La secousse/01

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Éditions Édouard Garand (p. 2-6).

JEAN FÉRON

LA SECOUSSE

Pièce en trois actes, en prose
Représentée sous les auspices des Éditions Édouard Garand

PERSONNAGES

ANDRÉ BERNIER, riche industriel ..... Ovila Legaré

LOUIS, fils aîné ............ Paul Coutlée

JULES, fils cadet ............. Le Bret

JULIE, sa femme ......... Jeannette De Guire


UN SALON


ACTE Premier


(Un après-dîner. M. et Mme Bernier attendent des visiteurs. M. Bernier, dans un fauteuil, lit son journal. Mme Bernier, assise près d’une table feuillette un livre.)


Scène PREMIÈRE

M. BERNIER.(levant les yeux de son journal.) Bonne nouvelle, Julie !

Mme BERNIER.(de même que son mari.) Vraiment ?

M. BERNIER. — Les actions de ma société ont monté de huit points hier.

Mme BERNIER, (sans enthousiasme.) — C’est magnifique.

M. BERNIER. — Comme tu dis ça…

Mme BERNIER, (avec indifférence) — Je dis que c’est magnifique.

M. BERNIER. — Je sais bien que tu le dis, mais tu ne le penses pas.

Mme BERNIER. — Comment peux-tu savoir ce que je pense ou ce que je ne pense pas ?

M. BERNIER. — Rien qu’à l’accent de ta voix.

Mme BERNIER. — Il n’a pourtant pas changé.

M. BERNIER. — Oui, il a changé, beaucoup même. Et non seulement ton accent mais toute ta personne, toutes tes habitudes… Enfin, tout ce qui était toi n’est plus le même depuis un certain temps. Que signifie cette transformation ?

Mme BERNIER, (avec un sourire amer.) — Je t’assure, mon ami que tu vois trouble.

M. BERNIER. — Au contraire, j’y vois très clair. Et je sens qu’il y a quelque chose de travers dans notre vie commune.

Mme BERNIER. — Quoi donc ?

M. BERNIER. — Je ne dirai qu’un nom, si tu le veux…

Mme BERNIER. — J’écoute.

M. BERNIER. — Jules…

(Mme Bernier soupire)

N’est-ce pas ? Oh ! je vois clair, je te dis. Je ne parle pas, mais je pense. Je pense et je vois d’autant mieux que c’est moi qui paye toutes ses folies.

Mme BERNIER. — Ses folies ?

M. BERNIER.(élevant le ton). Sans doute. Appelles-tu de la sagesse et du bon sens la vie qu’il mène ?

Mme BERNIER. — Ah !… Quelle vie mène-t-il, que tu te montes déjà le sang ?

M. BERNIER. — La vie qu’il mène, c’est une vie à quatre pattes ! C’est une vie de…

Mme BERNIER. — André, tâche…

M. BERNIER. — Oui, je tâcherai à l’avenir de ne plus participer à sa ridicule existence.

Mme BERNIER. — Comment… participer ?

M. BERNIER. — Mais oui… puisque je suis assez sot de lui fournir l’argent qu’il s’obstine à ne pas gagner. Si, au moins, toutes ses escapades, il les payait de sa poche et de son argent !

Mme BERNIER. — Il est si jeune…

M. BERNIER.(s’indignant) Tu l’excuseras donc toujours ?

Mme BERNIER. — C’est un enfant. Toi-même dans ton jeune âge…

M. BERNIER.(avec importance) Dans mon jeune âge, madame, nous étions sages comme de petits gentilhommes.

Mme BERNIER. — Jules est exubérant.

M. BERNIER. — Il importe de le refroidir. Un jour ou l’autre, il nous jettera une bombe à la tête. Sais-tu ce que je pense, Julie ?

Mme BERNIER. — Rien de mal, au moins ?

M. BERNIER. — Tout du bien. Je songe à envoyer Jules en pays étranger où, ne pouvant compter sur la bourse trop largement ouverte de son père, il sera bien forcé de chercher son existence dans le travail.

Mme BERNIER. — Tu ne feras pas cela !

M. BERNIER. — J’y suis décidé.

Mme BERNIER. — Pourquoi veux-tu m’ôter mon fils ?

M. BERNIER. — Pour qu’il ne jette pas sur nous le déshonneur.

Mme BERNIER. — Tu exagères : Jules s’amuse comme tout jeune homme, c’est vrai ; mais il s’amuse avec mesure.

M. BERNIER.(éclatant de rire) Avec mesure !… Ah ! veux-tu que je te dise où, à cette heure, nous pourrions trouver Jules ?

Mme BERNIER.(avec humeur) Je ne tiens pas à le savoir.

M. BERNIER.(ironique) Puisque tu dis qu’il s’amuse avec mesure…

Mme BERNIER. — Je le pense, et cela me suffit.

M. BERNIER. — À moi ça ne suffit pas. Jules, en ce moment où je te parle, est ancré dans quelque bouge avec une bande de filles de rien ou avec un troupeau d’ivrognes.

Mme BERNIER.(avec indignation) Ah ! c’est trop ! Oublies-tu, André, que c’est ton fils que tu calomnies ?

M. BERNIER.(ricanant) Mon fils ?… peut-être !

Mme BERNIER.(avec étonnement) Peut-être !

M. BERNIER.(gravement) Oui, me voilà arrivé au doute sous ce rapport.

Mme BERNIER.(se levant) Malheureux, est-ce moi que tu veux outrager maintenant ?

M. BERNIER.(doucereux) Entendons-nous, Julie. Je ne doute pas que Jules soit de ma chair ; mais tu me l’as pris tellement, que moi, son père, je suis à ses yeux une nullité. Pour lui, il n’y a plus que mon coffre-fort qui compte.

Mme BERNIER.(se rasseyant) Je dis que tu le calomnies. Oh ! je comprends bien que tout ce que tu en dis de mal n’est qu’un calcul.

M. BERNIER.(sans comprendre) Un calcul ?

Mme BERNIER.(ironique) C’est pour grandir le caractère de Louis à qui tu veux tout donner.

M. BERNIER.(avec conviction) Louis, c’est le travail, c’est la probité, c’est l’honneur !

Mme BERNIER. — Étant plus vieux que Jules, il est plus raisonnable.

M. BERNIER. — Il n’a jamais été ce vaurien qu’est Jules. Ah ! Louis, c’est vraiment mon fils !

Mme BERNIER. — Penses-tu qu’il n’est pas mon fils aussi ?

M. BERNIER. — Je ne dis pas, ma chère amie ; seulement, tu n’as pas pour lui l’admiration…

Mme BERNIER. — Que j’éprouve pour Jules ?

M. BERNIER. — Justement.

Mme BERNIER. — Tu ne sembles pas comprendre, André, que l’amour maternel éprouve souvent de ces penchants irrésistibles pour le plus jeune des enfants d’une mère ?… Voilà bien la différence entre nous deux ; tu préfères ton aîné, moi, mon cadet. Mais cela n’empêche pas que nous les aimions tous les deux et que nous travaillions consciencieusement à assurer leur avenir.

M. BERNIER. — Tu n’as jamais parlé si bien, Julie. Voilà donc, que nous allons nous entendre. Aujourd’hui, je conçois que le meilleur moyen d’assurer l’avenir de Jules, c’est de l’envoyer à l’étranger.

Mme BERNIER. — Non… nous ne pourrons nous entendre sur ce terrain. Car je devine ton but, André : tu veux écarter Jules, l’éloigner pour qu’il ne reste aucun motif, que dis-je ? aucun scrupule de donner toute ta fortune à Louis. Eh bien ! moi je ne veux pas cela.

M. BERNIER.(avec surprise) Tu ne veux pas cela ?

Mme BERNIER. — Je m’oppose à l’éloignement de Jules pour le profit entier de l’autre.

M. BERNIER.(avec sévérité) Tu me saisis mal. Quand Jules sera assagi, je serai disposé à tout faire pour lui.

Mme BERNIER. — Il y a moyen de l’assagir sans l’éloigner de la maison, sans le chasser.

M. BERNIER.(autoritaire). Il n’y a pas d’autre moyen. J’ai décidé qu’il partira.

Mme BERNIER.(se levant de nouveau) Il ne partira pas !

M. BERNIER.(se levant aussi) Ne suis-je plus le maître ici ?

Mme BERNIER. — Soit. Mais je partirai avec lui !

M. BERNIER. — Tu resteras avec moi !

Mme BERNIER. — Non. Chassant le fils, tu chasseras la mère !

M. BERNIER.(tremblant de colère) C’est assez, Julie. Je commence à sentir la secousse… et tu la connais, prends garde !

(Un temps. M. Bernier se promène avec agitation. Mme Bernier observe son mari avec crainte. Plus tard elle s’approche de lui, l’arrête par un bras qu’elle a saisi de ses deux mains.)

Mme BERNIER.(conciliante) Écoute, André, je vais te confier un secret, et cette confidence sera, je l’espère, le point d’équilibre de nos pensées et de nos actes. Mais je te préviens que ce secret n’est pas le mien… c’est le secret de Jules, c’est-à-dire…

M. BERNIER.(défiant) C’est-à-dire que vous avez entre vous deux des secrets qu’on me cache ?

Mme BERNIER. — Je n’ai moi-même reçu la confidence de Jules que ce matin.

M. BERNIER.(jaloux) Pourquoi cette confidence ne me l’a-t-il pas fait à moi également ?

Mme BERNIER. — Il est des choses, mon ami, qu’une oreille de père ne pourrait entendre comme l’oreille d’une mère. N’as-tu pas été enfant ?… N’as-tu pas, en certaines circonstances, couru à ta mère avant d’aller au père ?

M. BERNIER. — Je l’avoue. Mais le secret… la confidence ?

Mme BERNIER. — Jules veut se marier…

M. BERNIER.(se mettant à rire) Non… ce n’est pas possible !

Mme BERNIER. — Je t’assure que Jules est sérieux.

M. BERNIER. — Je t’assure, moi qu’il est malade.

Mme BERNIER.(sur un ton découragé.) Peut-on s’entendre avec toi !

(Elle va s’asseoir sur un divan)

M. BERNIER.(gouailleur) Et notre malade… qui donc veut-il épouser ? La fille d’un millionnaire nul doute ? Car je sais qu’il a de fort bonnes dents ce Jules !

Mme BERNIER.(boudeuse) Cesse de railler.

M. BERNIER. — Je dis que Jules a l’appétit de millions.

Mme BERNIER. — Le mariage le mûrira.

M. BERNIER. — Je le trouve joliment mûr déjà… mûr pour la maison des fous !

Mme BERNIER. — Décidément, tu ne veux rien comprendre.

M. BERNIER. — Parce que je ne crois pas à ce mariage.

Mme BERNIER. — Pourquoi me l’aurait-il confié ?

M. BERNIER. — Bah ! comme il te confierait toute folie nouvelle qu’il prépare ou médite.

Mme BERNIER.(se fâchant) Allons ! tu es impossible !

M. BERNIER.(riant)… Non pas. Ce n’est certes pas moi qui fais acte d’impossibilité, c’est ton Jules. Mais admettons que l’aventure se réalisera : veux-tu me dire le nom de ma future bru ?

Mme BERNIER. — Je ne la connais pas.

M. BERNIER. — Ah ! bon, en voilà une superbe ! Mon fils se marie, et moi, son père, je ne saurai pas à quelle bru je devrai accorder mes hommages paternels ! Julie, tu te laisses blaguer par ce grand blagueur de Jules. Je te répète qu’il importe de l’envoyer manger un peu de misère.


Scène DEUXIÈME

Les mêmes — Louis

M. BERNIER.(à Louis entrant) Ah bien ! Louis, tu arrives à propos. Sais-tu la nouvelle qui me tombe sur le front ? Non ?… Une nouvelle étourdissante, assommante…

Mme BERNIER. — André, je t’ai dit que le secret de…

M. BERNIER. — Le secret de Jules est devenu ton secret, maintenant ce secret est mon secret, et ce secret à force d’être un secret n’est plus un secret du tout !

LOUIS.(ton badin) Voilà bien un tas de secrets hors desquels la discrétion commande de me retirer.

(Il va pour s’éloigner)

M. BERNIER. — Non… demeure. Je dis donc que ce secret n’est plus un secret du tout, ou bien je confesse que je suis un navet.

LOUIS. — Mon père, vous excitez vivement ma curiosité. Mais si je vous disais que je vous apporte également un secret ?…

M. BERNIER.(riant) Ah ! bien, par exemple, nous sommes aujourd’hui la grande journée aux secrets ! Alors qu’as-tu à nous confier de particulier ou de mystérieux ?

LOUIS. — Rien que de très naturel : Je me marie !

M. BERNIER.(sursautant) Bon ! v’lan !… toutes les bombes à la fois !

(Il éclate de rire)

LOUIS.(étonné) Pourquoi, une bombe ?

M. BERNIER.(riant plus fort) Je voulais dire tous les malheurs !

LOUIS. — J’espère bien que vous ne considérez pas le mariage comme un malheur ?

M. BERNIER.(s’essuyant les yeux) Non pas, non pas, que diable ! Si cela était le mariage ne serait plus de ce monde. Néanmoins, il est bien permis d’admettre, sans scandaliser personne, que bien des mariages sont autant de malheurs. Mais, tu sais, j’aime à plaisanter. Car c’est si drôle, des fois, l’enchaînement des hasards de la vie, ou des événements de chaque jour ; et l’on se demande comment d’un accident naît un autre accident comment d’un fait ordinaire surgit un fait extraordinaire ! Tu ne me comprends pas ?… Eh bien ! je ne me comprends pas non plus. Mais pourtant tu vas comprendre… Sais-tu une chose ?

LOUIS.(avec embarras) Où voulez-vous en venir ?

M. BERNIER. — À ceci : tu te maries, hein ?… Eh bien ! Jules se marie également !

LOUIS.(ricanant) Jules… Mon Dieu ! c’est un farceur !

M. BERNIER. — Farceur ? Juste. Tu ne m’apprends rien de neuf.

Mme BERNIER.(sévère) Tâchons de respecter les absents !

M. BERNIER. — Tu as raison, ma chère amie ; d’ailleurs avec lui j’aurai toujours le temps de me rattraper.

(Il tire son fils à l’écart) Ainsi donc, Louis, tu te maries ?

LOUIS. — Oui. Je pense que vous ne me désapprouvez pas ?

M. BERNIER. — Moi ? Allons donc. Au contraire : je t’approuve de tout cœur. Du reste, tu as l’âge et la raison. Le nom de la future ?

LOUIS. — Vous ne la connaissez pas…

M. BERNIER. — Non ? Diable ! C’est comme celle de ton frère… Il est donc écrit que je ne connaîtrai pas mes brus !

LOUIS. — Oh ! soyez rassuré, elle est de toute bonne famille.

M. BERNIER. — Du moment que tu l’affirmes, je suis rassuré… très rassuré.

LOUIS. — Elle… vous connaît et vous estime.

M. BERNIER. — Bon. Est-elle riche ?

LOUIS. — Je ne sais rien de sa fortune.

M. BERNIER. — Est-elle jolie ?

LOUIS.(avec passion) Très jolie !

M. BERNIER. — C’est mieux. Est-elle aimable ?

LOUIS. — Elle est charmante !

M. BERNIER. — De mieux en mieux. Je suppose qu’est est jeune aussi ?

LOUIS. — C’est-à-dire que c’est un enfant !

M. BERNIER. — Et sage ?

LOUIS. — Un trésor de sagesse… une image !

M. BERNIER. — Mon fils, je te félicite. En vérité cette jeune fille est une merveille.

LOUIS. — C’est une perle !

M. BERNIER. — Et rare !

LOUIS. — Introuvable, mon père !

M. BERNIER. — Il fallait avoir ton flair !

LOUIS. — Merci. Toutefois, pour être juste, je dois dire que ce flair, je le tiens de vous.

M. BERNIER.(flatté) C’est juste. Car je n’ai aucune honte à me le dire, je possède le flair des affaires. (allant à sa femme) N’est-ce pas, Julie ? Te souvient-il, quand nous nous sommes mariés, je n’avais pas le premier sou ? (revenant à son fils) J’étais un petit salarié. Trente ans ont suffi pour me conquérir ce million qui m’élève aujourd’hui au rang des hommes supérieurs !

Mme BERNIER. — Il n’y a pas que l’argent qui fasse l’homme supérieur !

M. BERNIER.(avec dédain) Ah !… toi, tu es sentimentale !

LOUIS. — Ma mère a raison.

M. BERNIER.(avec une colère feinte) Comment ! tu te tournes contre moi ?

LOUIS. — Pas du tout. Je dis que ce n’est pas l’argent qui fait l’homme supérieur ; mais c’est bien plutôt l’homme supérieur qui conquiert cet argent.

M. BERNIER.(très flatté) C’est-à-dire que le nigaud reste toujours dans sa nigauderie et dans sa misère. Mais là, nous sommes en train de philosopher, je pense. Parlons de toi encore, Louis. Parlons de ta belle. Son petit nom ?… tu ne me l’as pas dit.

LOUIS. — Angélique !

M. BERNIER. — Diable ! Diable !… sais-tu mon garçon que c’est mieux qu’une perle ce que tu as puisé là… c’est un ange !

LOUIS. — Oui, je pense que cette fille est un ange !

M. BERNIER.(se frottant les mains) Décidément, je suis content. Tiens ! arrosons ça !

(Il entraîne le jeune homme vers un buffet sur lequel sont disposés carafes et verres)

Tu ne viens pas, Julie ?

Mme BERNIER. — Merci, mon ami. Trinquez à ma santé !

M. BERNIER. — À ta santé ?… je crois bien. Mais à la mienne aussi, à celle de Louis, et plus spécialement à la santé de celle… de… de l’ange !

(Il vide son verre)

Et me diras-tu maintenant, Louis, à quelle date tu désires fixer la noce ?

LOUIS. — Je voulais justement vous entretenir en particulier à ce propos.

M. BERNIER. — Oui ? Bien. Passons dans mon cabinet. (À sa femme au moment de sortir) Tu nous excuseras, chère amie ?

(Mme Bernier fait un signe de la tête)

Bernier et Louis sortent

Scène TROISIÈME

Mme BERNIER.(seule) Comment tout cela va-t-il tourner ? Louis se marie… Jules également ! Mais ce pauvre Jules, que lui écherra-t-il en partage ? Louis, c’est décidé depuis longtemps — va prendre la direction des affaires, et Jules, à moins de se résoudre à crever de misère quelque part, devra un jour ou l’autre se soumettre aux ordres de son frère. Cela se peut-il ?… Entre les deux frères il n’y en aura jamais d’entente… il n’y a jamais eu d’entente, il n’y en aura jamais. Ah ! Louis… je l’aime bien pourtant ; mais il y a quelque chose de si froid dans sa physionomie que je sens entre lui et moi comme une barrière. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! que je me sens misérable ! Mais il n’y a pas à dire, je veux sauver mon Jules ! Que faire ?… Oh ! si j’avais seulement une partie de ce million que mon mari se vante d’avoir gagné ! Mais non, je n’ai rien, rien… rien que mon amour maternel !

(Elle est interrompue par le bruit d’une porte ouverte avec violence. Elle se retourne, se dresse épouvantée. Devant elle, un jeune homme les cheveux en désordre, la mise négligée, les yeux hagards, les poings crispés c’est Jules Bernier.)


Scène QUATRIÈME

Mme BERNIER — JULES.

JULES. — Où est-il ?… où est-il, lui ?… le misérable ! Oh ! le monstre ! Voyons, maman, dites-moi je le trouverai…

Mme BERNIER. — Jules ! Jules ! qu’as-tu ?… Tu me fais peur !

JULES. — Je cherche ce poltron… ce traître… Parlez ! vous l’avez vu ?

Mme BERNIER.(frémissante) Mais qui donc ?

JULES.(ricanant) Le beau, le grand, le magnifique Louis ! Ah ! ah ! ah !… ce gentilhomme raffiné, ce… Et savez-vous pourquoi je le cherche ?

Mme BERNIER. — Pourquoi, Jules ?

JULES. — Pour le souffleter.

Mme BERNIER.(effrayée) Jules, tais-toi ! Que se passe-t-il ?

JULES. — Alors, il n’est pas ici ?

Mme BERNIER.(mentant) Non… il est sorti.

JULES. — Tant mieux !… Oh ! maman, je pense que je l’aurais tué.

Mme BERNIER.(apaisée) Mais qu’as-tu donc, mon Jules ? Viens ici me confier tes peines !

(Elle entraîne le jeune homme vers une causeuse où tous deux vont s’asseoir).

JULES. — Ah ! ma bonne maman, si vous saviez !…

Mme BERNIER.(très doucement) Quoi donc, Jules ?

JULES.(avec désespoir) Il me l’a prise…

Mme BERNIER. — Je ne comprends pas.

JULES. — Je l’aimais tant… j’étais fou d’amour ! Ah !… et elle était si belle !… Elle est si divinement belle !

Mme BERNIER. — Celle que tu veux épouser ?

JULES. — Oui… celle que j’allais épouser… Un ange, ma mère, comme vous ! Eh bien ! savez-vous ce que Louis a dit ? Car il l’aime lui aussi… il l’a aimée après moi… et il est jaloux… jaloux de moi ! Alors, quand il lui a dit ces choses affreuses, elle m’a méprisé… Depuis, elle ne veut plus de moi !… Voyez-vous comme je souffre !

Mme BERNIER.(compatissante) Mais qu’a-t-il dit ?

JULES. — Il a dit à cet ange que… j’étais… que je suis un débauché, un garçon de rien… que je suis un déchet d’égout !… Oh ! oui, ma mère, je le tuerai, je le tuerai, bien qu’il s’appelle mon frère ! Je le tuerai, je le tuerai…

Mme BERNIER. — Pauvre enfant !


RIDEAU
Fin de premier acte.