caractère aristocratique de l’État et de la société gréco-latine était la limitation des cadres où on pouvait puiser le personnel dirigeant, et, par suite, la limitation du développement de tous les organes politiques et administratifs. On a aujourd’hui de la peine à comprendre pourquoi Rome, même à l’apogée de sa puissance, hésita si souvent à étendre ses conquêtes et à agrandir son Empire. Mais une aristocratie est un corps fermé, qui ne s’improvise ni ne se développe à volonté comme peut s’improviser et se développer une bureaucratie recrutée dans toutes les classes et dans toutes les nations ; c’est pourquoi Rome dut veiller toujours à ne pas étendre l’Empire de telle sorte que le nombre d’administrateurs et d’officiers supérieurs que pouvait fournir son aristocratie devînt insuffisant ; et c’est également pourquoi elle s’efforça toujours d’administrer l’Empire avec le moins de fonctionnaires possible. Bien que nous ne puissions citer de chiffres précis, il résulte indirectement de tout ce que nous savons sur l’histoire intérieure et extérieure de l’Empire, que les cadres de l’administration romaine furent relativement restreints jusqu’à la fin de la dynastie des Antonins. Administrer avec le minimum de fonctionnaires fut la règle constante du gouvernement impérial, justement parce qu’il était un gouvernement aristocratique.

À l’époque dont nous parlons, le christianisme avait déjà porté, dans le domaine idéal, un coup mortel à l’organisation aristocratique de la civilisation antique, en affirmant que tous les hommes, étant tous fils du même Dieu, sont tous égaux devant lui. La doctrine de l’égalité morale des hommes avait été déjà énoncée par quelques grands philosophes de l’antiquité ; mais seul le christianisme réussit à la faire pénétrer dans la conscience universelle, en détruisant ainsi jusqu’en ses fondements le véritable gouvernement aristocratique, et créant la démocratie moderne. Dès que le principe selon lequel les hommes seraient moralement non égaux, mais inégaux, fut détruit dans la conscience des masses, l’aristocratie put être encore une convention sociale, acceptée à certaines époques par convenance ; elle cessa d’être une forme organique et presque sacrée de la société civile, comme elle l’avait été dans l’antiquité. Ce qui explique pourquoi dans le monde chrétien et musulman les gouvernements aristocratiques ont toujours été faibles et doivent être considérés comme des imitations bien pâles des vraies et grandes aristocraties du monde antique.

À son tour Dioclétien porta, dans le domaine politique, un coup mortel au principe aristocratique, par sa réforme de l’administration. Il y eut, sans aucun doute, un lien entre les deux faits. Les progrès du christianisme furent une préparation nécessaire à la réforme de Dioclétien. Mais ce sont, naturellement, surtout des raisons d’ordre politique qui poussèrent l’Empereur à accomplir cette réforme ; et, parmi ces raisons, la plus importante fut la nécessité de remplacer l’organisation aristocratique de l’Empire, détruite par les crises du troisième siècle, par une organisation nouvelle qui convînt aux exigences politiques et militaires créées par ces crises mêmes. La rareté du personnel, l’exiguïté des organes politiques et administratifs comparée à l’étendue de l’Empire qu’il fallait gouverner, avaient été parmi les causes de la catastrophe dans laquelle, au cours des cinquante dernières années, l’aristocratie de l’Empire avait succombé. Il fallait créer une administration disposant de forces et d’organes proportionnés non seulement à la grandeur de l’Empire, mais aussi à l’effort toujours plus considérable que devait faire l’État pour arrêter le cours menaçant de la dissolution universelle. Et où recruter cette administration, alors que l’aristocratie, déjà insuffisante au deuxième siècle, avait disparu presque complètement, sinon en choisissant les fonctionnaires dans toutes les classes et dans toutes les populations ?

La multiplication des charges et des fonctionnaires, en haut et en bas, fut donc un des principes de la grande réforme de Dioclétien. Pour la première fois dans l’histoire de cet Empire fondé par une aristocratie militaire, Dioclétien sépare l’administration civile de l’administration militaire, et met à la tête de chaque province deux fonctionnaires avec leurs employés respectifs : le præses, ou gouverneur civil ; le dux, ou gouverneur militaire. Cette réforme avait certainement deux fins : d’une part, rendre plus difficiles, grâce à la division des pouvoirs, les pronunciamenti des légions dans les provinces et les continuelles proclamations de nouveaux empereurs, véritable fléau du troisième siècle ; d’autre part, remédier aux insuffisances de l’élément militaire, qui, recruté maintenant presque entièrement dans les provinces les moins civilisées, n’avait pas toujours les qualités nécessaires au gouvernement civil d’un empire qui, tout en décadence qu’il fût, n’en était pas moins héritier d’une grande culture. Mais en attendant, un autre principe vital de la civilisation antique, l’unité de toutes les fonctions publiques, se trouvait détruit. Il est à remarquer aussi que la division de l’autorité civile et de l’autorité militaire, qui nous semble un des progrès politiques les plus importants de l’histoire de la civilisation, apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’Empire romain comme un expédient d’une époque de décadence. Ce n’est pas tout ; à cette réforme s’en rattache une autre, qu’on pourrait définir : le morcellement des provinces. Dioclétien ne se borne point, comme Valérien, à multiplier le nombre des empereurs ; il multiplie aussi celui des gouverneurs, assignant à chacun d’eux un territoire plus restreint, afin qu’il le gouverne plus aisément et que, disposant de forces médiocres, il ne puisse devenir redoutable. C’est ainsi que pour l’année 297 nous comptons quatre-vingt-seize commandements civils pour les provinces au lieu de cinquante-sept qu’avait trouvés Dioclétien à son avènement.

En même temps, pour empêcher que ce morcellement des provinces n’affaiblisse l’Empire et la force de l’autorité centrale, il institua les Diocèses. Les Diocèses avaient été jusqu’alors des subdivisions fiscales et judiciaires des provinces. Le diocèse de Dioclétien est le groupement de plusieurs provinces en une circonscription supérieure, sous les ordres d’un magistrat nouveau : le vicaire. Les vicaires sont au nombre de douze : cinq en Orient, avec les noms de Oriens, Pontica, Asiana, Thracia, Mœsise ; et sept en Occident, avec les noms de Pannoniæa, Britanniæ, Galliæ, Viennensis, Italia, Hispaniæ, Africa. Il y aura donc dorénavant deux Augustes et deux Césars à la tête de l’Empire. Immédiatement au-dessous d’eux, douze vicaires à la tête d’autant de diocèses, et à côté de ceux-ci, et sur le même rang, les proconsuls, gouverneurs de certaines provinces privilégiées. Enfin, au-dessous des vicarii, les prœsides ou, parfois, des consulares ou correctores, comme on appelle indifféremment les gouverneurs des nouvelles provinces réduites. À côté de cette hiérarchie civile viennent les duces, chefs militaires, dont les pouvoirs territoriaux sont déterminés par des raisons militaires et ne correspondent pas nécessairement à l’étendue des provinces ou des diocèses.

Mais la multiplication des chefs de l’État, leur répartition dans des centres stratégiques déterminés, et la séparation du pouvoir militaire et du pouvoir civil, ne pouvaient suffire à renforcer la défense de l’Empire. L’augmentation de l’armée devait compléter la réforme administrative. Il fallut quadrupler les gardes du corps des empereurs, ajouter aux anciens prétoriens les nouveaux, qui seront les milites Palatini et Comitatenses. Il fallut aussi augmenter les effectifs militaires. Dioclétien les porta de 350 000 soldats à 500 000, et augmenta proportionnellement bien plus le nombre des officiers. Pour encadrer plus fortement chaque légion et être sûr de sa fidélité, il réduisit les effectifs et multiplia les tribuns militaires.

La pluralité des cours, le développement de la bureaucratie centrale et provinciale et l’augmentation de l’armée exigeaient beaucoup d’argent et de nouvelles ressources pour le budget. Dioclétien y pourvoit avec beaucoup d’énergie et d’ingéniosité. Il commence par décréter une révision générale de la valeur des terres, un nouveau cadastre, comme on dirait aujourd’hui, et, au fur et à mesure, introduit un nouveau système d’impôts, uniforme pour toutes les provinces, mais devant tenir strictement compte de la qualité des terrains et de leur rendement. À cet effet, il crée une nouvelle unité fiscale, dénommée selon les lieux, jugum, caput, millena, centuria, qui comprenait des terres de nature diverse et de différente extension, mais dont l’ensemble devait avoir une valeur identique et, par suite, fournir une identique contribution. Par exemple, 5 jugera de vignes ou 20 jugera de terres cultivables de première qualité, faisaient un jugum, tandis que pour arriver au même résultat, il fallait 40 jugera de seconde qualité et 60 de troisième ; et quelle que fût la culture, il en fallait davantage si le terrain était en montagne, et moins, s’il était en plaine. La perception de l’impôt fut réglée avec le plus grand soin. La somme que l’État imposait à une circonscription fiscale, comprenant donc un certain nombre de juga, était notifiée aux décurions (les membres du petit Sénat de chaque ville), lesquels en répartissaient le montant entre les propriétaires et les locataires du sol public (possessores), en exceptant ceux qui n’en détenaient qu’une faible portion, et surveillaient de près le recouvrement, car ils étaient responsables de ce qui viendrait à manquer. Le système tributaire apparaissait donc comme parfait et de rendement assuré.

IV

Grâce à la réforme de Dioclétien, l’Empire romain sort renouvelé de la grande crise du troisième siècle. C’est désormais une vaste cosmopolis de races diverses, à demi barbares le plus souvent, gouvernées par le despotisme asiatique de quatre souverains-dieux, soumises à une bureaucratie innombrable, dépendante de ces souverains et recrutée sans distinction de nationalité, de naissance ou de rang social. On ne peut nier que l’Empire ait récupéré, grâce à ces grandes réformes politiques et administratives, une partie de son antique prospérité. Dioclétien parvint à reconstituer, jusqu’à un certain point, la puissance et l’unité de l’Empire. Il recouvra tout d’abord la Bretagne. Carausius avait été tué par un de ses officiers, un certain Alectus, qui s’était flatté de lui succéder. Alectus fut battu et tué (296). À Alexandrie, une insurrection dont le but semble avoir été d’opposer un prétendant aux souverains légitimes, fut rapidement réprimée (296). En Perse, enfin, de sérieuses difficultés furent heureusement vaincues. En 294, le roi de Perse, Barahram, était mort et son fils Narsès lui avait succédé. Sous son règne, une réaction se produisit contre la politique conciliante de son prédécesseur ; en 296, profitant de ce que Galère était en Pannonie et Dioclétien occupé en Égypte, Narsès se jeta sur l’Arménie, menaçant du même coup la Syrie. Galère, immédiatement rappelé par Dioclétien et envoyé contre les Perses, commit l’imprudence d’attaquer l’ennemi sur le même terrain où, trois siècles et demi auparavant, les légions de Crassus avaient trouvé la mort. Et il fut, lui aussi, battu. Dioclétien dut renouveler l’armée détruite en y enrôlant beaucoup de barbares d’Occident, Goths et Daces en grande partie, pour tenter d’envahir le pays ennemi par un autre côté, en suivant les chemins montueux de l’Arménie.

L’armée nouvelle fut confiée à Galère, qui avait à cœur de venger sa précédente défaite et y réussit. Par une impétueuse attaque nocturne, non seulement il détruisit le camp persan, mais il captura toute la famille royale. Seul, Narsès, blessé, parvint à grand’peine à s’enfuir. Enhardi, Galère rêvait déjà, nouvel Alexandre, la conquête de la Perse. Mais les Barbares menaçaient de nouveau les frontières ; en cette même année 297, Constance était obligé de partir pour la Bretagne, et, tandis que les Germains, forts de son absence, menaçaient la Gaule, Maximien devait courir en Afrique où éclatait une autre révolte.

Dioclétien était donc disposé à faire la paix ; et, dès le début de 298, elle était effectivement conclue, et à des conditions qui pouvaient rappeler les temps lointains où Rome était partout triomphante. Toute la Mésopotamie, jadis conquise par Septime Sévère, était restituée à l’Empire ; de plus, le roi de Perse cédait cinq provinces arméniennes de la haute vallée du Tigre, jadis conquises par Sapor Ier. Les sources ne s’accordent pas à les déterminer. L’Arménie jusqu’à Zinta, dans la Médie Atropatène, était reconnue à Tiridate ; l’Ibérie (l’actuelle Géorgie) devenait un État vassal non plus de la Perse, mais de Rome. L’Empire romain regagnait en Orient une frontière stratégiquement excellente pour la défense de la Syrie et de l’Asie Mineure, et des alliés précieux ; enfin, il concluait une paix, qui devait durer quarante ans.

Pendant ce temps, Dioclétien réussissait à rétablir solidement l’ordre à l’intérieur de l’Empire. L’anarchie chronique prenait fin, devant un gouvernement stable et régulier. Fermement guidé par les deux Augustes et les deux Césars, et par la sûre volonté et la pensée vigoureuse du premier des Augustes, le navire de l’État gonflait ses voiles vers un horizon souriant. La méticulosité des lois pesait sur les sujets ; mais elle les unissait aussi dans une forte discipline publique ; l’augmentation des impôts même paraissait presque compensée par leur nouvelle répartition, par les méthodes rationnelles de leur perception et par le renouveau de prospérité générale. La nouvelle famille impériale jouissait de la faveur universelle ; sa divinité ne choquait plus personne, même elle était adorée par les peuples sujets, et la félicitas sæculi paraissait vouloir couronner les plus durs efforts de dix-huit années de pénible labeur. La crise politique et militaire, commencée à la mort d’Alexandre Sévère, semblait donc terminée.

V

Malheureusement, il y avait dans l’œuvre de Dioclétien une contradiction qui la minait sourdement. Dioclétien avait cherché à sauver l’Empire des barbares qui l’attaquaient du dehors en le faisant barbare au dedans ; autrement dit, il avait achevé la destruction du romanisme et de l’hellénisme, opérée par la crise du troisième siècle, en la rendant pour ainsi dire officielle, par une réorganisation de l’Empire, fondée sur des principes opposés à ceux sur lesquels s’appuyait l’État grec et latin, en anéantissant ce qui avait été l’âme, la force, le soutien de l’hellénisme et du romanisme : l’unité des fonctions publiques, l’organisation aristocratique de la société, l’esprit politique, le polythéisme. En d’autres termes, Dioclétien remplaçait une merveilleuse civilisation, qui avait été pendant des siècles une unité vivante en ses organes divers, — religion, famille, État, culture intellectuelle, — par un système d’institutions qui, à part quelque souvenir historique persistant de la grandeur de Rome, n’avaient pas d’autre principe spirituel que le culte asiatique du Souverain-Dieu : principe trop nouveau et trop petit pour pouvoir animer une masse immense comme l’Empire. L’Empire demeure comme un grand corps avec une âme petite et faible, à la recherche d’une âme à sa taille. L’ordre, instauré par Dioclétien, était donc un ordre vide ; et dans cet ordre vide, deux courants contraires naissent et se développent. L’un tend à ressusciter, dans la paix rétablie, la culture antique, — littérature, arts, philosophie, religion, — grâce à ce qui en reste encore. Cette culture avait été si riche, si glorieuse, que nombreux étaient ceux qui ne pouvaient se persuader, même après tant de calamités, qu’elle fût morte, et voulaient à tout prix la faire revivre dans son ancienne unité. L’autre courant tend à remplir le vide de l’ordre rétabli par la nouvelle doctrine chrétienne, qui renversait l’antique conception de la vie et de l’État. En détruisant définitivement la structure aristocratique de la société antique, Dioclétien avait écarté le principal obstacle à la christianisation de l’Empire ; et si formidables que fussent encore les obstacles qui persistaient, ils ne décourageaient pas une doctrine animée d’un élan si puissant et d’une conscience si forte de sa mission régénératrice du genre humain.

Placés entre ces deux courants, Dioclétien et ses collègues cherchèrent à favoriser le premier, sans toutefois s’opposer sérieusement au second. Ils s’efforcèrent de remettre en honneur l’étude de la jurisprudence, de la littérature, de l’architecture, protégeant les écoles et les professeurs, récompensant et honorant les hommes d’élite. C’est ainsi que Dioclétien appelle à Nicomédie le grammairien Flavius et le rhéteur Lactance ; qu’il protège l’école de droit de Beritus et cherche à y attirer comme étudiants même de jeunes Arabes. C’est ainsi également que Constance Chlore choisit d’abord pour magister mémoriæ le fameux rhéteur Eumène, puis le nomme professeur dans la célèbre école d’Augustodunum. C’est une doctrine officielle du nouveau régime, exposée par Eumène en des pages fort éloquentes, que les lettres sont la source sacrée de toutes les vertus et la meilleure préparation à toutes les carrières, même à celle des armes. Cette sollicitude pour la vie spirituelle s’explique aisément. Si déchu que fût l’Empire après tant de calamités et avec tant de barbares au pouvoir, il avait toujours besoin de cette grande culture qui l’avait créé, orné et fait vivre pendant deux siècles. Il est au contraire beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi l’Empire a pu vivre si longuement, jusqu’en l’an 303, en paix avec le christianisme, qui était sur tant de questions capitales contraire à l’esprit de la réforme de Dioclétien. Mais les chrétiens étaient à cette époque très nombreux dans toute l’administration et à la cour ; et il semble même que l’impératrice et sa fille aient eu des rapports avec le nouveau culte. Dioclétien était trop sage et trop avisé pour ne pas comprendre combien une persécution eût été dangereuse pour l’unité et la paix de l’Empire, et il se refusa pendant plusieurs années à traiter les chrétiens en ennemis. Néanmoins il y avait à la cour un parti très fort, qui n’approuvait pas cette sage politique et dont Galère était le chef. Ce parti finit par prévaloir, à ce qu’il paraît, en raison des difficultés que le christianisme créait à l’autorité impériale, particulièrement dans l’armée et vis-à-vis de la discipline militaire. Il se trouvait encore, parmi les chrétiens, des fanatiques refusant de prêter le service militaire, comme ce Maximilien qui fut exécuté à Théveste le 12 mars 295. Toutefois, à mesure que la religion nouvelle se répandait, le nombre des chrétiens qui se résignaient à servir dans l’armée était de plus en plus grand.

Mais si la répugnance à la guerre diminuait, la difficulté qui restait insoluble était celle du culte des empereurs. Les chrétiens ne pouvaient pas reconnaître et adorer le Souverain-Dieu ; mais le culte du Souverain-Dieu était la base même de la discipline militaire. Sur ce point l’accord était impossible ; et le conflit devait éclater un jour ou l’autre. En 302, un édit chassa de l’armée tous les chrétiens ; et il fut suivi, un an plus tard, le 24 février 303, d’un autre édit, le premier édit véritablement antichrétien de Dioclétien, qui imposait la destruction des temples et des livres chrétiens, la dissolution des communautés et la confiscation de leurs biens, interdisait les assemblées des fidèles et excluait ceux-ci de toute charge publique. L’édit était relativement modéré, puisqu’il ne contenait aucune menace de mort ; mais sa proclamation fut suivie de grandes perturbations. Une sédition éclata en Syrie ; le palais impérial de Nicomédie fut incendié. Les ennemis des chrétiens les accusèrent d’être les auteurs de ces désordres ; de leur côté, les chrétiens accusèrent leurs ennemis d’exciter contre eux, par des tumultes provoqués à dessein, la colère de Dioclétien.

Il est impossible de décider de quel côté étaient les torts. En revanche, ce qui est certain, c’est que ces tumultes provoquèrent un second édit, beaucoup plus dur. Cet édit ordonnait l’emprisonnement des évêques, des prêtres et des diacres, qui se refuseraient à consigner les livres sacrés, ces muets dépositaires, pour l’autorité romaine, de la doctrine séditieuse. Mais Dioclétien répugnait évidemment à pousser les choses à l’extrême, si bien que, dans la seconde moitié de la même année, le 17 septembre 303, il prit occasion de la grande solennité publique des Vicennalia, c’est-à-dire les fêtes en l’honneur du vingtième anniversaire du gouvernement des deux Augustes, pour promulguer une sorte d’amnistie générale. Tous les prisonniers chrétiens qui se déclaraient prêts à revenir ouvertement à la vieille religion, devaient être remis en liberté. Quant aux autres, ils ne pouvaient bénéficier de la grâce, et même, en raison de leur obstination insensée, ils devraient être, à l’avenir, traités plus sévèrement.

Ces édits sont le document le plus éloquent de la puissance du christianisme. Ils témoignent clairement de l’hésitation de Dioclétien à se lancer contre un ennemi qu’il savait nombreux et fort. Comme toujours, quand un État se trouve aux prises avec un danger qu’il n’a pas la force d’éliminer, Dioclétien eut lui aussi recours à des demi-mesures, lesquelles ne pouvaient avoir d’autre résultat que d’aggraver le mal. La résistance des chrétiens s’exaspéra et l’Empire fut contraint à user des mesures de rigueur, dont il s’était d’abord abstenu. À la fin de 308 ou de 309, Dioclétien tomba gravement malade et Galère assuma la régence en Orient. Le parti de la lutte à outrance et de l’intransigeance prévalut alors au gouvernement ; Galère et Maximien s’accordèrent pour la promulgation du dernier édit de persécution auquel Dioclétien se résolut à souscrire. Cet édit faisait obligation à tous les sujets de l’Empire de sacrifier aux dieux, sous peine de tous les châtiments corporels réservés aux récalcitrants.

Cette persécution dura huit ans. Mais, bien qu’elle ait été la plus violente et la plus systématique de toutes celles entreprises par l’Empire contre le Christianisme, elle n’eut pas cette implacable férocité que la tradition ecclésiastique devait lui attribuer. Elle fut différemment conduite et plus ou moins dure selon les pays et selon le caractère des Césars ou des Augustes. C’est ainsi que Constance Chlore détruisit seulement quelques églises, sans s’attarder à violenter la conscience des fidèles. S’il ordonna des exécutions, elles furent dues en grande partie à la vive réaction et à la véritable soif de sacrifice qui poussait de nombreux fidèles, — joyeusement, — au martyre. Mais Dioclétien n’eut que peu de part aux diverses vicissitudes de cette longue persécution, dont nous verrons la prochaine fois la grande importance historique. Vingt années de gouvernement l’avaient fatigué, et, bien qu’il n’eût pas encore atteint la soixantaine, sa vie fiévreuse et surmenée avait miné avant l’âge sa robuste constitution.

Depuis des années, il méditait une retraite, une retraite qui lui permît d’assister en spectateur désintéressé à la réalisation de ses grandes réformes, sans qu’il eût à être présent partout pour la diriger. Et il se faisait construire à Salone, dans sa Dalmatie, un ermitage pour s’y retirer. Même il avait voulu quelque chose de plus : n’être pas seul à s’écarter des affaires de l’État et entraîner avec lui le fidèle compagnon de ses fatigues, Maximien, auquel il avait fait faire le serment de l’imiter. Ce diligent administrateur semblait saisi de la dangereuse curiosité de savoir ce qui arriverait dans l’Empire, après la disparition de ceux qui l’avaient restauré ! Et la grande heure sonna enfin, le 1er mai 305. Ce jour-là, à trois milles de Nicomédie, sur une colline qui s’élevait doucement au-dessus de la plaine, au pied d’une colonne portant la statue de Jupiter, là où il avait lui-même remis la pourpre à Galère, entouré par les hauts personnages de l’Empire et les hauts dignitaires de l’armée, Dioclétien se dépouilla de son diadème, de son sceptre, de son manteau impérial, et nomma pour lui succéder, Galère, auquel il donna à son tour pour César un officier des protectores, Maximin Daia.

Le même jour, peut-être à la même heure, la même scène se passait à Milan, où Maximien cédait son trône à Constance, et mettait la pourpre des Césars sur les épaules d’un autre officier : Sévère.

C’est alors que commence pour lui et pour Maximien cette époque de leur vie, connue dans l’histoire sous le nom de « quies Augustorum ». Mais il semble que pendant les huit années où Dioclétien continua à se survivre, dans son immense palais de Salone, entre mer, ciel et monts, passant de ses chasses à son humble jardin potager, l’Auguste vieux et las ne fut jamais considéré comme un homme privé. Jusqu’au dernier jour de sa vie, il garda tous les titres et reçut tous les hommages que méritait son passé ; il demeura pour les nouveaux princes, « notre seigneur et notre père ». Et quand sa dernière heure fut venue, le Sénat de Rome l’honora de cette apothéose, qui équivalait à la divinisation, et qu’on n’accordait qu’aux empereurs.

Mais il vécut assez pour voir l’issue de la lutte entre l’Empire et le Christianisme, qu’il avait voulu éviter comme une calamité terrible, et pour assister au triomphe définitif du Christianisme, qui devait lui sembler un événement encore plus funeste que la lutte, si redoutée par sa sagesse. Ce triomphe marquait la fin de la civilisation antique, et était la conséquence nécessaire de toute l’œuvre qu’il avait accomplie dans un bien autre dessein.