La seconde révision des Lois de Mai – Le lendemain du Culturkampf (1887-1890)

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La seconde révision des Lois de Mai – Le lendemain du Culturkampf (1887-1890)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 627-660).
BISMARCK ET L’ÉGLISE
LA FIN DU CULTURKAMPF

VI[1]
LA SECONDE RÉVISION DES LOIS DE MAI
LE LENDEMAIN DU CULTURKAMPF
(1887-1890)

En cet hiver par lequel s’ouvrait l’année 1887, Léon XIII et Bismarck étaient en compte. Léon XIII, au dernier printemps, avait consenti qu’avant de conférer aux prêtres de leur choix les cures inamovibles, les évêques fissent connaître au pouvoir civil le nom de leurs élus : Bismarck, à ce prix, avait formellement promis une révision plus complète des lois de Mai. Puis, lorsque l’Empire avait voulu, pour sept ans, des soldats et un budget, Léon XIII avait travaillé de son mieux, sans d’ailleurs réussir, à faire s’incliner le Centre ; il était naturel que Bismarck, reconnaissant pour cet effort, mit quelque complaisance à rendre plus larges encore, et plus décisives, les brèches qu’il achevait de pratiquer dans ces lois persécutrices.


I

Le 21 février 1887, un nouveau projet de loi fut déposé sur le bureau du Landtag : la Prusse en même temps le communiquait au Pape. Il comprenait cinq articles.

Deux diocèses en Prusse ne possédaient, pour l’instruction de leurs clercs, ni établissement universitaire, ni établissement épiscopal ; c’étaient ceux d’Osnabrück et de Limburg : le premier article du projet permettait que des séminaires y fussent fondés ; et puis, abrogeant une restriction contenue dans la loi de 1886, il autorisait tout évêque ayant un séminaire à recevoir les clercs que d’autres évêques voudraient lui confier ; ainsi, dans les diocèses où l’instruction des étudians ecclésiastiques était assurée par une faculté de théologie et dans les diocèses polonais, où les séminaires n’étaient pas encore tolérés, l’autorité épiscopale gardait la ressource d’expédier aux séminaires voisins les sujets pour lesquels elle souhaitait ce système d’éducation. L’article 2, corrigeant la loi de 1873, stipulait que l’Etat pourrait, pour une raison d’ordre civil ou politique, opposer à la nomination des curés son droit de veto ; il supprimait les menaces d’amende par lesquelles, en 1873, on avait voulu contraindre les évêques à pourvoir aux cures d’une façon définitive dans le délai d’un an ; il ajoutait que les pénalités judiciaires dont les curés pourraient être l’objet cessaient d’entraîner de droit la vacance de leurs postes. L’article 3 dispensait les autorités ecclésiastiques de faire part à l’Etat des mesures pénitentiaires ou des mesures de révocation dont elles frappaient les prêtres. L’article 4 abrogeait presque intégralement la loi de 1873, qui limitait l’emploi des moyens de punition et de coercition ecclésiastiques : ainsi l’évêque qui prononcerait une excommunication publique, cesserait d’encourir un châtiment. En vertu de l’article 5, le ministère serait autorisé à rouvrir la Prusse aux ordres religieux et aux congrégations qui s’occupaient du ministère pastoral, ou de besognes charitables, ou qui étaient vouées à une vie contemplative ; et il pourrait permettre aux congréganistes de former des missionnaires pour l’étranger, et d’ouvrir, à cet effet, des maisons spéciales.

Windthorst, dès le 2 mars, dans un long Mémoire dont les évêques et Rome eurent communication, critiqua le projet : d’une part, il en montra les défauts ; il énuméra, d’autre part, les nombreuses lacunes qui défendaient d’affirmer qu’en acquiesçant aux propositions ministérielles, on rétablirait complètement la paix religieuse. « Nous sommes dans une situation vraiment difficile, écrivait-il ; elle nous ménage plus de soucis que toute la longue époque du Culturkampf. »

Mgr Kopp soumit à la commission certains articles additionnels et certains amendemens. Il demanda que la loi de 1875 sur l’administration des biens d’Eglise fût l’objet d’une rédaction nouvelle, et que de sérieuses amputations fussent pratiquées dans la loi de 1876 relative aux droits de surveillance de l’État sur l’administration des biens épiscopaux : ce double désir fut repoussé. Il ne put obtenir que la loi du 20 mai 1874 sur l’administration des évêchés vacans fût abrogée ; mais du moins détermina-t-il la commission à rayer les dispositions pénales que contenait cette loi. Tel fut le sort assez peu satisfaisant des articles additionnels, auxquels tout l’épiscopat s’intéressait. Quant aux amendemens proprement dits, que la commission n’accepta que partiellement, Mgr Kopp se réserva de les reprendre devant la Chambre des Seigneurs : ainsi l’exigeaient les anxiétés catholiques. Un rédacteur de la Germania déclarait : « Si le projet était voté tel quel en ce qui regardait les ordres religieux et le droit de veto, les fidèles de Rome ainsi vaincus dans le Culturkampf auraient à se voiler la tête de cendre. » « Ce serait, proclamait le Messager de Saint Boniface, l’empoisonnement spirituel du sacerdoce. »


II

En ce moment critique où Rome et Bismarck risquaient d’aller vers un commun échec, Galimberti, secrétaire à la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires, étudia la situation : il vit dans les menaces mêmes dont elle était grosse l’occasion d’un beau rôle, d’un de ces rôles qui distinguent et assurent une carrière. Il sut la saisir, et bien jouer.

Un matin, sortant du Vatican, il fit monter dans sa voiture Schloezer, ministre de Prusse, et lui dit entre deux cahots, « avec un air ingénu » (ce sont les propres termes de son propre récit) : « Qui sait ! si le Pape témoignait le désir d’envoyer un représentant aux fêtes jubilaires de l’Empereur, quelle impression cela ferait-il à Berlin ? — Excellente, » répondit Schloezer ; et vingt-quatre heures après, Galimberti voyait accourir le ministre de Prusse, porteur d’un télégramme de Bismarck, qui souhaitait comme représentant papal Galimberti lui-même. « Tableau ! » ajoute ici la plume du prélat. « Mais comment vais-je dire cela au Pape ? demanda Galimberti. Il s’imaginera que j’ai construit toute l’affaire pour être chargé de cette mission. » Et Schloezer de répondre qu’il n’y avait qu’à parler franchement, et qu’il pourrait ensuite, lui Schloezer, intervenir à son tour. Galimberti raconte qu’il hésita ; mais ses hésitations eurent un terme ; il vit le Pape, et parla. « Le Pape, avoue-t-il, me montra beaucoup de perplexité sur le choix de ma personne. Je restai indifférent, et je n’ajoutai rien qui put la favoriser. » Vingt-quatre heures après, Galimberti revoyait Léon XIII, qui lui disait en substance : « Je n’ai plus de secrétaire d’État, j’ai besoin de vous : j’enverrai là-bas l’archevêque de Prague, Mgr Schoenborn. — Benissimo, » s’inclina le prélat. Mais Schloezer n’était pas loin, et Schloezer prévenu dit à Galimberti : » Mais non ! Schoenborn n’est pas persona grata à Berlin ; il ne connaît rien des négociations actuelles. C’est vous qui devez y aller. » Un jour, deux jours se passèrent : Léon XIII se taisait au sujet de Berlin ; Galimberti aussi, et il lui en coûtait de se taire, « J’avais l’eau à la bouche, » écrit-il dans ses notes. Mais par réserve, par scrupule, il attendait. Enfin le troisième jour, il observa respectueusement au Pape qu’il faudrait aviser à prévenir Schloezer, officiellement, du prochain envoi de Schoenborn. Alors le Pape, qui depuis trois longues journées tenait en haleine et en suspens la pétulance du prélat, lui dit : « Mais quoi ! Schoenborn ? C’est vous qui irez ! Vous connaissez les affaires ! » Galimberti, ce jour-là, fut vraiment heureux. Quarante-huit heures après, — c’était le 17 mars, — il recevait les instructions du Pape, et il partait pour être, au British-Hotel de Berlin, l’hôte de l’Empereur. Il partait avec un jeune prélat qu’il s’empressa de laisser à Munich en lui disant que c’était une ville intéressante, et avec un journaliste laïque du Moniteur de Rome, qu’il emmena jusqu’à Berlin. D’après la consigne donnée par Bismarck, il trouvait, en gare même de Munich, le ministre de Prusse en Bavière, le comte Werthern, qui, dix ou douze ans plus tôt, buvait volontiers au succès du Culturkampf. Les temps étaient changés, Werthern offrait à l’envoyé du Pape une collation et beaucoup d’hommages. Puis Galimberti, regagnant son wagon, s’enfonça tout d’une traite jusqu’au cœur de la Prusse protestante, jusqu’à Berlin,

Il avait en portefeuille des instructions très précises du Pape. Avant tout, il devait amener Bismarck et Gossler à accepter tous les amendemens proposés par Mgr Kopp : Léon XIII y tenait, et comptait sur l’ « habileté, sur la dextérité » de son émissaire. Galimberti devait, en second lieu, s’aboucher avec quelques chefs du Centre, et avec les évêques que le jubilé impérial pourrait attirer à Berlin ; il devait les rassurer, les uns et les autres, sur le caractère de sa mission, se faire l’interprète des sentimens d’estime et de bienveillance que le Pape gardait au Centre, et dissiper ainsi cette défiance à l’égard du Saint-Siège, dont paraissaient trop souvent animés, surtout depuis l’incident du Septennat, les journaux catholiques d’Allemagne. Enfin, dans l’entretien qu’il aurait avec le prince de Bismarck, Galimberti devait sonder le chancelier sur un certain nombre de questions, ponctuellement énumérées :


1° Sur l’opportunité et les avantages de l’installation à Berlin d’un représentant du Pape ;

2° Sur l’opinion que Bismarck avait de l’Italie ; sur ses dispositions éventuelles à rétablir le Pape dans ses droits temporels, et sur le moment, et sur les moyens de ce rétablissement ;

3° Sur la situation européenne et sur le rôle qui, dans la pensée de Bismarck, pouvait être réservé à l’action du Pape ;

4° Sur l’éventualité possible d’un appel à l’intervention du Pape au sujet de la question d’Alsace-Lorraine : conflit grave, qui, tant qu’il ne serait pas aplani, maintiendrait en rivalité les deux nations française et allemande, avec un péril manifeste pour la paix générale.


Léon XIII voulait d’ailleurs que ce dernier terrain, extrêmement délicat, ne fût abordé qu’avec précaution ; Galimberti avait ordre de ne rien dire qui pût engager prématurément le Saint-Siège. Il devait se contenter d’enregistrer les communications qui lui seraient faites, et saisir l’occasion pour mettre en relief les difficultés très sérieuses auxquelles le Pape était en butte par l’effet de la révolution italienne et de l’occupation de Rome.

Deux besognes bien définies, l’une à l’endroit du ministère, l’autre à l’endroit du Centre, destinées toutes deux à clore un passé pénible qui n’avait que trop duré ; et puis d’aventureux coups de sonde, aux répercussions imprévues, des coups de sonde qui paraîtraient essayer et tâter l’avenir, et sur lesquels Léon XIII, vraisemblablement, était avide, déjà, d’interroger son envoyé ; tel était le vaste programme avec lequel Galimberti descendait en gare de Berlin, attendu, sur le quai même, par Mgr Kopp et par un laquais de l’Empereur.

Mgr Kopp le prévenait que la Cour, Bismarck, les partis protestans, les catholiques de bon sens, étaient enchantés de sa venue, et remplis d’espoir ; mais que le Centre était « stupéfié et mal content ; » que Windthorst, surtout, était très irrité ; qu’il parlait d’une alliance entre Galimberti, Schloezer et Mgr Kopp lui-même, concertée pour tromper le Pape ; que la tactique de Windthorst était : « Pas de concessions partielles, tout ou rien ; » et que les évêques rhénans partageaient son intransigeance. Quant au gouvernement lui-même, l’évêque de Fulda, lorsqu’il épiait, derrière la grâce des sourires, les dispositions réelles, n’était ni rassuré, ni rassurant. « Votre mission sera très pénible, écrivait-il à Galimberti. Le ministère d’État est tout à fait contre des concessions ultérieures, et le chancelier n’a pas réussi à briser cette opposition. « C’était une situation complexe, et, pour la débrouiller, Galimberti n’avait pas de temps à perdre.

Une dépêche de Rome le réconfortait : « Le Pape est très content, lui télégraphiait le futur cardinal Mocenni, alors substitut à la secrétairerie d’Etat, et j’ai dit au Pape qu’on ne pouvait pas, à l’heure présente, choisir pour cette mission quelqu’un qui convint mieux que toi. » Mais une autre dépêche du même Mocenni venait alourdir l’allégresse de Galimberti : « Si les amendemens Kopp n’étaient pas acceptés, annonçait le substitut, le Centre refuserait la loi. Il en résulterait pour le Saint-Siège un grand embarras, aussi bien en face du gouvernement qu’en face des catholiques. Il y aurait donc à craindre que l’on n’en vint malignement à réputer la mission comme un insuccès. »

Galimberti devinait que là-bas à Rome beaucoup de regards suivaient l’aventure diplomatique dont il était le héros, et qu’ils en guettaient l’issue, et que ces regards n’étaient pas tous bienveillans. Pour l’Eglise, pour l’Empire, l’heure était importante, émouvante ; elle ne l’était pas moins pour la fortune personnelle du prélat Galimberti.

Sans tarder, il vit Bismarck. On avait dit à la chancellerie que le journaliste qui l’accompagnait était Alsacien, et ce détail avait mis Bismarck de mauvaise humeur. Galimberti protesta, — ce journaliste était un Suisse ! L’humeur bismarckienne se rasséréna. Après cette première présentation, Galimberti, somptueusement, fut promené de cime en cime.

Il fut reçu par l’Empereur, qui exprima son espoir dans une paix religieuse prochaine, et qui lui dit : « Votre visite m’est d’autant plus agréable, que le Pape représente les principes d’ordre et d’autorité. » Il fut reçu par l’Impératrice, qui s’enquit de la santé de Léon XIII et qui affirma son respect, son admiration pour cet auguste vieillard. Il fut reçu par le Prince impérial, qui se plut à rappeler l’accueil de Léon XIII en « termes très expansifs. « Il eut, parmi deux cents convives, la place d’honneur à la table des souverains, et puis, à la soirée qui succéda, il vit le maréchal de Moltke, la princesse impériale, le roi de Roumanie venir vers lui ; et tous lui parlaient du Pape, « avec un intérêt empressé. » Ces jours-là, à la cour de Prusse, tous s’occupaient de remettre l’État d’accord avec l’Eglise : le futur Guillaume II transmettait volontiers à qui de droit les désirs de Mgr Kopp ou des personnalités catholiques ; chacun voulait avoir travaillé à la paix ; Galimberti trônait, Galimberti planait. Il s’enflammait d’amour pour cette Prusse, d’où son avenir diplomatique lui paraissait prendre un si bel élan. Par surcroit, on lui laissait le droit de penser que son passage à Berlin inaugurait quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’Eglise. Au souper du palais, l’Impératrice elle-même lui disait : « Regardez bien cette table, monseigneur, c’est une table historique, car c’est aujourd’hui la première fois qu’un envoyé du Pape est venu s’asseoir à la table du roi de Prusse. »

Il exultait, mais il demeurait inquiet. Derrière cette façade d’élégance et de faste, où les chambellans aimaient à faire figurer, comme un surcroit d’ornementation, sa belle mantelletta violette, que préparait-on, que concertait-on ? Deux dépêches arrivaient de Rome, plutôt assombrissantes : dans l’une, le Saint-Père se plaignait de l’attitude de la presse provinciale, qui attaquait les négociations et cherchait à les faire avorter ; l’autre dépêche disait : « Le Saint-Père considère que votre mission a échoué, si vous n’obtenez pas que les amendemens Kopp passent à la Chambre des Seigneurs. » Galimberti reçut Windthorst, lui montra le premier télégramme. « Je ne suis pas responsable du ton de la presse, » objecta le chef du Centre.

Quant aux amendemens Kopp, on serait bientôt fixé sur leur sort, les heures étaient comptées. L’évêque et le prélat concertaient les suprêmes détails de rédaction, puis l’évêque allait voir Gossler pour les lui soumettre. Galimberti put télégraphier à Mocenni que Gossler acceptait l’amendement relatif à la liberté des messes, et l’amendement qui dispensait les évêques de présenter au pouvoir civil les administrateurs provisoires des cures. Il ajoutait qu’au sujet des ordres religieux, l’on discutait encore ; que les difficultés étaient graves ; il réclamait des instructions. Deux dépêches successives de Mocenni les apportaient. Galimberti avait mission d’obtenir que Bismarck, devant les Seigneurs, articulât quelques mots formels, énergiques, en faveur des amendemens Kopp ; et il avait mission de faire savoir aux catholiques de la Chambre des Seigneurs ce que le Pape désirait. Même au cas où le gouvernement modifierait un peu le texte des amendemens, mais non leur « substance, » ces catholiques devraient voter la loi, en déclarant préalablement que l’avenir apporterait des améliorations plus propices encore à la liberté de l’Eglise, et en faisant des réserves sur la question des biens ecclésiastiques, laissée de côté par le projet de loi. « La paix religieuse obtenue en Prusse, ajoutait expressément Mocenni, est connexe à la paix européenne. »


III

Ce fut le 23 mars 1887 que les Seigneurs commencèrent la discussion, et Mgr Kopp prit aussitôt la parole. Le premier mot de l’évêque était un merci, très optimiste, très cordial, pour la loi de 1886, et pour le projet nouveau dont on voulait faire une loi. Il traçait un tableau riant des facilités déjà rendues à l’Eglise : il déclarait que celles qu’on lui offrait encore étaient des concessions précieuses et dignes de reconnaissance, qu’ainsi devaient les juger les catholiques, qu’ainsi les jugerait le Saint-Siège. Cependant certains désirs et certaines attentes subsistaient, dont il devait se faire l’interprète ; et la tâche qu’il allait assumer était en partie, il le déclarait formellement, une mission du Saint-Siège. Alors, tour à tour, le prélat défendit ses amendemens. Il parla sans hauteur, sans arrogance ; un quart d’heure durant, il esquissa l’apologie des ordres religieux ; s’adressant à des collègues étrangers pour la plupart à l’esprit du catholicisme, il sut approprier ses pensées, son langage, de façon à leur faire comprendre, sinon accepter, ces institutions de l’ascétisme catholique. Il avait des argumens qui frôlaient, qui s’insinuaient, qui ne faisaient pas effraction ni violence ; qui n’avaient rien de despotique, rien d’absolutiste ; l’idée même chez lui, et les mots à plus forte raison, détestaient les dehors anguleux, évitaient l’allure impérieuse. Il affectait de laisser voir une confiance sereine dans les intentions de l’Etat ; on eût dit, à l’entendre, que, s’il voulait un peu changer, encore, le texte définitif, le texte qui allait faire loi, c’était pour que les plus inquiets de ses coreligionnaires, satisfaits à leur tour, prissent aussi pleine confiance. Il proposait ses amendemens comme on propose une prière : « Je vous en prie, messieurs, disait-il, oui, je vous en prie ; toute autre expression ne s’accorderait pas avec mes devoirs de sujet. » Il reconnaissait que si l’on pouvait justifier, contre les ordres religieux, l’accusation de prosélytisme, ce serait, « dans un pays où les confessions sont mêlées, un très grave reproche. » Au début de son discours, il se présentait comme le porte-parole du Pape ; à la fin, il n’était plus qu’un sujet, qui invoquait la Chambre. S’encadrant ainsi entre deux déclarations, dont la première rendait les auditeurs attentifs, dont la seconde les rendait bienveillans, son discours était un prodige d’aisance et d’insinuante persuasion.

Le national-libéral Beseler lui répondit. Il redoutait le péril que courrait le protestantisme si les ordres religieux rentraient. Mais une voix s’éleva, disant à Beseler : « Vous êtes un théoricien, un esprit critique, dont jamais aucun de mes actes n’obtint l’approbation ; moi, je suis un opportuniste. » C’était la voix de Bismarck, et le chancelier continua ! Tempora mutantur, les temps sont changés. Combien durerait la paix ? Il ne prenait à cet égard aucune responsabilité ; mais la paix était nécessaire, actuellement. Il passait en revue les grandes lignes du projet. Les catholiques jugeaient indispensables les ordres religieux, c’était un fait ; en tant que protestant, Bismarck pouvait, là-dessus, avoir son opinion ; mais en tant que ministre, il voulait que la nation tout entière eût la paix, donc les ordres rentreraient. De l’éducation des prêtres, il déclarait se désintéresser, puisque les adversaires les plus acerbes de l’Etat prussien avaient été élèves des universités. Quant à l’obligation pour les évêques de soumettre au pouvoir civil les noms des curés, Bismarck allait jusqu’à dire que, personnellement, il y aurait volontiers renoncé, puisqu’un ecclésiastique agréable à l’Etat pouvait, une fois curé, devenir belliqueux. On se demandait, en l’écoutant, pourquoi il avait fait les lois de Mai ; car il constatait qu’antérieurement la Prusse avait su fort bien sauvegarder ses droits de souveraineté, et sa dignité. La paix religieuse, continuait-il, améliorera les rapports de la Prusse et de l’Autriche : ce sera un nouveau bienfait. D’aucuns redoutaient, en présence des récriminations cléricales contre le projet de loi, que le royaume ne fût pas réellement pacifié ; mais lorsqu’il y aurait, d’un côté, l’Empereur et le Pape, ce Pape ami de la paix, ce Pape d’une si haute intelligence politique, et d’autre part le Centre, soutenu par des ecclésiastiques plus ou moins « démocratisans, » et d’ailleurs affaibli par la défaite récente des partis progressistes, le Pape et l’Empereur auraient tôt fait d’être vainqueurs ; et Bismarck, une fois d’accord avec Rome, déclarait n’avoir pas peur de la bataille contre le Centre, de la bataille contre les Guelfes.

L’auteur responsable des lois de Mai achevait ainsi leur condamnation ; mais un canoniste réputé, qui avait parfois aidé à les mettre debout, le professeur Dove, s’opposait, en termes émus, à ce qu’on les mit par terre. « Déjà, protestait-il, avec la loi du 21 mai 1886, nous avons abandonné des positions défensives essentielles, nous avons désarmé. Aujourd’hui, dans les décombres de la législation ecclésiastique prussienne, je ne trouve plus de positions défensives... Les luttes futures ne tarderont pas ; si nous désarmons, nous mettons l’Etat en péril. J’estime que nous aurions dû déposer les bombes dans les arsenaux. M. le ministre des Cultes est prudent ; entre ses mains, aucune bombe assurément n’aurait fait explosion à contre-temps. »

Et Dove concluait que, ni comme législateur, ni comme protestant, il ne voulait consentir au désarmement.

La majorité des Seigneurs y étaient au contraire tout prêts ; et les amendemens de Mgr Kopp, qui devaient améliorer en faveur de l’Eglise les conditions du désarmement, vinrent en discussion le 24 mars. En ce qui regardait le veto, l’évêque obtint que ce droit ne fût accordé à l’Etat que pour la collation définitive des charges paroissiales, et que les évêques ainsi fussent formellement exemptés de l’obligation de soumettre au pouvoir civil les noms des « administrateurs des cures ; » il parvint à faire stipuler par la Chambre, conformément à l’avis de la commission, que les raisons d’ordre civil et politique, motivant le veto de l’Etat, devaient « reposer sur des faits ; » mais il échoua, lorsqu’il voulut stipuler qu’un prêtre ne pouvait être frappé de veto « pour un acte qui ne serait que l’accomplissement légal d’un droit civique ou politique, ou l’accomplissement d’un devoir ecclésiastique. » Voter cet amendement de Mgr Kopp, c’eut été défendre aux présidens supérieurs d’invoquer contre un prêtre proposé par l’évêque, soit son attitude politique au moment des élections, soit certains actes de son ministère sacerdotal qui avaient pu déplaire aux autorités civiles : les Seigneurs refusèrent de laisser ainsi s’émousser les susceptibilités de l’État.

Mgr Kopp obtint que la messe publique ou privée et l’administration des sacremens fussent désormais pleinement libres : restriction n’était faite que pour les membres des ordres expulsés de l’Empire, comme les Jésuites ; ceux-là, si d’aventure ils erraient en Prusse, n’auraient d’autre droit que de dire des basses messes et d’administrer, en cas de nécessité, les sacremens des mourans. Enfin Mgr Kopp obtint de la Chambre, comme il l’avait obtenu de la commission, qu’aux diverses catégories d’ordres religieux dont le projet de loi prévoyait le retour on ajoutât les congrégations féminines se dévouant à l’instruction, et que les ordres réintégrés rentrassent en possession de leurs biens ; et tandis que le projet gouvernemental, maintenu par la commission, stipulait que la rentrée des ordres serait subordonnée à une autorisation ministérielle, les Seigneurs, sur un geste de Bismarck, acceptèrent que, de plein droit, la Prusse leur fût ouverte.

Certaines satisfactions avaient été accordées à Mgr Kopp ; d’autres lui avaient été refusées. Avant le vote d’ensemble, il se leva de nouveau.


De décider, dit-il, pour ou contre le projet, c’est là, pour moi, chose extraordinairement grave. Si je vote pour la loi, je me mets en opposition avec une grande partie de la population catholique. Si je vote contre, j’entre en opposition avec mes collègues qui considèrent que, par le fait de ce projet, des intérêts très légitimes sont à plusieurs égards satisfaits. Je me mets aussi en opposition avec le travail de pacification auquel concourent l’Église et l’État, et je cours péril, peut-être, de le rendre inutile. Je ne peux pas assumer cette responsabilité-là. J’ai l’espoir que dans l’autre Chambre on étudiera encore s’il n’est pas possible, en tel ou tel point, de répondre aux désirs de l’Église ; avec cet espoir, et après cette explication, je voterai pour la loi, et je donne cette explication, aussi, au nom de plusieurs membres catholiques de cette Chambre.


Les Seigneurs, par une très forte majorité, acceptèrent l’ensemble du projet de loi. Le soir même de cette historique journée, un dîner se donnait en l’honneur de Galimberti chez le duc de Ratibor, frère du prince Clovis de Hohenlohe. Il y avait là le prince Clovis lui-même, le comte Frankenberg. Signe des temps : les anciens « catholiques d’Etat, » les hommes qui, quatorze ans plus tôt, avaient essayé de soulever contre Pie IX un mouvement de fronde, invitaient et fêtaient le représentant de Léon XIII. Mgr Kopp, aussi, vint dîner. « Télégraphions au Pape, » proposa le prélat. Les nobles convives traduisirent en français les articles votés ; et l’on rédigea la dépêche. « Le Saint-Père dormira bien, » pronostiqua Galimberti.

Les « catholiques d’État, » qui jadis avaient rompu des lances pour les lois de Mai, faisaient ainsi, de leurs propres mains, le télégramme annonçant qu’elles chancelaient ; et ils en étaient heureux. Télégraphiquement Mocenni répondait :


Le Saint-Père est satisfait. Trouvez le moyen de parer à deux périls dans la discussion de la Chambre des députés : péril qui proviendrait du Centre s’il proposait des amendemens exagérés, que le gouvernement refuserait ; péril qui proviendrait de l’opposition des nationaux-libéraux contre la loi. Avant de quitter Berlin, laissez à qui de droit les recommandations efficaces. Soyez mardi à Rome, si possible.


IV

Galimberti triomphait. Il avait son couvert mis à la Cour ; il buvait de la bière chez Bismarck, à la santé du Pape et de l’Empereur ; rentrant chez lui, il trouvait une telle élite de visiteurs qu’il pouvait noter sur son conquérant petit carnet : « Ma chambre ressemblait à la Chambre des Seigneurs. » Trois ans plus tôt, il était journaliste, esclave de l’heure qui passait ; aujourd’hui, il était choyé, courtisé, entouré de gloire, comme s’il portait dans les plis de son riche manteau violet, — où déjà son œil impatient croyait voir des reflets rouges, — le secret des heures prochaines. En prévision des risques nouveaux qu’allait courir le projet de loi devant la Chambre des députés, il fit savoir aux membres du Centre, d’abord chez lui, au cours d’une réunion, puis à une soirée chez la princesse Radziwill, que la collation des cures ne les regardait pas, qu’elle regardait le Pape, et qu’ils n’avaient plus à entretenir les Chambres de cette question-là ; et puis, il s’en fut chez Bismarck, pour le tâter, — c’était la dernière partie de son programme, — sur l’histoire du lendemain. Bismarck aborda tout de suite les affaires d’Église. Il affirma que les Rédemptoristes auraient pu entrer en Allemagne, moyennant une demande au Conseil fédéral ; mais que di Pietro, nonce à Munich, trop docile d’ailleurs à l’influence du Centre, avait plutôt gâté que servi leurs chances ; quant aux Jésuites, il avouait que c’étaient d’excellens éducateurs, mais l’heure n’était pas venue de s’occuper d’eux au Reichstag. Galimberti, à ce moment-là, était surtout pressé de parler de l’Europe, et ce fut de la Triple-Alliance que l’on causa. Le chancelier la présenta comme exclusivement défensive. « Si l’Italie donnait Rome au Pape, disait-il au prélat, elle n’en serait que plus forte, puisque ce serait un conflit de moins. » Que sans territoire le Pape ne put pas avoir une indépendance vraie, Bismarck l’accordait à Galimberti ; mais c’était une concession théorique. « Chaque jour a son travail, » se hâtait-il d’ajouter ; et cette formule signifiait évidemment qu’il n’était pas disposé, sur l’heure, à risquer pour le Pape les os d’un grenadier poméranien. Bismarck prévoyait cependant le cas où l’Italie évoluerait vers la République, c’est-à-dire du côté de la France : alors il n’hésiterait pas, disait-il, à favoriser le retour du Pape et de tous les souverains dépossédés. Quant à la neutralisation de l’Alsace et de la Lorraine, le chancelier laissa comprendre à Galimberti qu’il était trop tard pour soulever l’hypothèse d’une telle solution. Ce fut bien probablement une déception pour l’aventureux prélat.

Il y eut une autre question dont on causa, mais qui ne se résolut pas aussi bien que l’aurait voulu Galimberti, parce qu’en causant il parla trop. Il complotait une jolie surprise, que Guillaume pourrait faire à son auguste souverain. On allait fêter le jubilé sacerdotal du Pape ; une tiare offerte à Léon XIII par Guillaume ne serait-elle pas une belle couronne pour le Pape pacificateur ? On demandait au prélat ce que signifiait la tiare ; il répondait alors, — l’imprudent, — qu’elle symbolisait le triple pouvoir appartenant au vicaire de Jésus-Christ dans les choses du ciel, dans celles de la terre, dans celles du purgatoire. Alors Bismarck, en riant, s’inquiétait un peu : les choses de la terre, qu’était-ce à dire ? Et Bismarck finalement ne devait pas laisser envoyer une tiare, mais seulement une mitre.


V

Il fallut repartir, s’arracher à ces pompes, et parachever, à Rome, l’œuvre commencée à Berlin. La commune allégresse de la Cour et de Galimberti couvrait d’une sorte de paravent l’immense mécontentement d’une grande partie de la presse. Le vote de la Chambre des Seigneurs soulevait toute sorte d’alarmes. Du côté national-libéral, on entendait la Gazette de Cologne gémir interminablement parce que « dans le plus haut corps législatif de l’Etat, qui jusque-là passait pour l’asile de la Réforme, on avait laissé sans riposte certaines affirmations, d’après lesquelles le salut de la Prusse dépendrait à l’avenir de la bonne volonté du pape de Rome. » Mais, inversement, les feuilles du Centre, tout offusquées des cordiaux sourires qui s’étaient échangés entre les « catholiques d’Etat » et le représentant de Léon XIII, inclinaient à se sentir bafouées comme par une ironie : « Ce sont les catholiques d’Etat, criait la Gazette populaire de Silésie, qui annoncent à Rome la défaite des catholiques allemands. Les évêques, le clergé, le peuple, ont-ils supporté seize ans de confiscations, de prison, de bannissement, de disette de prêtres, pour que maintenant les persécuteurs se moquent d’eux ? » Un autre organe du parti traitait le Pape de « vaniteux vieillard, à l’esprit obnubilé, et qui se laissait, avec une joie enfantine, fourvoyer dans la maladresse. »

Windthorst était très attristé, très perplexe. Il regardait au loin, vers le Pape. Il entrevoyait que Galimberti, rentré au Vatican, informait Léon XIII. Et puis l’on apprenait que le ministre Puttkamer, que le prince Hatzfeld, que la princesse Frédéric-Charles descendaient jusqu’à Rome ; et Windthorst augurait que la voix de ces visiteurs illustres allait faire écho à celle de Galimberti, et peut-être noircir le Centre ; il souhaitait qu’un ou deux évêques fissent diligence pour passer les Alpes et pour aller, là-bas, sonner une autre cloche. Il écrivait longuement au cardinal Melchers, répétant avec mélancolie que la Prusse, quelques belles promesses qu’elle put faire, n’aiderait pas la cause du pouvoir temporel ; que Bismarck voulait, d’une part, tenir l’Église à sa merci en disposant d’un veto contre la nomination des curés, et d’autre part « faire sauter le Centre. » Rome recueillait ces inquiétans échos, qui attestaient la satisfaction des anciens catholiques d’Etat et le mécontentement du Centre. D’autres échos y survenaient, encore plus troublans : ils traduisaient l’anxieuse tristesse des évêques. Krementz, dès le 19 mars, avait écrit à Léon XIII ; il était singulièrement pessimiste : d’après lui, l’exercice du veto, tel qu’on voulait l’accorder à l’Etat pour la nomination des curés, asservirait et démoraliserait le clergé, et léserait l’indépendance de la hiérarchie ; la concession faite aux congrégations enseignantes de femmes était illusoire, puisque l’enseignement primaire leur demeurait fermé. Krementz annonçait que l’évêque de Munster, que l’évêque de Trêves, étaient d’avis de ne pas accepter la loi et d’attendre que la Prusse en présentât une meilleure ; il ne doutait pas que telle fût aussi l’opinion du Centre. Il suppliait donc le Pape de dire à Bismarck que cette loi ne suffisait pas ; ainsi « tant de sacrifices faits par les évêques, par le clergé, par le peuple ne resteraient pas stériles. » Le 3 avril, ayant pris l’avis de ses collègues, Krementz expédiait au Pape une lettre nouvelle, plus pressante, plus émouvante encore. Il montrait qu’un prêtre qui aurait déplu à l’Etat comme inspecteur scolaire, ou par son hostilité aux mariages mixtes, ou par un refus de sépulture ecclésiastique, ou par ses luttes contre le protestantisme, risquerait d’être à jamais frappé d’un veto ; et que les hommes d’Eglise dépendraient des fonctionnaires, qu’ils perdraient en partie l’estime du peuple. « Le gouvernement veut cette loi, expliquait-il, pour paralyser la défensive confessionnelle, et l’action électorale du clergé. » Il continuait en disant à Léon XIII : « Vos concessions seront irrévocables ; et les ministères successifs, eux, pourront revenir sur les concessions qu’ils vous font. » Parlant au nom de « presque tous les évêques, » il aimait mieux attendre encore la paix, que de consentir, par désir de la paix, à subir, après tant de labeurs, une défaite peu honorable, pour ne pas dire néfaste.

Ce ne sera pas une vraie paix, pensaient et disaient, à une ou deux exceptions près, les évêques de Prusse. « Ce sera la fin du Culturkampf, protestait, si l’on en croyait la Gazette de Cologne, le prélat Galimberti : tous les petits désirs de l’Église, sans doute, ne seront pas réalisés ; mais le sont-ils en Belgique, en France ? Il n’y aura plus à lutter, mais à causer diplomatiquement ; et plus tarderont entre le Centre et le gouvernement les rapports amicaux, plus tardera la réalisation de tous ces petits désirs. »


VI

Les deux thèses s’opposaient, sous le regard de Léon XIII. Aucune décision moyenne ne pouvait être prise. Pratiquement, au point où en étaient les choses, le Pape devait opter entre deux partis : ou bien, déférant aux craintes des évêques, il signifierait à Bismarck que la loi était insuffisante et défendrait au Centre de la voter ; ou bien, confiant dans l’avenir, il dirait au Centre : « Taisez-vous, et votez-la. » Léon XIII prit le second parti.

Une lettre, sèche et brève, que Galimberti, le 4 avril, adressait de Rome à un évêque allemand, signifiait que, d’après les ordres du Pape, les députés catholiques devaient accepter la loi, et éviter les amendemens qui en compromettraient le succès. Windthorst, au matin de Pâques, reçut copie de cette lettre : « J’aurais mieux compris, écrivait-il, qu’elle me fût parvenue le Vendredi-Saint ; » et il continuait : « Priez pour moi, que votre évêque prie pour moi. » Il sentait péricliter, parmi tant de surprises, la cohésion du Centre : « Si cela devait finir ainsi, gémissait-il dans une lettre à Schorlemer, ce n’aurait pas été la peine de lutter si longtemps. Il me semble que l’ombre de Mallinckrodt me poursuit pas à pas. » « Y a-t-il encore quelque chose à faire à Rome ? demandait-il ; je ne le sais. Moi, j’y suis discrédité. Les adversaires se font, de mes luttes mêmes, une arme contre moi ; et voici que je dois consentir à ce triste dénouement. Ah ! je pourrais déposer mon mandat. » Le 12 avril ; ii voyait Mgr Kopp, et le prélat lui lisait une lettre que le Pape venait d’adresser à l’archevêque de Cologne. Cette lettre, datée du 7, n’avait été écrite par le Pape qu’après entente avec la commission cardinalice spéciale qu’il avait chargée d’étudier les affaires allemandes ; pour la besogne de rédaction, la plume de Galimberti, très allègre, s’était longuement dépensée.

On n’a pas obtenu, confessait Léon XIII, tout ce que les catholiques désirent avec raison conquérir ; mais il déclarait que ses espérances, cependant, étaient plutôt accrues qu’amoindries. Il notait les progrès accomplis ou offerts : restauration, dans l’Église prussienne, de la libre autorité du Pape de Rome, rétablissement de la hiérarchie ecclésiastique et d’un ministère paroissial régulier ; réouverture des séminaires ; rappel de quelques-uns des ordres religieux. Mieux valait préférer ce bien présent et certain à l’attente d’un espoir douteux et incertain. Les évêques redoutaient que l’exercice du droit de veto n’amenât une dépravation du clergé. Léon XIII, plus rassuré, leur rappelait que leurs prêtres avaient donné des preuves d’intégrité et de force, et qu’il dépendait d’eux, pour l’avenir, de bien élever leurs clercs. Quant aux conflits qui pourraient survenir à l’occasion d’une nomination de curé, il avertissait Krementz que le Saint-Siège allait concerter avec les ministres prussiens la façon pratique dont ils seraient résolus. Bref, le projet de loi, tel quel, ouvrait les voies à la paix, et Léon XIII déclarait nécessaire que le Centre le votât.

Ainsi parla le Pape : les évêques et le Centre, officiellement, rentrèrent dans le silence. Il y eut une feuille catholique pour déclarer que le Centre, après dix-sept ans de souffrances, avait été renié par le Pape ; il y eut une grande ville épiscopale où l’on ne trouva aucun prêtre pour prêcher le sermon de la Saint-Léon… Tel membre du Centre déclarait qu’il n’osait plus communier, tant il se sentait en colère contre le Pape. C’était une crise de douleur exaspérée. Rome savait qu’elle serait courte. Et déjà l’on voyait Auguste Reichensperger prendre un air de joie, dire que le Pape avait bien fait d’abréger les indécisions.

L’homme vraiment émouvant, c’était Windthorst ; il y avait tant de souffrances, tant d’amertumes contenues, dans le mouvement, rétif encore, qui lentement le penchait vers l’obéissance. Une lettre du 15 avril vint le rasséréner un peu ; elle venait de Rome, et le signataire, lui aussi, avait souffert et souffrait encore. C’était le cardinal Melchers. Assurément, à Rome, lorsqu’il était admis à parler, il ne parlait pas dans le même sens que Galimberti. Il affirmait à Windthorst que le Saint-Père n’ignorait pas les complexités de la question, et que le Saint-Père estimait le Centre et priait chaque jour pour Windthorst. ; Et le cardinal, déjà détaché des détails de la besogne législative et de la politique religieuse, s’élevait, à la fin de sa lettre, vers une sorte de philosophie de l’histoire ; il s’efforçait de consoler Windthorst en lui expliquant que pour une véritable paix avec l’Église les États modernes n’étaient pas encore mûrs, et qu’il faudrait peut-être, tout d’abord, subir quelque grande catastrophe, nécessaire pour réparer les tristes ravages semés dans la société religieuse par la Réforme et dans la société civile par la Révolution française. « C’est seulement ensuite, pressentait Melchers, qu’on parviendra vers la liberté de l’Eglise ; mais serons-nous encore de ce monde ? ni vous ni moi ne pouvons nous en flatter. »

Les angoisses de Windthorst augmentaient ; il demandait conseil, le 17 avril, au chanoine Perger. La lettre papale allait être publiée ; si la fraction du Centre ne prenait aucune part aux débats du Landtag, elle paraîtrait se mettre en opposition avec les instructions de Rome. Et puis le Pape avait été renseigné, il avait eu entre les mains le mémoire de Windthorst ; seul responsable devant Dieu, il prenait une décision ; y avait-il autre chose à faire qu’à obéir ? L’obéissance, d’ailleurs, dut paraître à Windthorst un peu moins âpre, lorsque Mgr Kopp, le 18 avril, lui fît savoir que si l’on introduisait dans la loi un seul amendement défavorable à l’Église, le Centre, de par la volonté du Pape, recouvrerait sa liberté, et que, d’ores et déjà, Schloezer en était prévenu.

Trois jours après, la Chambre des députés commença la discussion. Cette loi met en péril, et l’Etat et le protestantisme, signifia de la part des nationaux-libéraux le juriste Gneist. Windthorst répondit qu’il ne polémiquerait pas contre le « père intellectuel » du Culturkampf ; il ajouta très brièvement qu’en raison des instructions du Saint-Siège, sa fraction voterait la loi ; et la fraction s’effaça jusqu’au moment où l’un de ses anciens membres, Cremer, l’ayant accusée d’hostilité contre Rome, Schorlemer-Alst jugea nécessaire d’opposer quelques mots de réplique, digne et dédaigneuse. Le progressiste Richter, voyant une occasion d’agacer Bismarck, se hâta de la saisir : il déclara que le veto de l’État créerait des habitudes de servilité et d’ « arrivisme » dans certains milieux qui en étaient encore indemnes ; que Bismarck voulait exploiter pour ses propres desseins le prestige de l’autorité religieuse ; et qu’il avait, même, invoqué l’intrusion d’un étranger dans le débat sur le Septennat, affaire de politique intérieure ; il lui reprocha, enfin, d’attaquer le Centre par derrière, n’ayant pu réussir à le vaincre de front. — Vous parlez comme un bon vassal du Centre, lui riposta Bismarck ; vous dites ce que le Centre n’a pas osé dire. On redoutait l’abus du droit de veto. Bismarck promettait que l’État n’en ferait qu’un usage très sobre. On incriminait les appels de la Prusse au Pape. « Je croirais nuire aux intérêts de mon pays, déclarait Bismarck, si, par orgueil purement national, je refusais l’aide d’un puissant et loyal seigneur comme le Pape. » Puis le chancelier réfutait les épouvantes de Gneist : avant 1871, l’Église romaine avait eu plus de droits, en Prusse, que ceux qu’elle allait recouvrer ; et cependant, en ce temps-là, le protestantisme n’était pas gêné, et l’État, prospère, achevait l’unité allemande. D’ailleurs, de quoi s’inquiétait le protestantisme ? « Tant que le Roi est chef de l’Église évangélique, affirmait Bismarck, il ne peut être question de parité réelle entre les deux Églises : le protestantisme n’a rien à craindre. » Bismarck posait la question de confiance : son honneur politique était engagé ; si l’on repoussait le projet, il s’en irait. Car de graves épreuves pouvaient venir pour la Prusse ; il fallait qu’elle fût débarrassée de toutes querelles intérieures. « Vous êtes inconséquent, lui signifia Virchow, votre Culturkampf, ce fut une tapisserie de Pénélope ; » et Virchow rappela le langage qu’autrefois Bismarck tenait contre l’Église. « Mes invectives d’autrefois, riposta Bismarck, elles gardent aussi peu de valeur que les boulets de canon qui dans une guerre furent échangés. » Derechef, en deux mots, il résuma sa politique dans le Culturkampf : comme il avait jadis évacué la Champagne et la Bourgogne, il voulait, pour l’intérêt de la paix, évacuer une partie du territoire occupé par les lois de Mai, et de tout temps il avait projeté cette évacuation ; quant à ces lois, il les avait faites parce qu’en 1873 la Curie aidait le Centre, et qu’il fallait alors défendre l’unité.

« C’est quelque chose d’unique dans l’histoire parlementaire, commentait le publiciste catholique Jœrg ; c’est quelque chose qui restera unique. On ne conçoit pas un autre ministre responsable qui n’eût pas laissé à son successeur le soin de soutenir une telle évolution. Bismarck seul pouvait oser cela. »

La Chambre, maîtrisée, jugea superflu de renvoyer le projet à une commission : au soir du 27 avril, par 243 voix contre 100, le projet fut voté. Un certain nombre de « conservateurs libres » et même de conservateurs, redoutant pour le protestantisme le prochain retour des congrégations, s’étaient abstenus. Le 29 avril, la signature royale sanctionna la loi. On entendit retentir, au fond de la Prusse orientale, une sorte de sanglot, par lequel un autre Bismarck, Busso de Bismarck, député de Flatow, s’excusait et s’alarmait, devant ses électeurs, d’avoir fait vers Rome un aussi grand pas. Tel fut le glas du Culturkampf : à défaut de l’autre Bismarck, du responsable, c’était un obscur Bismarck qui le sonnait.


VII

Mi manca Bismarck, disait plus tard Léon XIII, lorsqu’il avait affaire à des gouvernemens qui, prisonniers des caprices parlementaires ou de certaines influences occultes, ne pouvaient répondre à ses avances que par des tâtonnemens. Léon XIII demeurait content de Bismarck. « Cet homme, » sans doute, avait été « dur, » oui, très dur, comme à maintes reprises le Pape l’avait dit à Schloezer ; mais de 1885 à 1887, une fois bien concertées, et acceptées de part et d’autre, les conditions et les limites de l’accord, Bismarck, en deux grandes étapes, l’avait réalisé. Les agitations violentes qui s’étaient dessinées dans certains cercles protestans après le vote de la loi de 1886 étaient demeurées sans effet, non seulement sur les décisions bismarckiennes, mais sur l’allure même de leur réalisation ; au nom de la raison d’Etat qui réclamait la concorde allemande, Bismarck avait passé outre à l’esprit de secte. Les soucis maladifs, et même haineux, que lui inspiraient toujours les progrès du polonisme, et qui, d’après lui, l’avaient amené, jadis, à engager le Culturkampf, ne lui défendaient plus d’y mettre un terme : il avait, contre le polonisme, trouvé d’autres armes, les lois de colonisation, aussi maladroites d’ailleurs que cruelles. Durant ces deux années 1886 et 1887, ni le spectre du polonisme, toujours flottant devant ses regards, ni le spectre du péril ultramontain, agité dans certaines assemblées protestantes, ne s’interposèrent une seule minute entre Bismarck et le Pape pour retarder leur commune besogne de pacification. Le Pape et le chancelier avaient senti, l’un et l’autre, la portée de ce qu’ils concédaient et la portée de ce qu’ils réservaient ; ni l’un ni l’autre ne fut mauvais marchand, ni l’un ni l’autre ne fut dupe. Et Galimberti, qui tout de suite recueillit sa récompense en allant occuper la nonciature de Vienne, put se flatter d’emporter avec lui la reconnaissante estime du Pape et de Bismarck.

Un certain nombre d’aristocrates catholiques, dont quelques-uns, comme le duc de Ratibor, avaient été catholiques d’État, firent circuler une adresse de gratitude, destinée au Pape : la presse du Centre se fâcha. L’auteur du manifeste collectif qui jadis avait remercié Guillaume Ier pour les lois de guerre, récoltait maintenant des signatures, — et parfois les mêmes, — au bas d’une autre feuille de papier qui remerciait Léon XIII de la paix : la presse du Centre demanda si les catholiques d’État de 1873 étaient donc, effectivement, les vainqueurs de 1887. Les complimens de Ratibor au sujet de la paix risquaient de ramener la guerre ; il finit par serrer le document dans son tiroir et désormais on n’en parla plus. Léon XIII, dans son discours consistorial du 23 mai, se félicitait que le pouvoir du Pontificat romain eût cessé en Prusse d’être tenu pour étranger, et qu’il pût à l’avenir s’y exercer sans aucun obstacle ; c’était là, pour lui, le principal succès obtenu. Pour que ce dénouement, ainsi défini, pût satisfaire les anciens catholiques d’État comme Ratibor, il fallait qu’ils eussent cessé d’être catholiques d’État.

Ils pouvaient trouver aussi, dans l’allocution consistoriale, quelques lignes qui rendraient difficile à la presse bismarckienne d’insister sur l’antagonisme entre le Pape et le Centre. Léon XIII parlait des « membres catholiques du Parlement, ces hommes si constans à défendre la meilleure des causes, de la vigilance et de l’entente desquels l’Église a déjà recueilli de si nombreux fruits et en attend de semblables pour l’avenir. » Le Pape rendait justice au passé du Centre, rouvrait au Centre les voies de l’avenir. Le 9 juin, s’adressant aux évêques, le Pape leur donnait une bonne nouvelle : le gouvernement prussien venait d’informer Rome que le veto de l’État contre la nomination d’un curé ne pourrait jamais s’engager sur des faits relatifs à l’action électorale d’un prêtre ou à l’accomplissement de sa besogne sacerdotale : c’était ce que Mgr Kopp avait, sans l’obtenir, réclamé de la Chambre des Seigneurs ; mais Bismarck, comme chef de gouvernement, faisait déclarer à Léon XIII que, dans la pratique, les désirs de Mgr Kopp seraient exaucés. Les évêques les plus craintifs devaient dès lors comprendre qu’il y avait lieu de raisonner leurs alarmes et d’en atténuer l’expression. Réunis à Fulda, ils prirent acte de la promesse donnée par la Prusse au Pape, et demandèrent au Pape qu’il voulût bien agir sur le gouvernement prussien pour faire trancher, conformément aux souhaits de l’épiscopat, les questions parfois litigieuses auxquelles donnait lieu, dans l’école, l’enseignement religieux. Auteur et garant de la paix, le Pape était ainsi prié d’écarter l’un des plus gros nuages qui semblaient encore la menacer.

Voilà l’issue finale où venait aboutir ce rêve d’une Eglise nationale allemande qui, durant les premières années du Culturkampf, avait obsédé certains esprits ; ce rêve auquel Bismarck lui-même, parfois, avait eu l’air de n’être point inaccessible. L’influence du Pape, directe et souveraine, s’exerçant par-dessus l’épiscopat, et dans un sens autre que celui que l’épiscopat eût tout d’abord souhaité, avait rétabli le calme : les évêques, dociles, s’étaient inclinés. Et voici qu’ils étaient les premiers à ne point considérer que l’action du Pape sur leur Église et sur les rapports de cette Eglise avec l’Etat dût être quelque chose de provisoire, d’éphémère, qu’elle dût être l’exceptionnelle solution d’une crise exceptionnelle ; ils se remettaient à l’invoquer pour le règlement de certaines questions de détail qui leur paraissaient urgentes. Et le chancelier, — ce même chancelier qu’entouraient jadis les partisans d’une Eglise nationale, — goûtait cette nouvelle méthode, qui pacifiait l’état d’âme des catholiques de Prusse et qui pacifiait les rapports entre leur Eglise et le pouvoir civil ; il n’avait plus d’objections, loin de là, contre la soumission de l’Eglise prussienne à cette souveraineté internationale, la Papauté.

Il faut que les Etats persécuteurs en prennent leur parti : une loi de l’histoire existe, confirmée par le XIXe siècle, d’après laquelle toutes les persécutions contemporaines ont pour effet, dans le pays où elles se déchaînèrent, un accroissement notable de la puissance pontificale. La Révolution française avait prétendu exclure le Pape de la vie de l’Eglise de France ; la paix religieuse ne fut rétablie, au Concordat, que par le geste de Pie VII, — geste inouï pour les canonistes d’ancien régime, — dépossédant de leurs sièges 86 évêques. Tout près de nous, la troisième République voulut contester au Pape son droit de faire démissionner deux évêques ; le Pape, dans la France d’aujourd’hui, nomme tous les évêques, tout seul. Le Culturkampf avait arboré, contre le romanisme, le drapeau du germanisme ; la « patrie allemande, » une fois lasse, faisait appel au romanisme pour recouvrer la paix ; Bismarck collaborait avec celui que les Hohenzollern d’autrefois qualifiaient d’Ante-Christ, et le manifeste qu’adressait au peuple allemand la Ligue évangélique constatait « que le Culturkampf et la façon dont il s’achevait avaient rehaussé jusqu’à l’extrême la puissance du romanisme. » Que les États finissent par recourir à la Papauté, ou bien qu’avec un absurde parti pris, ils continuent de se passer d’elle, la même loi se vérifie, d’une façon immuable : chacune des crises religieuses qu’ils suscitent tourne au profit du Saint-Siège et des influences romaines. De l’âpre couronne d’épines qu’avaient tressée Bismarck et Falk pour le clergé de Prusse, il restait à la longue, les épines une fois émoussées, une couronne pour Léon XIII.

Lorsque les « vieux-catholiques » avaient mis au service du Culturkampf tous les manèges de leur science et de leurs plumes, ils n’avaient assurément pas prévu ce résultat. L’heure était proche où la Bavière, par la voix même du ministre Lutz, allait leur infliger une dernière déception : Lutz, découvrant que certains dogmes antérieurs à l’infaillibilité avaient disparu de leur fragile symbole, déclarait que, juridiquement parlant, ils ne seraient plus considérés par l’État comme faisant partie de l’Église catholique ; c’en était fait de l’équivoque qui, vingt ans durant, avait maintenu dans quelques presbytères bavarois, sous le nom de curés catholiques, des prêtres hostiles à la Papauté, excommuniés par les évêques. Les vieux-catholiques avaient voulu expulser la Papauté de l’Église de Prusse ; elle s’installait, rayonnante, à la cime de cette Église. Lutz avait prétendu, vingt ans durant, installer les vieux-catholiques au cœur même du catholicisme bavarois ; et bientôt, d’un trait de plume, il devait les en expulser. L’infortuné Doellinger, sorti de l’Église romaine sans être entré dans les cadres du vieux-catholicisme, voyait dès 1887 cette triomphante Église, sous les traits du nonce de Munich, venir jusqu’à lui, toute prête à se rouvrir devant sa conscience tourmentée ; mais il persistait à rester solitaire, dans son ingrat et frileux campement, projetant sur l’avenir, sur sa mort prochaine, des yeux qui s’ouvraient largement sans se fixer nulle part, des yeux étrangement creux, qui semblaient chercher l’énigme du vide et souffrir de ne la point trouver, et qui, saisis par le pinceau de Lenbach, continueront de vivre sur une admirable toile, alors que depuis longtemps le vieux-catholicisme sera mort. Léon XIII aimait les savans et la parure qu’ils faisaient à l’Église ; les voir dans sa « communion » lui était doux ; les y revoir, plus doux encore. Son œuvre de paix, pour lui, eût été parachevée s’il avait pu faire rentrer la paix dans l’âme même de Doellinger ; Doellinger lui refusa cette joie.


VIII

Cependant, que les résultats obtenus en Prusse pussent vraiment être qualifiés de paix, c’est ce que beaucoup de catholiques militans mirent quelque temps à consentir. A l’assemblée générale des catholiques réunie à Trêves, Auguste Reichensperger, sentant Windthorst intimement mécontent, essayait de le raisonner. « Nous ne sommes pas faits, nous cléricaux, lui disait-il, pour cueillir toujours des lauriers ; nous sommes là pour servir... pour servir le Pape, à qui sa situation dans le monde ne permet pas de nous faire plaisir en tout, à nous Prussiens. » Mais assurément la majorité des congressistes inclinaient plutôt vers l’état d’esprit de Windthorst que vers celui d’Auguste Reichensperger. Ballestrem, qui les présidait, se refusait à prononcer le mot de « paix religieuse. » « J’aime mieux parler, disait-il, d’un traité préliminaire avec suspension d’armes et ligne de démarcation. » Les congressistes regardaient cette gigantesque architecture de lois, qui s’étaient, de 1872 à 1876, édifiées contre l’Eglise ; elle offrait désormais l’image d’une ruine ; mais d’une ruine dont certaines colonnes restaient debout, les unes ébranlées déjà, les autres solides encore et solides pour longtemps ; ils eussent voulu des décombres qu’on balaie ; ils trouvaient des tronçons d’architecture, encore respectés, et tant bien que mal arc-boutés.

Il y avait trois lois, une loi d’Empire et deux lois prussiennes, dont la survivance était très douloureuse pour les catholiques. La loi d’Empire visait les Jésuites et les congrégations affiliées ; elle demeurait debout, dans toute sa rigueur ; elle perpétuait un ostracisme qui privait l’Eglise de plusieurs de ses moyens d’action et qui éloignait de la patrie allemande plusieurs milliers d’Allemands. La loi prussienne sur la surveillance de l’école, appliquée par des ministres comme Puttkamer et Gossler, laissait aux ministres des Eglises une très grande influence sur la vie scolaire ; mais ils exerçaient cette influence, non pas, à proprement parler, comme pasteurs ou comme prêtres, mais comme représentans de l’Etat dans l’école ; et cette nuance, extrêmement accentuée, jalousement maintenue par l’État, signifiait que les ministres des Églises, redevenus des puissances dans l’école, n’y étaient rien de plus, cependant, que des puissances subordonnées, représentans révocables de la seule puissance souveraine, l’Etat. Qu’un ministre tel que Falk reprit le pouvoir, et la loi sur l’inspection scolaire, au nom de laquelle l’Eglise, pour l’instant, avait recommencé d’influer dans l’école, servirait à la détrôner. Enfin la loi de 1875, qui supprimait de la constitution prussienne les trois articles garantissant la liberté des Eglises, abandonnait à la merci de toutes les Chambres successives les destinées du catholicisme prussien ; et comme Bismarck n’avait jamais cessé de redire, l’histoire en main, qu’entre l’Empire et le sacerdoce la paix n’était et ne pouvait être qu’une trêve, le Centre aurait voulu que des garanties constitutionnelles, abritant l’Eglise contre certains caprices parlementaires, assurassent à la trêve nouvelle une certaine longévité.

Telles étaient les trois lacunes sur lesquelles se portaient, surtout, les regards de Windthorst et de ses collègues ; les trois lacunes qui les rendaient mécontens.

Mais en dépit de ces points noirs, la paix qu’avaient cimentée Léon XIII et Bismarck était, effectivement et réellement, une paix. Le prince d’Isenburg, dans une brochure, hasardait à cet égard, contre les objections du Centre, certaines réflexions qui, dans le recul des temps, apparaissent exactes. La guerre religieuse avait dévasté la Prusse, parce que l’obéissance à certaines lois, parce que l’application de certaines lois, était incompatible avec la conscience des hommes d’Eglise ou avec la conscience des fidèles ; parce que ces lois, fatalement, inévitablement, devaient se heurter à la résistance passive des prêtres corrects, à la résistance passive des catholiques corrects. Au lendemain de la loi de 1887, il ne subsistait plus en Prusse un seul article législatif qui contraignît les catholiques ou les prêtres à désobéir, et qui, lésant leur conscience, leur imposât l’attitude de citoyens indociles, et les exposât aux sanctions pénales de cette attitude toujours troublante. L’Eglise de Prusse avait encore beaucoup à désirer ; les susceptibilités catholiques avaient toujours beau jeu pour dénoncer, çà et là, des incidens fâcheux, et pour en conclure, un peu hâtivement, qu’un nouveau Culturkampf était proche. Mais les prêtres de Prusse, les catholiques de Prusse, avaient cessé d’être divisés contre eux-mêmes ; il n’y avait plus, en leur for intime, possibilité d’aucun duel entre la soumission réclamée par la loi et la soumission due au Pape. Oui, dans un sens très large et très élevé, c’était vraiment la paix, parce que Léon XIII avait pacifié la conscience de chaque curé prussien, de chaque catholique prussien ; parce que, de concert avec Bismarck, il avait, pour chacune de ces âmes, fait disparaître les causes de déchirement, de discorde intérieure, d’où résultait, dans le royaume, l’universelle discorde.

Qu’elles se pacifiassent, qu’elles eussent confiance, c’était ce que Mgr Kopp, transporté du siège épiscopal de Fulda sur celui de Breslau, demandait, en octobre, dans son premier mandement, aux âmes sacerdotales qui lui étaient désormais soumises. Et l’évêque invitait ses prêtres à honorer loyalement les droits du pouvoir civil, pour « montrer que l’Eglise se glorifie à juste titre d’être le plus solide appui de l’Etat. » Les hauts fonctionnaires protestans de la Silésie assistaient à sa messe solennelle d’intronisation ; le nouveau prince-évêque, au banquet, buvait au Pape et à l’Empereur ; il avait été l’ouvrier de la paix, et les fêtes dont il était l’objet apparaissaient comme un symbole de paix.


IX

Le 9 mars 1888, Guillaume Ier mourait, avec la joie de régner sur une Prusse où les consciences étaient apaisées et rassurées. Galimberti reparut sur son champ de bataille : ce fut lui que le Pape chargea de représenter le Saint-Siège aux obsèques de l’Empereur.

Il devait, conformément aux instructions du cardinal Rampolla, insister sur le chagrin qu’avait eu Léon XIII en apprenant la visite de Crispi à Friedrichsruhe, en voyant les commentaires donnés à cette visite, en constatant la place que l’Italie tenait dans la Triple-Alliance. Il devait faire entendre que le rapprochement trop intime entre l’Allemagne et l’Italie avait véritablement ébranlé la confiance du Pape, et que cette confiance ne pouvait renaitre que si le Pape avait quelque parole de Bismarck, bien nette, bien explicite, au sujet de l’attitude qu’aurait l’Allemagne le jour où la question romaine se poserait. Bismarck écouta, et puis, sans contredire, il répéta, comme l’année d’avant : « Il faut savoir attendre. » Il expliqua que la restitution de Rome au Saint-Siège entraînerait une révolution italienne ; que la République italienne s’allierait à la française, que ni le Saint-Siège, ni l’ordre européen n’en profiterait. Savoir attendre, telle était l’âpre science, parfois utile, mais parfois illusoire, que Bismarck chargeait Galimberti d’enseigner à Léon XIII.

Quelques mois se passèrent ; lorsque Frédéric III eut mis cent jours et cent nuits à glisser du trône dans le cercueil, Guillaume II devint empereur. On apprit qu’en octobre il irait à Rome rendre visite au roi Humbert, que les nécessités de la Triple-Alliance l’exigeaient, mais qu’il voulait, aussi, voir le Pape, et qu’il se soumettrait aux formalités imposées, cinq ans plus tôt, à son père le prince Frédéric. Guillaume II passa par Vienne, vit deux fois Galimberti ; et Galimberti tâcha, parait-il, de faire comprendre au Pape, dans ses dépêches, qu’il ne serait pas opportun d’aborder avec Guillaume la question romaine. Mais Léon XIII ne voulait plus « attendre ; » Guillaume attendait-il, lui, pour aller voir Humbert, et pour se donner l’apparence, ainsi, de ratifier une solution inacceptable au Pape ? Grâce à l’excellent réseau policier dont l’Italie crispinienne entourait la cime de l’Église universelle, Crispi sut les intentions du Pape ; et Crispi décida qu’elles ne seraient pas réalisées, que le Pape ne dirait pas à Guillaume tout ce que le Pape lui voulait dire.

Alors se trama, entre lui et Herbert de Bismarck, un étrange complot qui de point en point s’accomplit ; complot contre le protocole, complot contre le droit du Pape à prolonger son tête-à-tête avec le visiteur qu’il reçoit. Guillaume II entra ; sur les propos qui s’échangèrent, les versions diffèrent. Il en est une, provenant évidemment du Vatican, et que publia la Civiltà cattolica. D’après cet organe, Léon XIII rappela tout de suite à Guillaume avec quel appareil, plus digne du Saint-Siège et plus digne des visiteurs, Frédéric-Guillaume IV, jadis, avait été reçu par Grégoire XVI, et le prince Frédéric, en 1853, par Pie IX ; et Léon XIII se plaignit de sa situation, — se plaignit, aussi, des commentaires hostiles au Saint-Siège, auxquels donnait lieu, dans la presse du Quirinal, la venue de l’Empereur à Rome. Guillaume répondit en parlant du prestige de la Papauté, et de la vénération qui partout en Europe s’attachait au Pontife. C’était vague. Léon XIII, le ramenant au fait, lui dit en substance : Ma situation, la voici ; je ne puis vous rendre votre visite sans compromettre ma personne ni ma dignité.

Une autre version, donnée par l’auditeur Montel dans une lettre à Galimberti, et provenant évidemment des conversations de Schloezer, prête au Pape, tout d’abord, des propos sur la situation européenne, et sur les vœux du Saint-Siège en faveur d’un rapprochement de l’Allemagne avec la Russie et avec la France ; puis des plaintes très vives, contre l’hostilité de l’Italie à l’endroit du Saint-Siège. Guillaume, d’après cette version, se serait étendu, dans sa réponse, sur les incertitudes de la politique française et sur les périls du panslavisme.

Quoi qu’il en soit, et quelque récit qu’on adopte, un incident dispensa l’Empereur de traiter à fond la question romaine. Le comte Herbert de Bismarck entra dans l’antichambre du Pape, suivi du prince Henri de Prusse : le ton du prince, le ton du comte, amenèrent le majordome à ouvrir la porte du cabinet papal ; le prince fit irruption. Léon XIII comptait avoir avec l’Empereur une conversation politique ; cette manœuvre y mettait un terme. Le Pape dit encore quelques paroles ; il invoqua pour les catholiques d’Allemagne la bienveillance de Guillaume II ; et les deux souverains se quittèrent.

Crispi triomphait ; et cependant, son triomphe avait un revers ; l’Italie royale avait donné la preuve au monde chrétien que, dans la Rome des papes et des empereurs, des moyens existaient pour empêcher un pape de causer librement avec un empereur. Léon XIII fut pour toujours ulcéré ; après la démarche à laquelle Herbert de Bismarck s’était amicalement prêté, les orientations politiques souhaitées par le cardinal Rampolla n’avaient plus d’obstacle, et le prélat Boccali, l’un des familiers pérugins devant qui Léon XIII pensait tout haut, disait à Montel, deux mois après : « Ceux qui, dans le passé, ont plaidé en faveur de la Prusse, ont subi et doivent subir une éclipse. » La « puissance papale, » — c’est là un mot qui pour Léon XIII avait un sens et dont le cardinal Rampolla faisait une réalité, — la puissance papale ne songea plus, désormais, à concerter avec la puissance allemande une politique générale.


X

Cet avortement de certains rêves, auxquels Galimberti avait généreusement collaboré, n’eut sur la destinée des catholiques allemands aucune répercussion fâcheuse : leurs intérêts, plutôt, parurent en profiter. Il était naturel que, dans les conseils pontificaux, tout le terrain perdu par l’Allemagne officielle fût peu à peu regagné par le Centre allemand. Chaque jour, en Allemagne, la sécurité des catholiques s’affermissait. La réunion épiscopale de Fulda exprimait à Guillaume II l’espoir que « les rapports pacifiques dont les premiers rayons avaient embelli les derniers soirs de son grand-père s’affermiraient et se développeraient, » et le jeune empereur leur répondait : « De savoir la liberté de conscience de mes sujets catholiques garantie par la loi et le droit : cela fortifie ma confiance dans le maintien durable de la paix de l’Eglise. » La loi, le droit, que Guillaume Ier, parfois, avait étalés comme des menaces devant ses sujets catholiques, semblaient désormais être étendus sur leurs têtes, comme une protection, par le geste paternel du jeune Guillaume II. Les évêques, la presse, les fidèles d’Allemagne, fêtaient Léon XIII pour son jubilé sacerdotal. Et lui, les sentant désormais plus apaisés, plus rassis, pouvait recommencer à leur dire qu’il y avait lieu de réclamer des libertés nouvelles, surtout sur le terrain scolaire.

Le congrès catholique de Fribourg en 1888, celui de Bochum en 1889, insistaient pour le retour des Jésuites, pour les droits de l’Eglise dans l’école. Mais ils insistaient, aussi, pour qu’on ne permit pas aux projets anticléricaux qu’affichait alors Crispi de prévaloir sur la dignité du Saint-Siège ou sur sa liberté. Windthorst, au congrès de Bochum, faisait un discours contre l’érection, dans la Rome des Papes, d’un monument à Giordano Bruno ; et Lieber, un an plus tard, au congrès de Coblentz, s’élevait contre les parades qui glorifiaient, après vingt ans, cette journée du 20 septembre 1870, où, sans péril, devant la porte Pie, l’Italie avait vaincu. Lorsque, en 1889, Humbert Ier vint à Berlin, et que le Reichstag et la Chambre italienne échangèrent des congratulations, Franckenstein, en plein Reichstag, au nom de ses amis du Centre, spécifia que cette démarche n’impliquait de leur part aucun changement d’attitude au sujet de la question romaine. Ces manifestations des catholiques d’Allemagne en faveur de Léon XIII menacé étaient si ardentes, si multipliées, que leurs adversaires y voyaient un artifice pour maintenir la cohésion du Centre. La campagne électorale qui renouvela le Reichstag en février 1890 fut une occasion pour Windthorst d’entretenir de la question romaine la foule des électeurs : « Pour le domaine temporel du Saint-Siège, disait-il à Mgr de Waal, je serais prêt, même, à donner ma tête. »

En 1871, lorsque la fraction du Centre, d’une façon beaucoup plus discrète, avait effleuré la question romaine, Bismarck avait fait le premier brouillon des déclarations de guerre par lesquelles bientôt il devait riposter. Mais en 1890, les circonstances étaient changées ; au lendemain des élections au Reichstag, qui avaient affaibli les conservateurs, réduit de moitié le chiffre des nationaux-libéraux, accru de quelques voix encore les forces du Centre, et fortifié les partis de gauche et les élémens socialistes, il fallait que Bismarck, pour trouver un appui, regardât du côté de Windthorst. Et Windthorst de nouveau, comme huit ans plus tôt, jouait, suivant les jours, avec les divers partis : Schloezer à Rome s’indignait en apprenant que le Centre s’était uni aux progressistes pour faire voter par le Reichstag l’immunité militaire des clercs. Bismarck avait fait le Culturkampf contre Windthorst ; et contre Windthorst, encore, il avait affecté de faire la paix religieuse, — de la négocier à l’écart du Centre, avec Léon XIII. Après l’avoir bousculé de ses lois persécutrices, il l’avait flagellé de son rameau d’olivier. Vaincu par l’Église, il s’était cru, tout au moins, vainqueur de Windthorst ; et dans ce Reichstag de 1890, où le Cartell gisait à terre, Bismarck allait être à la merci de Windthorst, à la merci d’une alliance entre les conservateurs et Windthorst.

Il reçut le chef du Centre, le 12 mars 1890 : l’histoire de l’audience demeure obscure. Il semble que Windthorst, comprenant à demi-mot certaines suggestions du banquier Bleichroeder, avait demandé d’être reçu ; il semble aussi que les suggestions de Bleichroeder n’avaient pas été ignorées de Bismarck. Le tribun du Centre développa ses désirs : retour des Jésuites ; abrogation de la loi prussienne de 1872 sur l’inspection scolaire ; et Bismarck crut comprendre que Windthorst visait au rétablissement intégral de la situation de l’Église de Prusse telle qu’elle existait avant 1870. Bismarck, semble-t-il, tout en trouvant ces conditions trop onéreuses, laissa néanmoins entrevoir qu’il était prêt à les étudier. On parla, aussi, d’un successeur éventuel du chancelier : Windthorst prononça le nom de Caprivi. C’est à peu près tout ce qu’on sait de certain, à l’heure qu’il est, sur cette émouvante visite, où la puissance était du côté de Windthorst. Quelques heures se passaient, et Bismarck avait perdu les apparences mêmes de la puissance. Guillaume II lui faisait savoir qu’il avait cessé d’être chancelier. Des années s’étaient écoulées, on s’en souvient, avant que le chef du Centre mit le pied chez le chancelier de l’Empire ; mais au lit de mort politique de Bismarck, il n’y avait qu’un chef de parti, c’était Windthorst ; et le nom du successeur, avant même que le chancelier ne fût déposé de son siège, flottait déjà sur les lèvres de Windthorst.

Les restans de concessions qu’attendaient les catholiques ne devaient donc pas leur être accordés par Bismarck : Windthorst plus tard pensa, et d’autres membres du Centre avec lui, que si Bismarck fût demeuré au pouvoir, les catholiques eussent été plus vite exaucés, que lui seul pouvait les exaucer complètement. L’auteur du Culturkampf, le dominateur qui avait fini par lasser l’Allemagne, emportait dans sa retraite, par l’effet d’une vicissitude inouïe, certains regrets, très sincères, des parlementaires catholiques, convaincus, peut-être avec raison, que pour extirper, dans leurs derniers prolongemens, les racines posées par un Bismarck, la main d’un Bismarck eût été le meilleur outil.

Mais la période nouvelle qu’inaugurait Guillaume II réservait au Centre un nouveau terrain d’influence. La législation protectrice des travailleurs était la question capitale qui hantait l’esprit de Guillaume II ; il la voulait, et déclarait même à un évêque belge qu’il était, là-dessus, pleinement d’accord avec Léon XIII[2]. Bismarck parti, on allait s’y mettre, et le Centre allait diriger la besogne ; depuis douze ans il s’y préparait : l’abbé Hitze avait acquis, dans les milieux politiques, une autorité notoire ; la dernière assemblée générale des catholiques allemands avait élu domicile à Bochum, ville noire et banale, qu’aucune cathédrale ne parait, qu’aucuns grands souvenirs ne désignaient, mais où d’immenses populations ouvrières attendaient de l’Église une parole ; le Centre, en septembre 1889, avait ainsi pris contact, chez eux-mêmes, avec les ouvriers, et avec des ouvriers qui venaient de faire grève. Une longue expérience préparait les hommes du Centre à travailler législativement dans le sens que souhaitait Guillaume II. La politique sociale du Centre devenait désormais la politique impériale.

De très loin, — c’était, pour son goût, toujours trop loin, — Bismarck allait assister à ces nouveautés, sans toujours les comprendre ; son ami Léon XIII, en matière sociale, lui paraissait avoir quelques utopies. Des propos rageurs, semés dans toute la presse, firent savoir à l’Allemagne et au monde que Bismarck n’était plus le maître de rien, — ni de lui-même ; et le Centre, au contraire, grandissait en prestige, et cette même année 1890 voyait surgir, à la voix de Windthorst, cette Association populaire pour l’Allemagne catholique, qui depuis vingt-deux ans groupe au service du Centre toutes les forces catholiques de la campagne et des faubourgs. Le Centre s’enracinait, sous le regard morose de Bismarck déraciné, et Windthorst obtenait de Guillaume II le renvoi de Gossler, dont les catholiques avaient cessé de pouvoir supporter la raideur.


XI

Un an jour pour jour après la disgrâce de Bismarck, l’Allemagne apprenait la mort de Windthorst ; et, sur l’ordre de Guillaume II, la porte de Brandebourg s’ouvrit, toute grande, pour faire passage au char funèbre : la dépouille du petit Guelfe était traitée comme une dépouille princière. Puis, à l’automne de 1892, un autre acteur de cette histoire disparaissait, non pas encore de la vie, mais de la scène diplomatique, c’était Schloezer, le vieil et fidèle ami de Bismarck ; Schloezer, jadis redouté des catholiques pour ses façons de comprendre et de préparer la paix. Un mot bref de Berlin le pria de demander sa retraite. « Je ne renverrais pas ainsi le dernier de mes domestiques, » murmura Bismarck. Le « nouveau cours » (comme l’on dit là-bas) offusquait cruellement l’impuissance bismarckienne : pour Windthorst mort, des honneurs royaux ; pour Schloezer encore ingambe, un dédaigneux congé, à peine digne d’un serviteur banal. Pierre Reichensperger mourait en 1892 ; Auguste et Schorlemer en 1895. Et puis, en cette même année, le cardinal Melchers. L’Allemagne permettait que, mort, il entrât à Cologne, pour y être inhumé ; mais son successeur Krementz, pour épargner les susceptibilités gouvernementales, s’opposait aux meetings où les catholiques eussent voulu commenter ce douloureux retour. Bismarck voyait mourir, en 1894, ce Schloezer qu’il aimait ; et mourir, en 1896, l’empressé cardinal Galimberti, qui s’était flatté, trois ans plus tôt, de prévaloir à Rome sur le cardinal Rampolla, et de rendre à l’Allemagne, dans le cœur de Léon XIII, la place récemment prise par la France.

De tous les grands partenaires du Culturkampf, Bismarck à peu près seul restait. Il s’occupait, il se vengeait aussi, en écrivant ses Pensées et Souvenirs : il s’y campait devant la postérité. Il y protestait n’avoir pas été vaincu dans le Culturkampf, puisque les articles constitutionnels garantissant la liberté des Eglises, cadeau du romantique Frédéric-Guillaume IV, demeuraient définitivement rayés ; puisque l’ancien bureau qui s’appelait « la division catholique, » — ce bureau de Polonais, — avait définitivement disparu ; puisque enfin la loi sur l’inspection scolaire, bonne sauvegarde contre le polonisme, subsistait toujours. Vaincu par l’Eglise, il semblait éprouver certain plaisir à songer que cette Eglise, redevenue libre et prospère, était moins en sécurité, pourtant, qu’à l’époque où elle trouvait ses droits inscrits dans la constitution même du royaume. Et, de fait, au jour où les Chambres prussiennes voudraient créer à l’Église de nouveaux embarras, les brèches toujours béantes, pratiquées sur l’ordre de Bismarck dans la constitution prussienne, assureraient à leurs caprices législatifs la plus complète liberté. Bismarck laissa les portes ouvertes, pour qu’un autre que lui pût faire un autre Culturkampf, si cet autre en avait le goût.

Mais le précédent répugne, le souvenir pèse ; le Culturkampf est une page d’histoire dont l’Allemagne parle peu. Il y a quelque temps, devant un tribunal de la région rhénane, un vieux prêtre était interrogé. Le président lui balbutiait pour la forme, et sans attendre la réponse, la question rituelle : « Vous n’avez jamais eu de condamnation ? — Mais si, mais si ! » cria le prêtre, et le président, surpris, s’arrêta. Alors le prêtre détaillait : « Tant d’amende, tant de jours de prison, pour avoir donné l’extrême-onction ; tant d’amende, tant de jours de prison, pour avoir dit la messe. » Devant ce prêtre qui, triomphalement, se confessait de tant de crimes, c’était le tribunal qui se sentait embarrassé. « C’est bien, monsieur le curé, interrompit le président ; on ne parle plus maintenant de ces choses-là. » Ainsi vivent encore, parvenus aujourd’hui vers l’autre versant de l’existence, un certain nombre de prêtres dont le casier judiciaire n’est une honte que pour la Prusse, et qui sont d’autant plus respectés que ce casier fut plus chargé.

« On ne parle plus de ces choses-là : » c’est une élégante formule d’amnistie. Mais les coupables se refusent à en bénéficier : elles sont leur trophée, ces choses-là ; pourquoi s’en tairaient-ils ? Amnistie étrange, et vraiment unique, que les magistrats et les législateurs sont seuls à invoquer, et qu’ils invoquent en leur propre faveur, pour couvrir leurs lois d’autrefois, leurs arrêts d’autrefois, comme l’on couvre des délits. Dans les meetings catholiques, on parle encore de « ces choses-là. » Elles s’évoquent, comme des spectres, devant les masses attentives, elles servent à leur prouver la nécessité constante d’une forte discipline ; et c’est en leur disant : Souvenez-vous du Culturkampf, que le Centre, jusqu’ici, s’est toujours fait obéir.

Cette intégrité du Centre, cette puissance électorale que certains périls paraissent actuellement guetter, mais que rien encore n’a sérieusement compromise, attestent, depuis un quart de siècle, l’erreur politique où se fourvoya Bismarck. Ce fut par réaction contre le Culturkampf, ce fut en réponse au Culturkampf, que les catholiques de Prusse et d’Allemagne, de 1873 à 1887, sentirent, d’une façon de plus en plus impérieuse, la nécessité de se grouper, de s’ordonner, d’accepter correctement les instructions de Windthorst. Bismarck avait commencé le Culturkampf avec l’idée qu’il se débarrasserait ainsi du petit Guelfe ; et les mesures persécutrices auxquelles il glissa, tantôt de plein gré, tantôt à contre-cœur, eurent cet effet imprévu, de grossir la clientèle électorale sur laquelle le petit Guelfe régnait. Visant à supprimer le Centre, il ne réussit qu’à multiplier, pour cette fraction, les raisons d’exister, et qu’à les rendre toujours plus palpables, toujours plus décisives, pour les catholiques de l’Empire. Le résultat final de sa politique ecclésiastique fut ainsi l’inverse du but qu’il avait cherché, et l’ironique histoire dit qu’Otto de Bismarck fut souvent à bon escient, et quelquefois à son insu, un très grand bâtisseur ; et qu’après avoir, par deux guerres extérieures qui déchaînaient et couronnaient ses rêves, cimenté l’unité de l’Empire, il aboutit, sans le vouloir, par les maladresses et les cruautés d’une guerre intérieure, à cimenter, dans cet Empire, la cohésion du Centre allemand.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1913.
  2. Jules Arren, Guillaume II, ce qu’il dit, ce qu’il pense, p. 233. (Paris, Pierre Lafitte). On trouvera dans cet utile volume, soigneusement classés, exactement remis en leur cadre historique, et finement commentés, tous les principaux actes, propos et gestes, par lesquels l’Empereur actuel d’Allemagne est, depuis vingt-cinq ans, intervenu dans l’histoire de son peuple et dans celle de l’Europe.