La secousse/03

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 13-15).

ACTE TROISIÈME


Même décor.

Scène première

LOUIS, M. BERNIER, Mme BERNIER

(Sur un divan Mme Bernier pleure silencieusement. Par-dessus son journal M. Bernier, assis plus loin, décoche à sa femme un regard farouche.)

LOUIS.(entrant, allant à son père) J’ai préparé la note de l’avis officiel de mon mariage. Voici.

(Il tend un papier à M. Bernier qui le prend et le lit tout bas)

M. BERNIER.(remettant le papier à Louis) C’est très bien.

LOUIS. — Plus tard on fixera la date.

(Il se dirige vers la porte). Je vais au journal.

(Il sort).

(M. Bernier reprend sa lecture. Une demi-minute. Brusquement il se lève, jette le journal par terre avec rage, marche rudement par le salon, s’arrête devant le buffet, vide deux verres coup sur coup, renverse une chaise, grogne. Mme Bernier se lève pour se retirer, car elle redoute quelque violence de son mari.)

M. BERNIER.(sur un ton rogue) Où vas-tu ?

Mme BERNIER. — Dans ma chambre.

M. BERNIER. — Il y a quelque chose qui ne va pas entre nous…

Mme BERNIER. — C’est toi qui as brisé notre intérieur paisible.

M. BERNIER. — Moi ?

Mme BERNIER. — En mettant Jules à la porte… C’était notre enfant !

M. BERNIER. — Qu’il se présente encore avec les dispositions d’esprit qu’il a toujours eues, et, cette fois, je le jette moi-même par cette fenêtre !

Mme BERNIER. — Tu payeras tout cela un jour ou l’autre !

M. BERNIER.(ton concentré) Ce recommence encore ?

Mme BERNIER. — Tant que tu souffleras sur les braises…

M. BERNIER. — N’est-ce pas toi, plutôt, qui soulèves le vent d’orage ?

Mme BERNIER.(avec un léger sarcasme) Naturellement… c’est toujours moi !

M. BERNIER. — Tiens ! je vois que ça va recommencer pour tout de bon… Va’t-en, Julie, ma secousse va me reprendre… Ma colère bout…

(Mme Bernier se retire).


Scène DEUXIÈME

M. BERNIER, puis Mme BERNIER.

M. BERNIER.(se promenant avec agitation) Oui, je bous, ma tête bout, mon sang bout… si bien que je me sens devenir un volcan ! Vais-je éclater ? Je le crains… ça fonce de toutes parts… tout craque déjà ! Car elle s’en vient, elle m’empoigne, la gueuse… la maudite secousse ! Et dire que je suis ce qu’on est convenu d’appeler « une bonne pâte d’homme » !… J’aimais ma femme… certes, je l’aime toujours ; mais il se semble qu’il y a quelque chose qui se brise peu à peu entre nous. Pourquoi ? Je me le demande. J’ai toujours été disposé aux sacrifices, je me suis morfondu pour ma femme et pour Jules : l’un m’a renié, l’autre, ma femme, a l’air de s’éloigner de moi ! Je sais bien qu’elle a raison de s’écarter, car je me connais, car dans l’état d’effrayante tension où je suis il y a danger que tout saute ! Tout de même — je ne peux pas me le taire — je souffre, je souffre… (Il va se vider un verre) Un feu me dévore… je veux l’éteindre ! (Il boit) Mais non… je sens que cette liqueur m’enflamme davantage. Oh ! je ne sais pas ce qui me retient… C’est sûr, c’est la secousse qui gronde !

(Il brise le verre sur le parquet. Se remet à marcher à pas saccadés, bute sur une chaise, jure, saisit la chaise, l’élève, la rabat violemment). Voilà !…

(Il est soulagé) Encore un peu, je l’éreintais !

(Mme Bernier entre, chapeau sur la tête, une ombrelle d’une main, un sac de voyage de l’autre)

M. BERNIER.(la considérant avec curiosité) Où vas-tu ainsi ?

Mme BERNIER. — Je pars.

M. BERNIER.(comme un écho) Tu pars !

Mme BERNIER. — Je m’en vais.

M. BERNIER. — Où ?

Mme BERNIER. — Je ne sais pas… Ici, ce n’est plus ma maison !

M. BERNIER. — Tu ne diras pas, je pense, que c’est moi qui te chasse ?

Mme BERNIER. — Non… mais ma présence a l’air de te peser. Tu m’as dit tantôt : va’t’en !

M. BERNIER.(essayant de rire) Es-tu folle, Julie ? Je voulais dire : laisse-moi tranquille ! Vois-tu, ma chérie, je suis très énervé !

Mme BERNIER. — Tu ne veux pas prendre sur toi.

M. BERNIER. — Je ne fais que ça prendre sur moi. Tiens ! Julie, un exemple : si, en ce moment même, je ne faisais pas un effort terrible, si je ne me contraignais pas de toute mon énergie d’homme, je pense que je ferais un vacarme du diable ! Oui… la secousse me reprendrait !

Mme BERNIER. — Je redoute justement que ce vacarme n’arrive un jour. À mesure que tu vieillis, ta secousse devient plus dangereuse ; c’est pourquoi j’aime mieux m’en aller.

M. BERNIER.(piteux) Tu ne m’aimes donc plus ?

Mme BERNIER. — C’est toi qui une détestes.

M. BERNIER. — Comme tu me comprends mal, Julie !

Mme BERNIER. — Rappelle-toi que tu m’as cruellement frappée… frappée au cœur !

M. BERNIER.(candide et humble) Je ne l’ai pas fait exprès… les circonstances.

Mme BERNIER. — Et depuis que tu as envoyé Jules, tu n’as plus pour moi que des regards de haine… je m’en vais !

M. BERNIER. — Pourtant, Julie, je t’assure que je t’aime encore !

Mme BERNIER. — Moi, je n’ai jamais cessé de t’aimer. Tu m’en as voulu parce que je chérissais le plus jeune de nos deux enfants un peu plus peut-être que je ne chérissais le plus vieux. Et cependant, Dieu sait si je les aime tous les deux !

M. BERNIER. — Oui, je suis sûr que tu les aimes.

Mme BERNIER. — Si j’ai aimé l’un un peu plus que l’autre, c’est bien naturel : Jules, c’est tellement ton portrait, par le physique comme par le caractère ; deux gouttes d’eau ne peuvent mieux se ressembler. Or, comme je t’ai beaucoup aimé, je ne pouvais pas aimer moins bien l’enfant qui te ressemble ainsi !

M. BERNIER. — C’est très juste, Julie. Et sais-tu que je l’aimais autant que toi, ce Jules ! Oh ! j’ai souffert atrocement… je souffre encore de me voir séparé de cet enfant. Mais tu sais le proverbe : « Qui aime bien, châtie bien ! » Aussi ce châtiment, dont j’ai frappé Jules, m’atteint rudement moi-même dans mon cœur de père. Toutefois, je me console en me disant que Jules, un jour, reviendra comme l’enfant prodigue, et qu’alors la joie éclatera encore à notre foyer.

Mme BERNIER. — Gare aux illusions, André ! Avec l’étrangère qui viendra bientôt sous notre toit, avec cette haine éternelle que je sens exister maintenant entre les deux frères, avec le souvenir des mésententes et des discordes passées, il ne sera pas possible de retrouver notre bonheur d’antan.

M. BERNIER. — Tu es trop pessimiste, Julie.

Mme BERNIER. — Tu m’as trop fait souffrir ! Je me demande avec inquiétude si je pourrai jamais chasser ce ressentiment de ma pensée.

M. BERNIER. — L’amour est une voix plus forte que toutes les colères !

Mme BERNIER. — Oh ! je le voudrais que l’amour, qui reste quand même entre nous, étouffât tous les ouragans que j’entends souffler sur nos têtes !

M. BERNIER. — Aimons-nous comme avant !

Mme BERNIER. — Rends-moi Jules !

M. BERNIER. — Il reviendra.

Mme BERNIER. — Non… il m’a dit adieu. Je veux aller le rejoindre, si tu ne le ramènes.

M. BERNIER. — (que la colère reprend) Ainsi, tu veux dissoudre le lien le plus sacré qui nous unit ?

Mme BERNIER. — Je ne veux rien briser. Le jour où tu seras disposé à rappeler mon fils, je reviendrai.

M. BERNIER. — Moi, je veux que tu restes : tu es ma femme, tu n’as pas le droit de quitter ton foyer !

Mme BERNIER. — J’ai le droit d’aller consoler mon enfant !

M. BERNIER. — Assieds-toi, Julie. Tu me connais ?… quand je suis contrarié, je m’emporte facilement. Et alors, tu sais, la secousse…

Mme BERNIER. — Il y aurait moyen de s’entendre.

M. BERNIER. — Dis-le vite ce moyen !

Mme BERNIER. — Je ne puis ni ne veux empêcher le mariage de Louis avec celle qui s’était donnée à Jules. Tu sais que c’est précisément ce mariage, ou mieux que ce sont les intrigues de Louis qui ont amené chez nous l’orage et les dissensions ? Eh bien ! je serais d’avis que Louis, une fois marié, demeurât hors de notre maison.

M. BERNIER. — (soucieux) Ah ! Ah !

Mme BERNIER. — Je lui achèterais une maison confortable, dans laquelle il lui serait loisible de vivre tout à fait heureux avec sa femme. Quant à nous, nous pourrons continuer de vivre bien tranquillement avec Jules à nos côtés.

M. BERNIER. — Ainsi donc, c’est toujours l’autre, c’est toujours Jules ! Tu souffres parce que Jules est parti ; et tu penses que je ne souffrirai pas de me voir séparé de Louis ?

Mme BERNIER. — Tu as l’air de me demander de faire des concessions, j’en fais. De ton côté, fais-en !

M. BERNIER. — (ironique) Quelles concessions fais-tu, toi ?

Mme BERNIER. — Moi… je suis prête à tout oublier.

M. BERNIER. — Pourvu que je chasse Louis qui n’a nullement mérité ma disgrâce… qui, au contraire, a gagné tout ce que j’ai de meilleur : mon amitié et mon amour paternel. Tu as de drôles idées !

Mme BERNIER. — Comprends-moi donc ! Tu ne chasses pas Louis, tu le mets simplement à son apport ; et du moment qu’il se marie, c’est tout naturel.

M. BERNIER. — Oui, mais je me suis engagé à lui donner cette maison. Étant mon principal héritier et ayant aidé par son travail à l’édification de ma fortune, il a ici un droit que ni toi ni moi ne pouvons lui méconnaître.

Mme BERNIER. — Je ne peux pas admettre que nous nous dépossédions de notre avoir tant que nous vivrons.

M. BERNIER. — Mais non… nous nous ne nous vidons nullement les mains… nous demeurons toujours les maîtres.

Mme BERNIER. — Tu te trompes, André : quand l’étrangère sera ici, tu ne seras plus le maître et je ne serai plus la maîtresse.

M. BERNIER. — J’aimerais voir ça, par exemple !

Mme BERNIER. — Tu le verras… mais trop tard !

M. BERNIER. — (frappant la table de son poing.) Je viderai la boutique, s’il faut !

Mme BERNIER. — J’ai bien peur que ce jour-là ton fils, Louis, te montre la porte, de même qu’il l’a montrée à Jules !

M. BERNIER. — Tu auras donc toujours ce Jules à la bouche ? À la fin, tu vas me le faire haïr ! Du reste, il me semble que je le hais déjà… il me semble même que je te hais, entends-tu ? Il me semble que je hais tout ce que j’aimais ! Ah ! on va me montrer la porte à moi, penses-tu ? À moi, le maître ?… Oui… le maître ! Car retiens ceci, Julie : je serai le maître dans cette maison jusqu’après mon dernier soupir !

Mme BERNIER. — En donnant tout ton bien à Louis, tu perds tes droits de maître !

M. BERNIER. — (s’étouffant de colère) Tu mens, Julie ! Louis, maître de tout ? non jamais ! Je t’en défie bien ! Et je défie qui que ce soit de m’ôter mon bien que j’ai gagné de mes mains ! Je défie la Loi ! Je te défie, Julie, également ! Ah ! qu’on vienne donc me dire que je ne suis plus le maître ici ! Qui osera ? Parle, Julie ! Qui osera ?… Tiens !…

(Il saisit une chaise et la lance dans une fenêtre dont les vitres volent en éclats). Vois-tu ça ?

(Il hurle).

Qu’on vienne me sortir d’ici ! Julie, je suis le chef dans ma maison, je suis le roi, je commande, on m’obéit ! Malheur à qui osera élever la voix en ma présence ! ! Ah ! ah ! pense-t-on faire un esclave de moi, à présent ?… Jamais !

(Il saisit une autre chaise).

Mme BERNIER. — (effrayée) Prends sur toi, André !

M. BERNIER. — (rugissant) Que je prenne sur moi ?… J’ai trop pris sur moi ! J’ai tout fait pour éviter la terrible secousse ! Il y a quelque chose de tendu, je le répète, qu’il est nécessaire de relâcher ! Tiens encore !

(Il lance la chaise sur le lustre qui tombe en miettes).

Mme BERNIER. — Mon Dieu ! il devient fou ! (Elle s’élance vers la fenêtre brisée et appelle) À l’aide !… Au secours !

M. BERNIER. — (l’arrachant de la fenêtre) Tais-toi, malheureuse ! Vas-tu ameuter toute la cité ?

(Il la repousse brutalement)

Je te dis que je suis le maître… regarde !

(Il prend une carafe sur le buffet et la jette dans la glace d’un miroir qui se casse) Oui… regarde !

(Il renverse, culbute tout, rugit)…

Mme BERNIER. — (avec désespoir) Il va tout briser !

M. BERNIER. — Oui, tout… tout… c’est la secousse !

(Il arrache une tenture et la foule aux pieds avec rage).

Je briserai tout… je briserai ma femme, si elle se rebelle ! Je briserai Louis ! Je briserai son Angélique ! Je briserai… je briserai ton enfant, ton Jules…

(Il se jette sur sa femme, la saisit à la gorge, serre avec force) As-tu bientôt fini de me contrarier ?

Mme BERNIER. — Tu m’étouffes, André !

M. BERNIER. — C’est ce que je veux ! Oui, je t’étoufferai ! Et dire, pourtant, que je t’aime encore ! Oui, je t’aime… et c’est drôle, tout de même, je sens que je te hais en même temps ! Je t’aime… et je voudrais pouvoir te haïr ! Je t’aime… et je voudrais te tuer… oui, te tuer… tuer…

(Il est interrompu par des éclats de rire partant d’une pièce voisine. Sans lâcher sa femme il prête l’oreille avec surprise).

LA VOIX DE LOUIS. — Jules, avons-nous été bêtes un peu ?

LA VOIX DE JULES. — Nous avons été stupides, Louis !

LA VOIX DE LOUIS. — C’était une cocotte, cette Angélique !

LA VOIX DE JULES. — Ah ! c’en est une bonne, celle-là !

(Éclats de rire).

(M. Bernier lâche sa femme. Ils se regardent avec ahurissement. Ils se remettent et s’interrogent du regard)

LA VOIX DE LOUIS. — C’est égal ! on pourra rire le reste de nos jours !

LA VOIX DE JULES. — (riant) Ça ne sera pas long, car je sens que je crèverai de rire ! (Immense éclat de rire).

M. BERNIER. — Est-ce la fin du monde qui arrive ?

(Bras dessus bras dessous entrent Jules et Louis, tous deux légèrement ivre, riant, se tapant l’épaule, titubant un peu. Louis semble plus ivre que Jules. M. Bernier et Mme Bernier s’entre-regardent avec hébétement)

LOUIS. — (riant) Ah ! ah !… si nous l’avons arrosée, celle-là !

JULES. — Cela a été un déluge… pas vrai, Louis ?

M. BERNIER. — Eh bien ? me direz-vous quelle est cette farce ?

LOUIS. — (tapant l’épaule de son père) Je vous dis que ç’a été un vrai déluge !

Mme BERNIER. — (à part) C’est incroyable… Louis et Jules ainsi !

JULES. — Avez-vous jamais ri, mon père ? Vous, ma mère ?

LOUIS. — (se pâmant) Prends ton journal, Jules, et lis-leur ça ! Y a pas à dire il faut les faire rire avec nous !

M. BERNIER. — Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a donc de si comique ?

JULES. — (exhibant un journal) Écoutez, je lis. (Lisant).

« ÉCHOS MONDAIN. — On annonce pour le 15 juillet prochain le mariage de Mlle…Angélique LaRue avec M. Damase Rhéaume…

LOUIS. — (à son père) Comprenez-vous ?… La belle Angélique avec le monsieur… Damase !

(M. Bernier, étourdi, regarde sa femme, puis Louis, puis Jules. Il part d’un formidable éclat de rire, saute au cou de sa femme, l’embrasse, la presse sur sa poitrine. Autour des deux Louis et Jules gambadent).

JULES. — Moi je propose qu’on aille mouiller ça !… Viens, papa !

M. BERNIER. — Oui, allons tous ! Viens, Julie !… Quoi ! on va simplement faire une noce dont on parlera dans le monde entier !

(Il prend le bras de sa femme et gagne la porte. Il s’arrête devant Louis et Jules qui regardent avec étonnement les dégâts autour d’eux).

JULES. — (à son père) Quoi !… le tonnerre est donc tombé ici ?

M. BERNIER. — (riant) Non… c’est… la secousse, tu sais… c’est-à-dire, c’est une secousse sismique…

JULES. — (riant aussi) Alors… c’est du dernier chic !

(Éclat de rire général. Ils sortent.)


RIDEAU — FIN