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La seconde Vie du docteur Roger

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LA SECONDE VIE
DU DOCTEUR ROGER

Vers la fin du mois d’octobre 185..., à deux heures environ de l’après-midi, un homme d’une quarantaine d’années, d’une physionomie douce et mobile, descendait les boulevards et se dirigeait vers la Madeleine. Sa mise, très modeste, se rapprochait de celle du savant à qui le soin de la toilette est devenu chose indifférente. La cravate, négligemment nouée autour du cou, flottait à l’aventure sur une chemise à jabot. L’habit noir, bien que neuf, était fripé; il avait dans le dos et aux manches ces plis horizontaux qui dénotent un long séjour dans une malle. Le chapeau était très en retard sur la mode. Le pantalon enfin, d’une nuance claire, quoiqu’il fît froid, tombait inégalement sur des souliers à boucles d’acier. La marche de cet homme se précipitait et se ralentissait sans cause apparente. Ses regards étaient tour à tour distraits et sérieux ; sa bouche avait un sourire à demi triste, à demi joyeux. De temps en temps il saluait d’un geste amical les maisons et les rues, comme s’il eût été tout à la fois surpris et charmé de les revoir. Quelques passans produisaient sur lui un effet analogue. Il faisait quelques pas de leur côté, s’apprêtait à leur parler, puis s’arrêtait et secouait la tête, comme désappointé et mécontent de lui-même. Sa contenance était tout à fait celle du voyageur revenant, après plusieurs années d’absence, dans la ville qu’il a autrefois habitée. Il n’y connaît plus personne, et cependant, par suite de ressemblances fortuites, croit retrouver à chaque pas les gens qu’il a connus. Ils sont, à l’heure où il les voit, tels qu’ils étaient il y a dix ans. Souvent ils ont le même air et le même costume. Toutefois, en réfléchissant, il se dit que ce ne sont point eux, puisqu’ils devraient être de dix ans plus âgés que ceux qu’il aperçoit.

Il était douteux cependant que le promeneur dont il est question fît cette réflexion si naturelle, car, tout en hochant la tête, il murmurait : — Certes ces rencontres, si bizarres qu’elles soient, ne sont que la confirmation de mes études. Mon système doit être vrai; mais l’idée, mise brusquement en face du fait, est toujours un peu déroutée.

Il passait donc outre, lorsqu’à la Madeleine il fit une dernière rencontre qui le remplit d’un trouble extraordinaire. Il avait à dix pas devant lui un homme de cinquante ans à peu près, décoré, d’un visage flegmatique et hautain, aux cheveux et aux favoris grisonnans, grand, sec et boutonné dans une redingote bleue. Ce monsieur causait avec un ami sur le bras duquel il s’appuyait, et tenait de la main gauche un sac de voyage. L’émotion du promeneur fut si vive à la vue de ce personnage qu’il alla droit à lui et, sans le saluer, lui dit avec un mélange de stupeur et de colère : — Ah ! c’est vous, monsieur Lannoy, c’est donc vous?

— Je ne suis pas M. Lannoy, lui répondit celui qu’il interpellait ainsi. Mais vous-même, qui êtes-vous?

— Je suis le docteur Roger Dannerch.

— Eh bien! que me voulez-vous?

— Monsieur, dit Roger en changeant soudain de ton, je vous demande mille pardons. Ce que je viens de faire est insensé. J’oubliais en effet, ajouta-t-il avec simplicité, que ce ne peut-être vous, puisque vous êtes mort.

— Comment! je suis mort?

— Oui, il y a six ans, et même assez misérablement, deux mois après avoir tué un homme en duel.

— Voyons, reprit son interlocuteur avec une pitié un peu méprisante, c’est de M. Lannoy et non de moi que vous voulez parler.

— Oh! M. Lannoy et vous c’est absolument la même chose; mais ce serait trop long à vous expliquer. Je me comprends, cela me suffit.

L’ami qui accompagnait le prétendu Lannoy lui poussa légèrement le coude.

— Oui, dit alors celui-ci, allons nous-en. C’est un fou.

— Un fou! s’écria Roger, que cette épithète parut mettre hors de lui; un fou! cela est facile à dire. En tout cas, il vaut encore mieux être fou que d’être trompé par sa femme.

— C’est pour moi que vous dites cela? s’écria à son tour l’étranger, qui devint très pâle.

— Prenez-le pour vous, si bon vous semble.

Toutefois, après avoir prononcé ces mots, Roger en fut effrayé et désolé. — Monsieur, balbutia-t-il, je vous prie d’agréer toutes mes excuses. Je me rétracte. Je parle ainsi quelquefois au hasard, sous l’influence d’un sentiment tout intérieur, mais qui n’a d’autre valeur que celle que je lui prête. Ce sentiment m’a égaré, je vous l’assure. Vous ne sauriez être ce que j’ai dit, et vous n’avez certes pas tort de me traiter de fou.

— Monsieur, reprit l’étranger en lui serrant le bras, il faudra que vous me fournissiez des preuves de ce que vous avez avancé.

— Mais je vous répète que je n’en ai pas. J’ai cédé à un mouvement irréfléchi. L’intuition, en supposant qu’elle soit donnée à un homme, ce qui est fort rare, n’est point une preuve. J’ignorais même que vous fussiez marié. Vous n’êtes pas M. Lannoy, j’y consens. J’ai mes raisons de penser autrement que vous à ce sujet; mais je n’ai ni le désir, ni le droit de vous imposer mes croyances. Je vous accorde tout ce que vous voudrez.

La façon singulière dont Roger rétractait ses paroles, dont il affirmait et niait en même temps ce qu’il avait dit, exaspéra l’inconnu.

— Monsieur, répliqua-t-il, je ne supporte pas plus une mauvaise plaisanterie qu’une insulte. Vous me rendrez raison.

— Monsieur! fit encore Roger.

— Seriez-vous un lâche?

Roger ne s’émut point de cette supposition comme il s’était ému de la qualification de fou. Il se frappa le front et repartit avec une assez grande exaltation :

— Soit! nous nous battrons. Tout sera peut-être pour le mieux ainsi.

— A quel endroit vous enverrai-je mes témoins?

— A l’hôtel d’Anjou, où je demeure, rue Louis-le-Grand.

— A quelle heure ?

— A sept heures ce soir, si cela vous convient.

Les deux hommes se saluèrent, et Roger, qui n’avait point songé à demander le nom de son adversaire, s’achemina vers les Champs-Elysées. Il ne regardait plus avec curiosité autour de lui; il allait rapidement, les mains dans ses poches, la tête baissée. Son exaltation d’un instant était tombée. L’apparition de cet homme, qui ressemblait d’une manière si frappante à M. Lannoy, l’avait en quelque sorte foudroyé. Sans doute une aventure sanglante où il avait été acteur, qu’il avait oubliée, ou plutôt dont il n’osait pas se souvenir, se dressait devant lui. Cette aventure, on peut l’évoquer facilement par la pensée. Dans les mots injurieux qu’il avait adressés à l’inconnu, dans cet homme qu’il lui avait reproché d’avoir tué, dans la façon misérable dont, selon lui, le meurtrier lui-même était mort, il y avait la faute d’une femme, la vengeance d’un mari, les remords et les chagrins de la vengeance accomplie. Sans doute Roger avait été le confident de la femme, l’ami de l’amant, le commensal du mari. S’il avait été pris d’une si vive colère en s’entendant traiter de fou, n’était-ce point que sa raison avait été ébranlée, et, si elle l’avait été, n’était-ce point encore qu’il avait pu, par une imprudence, déterminer la catastrophe, ou qu’il n’avait point su l’empêcher? En ce moment, sous l’oppression de ce souvenir, quel qu’il fût, il marchait escorté d’images funèbres. Il entrevoyait peut-être des ombres chères et suppliantes qui lui tendaient les bras. Aussi, par degrés, le sentiment de la réalité lui revenant au milieu du rêve, il se félicitait de son prochain combat avec ce ménechme de l’homme qu’il avait tant haï, avec cet homme lui-même, car, pour lui et par suite de mystérieuses déductions psychologiques, cet inconnu était M. Lannoy, à qui n’était point révélé le secret de sa seconde existence. Il le tiendrait enfin à la pointe de son épée, et lui ferait expier ce qu’il lui avait infligé durant des années entières de tortures et de regrets.

Avec cette pensée anticipée du triomphe, Roger eut l’apaisement de la haine satisfaite. Son visage, auparavant bouleversé, s’éclaira, puis redevint songeur. Roger méditait. Il avait l’enchaînement logique des idées étranges, et de ces idées, que d’ailleurs il s’était rendues familières au point de les avoir converties en système, découlaient pour lui des conséquences qui se précisaient de plus en plus dans son esprit. Puisque le hasard, aux premiers pas qu’il avait faits dans Paris, l’avait mis en présence de M. Lannoy, puisqu’il était possible, ainsi qu’il se l’était imaginé, que ce mort reparût sous des traits vivans après des années écoulées et tel qu’il était descendu dans la tombe, ce ne devait point être là un fait isolé, mais la manifestation d’une loi générale. Il lui était permis de croire que les êtres qu’il avait aimés pourraient se retrouver quelque part comme celui qu’il avait détesté et sous la forme qu’ils avaient autrefois. La vie humaine, après tout, n’est qu’un drame qui finit pour recommencer sans cesse, et dont les acteurs, qui semblent disparaître dans un dénoûment heureux ou funeste, remontent le lendemain sur les planches avec les mêmes passions et le même visage, et n’offrent un spectacle nouveau qu’à celui qui ne les a pas vus la veille. Puisqu’il venait de se heurter à l’un des acteurs du drame de sa propre vie, pourquoi les autres ne seraient-ils pas à côté de celui-là, prêts à lui donner la réplique? La femme de cet inconnu, l’homme qui probablement lui faisait la cour, pouvaient n’être pas, ne devaient pas être des étrangers pour lui. Leurs noms vinrent ainsi, sans qu’il en eût conscience, aux lèvres de Roger, les noms de Martial et de Léonie. Il les prononça d’abord en frémissant, puis avec un orgueilleux sourire. Ne savait-il point d’avance les péripéties de l’action où ils étaient engagés, et n’allait-il pas intervenir au moment décisif?

Tout à coup il eut peur. S’il était le moins favorisé dans le duel qui avait lieu le lendemain ! s’il était tué ! Alors, loin de les sauver, c’était peut-être lui qui les perdrait, puisque, par d’imprudentes paroles, il avait fait entrer le soupçon au cœur de celui qui pouvait les surprendre et les punir. Il n’y avait qu’un moyen de les mettre à l’abri, c’était de les avertir du danger qu’il avait attiré sur leurs têtes; mais comment faire? Allait-il donc les rencontrer à l’improviste, et s’il les rencontrait, consentiraient-ils à avoir confiance en lui et à le croire ?

Il s’arrêta, essuya son front couvert de sueur, et, passant subitement d’une extrême agitation à un grand calme, se dit avec une conviction profonde : — Pourquoi pas? Je devine où je puis les trouver, et je les forcerai bien de se rendre à l’évidence.

Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la Madeleine, il s’inquiéta de l’endroit où il était. Il avait parcouru toute la longueur des Champs-Elysées, dépassé l’Arc-de-Triomphe, et il entrait dans l’avenue de l’Impératrice. A sa droite, il aperçut la maison de santé du docteur Vermond, grande construction blanche que l’on a démolie, et sourit avec finesse et un peu de dédain en la regardant. Cependant, à la vue de quelques personnes qui en sortaient, il s’éloigna avec une certaine hâte, rajusta les manches de son habit, en épousseta les revers, et se composa un maintien calme et désœuvré pour franchir la grille du bois de Boulogne. Il était alors trois heures de l’après-midi, et les équipages, les piétons encombraient les abords du lac. Roger évita la foule et gagna assez rapidement le côté le moins fréquenté du bois. Au bout d’un quart d’heure, il était arrivé à un petit carrefour où cinq ou six allées convergeaient, les unes réservées aux piétons, les autres accessibles aux voitures. Il constata avec plaisir qu’il pouvait voir dans toutes les directions et que le lieu était désert. — C’est ici qu’ils venaient autrefois, dit-il encore, c’est ici qu’ils doivent venir.

Il s’appuya contre un arbre et attendit. La surexcitation où l’avaient jeté les événemens de la matinée avait cessé, et il agissait avec une remarquable tranquillité. Il ne doutait pas que la réalité ne dût s’accorder, pour les couronner, avec ses secrètes hypothèses. Peut-être, à son insu, raisonnait-il aussi d’après des probabilités moins métaphysiques. Lannoy, — il l’appelait ainsi, ne sachant quel autre nom lui donner, — lui avait semblé prêt à partir pour un voyage. Les amans, s’il existait des amans, devaient naturellement profiter de cette absence pour se voir et pouvaient employer à se promener une partie de la journée. Il y avait alors des chances pour qu’ils choisissent le bois comme but de promenade, et dans le bois celles des allées où une solitude presque entière leur serait assurée. Roger s’abandonnait à une douce mélancolie. Le soleil, qui s’abaissait à l’horizon, perçait de rayons obliques le feuillage encore épais. Un voile de brume excessivement léger flottait dans l’air, et le seul bruit qu’on entendît était le lointain roulement des voitures. Ces dernières et belles journées d’automne n’invitent pas comme le printemps à l’espérance et au bonheur; mais elles préparent aux tristesses résignées de la vie et les font envisager sans effroi. On se rappelle les beaux jours, et, si traversés qu’ils aient été par l’orage, ils conservent l’auréole de la force, de la sève et de la jeunesse qu’on y a dépensées. Roger oubliait ainsi l’heure présente et se réfugiait dans le passé. Jadis, à cette même place, ses amis lui donnaient rendez-vous, soit pour lui faire quelque confidence, soit pour lui demander un service. Presque toujours il y était le premier, et, de même qu’il attendait aujourd’hui, il attendait alors. Bientôt une voiture s’arrêtait à l’une des grandes allées. Un homme et une jeune femme en descendaient et s’avançaient en causant. L’homme avait une noble et fière tournure; la femme était charmante. À cette époque de l’année, ils faisaient craquer sous leurs pas les feuilles jaunies qui tombaient des arbres. Ils arrivaient jusqu’à Roger; mais souvent ils étaient si occupés l’un de l’autre qu’ils ne le voyaient pas. D’ailleurs il se cachait pour ne pas les gêner. Ils s’en retournaient et revenaient encore. C’étaient bien eux. C’était bien le teint pâle de Martial, son œil noir, son front intelligent, sa fine moustache. C’étaient bien aussi les cheveux châtains de Léonie, ses grands yeux bleus, son frais visage. Martial écoutait Léonie. Que lui disait-elle? Toutes les grandes petites choses de l’amour. Le plus ordinairement ils se contemplaient, se souriaient, se serraient les mains; mais quelquefois ils étaient pensifs : il y avait une ombre à leur beau ciel. Léonie subissait ces craintes instinctives qu’a toute femme coupable, qu’elle confie en tremblant à son amant, que celui-ci, pour la consoler, traite de chimères, et qui cependant éveillent en lui de soudaines angoisses. On sent trop bien que cet amour que l’on se jure éternel n’a peut-être qu’une heure à lui.

Tel était le tableau que sa mémoire avait retracé à Roger. Peu à peu cette vision de son esprit s’était offerte à ses yeux. Il avait cru réellement voir Martial et Léonie; mais il avait craint, s’il leur parlait, qu’ils ne s’évanouissent comme les apparitions d’un rêve, et il n’avait rien dit. Ils avaient plusieurs fois passé à ses côtés, joyeux d’abord, tristes ensuite. A un dernier tour qu’ils firent, l’illusion devint si forte que Roger se décida, ainsi qu’il en avait coutume autrefois, à aller vers eux pour les distraire de leur chagrin; mais ses amis, quand il eut fait quelques pas, l’examinèrent avec étonnement et ne semblèrent point le reconnaître. — Mon cher Martial, dit Roger, je me suis montré pour dissiper vos idées noires. Tu ne m’en veux point, n’est-ce pas?

— Monsieur, répondit le jeune homme, vous vous trompez; je ne me nomme point Martial et je ne comprends pas ce que vous me dites.

— Et vous, madame, et vous, Léonie, ne me reconnaissez-vous pas?

La jeune femme ne répondit qu’en se pressant contre son compagnon.

Roger eut alors le tressaillement douloureux du somnambule qui rentre dans la vie positive. Ses souvenirs, si puissans qu’ils s’étaient accusés pour lui en vivantes images et lui avaient fait confondre la réalité avec le rêve, cessèrent de l’abuser. Il avait bien devant lui l’homme et la femme qu’il cherchait; mais, quoique la réalité se fût présentée ainsi qu’il y comptait, la transition était si brusque qu’il ne ressentit qu’une faible joie.

— C’est vrai, dit-il en souriant avec amertume, ce sont le Martial et la Léonie d’aujourd’hui, ce ne sont plus ceux d’autrefois.

— C’est un fou, murmura la jeune femme.

Roger l’entendit et ne s’irrita point, comme il l’avait fait avec M. Lannoy.

— Un fou ! dit-il. Pourquoi cela? Pourquoi présumer que je sois fou parce que vous ne me comprenez pas? Non, dit-il encore, ils ne peuvent me reconnaître, puisqu’ils sont morts et que j’ai continué de vivre. On change beaucoup en six ans, surtout quand ces six années se sont écoulées, comme pour moi, dans l’étude et la douleur. Eux sont toujours les mêmes. C’est tout simple. La mort n’est pas ce que l’on pense. Ce n’est pas la vie qui finit, c’est le temps qui ne marche plus. Elle nous laisse où elle nous prend, jeunes ou vieux, sans nous ôter ni nous ajouter une ride. Martial, comment vous appelez-vous à présent?

Le jeune homme et sa compagne regardaient Roger. Malgré son aspect bizarre et l’expression vraiment indéfinissable de ses yeux, tant elle était claire et mobile, il y avait une bonté si marquée pour eux dans tous ses traits, une si grande douceur dans sa voix, qu’ils eussent craint de l’affliger en s’éloignant trop vite. En outre la singularité même de ses paroles les captivait.

— Je m’appelle Ernest, répondit le jeune homme.

— Et vous, madame ?

La jeune femme hésita.

— N’ayez pas peur, fit Roger, je ne veux pas vous trahir.

Puis tout à coup, et sans attendre de réponse, il s’écria avec une étrange volubilité :

— A propos de trahison, j’ai des choses très importantes à vous dire. Malheureux que je suis ! j’oubliais cela; je suis pourtant venu exprès. Écoutez !

Et il saisit le bras d’Ernest. La jeune femme cette fois eut véritablement peur. — Ernest, dit-elle, partons, je vous en supplie.

— Non, non, dit Roger, vous ne partirez pas avant de m’avoir entendu. — Et il retint Ernest par ses vêtemens.

Peut-être le jeune homme eût-il consenti à l’écouter; mais à cet instant quelques personnes s’approchèrent. Alors il fit signe à son cocher, qui arriva au grand trot, fit monter la jeune femme dans la voiture, et, se dégageant de vive force de l’étreinte de Roger, y monta après elle, tout en recommandant au cocher d’aller très vite.

Quand Roger, qui avait été assez rudement rejeté en arrière, vit la voiture partir, il s’élança en criant : «Arrêtez ! arrêtez ! » Mais il était impossible qu’il la rejoignît. Au bout de quelques minutes, il fut hors d’haleine. Il craignit aussi qu’on ne lui demandât compte de sa course insensée et de ses cris. Il se désespérait lorsqu’un remise qui était libre s’offrit à lui. Il le prit et le lança sur les traces de la voiture. Il parvint à ne pas la perdre de vue, et grâce aux nombreux équipages qui revenaient du bois, et parmi lesquels, dans l’avenue des Champs-Elysées, son remise se confondit, il put, sans qu’ils se doutassent de sa présence, se rapprocher d’Ernest et de la jeune femme. Il les suivit ainsi à une distance convenable jusqu’au Café-Anglais, où ils descendirent. Roger, tout à fait de sang-froid et se réjouissant d’avoir si bien réussi, congédia sa voiture, se glissa lestement le long du boulevard, et vit Ernest et sa compagne monter dans le restaurant, aux cabinets du premier étage. Il tira sa montre et se disposait à s’installer lui-même au rez-de-chaussée lorsqu’une pensée importune lui vint.

— Déjà six heures, se dit-il, et ce monsieur qui doit m’envoyer ses témoins à sept heures à mon hôtel. Je n’ai pas le droit de les faire attendre.

En ce moment, il ne songeait pas plus à M. Lannoy qu’à toute autre personne. Certains détails de son duel le préoccupaient beaucoup. Il eût dû se procurer des témoins et n’y avait pas pensé. Le fait est qu’il ne savait où en trouver. Soit qu’il revînt pour la première fois à Paris après une longue absence, comme on eût pu le croire d’après la façon dont il s’y promenait le matin même, soit qu’il eût quelque raison de ne point vouloir qu’on y connût son séjour, la moindre démarche était difficile pour lui. Il réfléchissait aussi que son entrevue avec les témoins de son adversaire ou avec son adversaire lui-même, si courte qu’elle fût, pouvait l’exposer à ne point retourner assez tôt au Café-Anglais pour l’exécution du projet qu’il avait formé. Ainsi aux prises avec les petites difficultés de la vie réelle, il avait un air fort soucieux, mais très raisonnable. En même temps il avait froid et il avait faim. Après avoir marché quelques instans au hasard, il parut avoir adopté une résolution et rentra à son hôtel.

Une fois dans sa chambre, il écrivit cette lettre :

« Monsieur,

« Croyez que je suis désolé de ne point être chez moi à l’heure que je vous avais indiquée. J’en suis empêché par une affaire très importante. Mon absence d’ailleurs nous évitera une discussion parfaitement inutile. Je suis décidé à vous tuer demain matin. Je n’ai point eu le temps de prévenir deux de mes amis. Si vous consentez, ce dont je ne doute point, à ce que notre rencontre ait lieu à Vincennes, je prierai deux des soldats de la garnison de me servir de témoins. Les conditions du combat me sont indifférentes. Elles pourront, sans entraîner de retard, se régler sur le terrain.

« Post-Scriptum. Je vous serais obligé de vouloir bien vous charger des épées et des pistolets.

« Veuillez, monsieur, accepter tous mes regrets de la peine que je vous donne. »


Roger se relut avec complaisance, cacheta sa lettre et enjoignit au domestique de la remettre aux personnes qui se présenteraient à sept heures. Il chercha ensuite un paletot, mais il n’y avait aucun vêtement au portemanteau. Il ouvrit les armoires et les tiroirs de la commode; tout était vide. — Où ai-je l’esprit? se dit-il. C’est naturel, je ne suis pas ici chez moi.

Il se contenta de croiser son habit et d’en relever le collet. Quelques minutes plus tard, il s’asseyait au Café-Anglais. Il commençait à dîner lorsqu’un garçon lui demanda : — N’est-ce point monsieur qui a déjeuné ici ce matin ?

— Oui, pourquoi?

— C’est que, aussitôt après le départ de monsieur, on a apporté pour lui de son hôtel ce livre-ci.

— J’avais dit en effet qu’on me l’apportât. Donnez, je sais ce que c’est.

Néanmoins il ouvrit le livre et en lut le titre : De la Transmigration de l’âme humaine dans le corps des animaux. Il le ferma avec colère. — Et Pythagore, murmura-t-il, était un des sages de la Grèce!... Quels imbéciles étaient donc les autres!

Roger était concentré en lui-même, mais moins calme qu’avant le dîner. Il mangeait vite et regardait souvent l’heure. Il songeait à Martial et à Léonie, ou plutôt à Ernest et à la jeune femme qui l’accompagnait. — Eux aussi, se disait-il, doivent penser à moi. — A sept heures moins le quart, il ajouta : — Dans un quart d’heure, je les verrai. — Il se mit alors la tête dans ses deux mains, les coudes sur la table, et demeura si profondément absorbé, que les garçons se le montraient en chuchotant.

Ernest et sa compagne pensaient en effet à lui. Au bois de Boulogne, ils avaient d’abord été inquiets de sa poursuite; mais, de retour dans Paris, ils avaient espéré lui avoir échappé. Une fois au restaurant, ils s’étaient rassurés tout à fait. Cependant le repas était triste : ils ne mangeaient pas et se parlaient à peine. Il y a ainsi dans l’amour des heures lentes et funestes; le cœur se serre, le bonheur qu’on s’était promis n’arrive pas; les pressentimens, vrais ou faux, agitent l’âme; on se tait, et le silence augmente l’anxiété. Il y a en nous, comme cause latente de ce malaise, une pensée obscure et douloureuse. A la longue, cette pensée se fait jour.

— Ernest, dit la jeune femme, cet homme que nous avons rencontré au bois... est un fou, n’est-ce pas?

— Il en avait tout l’air.

— Que pouvait-il avoir à nous dire?

— Rien. Nous ressemblons à un homme et à une femme qu’il a connus, et il a divagué en nous voyant.

— Quelle singulière idée de nous dire que nous étions morts! Ernest ne répondit pas.

— J’ai peur! reprit-elle. Il me semble qu’un malheur nous menace!

Ernest était en face de la jeune femme. Il se leva et vint s’asseoir auprès d’elle sur le divan. — Ma chère Clémentine, dit-il, pourquoi t’alarmer de la sorte?

— Je ne sais pas... Si mon mari avait des soupçons!... Depuis quelques jours, il n’est plus le même. Il a dit ce matin qu’il partait pour la campagne. Si cela n’était pas!

— Qu’importe? Dans une heure, je te reconduirai. Tu auras dîné chez une de tes amies.

— Ah! reprit Clémentine en pleurant, c’est affreux de vivre ainsi, d’être forcé de toujours tromper, de toujours mentir. Nous ne nous voyons jamais. Nous n’avons que de loin en loin une heure de bonheur, et ce bonheur, quand, après l’avoir disputé à mille obstacles, nous croyons l’avoir conquis, il nous fuit. Ce matin pourtant j’étais bien heureuse. Il faisait un beau soleil. Lorsque nous sommes arrivés au bois, j’étais toute fière de marcher appuyée à ton bras. Il n’y avait personne pour nous voir. Puis nous nous sommes assombris, j’ignore pourquoi; puis nous avons rencontré cet homme. Pourquoi était-il là? Qu’y faisait-il? Qu’avait-il à nous dire? Ah! j’en reviens toujours à lui...

Elle s’interrompit : le garçon venait d’entrer. — Monsieur, dit-il à Ernest, il y a en bas quelqu’un qui désire vous parler, ainsi qu’à madame. Quoique ce monsieur ne paraisse pas avoir tout à fait sa tête à lui, il vous a parfaitement dépeints. Je lui ai répondu que je ne savais point de quelles personnes il voulait parler; mais il affirme vous avoir vus monter... Je lui ai dit alors que j’allais m’informer...

— C’est lui, dit Clémentine, c’est lui!

Après s’être fait décrire l’étranger qui demandait à les voir, Ernest ne douta plus que ce ne fût Roger. — Il faut le recevoir, dit-il. Peut-être a-t-il véritablement à nous apprendre quelque chose qui nous concerne. Et si nous refusons, il pourrait faire un esclandre.

Il dit au garçon d’introduire l’inconnu.

Roger se présenta presque aussitôt. Il était très sérieux et très grave.

— Vous me pardonnerez ma conduite, fit-il en s’adressant à la fois à Ernest et à Clémentine, quand vous en connaîtrez les motifs.

— Parlez, monsieur, nous vous écoutons, répondit Ernest. Roger se recueillit, puis il regarda Ernest en face et lui dit : — Croyez-vous à la métempsycose ?

— Je vous avouerai, monsieur, que cette question ne m’a jamais beaucoup occupé.

— Eh bien! reprit Roger, moi, j’y crois. Le principe de la métempsycose est raisonnable. Aucun des élémens de ce monde n’est détruit par la mort. Ils se transforment simplement pour renaître. Si notre corps restitué à la terre la fertilise et produit les moissons, il est probable que l’âme, devenue disponible, trouve également un emploi. Toutefois je ne crois pas à la métempsycose telle qu’on l’admet généralement. Il y a eu jusqu’à présent deux opinions à ce sujet. Les uns, avec Pythagore et, en allant plus loin que lui, avec la philosophie hindoue, ont cru que l’âme, au sortir du corps humain, passait dans le corps d’un animal ou même dans un objet inanimé. Cela est sans doute ingénieux comme symbole. À ce point de vue, l’âme d’une homme inexorable peut être enfermée dans un rocher; on peut se figurer celle d’un usurier dans une éponge et l’âme impétueuse d’un conquérant dans le corps d’un lion. Au fond, cela est ridicule. L’âme, qui est une émanation divine, ne saurait déchoir. Elle ne peut donc, en passant dans le corps d’un animal, d’intelligence devenir instinct, et peut encore moins être condamnée à l’immobilité de la matière. Quant à l’autre système, plus logique il est vrai, il est encore incomplet. Il consiste à croire que l’âme d’un mourant va animer le corps de l’enfant qui entre dans la vie. De cette façon l’âme, par une évolution rétrograde, irait de la tombe au berceau. Pendant un certain nombre d’années, jusqu’à ce que la croissance des organes lui permît de se manifester, elle resterait sinon inerte, du moins endormie. Ce serait une force perdue, ce qui n’est point digne de la sagesse de Dieu. — Je vais vous exposer mon système, que j’appellerai le système des affinités.

Ernest, qui ne voulait point interrompre Roger, fit un geste d’assentiment. Clémentine était partagée entre la frayeur et la curiosité.

— Quelque différens que soient les hommes par les traits, par le caractère, par les aptitudes, il est cependant possible de les diviser en catégories. La science médicale les classe par tempéramens. Dans l’ordre moral, il y a les gens spirituels et les sots, les courageux et les lâches, les généreux et les égoïstes. La société elle-même, pour les fonctions qui lui sont nécessaires, a établi d’autres catégories qui relèvent des premières. Il est difficile en effet d’être poète, savant ou guerrier, si les aptitudes et le tempérament ne sont point pour ces états dans un accord convenable. Il en résulte que l’âme, — si nous entendons par là, et nous devons l’entendre ainsi, le principe intelligent et moral qui, par son alliance avec la matière, constitue la vie, — doit se fractionner dans son essence de manière à fournir à chacune de ces individualités collectives dont la société se compose les qualités qui lui sont propres. Au-dessous de l’âme humaine prise dans son sens général, il y a donc l’âme du poète, l’âme du guerrier, l’âme du savant. Je cite celles-là. Il y en a bien d’autres. Vous concevez que ces âmes aux nuances diverses sont aussi nombreuses que les fonctions, à quelque degré qu’elles soient de l’échelle sociale. Lorsque l’âme, par suite de l’anéantissement du corps, cesse d’être utilisée, elle va, par une loi d’affinité, là où l’appelle un principe de même nature qu’elle. Tel poète meurt qui renaît dans un poète vivant souvent plus jeune, quelquefois plus âgé, peu importe. L’âme rendue à la liberté apporte à cette autre âme son contingent d’expérience acquise, d’aspirations, de force créatrice. Le moment de cette fusion est facile à noter. Le talent de l’homme à qui vient ce secours soudain se complète, son originalité surgit, sa personnalité s’accuse. Il luttait et il triomphe. Il cherchait et il a trouvé. Les ténèbres font place à la lumière. Il y a des termes consacrés pour cette transformation que ne s’explique pas le vulgaire. On dit d’un artiste qu’il est enfin dans sa voie, d’un officier, que le génie militaire s’est révélé en lui. L’âme, par son immortalité, concourt de la sorte aux progrès de l’humanité, et dans ses pérégrinations successives ne perd peut-être conscience ni d’elle-même ni de ce qu’elle a été, si nous en croyons ce vague sentiment, ce confus souvenir d’existences antérieures qui s’agite en nous et dont nous sommes encore trop infirmes pour surprendre le secret.

Ernest était si fort étonné en écoutant son bizarre interlocuteur qu’il ne put s’empêcher de lui dire : — Etes-vous bien sûr, monsieur, de tout cela? — Oui, et d’autant plus que j’en suis moi-même un exemple. Seulement j’ai eu le bonheur assez rare de connaître l’homme dont l’âme s’est mêlée à la mienne. Il y a quelques années, par un événement que je vous raconterai tout à l’heure, j’ai dû habiter une maison de santé.

Ernest et Clémentine eurent un même mouvement.

— Ah ! oui, fit Roger avec un accent de raillerie qui les déconcerta, je vois ce que vous pensez. Vous vous dites : « Enfin ! et c’est lui-même qui l’avoue... » Pourquoi ne l’avouerais-je pas? Les fous qui ont peur de le redevenir se cachent seuls comme d’une honte du malheur de l’avoir été. Je suis bien au-dessus de ces misères... Eh bien! le second médecin de cette maison de santé était à peu près de mon âge. Nous avions quelque peu de la physionomie l’un de l’autre et une grande concordance de goûts. J’ai toujours été très porté vers les études psychologiques, et il s’en occupait beaucoup. Pendant ma convalescence, je m’y livrais, et il m’aidait de ses conseils. Depuis longtemps il était souffrant. Il mourut. A partir de sa mort, j’acquis une extrême pénétration. Les problèmes qui avaient été insolubles pour moi cessèrent de l’être, et je parvins à la découverte très importante dont je viens de vous entretenir.

— Monsieur, répondit Ernest, qui commençait à craindre que Roger n’eût plus rien d’intéressant à dire, votre découverte a sa valeur; mais il est tard, et je ne vois pas quel rapport il y a entre elle et ce dont vous aviez à nous instruire.

— Il y en a un très grand, et vous le saisirez dans le récit que je vais vous faire à l’instant. Permettez-moi seulement d’ajouter un dernier mot au sujet de mon système. Afin d’être mieux compris, j’ai dû choisir dans la vie publique les exemples que je vous ai cités; mais le même phénomène a lieu d’une manière tout aussi absolue dans la vie privée. C’est à compter du moment où s’opère la fusion de notre âme avec une âme étrangère que notre individualité, indécise jusque-là, se dessine nettement, et que parmi les différentes routes de la vie nous en adoptons une dont nous ne dévions plus. Il s’ensuit une conséquence réellement étrange. La fusion des âmes qu’a facilitée une certaine ressemblance physique et morale entre le mort et le vivant rend cette ressemblance de visage et de caractère plus intime chaque jour. Quand surtout le vivant est le plus jeune, dès que la distance d’âge qui le séparait du mort a été franchie, l’identité s’établit entre lui et le mort. Parfois enfin, en supposant qu’ils appartiennent aux mêmes sphères sociales, la destinée du vivant a d’exactes analogies avec celle du mort telle qu’elle s’est accomplie durant le nombre d’années dont il précédait dans la vie son Sosie posthume, et qui furent ses dernières sur cette terre. Le passé de l’un est le présent de l’autre. Mais notre destinée, après tout, ne dépend-elle pas de notre façon de nous déterminer et d’agir selon les circonstances de la vie, et ces circonstances, ne les créons-nous pas souvent nous-mêmes par des actes antérieurs émanant de notre volonté et de nos passions? Comment s’étonner alors que le vivant, devenu semblable au mort par le corps et par l’âme, sentant, se déterminant, agissant comme ce devancier, rencontre le même sort que lui? — Voici d’ailleurs mon histoire. Elle vous fera comprendre mieux que d’abstraites théories mon système et ses corollaires.

Sauf ce ton convaincu et légèrement emphatique du savant qui proclame ce qu’il croit être la vérité, Roger venait de s’exprimer avec calme. Dès lors, comme si à tous égards il eût eu hâte d’en finir, il reprit d’une voix moins haute, émue, assez rapide : — J’avais autrefois un ami intime. Nous avions été élevés ensemble, nous débutâmes ensemble dans le monde; mais tandis que je me faisais médecin, il ne choisit aucune carrière. Il avait une belle fortune, et s’abandonna avec la fougue de son âge à la dissipation et aux plaisirs. Toutefois ces plaisirs étaient toujours élégans et dignes de lui. Mon ami avait un esprit original, beaucoup de fierté, une intelligence vive, un caractère sincère et loyal. Au bout de quelques années, cette existence si vide l’ennuya d’abord, puis lui pesa. Il lui semblait qu’elle ne valait pas la peine d’être continuée, et il en vint par degrés à un extrême désenchantement. Je le revois bien avec ses cheveux qu’il portait longs, ses yeux noirs, pâle, un peu fatigué. Son sourire était mélancolique et railleur. Il allait au hasard devant lui, mécontent de son passé, ne croyant pas à l’avenir. À cette période de scepticisme, de découragement et de doute, il avait vingt-huit ans.

Depuis que Roger avait commencé son récit, Clémentine l’écoutait avec attention. — Mais, dit-elle, Ernest était ainsi. C’est son portrait que vous faites-là.

— Non, répondit Roger comme plongé dans ses souvenirs, c’est celui de Martial. La femme qu’il aimerait devait bientôt se trouver sur son chemin. Cette femme était toute jeune. Elle avait au plus vingt-deux ans. Son mari était un homme beaucoup plus âgé qu’elle, très sévère, dont elle avait toujours eu peur. Aussi y avait-il dans toute sa personne quelque chose de craintif et de contraint. La langueur de ses yeux bleus, ombragés de longs cils, était touchante. Son aspect était celui de l’enfant qui n’est point aimé et qui a froid même au soleil. Dès la première fois qu’il la vit, Martial fut remué jusqu’au fond du cœur. Il vécut soudain par l’affection, par le dévouement, par la protection, ces nobles besoins de la nature humaine qui n’avaient point été satisfaits chez lui, et qu’il ne se croyait plus capable de ressentir.

Ernest, très ému, interrompit Roger à son tour: — Vous me rappelez Clémentine, dit-il.

— Non, non, continua Roger, je ne parle que de Léonie. Ils s’aimèrent, et dès lors ils eurent sans cesse plus vive la révélation de leur commune et réelle destinée. Ils ne conçurent plus d’autre but dans la vie que de se consacrer entièrement au bonheur l’un de l’autre. Ce fut grâce à cet amour que Martial oublia à tout jamais les faux plaisirs qu’il avait poursuivis et que s’épanouirent chez Léonie toutes les séduisantes qualités de la femme heureuse. Ils en arrivèrent ainsi à cette force sereine et confiante que donne l’affection partagée, et contre laquelle ne prévalent ni les obstacles du dehors ni les secrètes et passagères défaillances de l’âme. Ils eurent cependant à lutter sans relâche. Martial connaissait à peine le mari de Léonie, et n’avait pas voulu être reçu chez lui. Il lui eût répugné de serrer en ami la main de l’homme qu’il eût trompé. Léonie et lui ne se voyaient donc qu’à la dérobée comme des coupables, mais ils s’applaudissaient du moins de n’avoir point l’impunité des liaisons banales. Ils vivaient dans l’incertitude et les angoisses, mais ils goûtaient parfois les joies profondes de la passion, et ne songeaient plus alors à tout ce qu’ils avaient souffert. Cela dura six ans.

— Six ans! fit Ernest troublé, il y a juste six ans que nous nous aimons.

— Et il y a six ans, dit Clémentine, que nous tremblons comme eux pour notre amour.

— Ah! s’écria Roger, vous commencez donc enfin à comprendre. Vous ne devez plus vous étonner de ma stupeur quand, aujourd’hui même, je vous ai vus à l’improviste tels qu’ils étaient il y a six ans. Vous comprenez que, puisque vous avez passé par les mêmes épreuves qu’eux, je puis craindre pour vous un malheur semblable à celui qui les a frappés.

— Que leur est-il donc arrivé? demandèrent à la fois Ernest et Clémentine.

— Il leur est arrivé que je les ai perdus par ma faute. Moi, je connaissais M. Lannoy, c’est ainsi que s’appelait le mari. Un jour je fus chargé par Martial de remettre une lettre à Léonie. Je le fis en présence du mari, et si maladroitement qu’il s’en douta. Il ne dit rien pourtant, mais plus tard il se saisit de la lettre, la lut et surprit un rendez-vous. Il provoqua Martial en duel et le tua. Léonie ne survécut que peu de jours à son amant. M. Lannoy lui-même mourut bientôt après; moi, je devins fou. Tout cela date de six ans, et il y a six ans, vous venez de le dire, vous vous êtes aimés, vous avez senti confusément et pour la première fois que votre destinée était désormais de vous dévouer l’un à l’autre. Est-il donc impossible, puisque vous avez vécu comme eux, que ce soit aujourd’hui à votre tour de mourir comme ils sont morts?

Roger se tut. Il avait fini de parler qu’Ernest et Clémentine l’écoutaient encore. L’étrangeté de son récit les saisissait; ils s’effrayaient de ces coïncidences bizarres de leur propre existence avec celle de Martial et de Léonie. Les âmes de ces infortunés n’étaient-elles point passées en eux? En quittant la vie, ne leur avaient-ils point légué l’amour dont ils avaient vécu, dont ils étaient morts. Dans les divagations logiques de Roger, ils ne distinguaient plus le mensonge de la vérité. Ils se débattaient vainement contre l’oppression d’un mauvais rêve. Ainsi qu’il arrive dans un sommeil assiégé par de folles terreurs, ce fut par un soubresaut du corps qu’Ernest s’éveilla et reprit possession de lui-même. Il respira longuement et dit en souriant à Roger : — Vraiment, monsieur, vous me feriez peur; mais heureusement, si, comme vous le croyez, nous ne sommes autres, madame et moi, que Martial et Léonie, nous n’avons pas du moins à courir le dernier danger auquel eux et vous avez succombé, nous n’avons point d’ami qui puisse nous exposer par une imprudence.

— Qu’en savez-vous? Si cet ami funeste vous était venu tout à coup, si c’était moi!

— Vous !

— Oui, moi, qu’une fatalité inouïe condamnerait ainsi à amener les mêmes malheurs, si je n’avais pour la déjouer plus de force et plus de lumières qu’autrefois.

— Ah ! monsieur, s’écria Clémentine, vous me faites frémir. Expliquez-vous !

— Ce matin, reprit Roger, j’ai rencontré M. Lannoy : je l’appelle ainsi parce que j’ignore le nom du mari de madame; mais c’était bien M. Lannoy, qui est mort il y a six ans, que j’avais vivant sous les yeux. Je n’ai pu vaincre mon émotion, et je suis allé à lui comme j’ai été à vous. Alors il m’a traité de fou, et moi, pour me venger, dans un mouvement de colère et sans calculer la portée de mes paroles, je lui ai dit qu’il était trompé par sa femme.

— Oh ! qu’avez-vous fait là, monsieur! s’écria Clémentine.

— Comment était-il ? demanda Ernest.

Roger décrivit le visage et le costume de l’étranger qu’il avait accosté le matin. Il ajouta qu’il tenait une valise à la main.

— C’est lui, c’est bien lui! dit Clémentine.

— Ce doit être en effet ton mari, murmura Ernest.

— Mais, dit naïvement Roger, nous devons nous battre demain matin, et j’espère bien que je le tuerai. Si au contraire je suis tué, j’ai en partie réparé ma faute, puisque, en vous prévenant de ce que j’ai fait, je vous ai mis sur vos gardes.

— Ernest, dit tout à coup Clémentine, mes pressentimens ne m’avaient pas trompée. Il n’est pas parti et m’aura cherchée. Il faut que je rentre au plus vite. Emmenez-moi, emmenez-moi.

Elle mit à la hâte son châle et son chapeau. Ernest l’aidait. Roger les regardait avec tristesse. — Ah ! se dit-il, ils n’auront pas un mot pour moi. C’est juste d’ailleurs. Ne suis-je point la cause de ce qu’ils souffrent? Ils devraient plutôt m’accuser, et ils ne le font pas.

À ce moment même, on entendit dans le corridor un bruit de pas et de voix.

— N’est-ce point au numéro 6 qu’est entré ce monsieur ? disait un garçon.

— Quel monsieur? répondit celui de ses camarades qu’il interrogeait.

— Ce monsieur chauve qui dînait en bas.

— Oui, pourquoi?

— C’est que voilà un monsieur qui désirerait lui parler.

— Mais c’est qu’il n’est pas seul dans ce cabinet. Il est avec un monsieur et une dame.

— On me l’a déjà dit, reprit d’une voix calme et polie la personne qui voulait voir Roger. Je connais ce monsieur et cette dame, ce sont mes amis.

Le garçon, qui avait hésité jusque-là, ne fit plus d’objection. — Comment s’appelle monsieur? demanda-t-il.

— M. de Pernon... Mais c’est inutile.

Il ouvrit en effet lui-même la porte du cabinet et la referma sur lui. En l’apercevant, Clémentine, toute pâle et toute frissonnante, s’était reculée jusqu’à l’angle du mur. Ernest s’était placé devant elle prêt à la défendre. Roger se tenait effaré entre eux et le mari. C’est à lui que M. de Pernon s’adressa tout d’abord.

— On a certes beaucoup de peine à vous trouver, monsieur, dit-il. Cependant, à votre hôtel, on m’a dit que vous aviez déjeuné ici ce matin, et j’ai pensé que vous pouviez y dîner ce soir. Je vous cherchais pour vous prier de vouloir bien me donner de vive voix les explications que vous vous étiez contenté de me laisser par écrit. Toutefois, si vous le permettez, nous remettrons cela à plus tard. J’ignore par quel hasard vous êtes avec ma femme et monsieur; mais précisément à cause de cela les circonstances ne sont plus les mêmes pour moi, et j’ai à m’occuper sur le champ d’une affaire plus grave que la nôtre.

Roger ne répliqua pas. Il semblait ne pas entendre et prononçait tout bas des paroles sans suite. Il fixait seulement sur M. de Pernon des regards remplis de haine.

— Pour vous, monsieur, dit M. de Pernon à Ernest, je n’ai pas besoin de vous apprendre ce que j’attends de vous.

— Monsieur, répondit Ernest, je serai à vos ordres quand vous voudrez.

— Le plus tôt sera le mieux, demain matin par exemple. J’ai déjà mes témoins; vous n’avez qu’à prévenir les vôtres.

— Monsieur, fit Roger en s’avançant, j’ai le droit de me battre le premier avec vous.

— Vous devriez comprendre que cela est maintenant devenu impossible.

Roger, livré au plus grand trouble, se penchait vers M. de Pernon. Il n’était séparé de lui que par la table sur laquelle ses mains erraient au hasard.

— Il refuse! dit-il d’une voix sourde. L’autre aussi a refusé. Les mêmes événemens s’accomplissent de point en point. Cette absurde fatalité triompherait, si je n’y mettais bon ordre Ainsi vous refusez? fit-il tout haut.

— Oui, monsieur. Et d’ailleurs, continua avec dédain M. de Pernon, d’après votre attitude et les discours que vous m’avez tenus ce matin, je ne me battrais plus avec vous avant d’être sûr que vous n’êtes point un évadé d’une maison de fous.

— Ah ! s’écria alors Roger en ricanant, vous prétendez donc que je suis fou? C’est bien cela. M. Lannoy aussi l’a prétendu : c’est même la raison qu’il a donnée pour ne pas se battre avec moi. On l’a cru, et on m’a enfermé; mais que j’aie été, que je sois fou ou non, cela m’est égal. N’êtes-vous point là tous trois, sous d’autres noms peut-être, mais avec un pareil visage et dans des circonstances semblables à celles d’autrefois, les amis que j’aimais, l’homme que j’ai abhorré? Non, Martial, non, Léonie, il ne sera point dit que je vous aurai perdus deux fois. Et toi, misérable Lannoy, pour que tu ne réussisses pas encore à m’échapper, voilà pour toi !

En même temps il se rua sur M. de Pernon et lui planta dans la poitrine un couteau qui s’était rencontré sous sa main. M. de Pernon s’affaissa sur lui-même et tomba sur le parquet sans proférer un mot. Ernest et Clémentine s’élancèrent vers lui. Quant à Roger, il bondit sur la table, s’y tint debout, piétinant et brisant les verres et les assiettes, brandissant son couteau et répétant, dans un délire sauvage : — Voilà, voilà !

Ce sinistre événement eut moins de retentissement qu’on ne l’aurait supposé. Roger, que le docteur Vermond faisait chercher depuis la veille et dont on constata la folie, ne fut point traduit en justice. Le magistrat chargé de l’instruction de l’affaire, et qui se trouva être un ami d’Ernest, accepta et propagea même la version du jeune homme au sujet de l’arrivée du mari et de sa fin tragique. L’on put croire que M. de Pernon rejoignait à dîner sa femme et Ernest, lorsque Roger, qui depuis sa querelle du matin l’avait suivi à la piste, était tout à coup sûr venu et avait été pris d’un accès de fièvre chaude. La nouvelle se répandit d’un malheur bien plus que d’un scandale. Ernest et Clémentine n’en furent pas moins séparés : il y avait entre eux le sang de M. de Pernon. Clémentine se retira en province, dans sa famille; Ernest voyagea. Roger, après quelques jours d’égarement furieux, revint à son état habituel de folie lucide. Aujourd’hui plus que jamais il s’imagine être un profond philosophe, ayant prouvé par sa métempsycose nouvelle l’immortalité raisonnée de l’âme. Cette seconde aventure où il a joué un rôle sanglant se confond dans son esprit avec la première. A la suite de l’une comme à la suite de l’autre, n’a-t-il point été fou? et aussitôt guéri, n’a-t-il pas repris ses études? La mort même de M. de Pernon n’est point pour lui un remords. Depuis que le médecin qui l’avait autrefois soigné, son ami et son maître, lui avait transmis en mourant, ainsi qu’il le croyait, par la fusion de son âme avec la sienne, ses aptitudes psychologiques et sa science acquise, Roger, on le sait, était persuadé qu’il avait dépouillé le vieil homme et revêtu un homme tout nouveau. Son existence pour lui s’était partagée en deux parties : la première avait appartenu à un Roger jeune, impétueux, aveugle; la seconde était le lot d’un Roger dont les yeux s’étaient enfin ouverts à la lumière et entièrement voué à la science. C’était le premier Roger qui avait commis le meurtre; le second n’avait à s’en préoccuper que comme d’une erreur de jeunesse, à un point de vue purement spéculatif. Tout au plus, à de certains intervalles, lui est-il désagréable de parler de cet accident. De vagues souvenirs en effet le portent alors à penser que M. Lannoy, tué d’un coup de couteau, a également succombé dans son fit à une longue maladie. Roger ne s’explique pas que le même homme ait pu mourir de deux façons différentes. C’est là une légère infraction à son système de la transmigration des âmes et des destinées semblables, qu’il voudrait dans la pratique aussi absolu et aussi complet qu’en théorie.


HENRI RIVIERE.