La société de Berlin de 1789 à 1869/02

La bibliothèque libre.


LA
SOCIÉTÉ DE BERLIN
DE 1789 À 1815
d’après des correspondances et des mémoires du temps publiés de 1859 à 1869.

II.

LES ORIGINAUX.[1]


On a souvent dit que l’amour du surnaturel et le goût du mystique se réveillent de préférence aux époques où le rationalisme semble triompher de la superstition. Le besoin religieux de l’homme, ne souffrant pas qu’on le supprime, cherche sans doute alors de nouvelles voies pour se satisfaire. L’Allemagne du xviiie siècle offre de nombreux exemples de cette disposition de l’esprit humain. Nulle part les Cagliostro et les Saint-Germain n’eurent de plus fervens adeptes que dans la patrie de Mesmer et de Lavater. Souvent les plus chaleureux amis des lumières y furent eux-mêmes les dupes, parfois aussi de dangereux apôtres de l’illuminisme et du mysticisme. Schiller a constaté, le premier je crois, un fait analogue et non moins général qui caractérise les temps de civilisation avancée. La passion pour la nature et le culte de l’originalité ne sont jamais plus exaltés qu’aux époques où les habitudes de raisonnement abstrait et la complication artificielle de la vie sociale ont paralysé la spontanéité des caractères, terni la fraîcheur des sentimens. Au milieu d’un monde de convention et de préjugés, l’homme éprouve le besoin de se retremper au contact de la nature, qui est toujours vraie, et de même que le grand jour de la raison le pousse à chercher avidement les coins obscurs où le besoin de croire puisse s’épanouir à l’aise, le raffinement d’une existence factice le fait fuir jusque dans les chalets du pâtre suisse ou parmi les Peaux-Rouges d’Amérique. Ce n’est point un simple accident si à Rome comme à Alexandrie, en Italie comme en France, l’idylle et la pastorale ne se sont produites qu’au moment où tout naturel semblait être sorti de la vie, si Rousseau rêve le retour aux forêts vierges au milieu des paniers et de la poudre de Versailles, si Herder évoque les chants des bardes et des scaldes alors que de toutes parts l’Allemagne retentit des échos d’une poésie de convention.

Quand une génération d’hommes éminens s’est appliquée à vulgariser des idées abstraites en les rendant accessibles à la médiocrité, quand celle-ci trouve des formules toutes faites pour chacune de ces idées, quand ces formules commencent à circuler comme une monnaie courante, quand enfin le langage lui-même a pris je ne sais quoi de précis, de mathématique, d’incolore comme les chiffres, un dégoût profond de cette monotonie, de ce désert apparent, s’empare des hommes d’imagination et de tous ceux qui pensent par eux-mêmes. Tout ce qui ressemble à quelque chose d’individuel et de spontané, ils le saluent avec joie ; tout ce qui paraît neuf et extraordinaire, fût-ce au prix de la vérité et du bon sens, a quelque chance de leur plaire. Dans cet engouement pour l’exceptionnel, on ne se donne souvent guère la peine de distinguer le vrai du faux. La bizarrerie de la forme en impose facilement sur la vulgarité du fond. Ce ne sont pas les idées seules qui captivent alors les esprits par leur étrangeté, ce sont aussi les personnes, et on ne se doute pas combien on est près de devenir injuste pour son temps lorsque, sous le costume commun et les habitudes générales, on suppose une complète uniformité, et qu’on veut voir des natures originales dans tous ceux qui osent s’émanciper de la règle.

En Allemagne, la réaction contre le rationalisme et contre le règne de la médiocrité, favorisé par le rationalisme, avait eu lieu dans la jeunesse de Goethe et de Schiller, de 1772 à 1788 environ. « Des esprits distingués, réfléchis et sensibles, dit Goethe lui-même, s’étaient aperçus que ce que l’homme pouvait désirer de mieux, c’était de concevoir la nature d’une manière directe et originale, et de fonder sa conduite sur cette conception. » Le chef et le porte-drapeau du mouvement avait été Herder. L’intérêt politique n’existait point encore, l’intérêt religieux s’était affaibli, l’intérêt littéraire dominait seul. Il est donc naturel que le Rousseau germanique portât la lutte de la nature contre la civilisation sur le terrain littéraire, en opposant Homère et la Bible à Virgile et au Tasse, les ballades populaires à l’ode savante, Shakspeare à Racine. Ce fut à qui porterait le plus de coups à « mam’zelle la règle, » et « comme l’originalité du talent est une partie essentielle du génie, dit Kant avec sa rigueur accoutumée, les têtes pauvres s’imaginèrent qu’elles ne pouvaient mieux montrer leur génie qu’en s’opposant à la contrainte pédantesque de toutes les règles. Elles crurent de bonne foi qu’on parade mieux sur un cheval rétif que sur un cheval dressé. »

La doctrine de l’infaillibilité et de l’autonomie absolue du génie en matière de poésie eut son contre-coup dans la vie sociale. Tous ces apôtres de l’évangile de la nature, les Lavater et les Lenz, les Klinger et les Heinse, les Bürger et les Stolberg, avaient mis l’originalité à la mode, et on ne demandait plus seulement des poètes inspirés, mais encore des personnalités qui fussent elles-mêmes, capables de juger par elles-mêmes, de sentir par elles-mêmes. Jamais il n’y eut plus de « génies » qu’à ce moment, — jamais de génération plus portée à les admirer. Rien ne fut pourtant plus légitime que ce mouvement. Il fut d’ailleurs forcé. Les amis des lumières ne s’étaient adressés qu’à la raison, l’instinct voulut sa part. L’intuition, le sentiment, la divination, avaient été considérés comme non avenus ; ils exigèrent leur revanche. C’est l’impression du moment, ce sont les antipathies et les sympathies, l’inspiration, le premier mouvement, qui prennent le pas sur la réflexion, le raisonnement, l’intelligence. Comme le mépris pour la civilisation ne fut chez Rousseau qu’une réaction contre l’admiration excessive des contemporains pour « l’âge de la raison, » le culte de Herder pour les vertus primordiales de l’homme, pour la souveraineté de l’individu, pour les droits inaliénables de l’histoire inconsciente, ne fut qu’une réaction contre l’exclusivisme des rationalistes allemands, qui avaient prétendu faire du sentiment religieux, du goût, de l’inspiration poétique, une science abstraite, propre à être enseignée et apprise. L’émancipation de l’homme, que poursuivait le xviiie siècle, eût été incomplète si, après avoir conquis les droits de la raison, on n’avait conquis également les droits de l’instinct. Le tout était de concilier ces ennemis apparens, comme le firent les deux grands classiques allemands. Le premier romantisme, — le romantisme de la Lucinde et de l’Athenœum, — ne fut à ce point illégitime que parce qu’il se produisit à une époque où l’Allemagne, dans la personne de ses plus grands hommes et de ses plus grands poètes, était déjà sortie de la période d’efferscence, de fougue juvénile, d’ébullition révolutionnaire. Frédéric Schlegel, à dire vrai, ne fit que rééditer sous une forme nouvelle la doctrine de Heinse et de Bürger. Le nouvel apôtre de l’originalité ne fut qu’un imitateur, j’aurais dit un plagiaire, si je pouvais oublier la manière toute nouvelle dont l’épigone reprit la lutte abandonnée par les titans.

Frédéric Schlegel exerça une influence considérable sur les esprits. Les Stürmer und Drärger — c’est ainsi qu’on appelle en Allemagne les jeunes révolutionnaires qui, à la suite de Goethe, avaient essayée d’escalader l’Olympe, — n’avaient point réussi à pénétrer dans Berlin. L’atmosphère y semblait trop ténue, le jour trop clair pour que les voyans et les enthousiastes s’y sentissent à l’aise. L’omibre de Frédéric II glaçait les rêveurs et les forçait malgré eux de parler raison. Quand le grand despote eut fermé les yeux (1786), quand le mysticisme mêlé de sensualité eut pris, en la personne du neveu, la place du rationalisme couronné, le terrain parut plus propice aux spéculations des rêveurs. La capitale ensablée de la Marche-Brandebourg devint pendant près de vingt ans la terre sainte du romantisme et de ses hallucinations. Il fallut un nouveau courant d’air, venu du nord cette fois et non de l’ouest, de Kœnigsberg et non de Paris, pour assainir encore cet hôpital de toutes les folies humaines. Il fallut aussi la rude leçon de l’histoire pour apprendre à cette génération d’épicuriens intellectuels qu’il y a quelque chose de plus sacré que les droits de l’individu, quelque chose de plus beau que le courage d’être soi-même, pour lui enseigner les droits de la chose publique et le courage du citoyen.

La catastrophe fut précédée par une lutte étrange entre les principes opposés du XVIIIe et du xixe siècle. On désirait vivement revenir à l’originalité et retrouver la seconde vue des natures primitives, et pourtant on aurait bien voulu conserver les conquêtes des amis des lumières. On prétendait ne plus reconnaître d’autre loi que l’arbitraire individuel, et en même temps on aurait aimé participer à la sérénité placide de l’hellénisme goethéen. Tout en craignant de paraître académique, on avait une peur secrète de la barbarie grossière où aboutissait la doctrine de l’individualisme illimité. La philosophie du sens commun et son déisme prosaïque avaient chassé la poésie de la religion aussi bien que de la vie ; pourtant, comme on ne pouvait se résoudre encore à se réfugier dans la religion positive, on s’en tenait vaguement à je ne sais quel sentiment religieux qui touchait au mysticisme. De peur enfin de paraître bourgeoisement vertueux, on se fit systématiquement bohème et viveur, sans y porter toutefois la naïveté insouciante de la vraie bohème. On ne réussit pas en un mot, à concilier, comme l’avaient fait Goethe et Schiller, la liberté et la loi, le droit de l’individu avec le droit non moins imprescriptible de la société, la poésie avec la vie.

Ce malaise s’accuse fortement chez tous les esprits de cette époque : beaucoup d’entre eux se jetèrent dans le catholicisme le plus étroit, d’autres revinrent au culte de la raison, quelques-uns s’étourdirent dans les affaires ou dans les jouissances ; la folie obscurcit la fin de plusieurs d’entre eux, le suicide fut le dernier refuge de quelques autres. Un petit nombre seulement put, après de longues luttes et de pénibles souffrances, trouver cette harmonie placide que Goethe avait su conquérir par tant de sacrifices et de persévérance, l’harmonie entre l’idéal et la réalité. Parmi ces rares personnes fut Rahel, la figure la plus originale certainement de cet âge des originaux, et dont un grand connaisseur de la nature humaine avait pu dire, sans craints d’être démenti par la postérité : « C’est probablement la femme la plus éminente de son temps[2]. »


I.

On a souvent et bien parlé de Rahel. Les plumes les plus habiles au service de l’observation la plus pénétrante se sont essayées au portrait de cette femme unique ; personne ne l’a achevé, et on comprendra que je ne tente pas même une entreprise aussi délicate. Cette nature si complexe dans son unité, si universelle et si originale dans le meilleur sens du mot, offre tant de côtés divers, tant de contradictions apparentes, que tout essai de la peindre dans son ensemble sera toujours et forcément incomplet. Transparente et ouverte à tous les regards comme la nature, qui a été le culte de sa vie, elle fut, comme la nature, une énigme indéchiffrable. On peut en soupçonner les profondeurs insondables, on n’en aura jamais le mot. Pour qui veut se faire une idée de cet être extraordinaire, le meilleur moyen est encore de lire sa correspondance. On y trouvera, pour nous servir des expressions de Fr. de Gentz, a des fraises de bois tirées du sol avec les racines et la terre, » — avec les vermisseaux aussi, ajoutait-elle par un sentiment très net de ce qui déparait son génie. Cette correspondance n’est qu’un reflet de ce qu’était Rahel, car elle n’était tout à fait elle-même que dans la conversation parlée, dans sa vivante apparition ; ce reflet cependant est fidèle. Pour les esprits qui voient le monde en artistes et en historiens, ce livre est un ϰτῆμα ἐς ἀεί (ktêma es aei), un de ces compagnons de la vie entière, comme Montaigne l’est pour les natures sceptiques, l’Imitation pour les âmes pieuses. C’est un livre qu’on analyse tout aussi peu que la personne qui l’a écrit au hasard de la plume sans se douter que ce qu’elle écrivait ainsi deviendrait un livre.

Toutefois Rahel n’est pas tout entière dans ses lettres et dans ses entretiens. Sa vie a exercé une influence autour d’elle. En disant qui elle hantait, peut-être comprendrons-nous qui elle était ; en étudiant son temps, nous finirons par savoir quelle était la personne en qui ce temps s’est incarné. La véritable apogée de Rahel doit se placer dans les premières années du règne de Frédéric-Guillaume III (1797-1806). Ce n’est qu’en ce moment que le papillon sortit de la chrysalide. Plus tard, elle ne semble plus être que le souvenir vivant d’une époque qui n’est plus, un anachronisme charmant, mais un anachronisme. On a toujours étudié la Rahel de la restauration, Rahel vieillissant ; nous voudrions la montrer jeune, dans le milieu pour lequel elle semblait faite, et qu’à bien regarder elle avait fait elle-même. Un historien l’appelle avec justesse le chœur du grand drame qui se jouait alors. Ce drame fut celui du xviiie siècle allemand, qui déjà pressentait sa fin prochaine, et qui, assombri par ce pressentiment, cherchait l’oubli en s’étourdissant. Iéna devait être pour l’Allemagne ce que 93 avait été pour la France. Personne ne représente mieux que Rahel ce temps singulier qui précéda l’effondrement de la monarchie de Frédéric II. Juive et Prussienne, ne vivant qu’en dedans et ne voyant dans les grands événemens de l’époque qu’un spectacle ou un sujet d’études psychologiques, honnête femme s’il en fut, et pourtant d’une tolérance morale qui choquerait nos mœurs d’aujourd’hui, aristocrate en ses goûts intellectuels et embrassant l’humanité entière de sa bonté, Rahel réunit en elle toutes les contradictions de son temps.

Rahel Lévin (née en 1771) n’avait que vingt-six ans quand elle commença de devenir le centre du monde intelligent de Berlin. Sa vie n’avait été jusque-là qu’une longue souffrance. D’une excessive irritabilité nerveuse, il semble qu’elle ait eu de la peine à s’assurer l’existence. Grâce à l’élasticité de sa nature, elle eut le dessus dans cette lutte à mort ; mais ce fut pour rester toute sa vie « un baromètre souffrant. » « Il suffit que l’air soit trop dense ou trop rare, trop chaud ou trop froid, pour que je sois malade, dit-elle ; je le suis bien plus encore de la moindre émotion ; la sensitivité ne saurait aller au-delà. » Jusqu’à la fin de sa vie, elle place à côté de la date de ses lettres une description détaillée de la température.

Elle était née Juive, et même après sa conversion, qui eut lieu très tard, elle ressentit toujours vivement cette disgrâce du sort. Il lui semblait, écrit-elle à l’âge de vingt-trois ans à son ami Veit, qu’au moment d’être jetée en ce monde, un être surnaturel eût plongé un poignard dans son cœur, et, en la comblant de tous les dons, les eût tous paralysés en la faisant naître Juive. Encore quatorze ans plus tard elle poussait le même cri de douleur : « ce que j’ai ? c’est que j’ai conscience de n’avoir jamais failli, jamais agi avec légèreté ou par intérêt, et de ne pouvoir pourtant pas me tirer du malheur de ma fausse naissance, car il ne cesse de se renouveler et de m’accabler ! » Jusque sur son lit de mort, elle parle d’elle-même comme « d’une échappée d’Égypte et de Palestine, » avec une résignation toutefois qui laisse deviner les souffrances passées. « Ce qui a été si longtemps pour moi la honte la plus grande, la douleur et l’amertume la plus amère, le malheur d’être née Juive, — je ne voudrais à aucun prix maintenant ne l’avoir pas subi. »

Ce malheur ne fut pas le seul qui pesât sur sa jeunesse. Son père, riche joaillier de Berlin, paraît n’avoir su mieux employer le grand esprit et le caractère inébranlable qu’il avait reçus de la nature qu’à tourmenter tous les siens : ses domestiques, ses amis, sa femme, bonne et faible, ses enfans. Ce despote à la volonté de fer, cruel et égoïste, mais avec toutes les qualités de ses défauts, essaya de bonne heure de briser le caractère de la frêle enfant chez laquelle il sentait une personnalité. Elle crut longtemps elle-même qu’il y avait réussi, oubliant l’élasticité infatigable de sa propre nature, qui se redressa toujours et ne garda de cette résistance que comme un esprit de révolte qui ne la quitta plus. C’est à cette école surtout qu’elle apprit le grand art de souffrir, qu’elle pratiqua plus tard avec une véritable virtuosité. Ses frères et ses sœurs, qui n’avaient point eu de peine à se soumettre, admirèrent sans la comprendre cette lutte opiniâtre de l’enfant, qui n’oubliait jamais le respect et la déférence. À la mort de son père, elle eut, il est vrai, des rapports difficiles avec un frère aîné, mais là encore elle l’emporta.

Elle avait eu d’autres causes de souffrance qu’une jeunesse incomprise, le hasard de la naissance, la dureté d’un père fantasque, une santé délicate. Les hommes clairvoyans parmi ses amis le sentaient bien. W. de Burgsdorf, qui la connut très jeune, conçut pour elle une admiration mêlée de pitié, « Quand je vous vis pour la première fois, lui écrivait-il, je fus frappé soudain par l’idée qu’une longue douleur devait vous avoir élevée. » Elle lui fut reconnaissante de cette pénétration, et le choisit pour son confident. « Je ne sais ce que c’est, lui répondit-elle ; mais il me semble, — il y a de longues années de cela, — que quelque chose ait été brisé en moi, et j’éprouve maintenant comme une joie maligne à la pensée qu’on ne peut plus briser ce quelque chose, ni le battre, ni le tirailler. J’ai comme un coin en mon intérieur où personne ne peut plus pénétrer ; mais quiconque a un de ces coins-là ne peut plus être heureux ! » On peut imaginer ce que fut l’amour dans ce cœur passionné, irritable, sincère. Deux essais d’amour ne lui avaient point réussi, et cette âme, qui croyait avoir tout souffert, était sortie meurtrie de ces épreuves. Ses amies, la comtesse Joséphine de Pachta et Henriette Mendelssohn, la sœur de Dorothée Schlegel, furent très sévères pour le jeune gentilhomme qui l’avait abandonnée. « Je ne pourrais supporter l’idée, dit l’une d’elles, que cette âme plate fût chargée du crime d’avoir détruit le riche cœur de Rahel. » — « Son cœur ressemble à une montre d’enfant, disait l’autre ; elle a le cadran, mais elle ne marche pas. » Le monde au contraire trouva la chose fort naturelle. Qui ne sait qu’en ces occasions le vulgaire prend sa revanche sur l’aristocratie de l’âme ? Il accable le génie quand celui-ci, sur l’ordre du dieu, brise, non sans y laisser des lambeaux saignans de sa chair, les liens qui l’auraient empêché de prendre son essor ; mais, s’il n’a pas assez de sévérité pour l’égoïsme de Goethe rompant avec Frédérique, il trouve tout simple qu’un comte de Finkenstein sacrifie une Rahel aux préjugés nobiliaires de ses sœurs. Varnhagen lut encore en 1807 les lettres et le journal, disparus aujourd’hui, où Rahel avait exhalé sa douleur : ce fut la lecture la plus émouvante qu’il eût jamais faite. « Telles doivent avoir été, dit-il, les fameuses lettres de Jean-Jacques à Mme  d’Houdetot. » On voit que Rahel avait quelque sujet d’écrire un jour à Mme de Fouqué : « On ne saurait imaginer une jeunesse plus tourmentée que la mienne. On ne peut avoir été plus malade en tout sens, ni plus proche de la démence, et j’ai aimé. »

Des amis lui proposèrent un mariage de raison. Elle s’y refusa, mais sans emphase :


« Je ne puis me marier, car je ne sais pas mentir. Ne croyez pas que j’en sois fière, je ne sais pas, comme on ne sait pas jouer de la flûte. Autrement je le ferais à présent. Je prendrais pour tâche et pour plan de ma vie de rendre heureux un homme qui m’aimerait de toutes ses forces et que ma seule présence rendrait déjà heureux ; mais je ne puis gagner sur moi de lui donner des témoignages d’affection. La chose ne va donc pas… Il y aurait bien encore une façon suivant laquelle je pourrais me marier : si j’étais tout à fait indifférente à l’homme qui me choisirait, s’il conservait toute sa liberté et que sa personne me convînt. Je le sens et le sais clairement. Il ne faudrait pourtant pas qu’il eût des préjugés ; autrement je n’y tiendrais pas. Je veux bien être vertueuse, — ne le suis-je pas déjà ? et suis-je faite pour ne l’être pas ? — seulement il ne faudrait pas qu’un sot mari pût me forcer à mentir et à paraître l’admirer. Il faut que je puisse toujours dire ce que je veux. »


Le cœur ne pouvant se satisfaire, elle se rejeta violemment du côté de l’esprit. Elle avait beaucoup lu sans avoir rien appris méthodiquement. Jamais il n’y eut femme moins bas-bleu que cette personne qui savait tant de choses et qui vécut dans l’intimité des écrivains les plus illustres de son temps. Elle ne dut pas même son éducation au commerce des hommes distingués, comme cela est le cas de la plupart des femmes vraiment supérieures, car elle ne fréquenta guère les hommes de lettres et les artistes qu’à partir de vingt-cinq ans, alors que toute sa manière de voir était déjà arrêtée, son esprit formé, et elle fut toujours fière de ce qu’elle appelait son « ignorance crasse. » Du moins elle convenait de la meilleure grâce de son peu d’instruction ; mais elle sentait aussi très bien qu’elle n’avait point besoin d’apprendre pour savoir. Elle se compare une fois à une île déserte hantée par des démons bienfaisans qui lui tiennent lieu de culture. « Vous êtes aussi appliqué que je devrais l’être, moi ignare, écrit-elle un jour à M. de Marwitz ; mais j’aime mieux que ce soit vous que moi. Parlez toujours de tout avec moi, je vous comprendrai malgré tout. Vous le savez bien,… je suis véritablement née pour l’ignorance. » Elle aima cependant toujours la lecture, même la lecture sévère, et ni Kant, ni Fichte ne furent inaccessibles à sa curiosité et à sa haute intelligence ; mais elle aima toujours mieux la nature, ou, comme elle avait coutume de dire, « les enfans, la verdure, les beaux yeux et la parole. » Jamais elle ne s’est essayée comme écrivain. Les aphorismes et les morceaux publiés par Varnhagen sont des sortes de fragmens de lettres et de journal, ce ne sont point des ouvrages.

Peu de personnes ont été plus religieuses que Rahel, pour laquelle la religion extérieure n’existait pas. On ne lui avait d’ailleurs pas plus enseigné le judaïsme que l’histoire ou la géographie.


« On ne m’a absolument rien appris ; j’ai poussé comme dans une forêt humaine, et alors le ciel s’est intéressé à moi. Je n’ai pas été atteinte par beaucoup de boue et de mensonge ; mais voilà aussi que je ne puis plus rien apprendre, une religion pas plus que le reste. Je l’attends également d’en haut, ou plutôt j’attends d’en haut le nom de celle que j’ai dans mon cœur ou bien une autre, une nouvelle… Un homme peut-il, sans révélation, donner à un autre homme des sentimens, des opinions, des vues en fait de religion ? N’est-ce pas là le dernier acte intime entre la créature et celui que je ne veux pas nommer ? »


Pourtant, si pour elle comme pour Goethe, qui fut le culte de sa vie, le nom n’était qu’un vain son, obscurcissant la divinité en la circonscrivant, elle croyait comme le maître aux puissances surnaturelles qu’elle n’osait désigner ; elle était pour ainsi dire en contact avec elles. Les anciens en eussent fait une prêtresse ; elle semblait avoir le don de la prophétie, tant elle voyait juste. Pareille à la pythonisse, son frêle corps tremblait sous le dieu qu’il renfermait. Le raisonnement, l’abstraction, qui nous mettent en face de la nature comme d’une chose en dehors de nous, n’avaient point mordu sur elle. On eût dit un rameau non détaché de l’arbre de vie universelle. L’âme du monde semblait vibrer dans son âme. Tout y était intuition, divination, sentiment, pressentiment. Elle apercevait les choses, elle ne les analysait jamais. Tout à fait dégagée de préjugés religieux, elle avait horreur des blasphémateurs et des matérialistes, comme des déistes et des métaphysiciens du sens commun. « Ce sont pour moi couteaux tranchans quand je les entends parler si hardiment de Dieu, comme s’il s’agissait d’un conseiller à la cour. » Sa religion cependant, malgré son côté mystique, — elle admirait beaucoup Angélus Silésius et Saint-Martin, — sa religion n’obscurcissait jamais sa sereine et lumineuse intelligence. Cette nature de poète eut un incomparable bon sens. En cela comme en beaucoup de choses, elle ressemble singulièrement à Schopenhauer, qui, dirait-on, a mis en système la philosophie inconsciente de Rahel. Ses idées sur la coulpe humaine, sur la volonté dans la nature, sur la misère du pire des mondes possibles, sur la compassion enfin, source unique de la moralité, le philosophe semble les avoir dérobées à Rahel.

Secourable, bonne, active, lorsqu’il le fallait, malgré sa nature contemplative, pleine de pitié pour les déshérités de la terre, d’indulgence pour les égarés, de sympathie pour les humbles, Rahel n’avait que du mépris pour la médiocrité correcte, au point de vue de la morale comme au point de vue de la société et de l’intelligence, et elle montrait ce mépris au risque de heurter les gens. Jamais le qu’en dira-t-on ne la préoccupait. Personne n’était plus constant en amitié qu’elle, mais elle ne redoutait pas de se laisser mal juger en ne professant plus des affections qui s’étaient éteintes en elle. « Tout ne peut pourtant pas durer éternellement, » osait-elle penser et dire. C’est qu’elle ne vivait que dans et pour la vérité. La vérité, voilà en effet sa suprême loi, qu’elle respecta toujours- « Dans la grande et universelle misère du monde, dit-elle toute jeune, et elle resta fidèle à ce vœu, je me suis vouée tout entière à un seul dieu, et toutes les fois que j’ai été sauvée, c’est à lui que j’ai dû mon salut : ce dieu, c’est la vérité. »

À ce besoin du vrai se rattachait l’originalité de sa nature. Tous ceux qui l’ont connue sont d’accord sur ce point, et il suffit de lire une page d’elle pour trouver partout, à côté de son admirable franchise, cette personnalité non moins admirable. Les critiques, comme G. de Humboldt, aussi bien que les poètes, comme Jean-Paul, voient dans ces deux qualités les traits distinctifs de sa nature. Les sceptiques eux-mêmes en parlèrent comme les enthousiastes, tant était irrésistible le charme que par son originalité elle exerçait sur les natures les plus diverses.


« Vous avez vraiment l’ascendant des âmes fortes, lui écrivait jusqu’à cet incorrigible douteur de Gualtieri[3], un charme inexprimable, un je ne sais quoi qui tôt ou tard vous fait dominer sans qu’on s’en aperçoive, qui plaît, qui captive, qui entraîne… Vous êtes la personne du monde la plus singulière. Il n’appartient qu’à des âmes privilégiées de vous aimer, et cependant elles ont cela souvent de commun avec les plus communes. Vous amortissez les sens lorsqu’on est près de vous, et vous avez tout pour les éveiller. Vous semblez ne dire jamais rien de saillant, et cependant personne ne dit rien comme vous, ou plutôt vous ne dites jamais rien comme les autres. Vous paraissez être à la portée de tout le monde, et personne n’est à votre portée. On vous croirait savante, et vous ne savez rien, ou plutôt vous savez tout sans rien savoir. Vous méprisez toutes les vertus, et vous les avez toutes ; vous les exercez sans efforts, et pourtant c’est un mérite de votre part de les pratiquer. Votre élévation vous met au-dessus d’elles, et vous vous abaissez jusqu’à elles ; les sots vous trouvent de l’esprit parce que vous leur en donnez, et les gens d’esprit vous en trouvent, quoiqu’ils paraissent sots à côté de vous ; comment faites-vous donc ? Êtes-vous une fée, un esprit follet, une sainte, un revenant, un être supérieur qui se joue des pauvres mortels ? »


Goethe, qui la connut très jeune à Carlsbad, en avait été frappé comme tout le monde, bien qu’alors Rahel ne fût point arrivée à cette harmonie supérieure qui effaça plus tard les angles et qui fondit les contrastes de sa nature, encore exubérante à vingt-deux ans. Il en parle souvent, et son sentiment est toujours celui de l’admiration pour cette « nature étrange, concevante, unissante, aidante, suppléante, qui ne juge pas les choses, qui s’en empare, et que les choses ne touchent pas quand elle ne s’en est pas emparée. »

Ce qui ajoutait au charme incomparable de cette fille singulière, ce fut sa grande simplicité, l’absence de toute prétention. Il faut la voir jouer avec les enfans, l’entendre parler d’une bonne petite friandise, s’enquérir des dernières modes de Paris, car il n’est pas rare de trouver dans sa correspondance, après une page sur Kant ou Schelling, une lettre entière consacrée à la description des chapeaux à la mode. Elle aimait à être bien mise, et sa toilette, très personnelle, fut toujours d’un goût exquis en sa simplicité. « On doit parfois mettre la mode de côté, mais il ne faut jamais l’ignorer, » disait-elle. Avec cela éternellement jeune ; le portrait gravé qui la représente à quarante-six ans en marque trente à peine. Et toutes ces qualités si dissemblables se tenaient par une sorte d’harmonie moitié innée, moitié acquise. « Personne ne sait qu’il y a une personne comme moi, disait-elle fièrement, non pas d’esprit ou de bonté, de talens ou d’intelligence, mais d’une telle cohérence dans l’âme et les convictions… Aussi n’y a-t-il que trois choses qui puissent m’affecter, c’est quand on dit que je suis vulgaire, prétentieuse ou bête. Je ne le crois jamais, et, si je ne suis pas de très mauvaise humeur, j’en ris toujours. »

L’originalité, que Rahel avait au plus haut degré, elle la prisait particulièrement et la recherchait chez les autres. Nous allons nous mêler à son entourage, nous y trouverons des hommes vicieux, vaniteux, légers, hypocondriaques, médiocres même ; nous ne trouverons point de doublures. Son salon ne fut pas non plus un bureau d’esprit. « Je tue le pédantisme à trente lieues à la ronde, » disait-elle. Elle ne rechercha même jamais exclusivement les hommes d’esprit ; elle frayait avec les plus grands comme avec les plus humbles, sachant partout trouver un bon côté. Pour elle, le monde se divisait en deux catégories, non point en sots et en intelligens, ni même en bons ou en mauvais, mais en vrais et en faux, en ceux qui étaient eux-mêmes et en ceux qui étaient autrui. « La différence entre ceux qui sont moraux ou immoraux, intelligens ou bêtes, n’est qu’une différence de degrés. Celle entre les natures primordiales et les natures secondaires est incommensurable. » Aussi, partout où elle trouvait le naturel, si modeste qu’il fût, elle s’en emparait comme d’un joyau rare et précieux.


« Si quelqu’un vous disait : Ah ! vous croyez qu’il est si facile d’être original ; non, il faut se donner beaucoup de peine, et cela coûte toute une vie d’efforts, — vous le tiendriez pour fou et ne lui adresseriez plus de questions. Et pourtant cette proposition serait absolument vraie et très simple en même temps. Sans doute chacun serait original et devrait l’être, si les hommes ne se fourraient pas dans la tête des maximes à peine digérées qu’ils émettent de la même façon. Il faut de l’honnêteté pour penser, et il y a certainement aussi peu de bêtes absolues que de génies… Les imbéciles seraient certainement toujours originaux, mais il n’y en a presque pas de purs ; ils ont la plupart du temps encore assez d’esprit pour être malhonnêtes. »


Rahel avait trente ans en 1801. Elle avait profité de l’ordre renaissant en France pour aller passer quelques mois à Paris et pour y oublier son chagrin encore récent. « Je suis allée en France blessée, j’en reviens calme, sinon guérie, » disait-elle à son retour. Elle en avait rapporté, en même temps qu’une plus grande admiration pour la France, un goût plus prononcé encore pour la vie de société et un art plus consommé de recevoir. Elle y avait vu de près le monde du consulat sans en être bien choquée, parce que son indulgence morale se ressentit toujours des traditions du xviiie siècle, et parce que ses yeux, prévenus en faveur de la France, étaient éblouis ou du moins singulièrement flattés par les formes françaises. Il y aurait tout un chapitre à écrire sur l’engouement de Rahel pour la France. Peu d’Allemands ont mieux compris ce pays, en ont mieux parlé. Elle n’avait pas toutefois renoncé à sa patrie, car elle était allée à Paris avec une compatriote, et elle y retrouva une amie de Berlin. La comtesse de Schlabrendorf, avec laquelle Rahel avait fait le voyage, tenait un peu des singularités de son oncle, « l’ermite de la rue de Richelieu, » qui avait pu survivre à la terreur malgré sa naissance, son libéralisme et sa franchise, et qui le premier allait dénoncer à l’animadversion de l’Europe le despote heureux pour lequel elle n’avait encore que de l’enthousiasme. La comtesse était ce qu’on appelle une maîtresse femme, un peu trop masculine peut-être, — en voyage elle portait même un costume d’homme, — mais droite, honnête, sévère, dure au besoin, fort intelligente d’ailleurs, amoureuse de la controverse, vraie toujours ; « il ne lui manquait que l’huile de l’âme, » disait Rahel. Un ancien membre de la ligue de vertu, Caroline de Dacheröden, devenue Mme de Humboldt, faisait en ce moment les honneurs de la légation de Prusse, et accueillit avec joie sa vieille amie. Dame du monde, pleine d’aisance et d’affabilité, un peu tendue peut-être, mais agréable et bienveillante au fond, elle était admirablement faite pour son rôle d’ambassadrice. Rahel en faisait le plus grand cas, et son ami W. de Burgsdorf avait la tête tournée du gracieux sourire et des yeux d’enfant de la jeune baronne.

Rahel ne resta pas très longtemps à Paris. De retour à Berlin (automne 1801), elle se vit très recherchée, mais elle sut « s’entourer de circonvallations » et se garder sa liberté de mouvement aussi bien que de choix. Ce fut, je le répète, le plein midi de son existence, dont le reste ne cessa de se réchauffer au souvenir de ces rayons. C’était une génération singulière et aimable que celle de 1800. Amoureuse du plaisir jusqu’à la folie, mais amoureuse du plaisir distingué, elle avait conservé le ton de la noblesse française du xviiie siècle : un laisser-aller parfait avec des façons charmantes et une politesse exquise. Un peu fanfaronne de vice, d’incrédulité et de libéralisme, comme les gentilshommes de l’ancien régime, elle portait cependant dans sa manière de voir et de sentir je ne sais quel idéalisme platonicien que l’on chercherait vainement à la cour de Versailles, et qui trahit la lecture de Schiller. On y professait le mépris des distinctions sociales et le culte de la valeur personnelle : hommes de lettres et grands seigneurs, Israélites et acteurs s’y coudoyaient et s’y mêlaient sans cesse ; mais cette prétendue égalité cachait mal ce qu’il y avait d’aristocratique dans cette société et dans sa façon de comprendre le monde. Il n’aurait pu en être autrement, Une culture aussi exquise de l’esprit ne saurait jamais être que le privilège du petit nombre, et il n’y eut jamais d’idéal plus absolument oligarchique que l’idéal humain des rois de la littérature allemande.

L’étranger qui tombait dans ce milieu singulier était tout perplexe d’abord, fasciné ensuite, entraîné à la fin et enivré. Le comte Salm, qui vint à ce moment apporter à Rahel une lettre d’introduction de la fille de Diderot, Mme de Vandeul, nous a laissé le tableau d’une de ces réunions de la spirituelle Juive. Gustave de Brinckmann lui avait donné le plus vif désir de connaître cette « fille indépendante, d’un esprit si extraordinaire, intelligente comme le soleil, avec cela si bonne de cœur et en toutes choses elle-même. Il trouverait chez elle, lui avait-il dit, la société la plus spirituelle et la plus haute ; mais tout s’y faisait sans montre ni ostentation. Rien n’y était arrangé ou préparé. Le hasard, les convenances et le bon plaisir de chacun des hôtes y étaient les seuls maîtres de cérémonie. Elle recevait chez sa mère, et, quoique fort à son aise, elle ne faisait guère de frais de représentation : il est certain qu’on ne s’y réunissait pas pour le régal qu’on y trouvait. Tout y était extrêmement simple, mais on ne peut plus comfortable. » La curiosité du jeune gentilhomme ainsi excitée fut dépassée quand il arriva dans le fameux salon de la Jägerstrasse et se présenta devant la maîtresse du logis, « ni grande ni belle, mais fine et délicate de visage et de taille, avec des yeux qu’on n’aurait pas osé affronter avec une mauvaise conscience. » Le monde le plus varié se pressait chez elle ce soir-là. Sur un canapé, la belle comtesse d’Einsiedel causait avec un abbé français ; Auguste-Guillaume de Schlegel et Louis Robert, le frère de Rahel, parlaient poésie dans un coin, lorsque la porte s’ouvrit bruyamment pour livrer passage à la charmante Unzelmann, l’idole du parterre et des loges, qui se jette au cou de Rahel. Elle revient de Weimar, fort enthousiaste de Goethe, qui de son côté avait été ravi de cette Marie Stuart, la plus séduisante qu’on pût voir.

Les causeurs, un moment distraits par la jeune et brillante apparition, reprennent vite le cours de leur conversation ; le grand baron de Schack, mauvais sujet aux formes élégantes, sourit aux boutades paradoxales du major Gualtieri, cet humoriste spirituel que Rahel gâtait tout particulièrement. Deux Espagnols, le comte Casa Valencia et le chevalier Urquijo, se sentant à l’aise dans ce milieu comme s’ils étaient nés sur les bords de la Sprée, écoutent attentivement l’auteur de Dya-Na-Sore, Meyern, qui leur expose ses théories patriotiques, et Fr. de Gentz, qui exhale sa bile contre M. de Haugwitz, le tout-puissant ministre d’alors ; mais voici le véritable héros du salon qui vient d’entrer : un jeune homme de haute taille, remarquablement beau de visage, aux regards de feu, un peu troublé et inquiet aujourd’hui, d’une gravité douloureuse même. Il unit à un air naturellement impérieux une grande douceur dans l’expression. Affable sans condescendance, digne sans contrainte, simple sans vulgarité, le prince Louis-Ferdinand, le héros de Mayence, se mêle un instant à la conversation politique de Gentz, et exhale sa colère contre « ce Bonaparte qui mine la liberté de son pays, » puis se met au piano pour y improviser. « Son jeu hardi et puissant, parfois attendrissant, la plupart du temps bizarre, toujours de la plus haute maestria, » éblouit l’étranger. « Il fut conquis dès le premier moment. Il n’avait pas encore vu un homme ainsi doté. Il dut convenir que naître et traverser la vie ainsi fait et ainsi placé, cela valait la peine de vivre. » Une vieille bonne circule au milieu de ces grands de la terre et sert le thé, tandis que la « chère petite, » c’est ainsi qu’on appelait Rahel, fait les honneurs avec aisance et grâce, avec une cordiale bienveillance surtout qui fait valoir les moins brillans. Elle anime la conversation quand elle menace de s’éteindre, l’arrête quand elle est sur le point de devenir trop libre, arrange les choses quand elle a déjà dépassé les bornes, tout en jetant avec une abondance intarissable des éclairs qui illuminent et ouvrent des horizons inconnus. « Elle comprend, elle sent tout, et ce qu’elle dit est souvent, sous une forme paradoxale et amusante, d’une vérité si frappante qu’on se le répète encore après des années, qu’on ne peut s’empêcher d’y réfléchir et de s’en étonner. » C’est encore Brinckmann qui parle de la sorte, confirmant ainsi les impressions du comte Salm et de Guillaume de Humboldt. Celui-ci, l’ayant vue journellement à Paris, avait été frappé, comme tous les autres, de cette richesse toujours nouvelle d’aperçus. « On pouvait compter avec certitude qu’on ne la quitterait jamais sans avoir entendu d’elle et sans emporter des mots qui donnassent pour longtemps matière à réflexion sérieuse, profonde même. »

Chacun des amis de Rahel mériterait une étude spéciale, tant elle les choisissait, je ne voudrais pas dire avec discernement, mais avec sûreté d’instinct. Tous avaient des qualités hors ligne, les uns de cœur, les autres d’esprit, les troisièmes de caractère. Ce n’étaient pas seulement ses compatriotes, amis d’enfance, écrivains marquans, hommes du monde distingués, qu’elle rassemblait ; les étrangers aussi venaient volontiers dans cette maison cosmopolite, qui était comme un terrain neutre en ce temps de luttes diplomatiques autour du cabinet prussien. On y voyait sans cesse se coudoyer des Anglais et des Suédois, des Italiens et des Portugais ; toutefois c’étaient les Français qui la captivaient particulièrement. Tout enfant, elle avait été fascinée par Mirabeau et en avait conservé un souvenir si vivant que, trente ans après, elle put encore faire un portrait parlant du grand orateur. Toute sa vie d’ailleurs elle professa l’enthousiasme le plus absolu pour lui, car jamais elle ne s’enthousiasmait à faux, et ni les apparences, ni la popularité du moment, ni les considérations de morale ne l’égaraient. De même qu’en littérature elle ne s’engoua jamais des Kotzebue, des Iffland et autres idoles du jour, tandis qu’elle gardait toute son admiration pour Goethe, si souvent méconnu par ses contemporains, elle démêlait parmi les hommes politiques, et dès le premier jour, le vrai génie, sans que l’abus même du génie pût la faire hésiter. C’est ainsi qu’elle fit pour Napoléon. Dans son hospitalité pour les Français, il n’entrait d’ailleurs aucun esprit de parti ; elle accueillait les hommes du régime nouveau avec la même cordialité que ceux du régime ancien, Bignon, l’envoyé du premier consul, tout comme le comte de Tilly, émigré de la première heure. Celui-ci, l’ami d’Alexandre de Lameth, et que les mémoires de Fleury ont fait assez connaître au public français, était un merveilleux causeur, et, malgré sa vanité excessive, tout à fait bien vu de Rahel. « Il ne m’incommode pas ; il me dit tout. Je lui sers de parloir, et il me sert d’acteur qui me joue la comédie de la vie. » Lui de son côté l’adorait parce qu’elle « savait écouter, » car Tilly n’aimait pas que son éloquence fût perdue. Rahel a fait de lui, dans une de ses lettres, le portrait le plus vivant. Elle voyait en lui « un échantillon de l’éducation française d’autrefois avec tous ses travers ; il en avait tous les avantages, et toutes les faiblesses. » Elle rendait cependant justice non-seulement à son esprit prodigieux, à son élégance, mais même à son caractère. « Sous l’enveloppe de l’homme de cour le plus corrompu, il y avait au fond de lui un tout petit enfant innocent… Tous les Français de son temps avaient cela de commun avec lui, » ajoute-t-elle finement. Quant à Tilly, il ne savait se passer de Rahel. « J’ai mille complimens à vous faire avant de fermer ma lettre, lui écrit-il un jour. Celui-ci vous admire, celui-là vous est attaché ; l’un s’étonne quand il vous entend, l’autre s’afflige quand il vous quitte, même dans une lettre qu’il faut enfin finir : tous ces gens-Là, c’est moi seul. » Le sort et le caractère avaient rendu Tilly fort malheureux. Ses fautes n’avaient fait qu’aggraver ses malheurs. À Paris, en 1789, à vingt-cinq ans, il passait déjà pour un Lauzun ; il continua ses erremens amoureux à Berlin. Une de ses maîtresses, qu’il avait abandonnée, et qui de plus se croyait découverte par son mari, chercha la mort dans la Sprée. Cet événement et l’entrée des Français à Berlin en 1806 lui firent quitter la Prusse. Il reparut à Paris en 1815 en qualité de général. Calomnié par ses ennemis, disgracié, réduit à la misère, mécontent du genre humain et de lui-même, il mit un terme à sa vie. On le trouva (le 26 décembre 1816) dans un fiacre à Bruxelles, la tête fracassée par une balle.

Le comte de Tilly n’était pas le seul Français qui se fût lié avec Rahel ; même après la catastrophe d’Iéna, elle accueillit avec empressement le jeune Custine et le fils de Mme Campan. Elle se sentait plus à l’aise avec eux qu’avec la plupart de ses compatriotes. Les Allemands, qui n’ont jamais eu, à proprement parler, ce qu’on appelle une société, ne pèchent pas seulement par le laisser-aller, ils pèchent aussi par l’excès d’amitié. On ne comprend guère en Allemagne que les rapports d’intimité ou ceux de cérémonie ; on y a inventé une sorte de droit à la confiance et à la confidence qui touche de près à l’indiscrétion. Goethe en souffrit cruellement toute sa vie, et Rahel s’en plaignit souvent. Les charmantes relations de société qui tiennent le milieu entre les deux extrêmes et où il entre bien un peu d’indifférence, mais aussi un peu d’estime et beaucoup de désir de plaire, sont à peu près inconnues en Allemagne. C’est ce que Rahel avait trouvé à Paris et ce qu’elle appréciait infiniment. Aussi resta-t-elle toujours en bons termes avec Mme de Genlis et se lia vite avec Mme de Staël. Quand elle les vit à Berlin, la fille de Necker venait d’y établir son quartier-général dans la campagne d’exploration qu’elle faisait en Allemagne pour écrire son grand ouvrage. Elle allait beaucoup chez Rahel, et le vendredi recevait chez elle les beaux esprits qu’elle tourmentait de ses questions et de sa curiosité. « Ah ! soupira un jour Spalding, le philologue, fils du célèbre prédicateur, ah ! demain, un rude dîner m’attend ! J’y dois traduire un ouvrage que je ne comprends pas bien en une langue qui ne m’est pas familière. » Il s’agissait en effet d’expliquer à Mme de Staël la philosophie de Fichte. Elle y tenait si bien qu’après Spalding elle en tourmenta le prince Auguste, qui essaya de la décourager. « Oh ! j’y parviendrai, répondit-elle, n’ayez pas peur. » On comprend qu’on redoutât un peu ses soirées, où, de crainte de voir les hommes soit absorbés par la galanterie, soit parqués à part des femmes comme en un camp ennemi, elle n’invitait jamais plus de deux dames. Cette absence d’attraits féminins, jointe à l’obligation pour les uns de se servir d’une langue qu’ils ne parlaient pas couramment, pour les autres de toujours se tenir dans les hautes sphères de la philosophie, fit un tort considérable aux réceptions de Mme de Staël, et elle se plaignit fort des hommes du monde prussiens, qui feraient bien mieux de parler allemand que de parler le « français pour faire de mauvais calembours et des bons mots sans esprit. « Elle finit cependant par rencontrer un homme qui lui allait à merveille et qui réunissait le pédantisme le plus exquis à une très grande habitude du français. Elle s’en empara aussitôt pour ne plus le lâcher avant d’en avoir tiré tout ce dont elle avait besoin pour son livre. A. G. Schlegel prétexta une traduction de Shakspeare ; elle ne voulut pas comprendre pourquoi il ne pouvait pas la faire ailleurs qu’à Berlin. C’est qu’elle ignorait encore quels liens le retenaient dans la capitale prussienne, où il avait noué les relations les plus tendres avec la sœur de son ami et collaborateur Tieck, avec Sophie Bernhardi, plus tard Mme de Knorring. Quand Mme de Staël l’apprit, elle voulut absolument connaître l’heureuse créature que le célèbre critique daignait honorer de son amour. Elle ne laissa pas de trêve à Henriette Herz qu’elle ne l’eût invitée, et qu’elle ne lui eût ménagé ainsi une rencontre. En vain lui disait-on que Sophie Bernhardi, très renommée pour son esprit de conversation, écrivain admiré déjà, ne savait point le français. « C’est égal, dit-elle, je la verrai parler. » Ce fut le malheureux Schlegel qui dut lui servir de truchement pendant cette soirée où l’impatiente Française s’écriait à chaque instant : « Qu’est-ce qu’elle vient de dire ? » Schlegel s’en tira en la trompant, car son amie se permettait de le taquiner en lui donnant toute sorte de petites épigrammes à transmettre à l’adresse de l’étrangère. Schiller, qui vint à Berlin peu de temps avant sa mort, y évita Mme de Staël avec le dernier soin ; il était encore tout malade de la loquacité du célèbre écrivain, qui était venu le voir à Weimar. Elle y avait logé dans une maison hantée et répétait volontiers qu’elle n’y avait point vu de revenans. « Je le crois bien, dit Schiller, est-ce qu’un compagnon de Satan lui-même eût voulu faire ménage avec elle ? » Goethe aussi, tout en l’admirant beaucoup, l’avait trouvée un peu trop agitée ; elle le fatiguait. Rahel, qui cependant la jugeait bien, était plus indulgente, ou, si l’on aime mieux, plus endurante que les deux poètes.


« Il n’y a pas de calme en cette femme, disait-elle encore plus tard. De l’intelligence, elle en a bien assez ; mais elle n’a pas une âme qui écoute. Jamais il ne se fait silence en elle ; on dirait qu’elle ne réfléchit jamais seule, qu’elle parle toujours à un public. Les salons, où elle est allée toute jeune, lui ont fait du tort. Il n’y a pas de proportion dans son âme entre l’activité intellectuelle et l’activité matérielle. Elle en revient toujours à l’approbation, et, comme elle n’est pas vulgaire, elle veut que ce soit la postérité qui s’en charge. C’est donc pour celle-ci, pour l’approbation de celle-ci qu’elle veut tout faire et qu’elle veut que tous les hommes de valeur fassent tout !… Tout est à rebours chez elle, comme si l’on rebroussait des épis ; il n’y a pas de douceur. Il me semble que je vois les mots en tumulte autour d’elle comme des esprits qui volent, quand elle est à sa table devant une feuille blanche. Jamais cela ne devient musique… Ce qu’elle crie ainsi n’est pas chant. C’est dommage, précisément à cause de ces immenses dons auxquels il ne manque qu’un seul, celui qui les rendrait harmonieux : une sphère d’âme silencieuse, innocente. »


On voit ce qui gênait Rahel dans la nature de Mme de Staël ; elle prisait cependant beaucoup son grand esprit, elle aimait sa force de passion. Il n’entre pas l’ombre de jalousie dans ses sentimens à son égard, et la beauté ou les succès mondains de ses autres amies ne lui faisaient pas plus d’ombrage que les talens de la Française. Rien ne put jamais la séparer de Henriette Mendelssohn, la fille cadette du philosophe, dont la belle âme lui inspirait une affection et une sympathie qui ne se perdirent pas même lorsque son amie se fut jetée dans le catholicisme le plus dévot. Elle savait qu’il n’y avait là ni comédie, ni exaltation factice, mais que c’était la fin assez logique d’une vie pleine d’épreuves et de résignation. Si la seule présence d’Henriette, éminemment modeste malgré sa grande culture d’esprit, lui faisait du bien par le calme de la surface et la chaleur du fond, celle de la comtesse Joséphine de Pachta l’incitait par son animation, son ardeur, son expansion naïve. Cette nature d’enfant qui semblait sortir directement de ses forêts de la Bohême et qui en apportait, comme des bouffées de senteurs sauvages, des sentimens vivaces, prime-sautiers, un peu âpres, — cette grande dame si éprise de la « cause française » même après 1794 et jusqu’au 18 brumaire, cette amazone qui fuyait l’amour pour lequel sa beauté et son cœur affectueux semblaient l’avoir faite, cette jeune femme si simple et si naïve et pourtant si ouverte à l’idéalisme, — elle était enthousiaste de Kant, — semblait faite exprès pour comprendre Rahel et pour en être comprise. Aussi leurs deux vies furent-elles fondues pour ainsi dire, et aucun nuage ne troubla jamais leur affection. Rien de plus touchant que leur correspondance, c’est une harmonie vraiment musicale ; les voix se répondent comme dans un admirable duo.

Il ne faudrait pas croire que Rahel s’en tînt exclusivement aux grandes dames : elle n’aimait guère la bourgeoise de Berlin, et elle avait ses raisons pour cela ; mais les actrices, malgré la réputation bien compromise de quelques-unes d’entre elles, avaient leurs entrées chez Rahel. Le vieux Lévin, son père, avait déjà eu le goût de la société des comédiens alors qu’ils n’étaient guère encore admis dans la bonne compagnie, et Rahel avait pu, depuis son enfance, connaître le charme et l’imprévu de ce monde insouciant. Très passionnée pour le théâtre, elle aima toujours à recevoir les artistes, et après le spectacle, qui se terminait à huit heures, on faisait invasion chez elle. C’était le beau temps du théâtre de Berlin. Les nouvelles pièces de Goethe et de Schiller, les drames de Shakspeare que Tieck. et Schlegel traduisaient en vers allemands, les pièces de Werner enfin et des autres romantiques étaient jouées par des artistes du plus grand mérite tels que le beau Fleck, le second créateur de Karl Moor et de Wallenstein, acteur inspiré, à la voix sonore, au geste ample et superbe, très inégal, il est vrai, mais incomparable dans ses bons jours ; Schröter, le comédien réaliste, copiant la nature sans l’idéaliser, mais avec une fidélité intelligente et scrupuleuse ; Iffland, fin, délicat, maître du style classique, introduit par Goethe lors de son intendance du théâtre de Weimar. La musique tint également une grande place dans la vie de Rahel, Elle fut elle-même à cette première époque une pianiste distinguée, et tous les artistes de passage venaient chez elle. Les sculpteurs et les peintres aussi fréquentaient la maison Lévin, et il va sans dire que les hommes de lettres ne manquaient pas. On y voyait Louis Tieck, alors à l’apogée de sa gloire, A. G. Schlegel, dont la tenue diplomatique et le langage réservé ne ressemblaient en rien au ton débraillé de son frère Frédéric, Alexandre de Humboldt, son frère Guillaume, le médisant spirituel, le moqueur impitoyable, dépourvu d’imagination, mais d’une intelligence à laquelle rien ne résistait et d’un savoir qui le plaçait au premier rang des savans d’Allemagne ; enfin Jean de Müller et Frédéric de Gentz, qui formaient avec les Humboldt le lien entre les*hommes de science et ceux qui n’étaient qu’hommes du monde.

Jean de Müller et Frédéric de Gentz étaient les compagnons de plaisir du prince Louis-Ferdinand, qui se moquait de l’un et qui ne pouvait se passer de l’autre. Un gentilhomme du temps qui a laissé des mémoires fort curieux a fait un singulier portrait de l’historien éminent, du futur ministre du roi de Westphalie, qu’il peint irrévérencieusement comme « un petit gaillard affreusement laid, au ventre pointu, aux petites jambes maigres, à la tête grosse, aux yeux à fleur de tête et rougis, à la voix enrouée et coassante, très désagréable en somme, s’exprimant fort bien en français, mais ne parlant que difficilement l’allemand. » Henriette Herz aussi, avec son beau parler du nord, fut choquée de « l’accent commun » de l’historien, qui était Suisse ; elle le fut plus encore des « lèvres graisseuses » du futur favori du roi Jérôme, qui alors servait de plastron aux traits malins du prince Louis-Ferdinand et de M. de Sedel, ministre de Hollande à Berlin. « Voyons le tour que va nous faire notre savant aujourd’hui, » disaient les jeunes viveurs en allant se griser avec le Tacite helvétique, lequel ne savait absolument pas résister à l’attrait d’une bouteille de vin du Rhin. Rahel cherchait à l’excuser, même quand il fut passé au camp du vainqueur, qu’en ce moment il dénonçait au monde comme un nouveau Sésostris. En cela elle n’était que fidèle à son principe « de ne jamais classer les hommes d’après leurs défauts, mais de les classer d’après leurs qualités, — tout le monde a des défauts, disait-elle, c’est du bon côté qu’il faut regarder ; les âmes basses font le contraire, et c’est pour cela qu’elles sont basses. »

Elle avait plus que de l’indulgence, elle nourrissait une véritable affection pour un autre compagnon du prince, Frédéric de Gentz. On le comprend, même à distance, et malgré toutes les fautes de ce mauvais sujet de génie, on est toujours tenté de lui pardonner beaucoup. Il ne faut donc pas trop s’étonner qu’une génération qui professait l’extrême tolérance morale et religieuse des classiques allemands, que des personnes qui étaient tous les jours en contact avec cette nature sympathique aient été sous le charme, et lui aient pardonné des fautes de conduite et de caractère qui semblent impardonnables au premier abord. Ce jeune écrivain bourgeois qui allait s’élever à une position princière, ce petit employé prussien qui devait arriver à un rôle européen, serait une énigme de plus dans la galerie d’excentricités que nous parcourons, si son temps ne se chargeait de l’expliquer. Qu’est-ce en effet que la vie publique et privée de Gentz, sinon la théorie du classicisme allemand, la doctrine des belles individualités, transportée du domaine de la poésie et de la métaphysique dans la réalité des passions et des intérêts, appliquée par un aimable et spirituel libertin au lieu de l’être par un artiste élu ? Tout le monde ne pouvait avoir la sérénité équilibrée de Goethe, la force morale de Schiller, l’indifférence suprême de Guillaume de Humboldt, la pureté imperméable de Rahel. Quel appui moral restait à un être mobile comme Gentz, flottant sans cesse, comme Faust, entre ses deux âmes, dont « l’une l’entraînait dans la poussière, tandis que l’autre l’élevait vers les régions de l’éther ; » corrompu et candide, sans mesure dans l’amour et dans la haine, ardent en ses convictions malgré sa vénalité, raffiné comme un vieux roué, instinctif et naturel comme un enfant ?

Le caractère et le rôle politiques de Frédéric de Gentz ont été exposés ici même avec tout le développement que comportait un sujet aussi important[4] . On y peut voir les débuts difficiles et la jeunesse orageuse de ce sous-chef de bureau qui allait devenir à Berlin le fondateur du journalisme allemand avant d’être à Vienne l’âme de la résistance européenne contre Napoléon. Il n’en est plus à ses modestes commencemens en 1800. Déjà il occupe à Berlin une position assez semblable à celle que Swift avait occupée à Londres cent ans auparavant. Toute la diplomatie se le disputait. Louis-Ferdinand en avait fait son confident et son compagnon de plaisirs, Haugwitz essayait, vainement il est vrai, de le gagner à sa politique de pusillanimité. Pitt l’admirait ; Londres lui fit même une ovation comme la société anglaise sait en faire, lorsqu’il y vint en 1803. Gentz, comme Swift, avait le faible de hanter volontiers les grands de la terre. « J’ai commencé, écrit-il dans son journal intime, avec une satisfaction mal dissimulée et en médiocre français, j’ai commencé à figurer sur la scène du monde, et la société est devenue un des principaux objets de mes occupations, de mes études et de mes puissances. » C’est alors qu’il se lia intimement avec le comte de Stadion, ambassadeur d’Autriche, avec la comtesse Golofkin, dont le salon rivalisait avec celui de Mme de Courlande en élégance et avec celui de Rahel en variété ; c’est alors qu’il entra en intimité avec Luchesini et avec les amis de Louis-Ferdinand, les Schack, les Nostitz, les Gualtieri ; celui-ci le présenta même à la reine. Bientôt les ambassadeurs et les princes le courtisèrent à l’envi. Toutefois, pareil encore en cela au grand pamphlétaire anglais du règne de la reine Anne, Gentz prétendit toujours être l’égal des grands et ne souffrait pas qu’on le traitât simplement en avocat de leur cause. Il aimait à faire sentir à ses protecteurs qu’au fond il les protégeait. Cette position, il ne la devait qu’à sa plume, la plus éloquente, la plus ferme, la plus entraînante que l’Allemagne eût jamais eue. On sait que ce n’est point sa petite place qui faisait vivre Gentz, et que son journal ne rapportait pas assez pour lui permettre le train ruineux qu’il menait. L’argent anglais venait de temps en temps remettre sa barque à flot, lorsque le timonier imprudent l’avait fait échouer, — ce qui arrivait à peu près tous les deux ou trois mois, s’il faut en croire les confessions de son journal intime. On voit que Gentz, qui ressemblait à Mirabeau par son éloquence d’écrivain, lui ressemblait aussi par sa conduite. Comme Mirabeau, il a été l’objet des jugemens les plus divers. Tandis que le baron de Stein, avec sa rigidité habituelle, l’appelait « un cerveau desséché et un cœur pourri, » tandis qu’il parlait de sa « plume vénale, » M. de Nesselrode crut le justifier en l’assimilant à un rédacteur de ministère, en rappelant « qu’il n’acceptait que l’argent de ceux dont il partageait les opinions. » Il semble certain en effet que Gentz, pas plus que Mirabeau, n’a jamais soutenu pour de l’argent des idées qu’il condamnait au fond de son cœur. Il n’en fut pas moins coupable. L’écrivain a sans doute le droit, comme tout le monde, de se faire payer son travail, il n’a point le droit de se faire payer ses opinions. Il ne peut, comme le soldat ou le fonctionnaire, aliéner sa liberté et sa responsabilité entre les mains d’un chef publiquement choisi ou accepté, car il parle en son propre nom ; il fait croire qu’il est complètement libre, et son opinion n’a de valeur que parce qu’elle paraît personnelle.

Quoi qu’il en soit de l’honorabilité de l’homme d’état éternellement besoigneux, toujours traqué par ses créanciers, constamment embarrassé par ses intrigues amoureuses.et ses pertes de jeu, l’homme du monde était fort bien vu dans la société de Berlin, où il formait, — je crois l’avoir dit, — le véritable trait d’union entre l’aristocratie et la bourgeoisie lettrée. Tout semblait l’avoir désigné pour ce rôle, dont il se tira avec infiniment de tact. Il fut penseur et savant en même temps qu’homme de plaisir ; personne ne le dépassait en l’art de causer. « Gentz est le meilleur causeur que j’aie jamais entendu, » disait sir Thomas Grenville. Pourtant Gentz hésitait avant de se lancer dans une conversation ; il fallait qu’il fût très sur de son terrain pour qu’il vainquît sa timidité nerveuse. D’habitude il questionnait d’abord son interlocuteur, puis se mettait à parler à bâtons rompus et par phrases saccadées. Peu à peu cependant il s’échauffait, sa propre parole l’animait, et, devenant de plus en plus sûr de lui-même, oubliant de plus en plus qu’on l’écoutait, il finissait par atteindre à une véritable éloquence. Sa parole était alors élégante autant que puissante, et ce qu’il était en allemand, il l’était également en français et en anglais ; il l’était avec les hommes en abordant les sujets les plus arides ; il l’était avec les femmes, qui l’adoraient en pardonnant à son esprit, à sa bonhomie, à son charme surtout, les fautes de conduite par lesquelles il ne cessait de les scandaliser. On comprend que la société l’ait choyé, et on se persuade aisément que ces années de Berlin, malgré toutes les misères, les angoisses et les gênes, furent les plus heureuses de sa vie. Il se vanta lui-même plus tard « de n’avoir pas laissé écouler piteusement sa belle jeunesse et d’avoir quitté la table de la vie en pleine ivresse et comme un convive rassasié. »

Tout le monde faisait alors un peu comme Gentz, dans le milieu du moins où il vivait, et ce n’est point par le puritanisme que brillait la compagnie qui habituellement se réunissait autour de Louis-Ferdinand. J’ai sous les yeux des mémoires du temps qui contiennent, tracé par un témoin de ces tristes scènes, un tableau des mœurs de Potsdam et de Berlin sous le règne de Mme de Lichtenau, qui fait paraître presque indulgent le mot si cruel de Mirabeau sur la pourriture qui s’était mise dans ce monde-là avant la maturité. Il est impossible de le reproduire, quoique l’auteur l’ait tracé sous le sentiment d’une vertueuse indignation. L’allemand, aussi bien que le latin, dans ses mots « brave l’honnêteté, » surtout lorsque c’est Juvénal qui inspire l’écrivain. C’est à peine si j’ose citer ici la peinture que Schadow, le célèbre sculpteur, fit dans son extrême vieillesse de la cour et de la ville sous Frédéric-Guillaume II.


« Il y régnait la plus grande dissolution de mœurs, dit-il. Tout le monde se grisait devin de Champagne, dévorait des friandises, se livrait à tous les excès. Tout Potsdam était comme un lupanar. Toutes les familles ne cherchaient qu’à avoir affaire au roi, à la cour. On offrait à l’envi ses femmes, ses filles, et les gens de la plus haute noblesse étaient les plus empressés en cet ignoble métier. Les personnes qui ont mené cette vie de débauche sont toutes mortes jeunes, quelques-unes misérablement, à leur tête le roi. »


Les choses changèrent sans doute en 1797 ; le contraste n’a pas été plus grand entre les scandales de George IV et la vie de famille si exemplaire de la reine Victoria qu’entre le ménage vertueux du nouveau roi de Prusse et les saturnales de celui qui venait de descendre dans la tombe. Pourtant, si l’exemple donné par le couple royal d’Angleterre agit presque immédiatement sur les mœurs de la cour et de la ville, Frédéric-Guillaume III et la reine Louise ne réussirent qu’à la longue à réagir contre l’esprit de libertinage. La cour avait trop longtemps donné le ton, selon l’expression même d’un contemporain et d’un courtisan, « en tout ce qui s’appelle luxe, dissipation, plaisir et mépris de toute moralité. La corruption des mœurs, ajoute-t-il, s’est communiquée à toutes les classes ; mais c’est le corps des officiers, tout adonné à l’oisiveté, devenu étranger à la science, qui a poussé l’art de jouir plus loin que tous les autres membres de la société. » Quelques-uns de ces officiers avaient été introduits par Louis-Ferdinand chez Rahel, qui les accueillait malgré leur réputation, parce qu’ils étaient bien élevés, et pourvu qu’ils eussent de l’originalité. Parmi ces amis du prince qui avaient coutume de suivre Gentz et son protecteur dans la Jägerstrasse, le plus assidu était cet étrange major Gualtieri que nous avons si souvent déjà rencontré sur notre chemin, et qui avait servi de parrain à Gentz lors de son entrée dans le monde.

Pierre Gualtieri était d’origine italienne, ainsi que son nom l’indique, et sa famille s’enorgueillissait d’avoir eu plusieurs de ses membres revêtus de la dignité cardinalice. Un de ses aïeux avait fait comme tant d’autres de ses compatriotes, attirés par les Louis XIV en miniature qui trônaient dans les Versailles de l’Allemagne au xviie siècle. Il était allé chercher fortune de ce côté-ci des Alpes et s’était fait protestant. Son petit-fils fut le vrai Prussien de la façon de Frédéric II, produit étrangement cosmopolite et très local en même temps de cette singulière fabrique de civilisation que le grand homme avait fondée, et dont l’estampille ne s’est point encore effacée. Soldat depuis l’âge de douze ans, il reçut une éducation exclusivement française, et, comme son ami le prince Louis, il ne parla jamais l’allemand que d’une manière imparfaite, à peu près comme les grands seigneurs russes parlaient encore le russe il y a vingt-cinq ans. Les idées des encyclopédistes ne lui furent pas moins familières que leur langue, et nous avons vu qu’il l’écrivait à merveille. On faisait grand cas de son talent de lecteur, et c’était surtout en lisant les fables de La Fontaine qu’il triomphait par la causticité de l’expression et la finesse des nuances. Par les sentimens cependant, Gualtieri était très allemand, et ce contraste augmentait l’originalité de sa personne. Assez ignorant des choses qu’on apprend dans les livres, il était profondément versé dans la connaissance de la vie et du monde. Très paradoxal en ses opinions et très brillant causeur, il aimait passionnément la discussion, tout en soutenant « qu’on ne peut discuter qu’avec les personnes qui sont de votre avis. » C’est que sa vanité y était intéressée bien plus que ses convictions, et sa vanité, tout le monde est d’accord sur ce point, fut sans bornes. Le flegme apparent avec lequel il lançait ses paradoxes augmentait encore l’effet de ses saillies sarcastiques. Très fanfaron de vice et esprit-fort en amour, il eut en réalité un cœur très faible et très accessible aux émotions ; mais il cachait avec soin et comme une infirmité cette secrète sentimentalité. L’idée du succès le préoccupait plus que la passion en ses entreprises, et l’idée du devoir ne l’arrêtait jamais. Toute sa morale et toute sa philosophie furent celles du xviiie siècle, et la corruption qui l’entourait lui semblait si naturelle, qu’il ne songea jamais à s’en scandaliser. Il réunissait de grandes qualités de caractère à cette indifférence morale : d’abord la franchise ; lui seul savait tout dire au roi, si violent, à la reine, si susceptible. Il mettait son plaisir à humilier les grands lorsqu’ils montraient de la morgue, et il ne se gênait pas pour planter là un prince du sang qui l’ennuyait pour aller causer avec Rahel ou Gentz, qui le divertissaient. Il prétendait ne reconnaître que l’aristocratie de l’esprit. « J’ai vu Goethe, écrit-il à Rahel, c’est plus que de voir un roi, ce me semble. » Cette disposition tenait à ses opinions politiques. Essentiellement homme du xviiie siècle et admirateur de l’état moderne, il était beaucoup moins épris de liberté que d’égalité, et plus ennemi du prêtre qu’ami de la tolérance. Il eût voté sans hésiter les décrets du Ix août et signé des deux mains les droits de l’homme de Lafayette. De là aussi son fanatisme prussien, car la Prusse de Frédéric passait pour le modèle de l’état moderne, et Iéna n’avait pas encore révélé jusqu’à quel point cet état était miné. De là enfin son admiration de la révolution française. Il ne séparait pas dans son culte les deux noms de Frédéric II et de Mirabeau, et il laissait sans cesse éclater son enthousiasme pour la cause française, au risque de choquer tout le monde dans le moment où le roi défunt avait entrepris son absurde croisade en Champagne. La proclamation de l’empire refroidit fort son admiration pour la France et pour les vainqueurs de Marengo. « Les voilà de simples kaiserlicks (impériaux), » disait-il avec humeur et une sorte de mépris. Nommé ambassadeur en Espagne (1804) malgré Haugwitz, qui ne l’aimait pas, et dont il extorqua sa nomination en l’intimidant par son seul jeu de physionomie, il mourut peu de temps après son arrivée à Madrid, en refusant obstinément tout secours médical. Il fut vivement regretté à Berlin, surtout par Rahel, qui en faisait le plus grand cas. À Madrid, son enterrement fut l’occasion de révoltantes démonstrations du fanatisme religieux. La qualité diplomatique du défunt n’empêcha point en effet une sorte d’émeute populaire, et le cercueil de l’hérétique, après avoir été assailli à coups de pierres, faillit être enfoncé.

On voit que la société de la cour et de la diplomatie renfermait presque autant d’élémens, diversement distingués il est vrai, d’une compagnie agréable que le monde des lettres et des arts. La famille royale de Prusse comptait elle-même dans son sein des hommes de grande valeur et des femmes charmantes : c’étaient surtout les trois enfans du prince Henry, frère de Frédéric II, — la princesse Radzivil, aussi bonne, aimable et spirituelle qu’elle était belle et séduisante, — le prince Auguste, dont on sait la passion malheureuse pour Mme  Récamier, — il lui offrit sa main à plusieurs reprises, — enfin l’idole du peuple et la pierre d’achoppement du roi, « l’Alcibiade prussien, » comme l’appelle Clausewitz, le prince Louis-Ferdinand en un mot.


II.

« Savez-vous qui vient de se faire présenter chez moi ? écrivait Rahel à G. de Brinckmann en mai 1800. Le prince Louis. En voilà un que je trouve foncièrement aimable. Il m’a demandé s’il pouvait revenir de temps en temps. Je le lui ai fait promettre. Ce va être pour lui une connaissance comme il n’en aura point eu encore. Il entendra la vraie vérité, une vérité de mansarde. Jusqu’à présent, il n’a connu que Marianne (Meyer), mais elle est baptisée et princesse, et Mme  d’Eybenberg ; cela ne veut donc rien dire. »

Le neveu de Frédéric II avait alors vingt-huit ans, deux ans de moins que le roi son cousin. Il était dans la plénitude de sa mâle beauté, et l’homme tenait, à cet égard comme à tous les autres, les promesses de l’enfant. De bonne heure sa vivacité extrême, son irrégularité, son naturel passionné, et jusqu’à ses goûts de dissipation, avaient éclaté en même temps que ses sentimens généreux, son courage, sa vive intelligence. La seule chose sur laquelle l’enfant volontaire et paresseux consentît à se concentrer avait été la musique : il y montra une patience, une persévérance, une assiduité dont on l’aurait volontiers cru incapable. On sait que dans la suite il devint pianiste et même compositeur distingué. Tout jeune, selon les habitudes prussiennes, le prince Louis endossa l’uniforme et gagna vite le cœur de ses compagnons d’armes. « Tout simple soldat était pour lui un camarade, appelé aux mêmes dangers et aux mêmes honneurs, » dit un de ses biographes contemporains. Dans la campagne de 1792, comme au siége de Mayence, il devait faire preuve de grandes vertus militaires, et son courage, qui touchait à la témérité, allait le signaler également aux deux armées ennemies.

Un voyage qu’il avait fait à dix-neuf ans lui fut funeste. Il connut à Spa la société frivole et corrompue des émigrés de la première heure, et se lança étourdiment dans le tourbillon de plaisirs auquel l’exil lui-même n’avait pu faire renoncer les gentilshommes élevés à la cour de Louis XV. Il en était revenu tout changé, avec plus d’aplomb, mais aussi avec plus d’outrecuidance. Ses mœurs étaient perdues, mais sa nature restait honnête, loyale et franche. Joueur par occasion plus que par passion et par habitude, aimant la table par camaraderie plus que par goût, il ne se laissait réellement dominer que par les femmes, et pourtant ses amours, même les plus faciles, conservent toujours je ne sais quel caractère d’élévation et de chevalerie. Louis-Ferdinand ne fut jamais ni un viveur grossier, ni un libertin raffiné, ni même un spirituel débauché : dans tous les entraînemens de ses sens, le cœur est pris en même temps, et il y a toujours de l’illusion, illusion sur l’objet de son amour, illusion aussi sur la nature de sa propre passion. « Aucun homme, dit Varnhagen à ce propos, et son observation mérite d’être répétée, aucun homme n’a jamais été personnellement grand sans une forte sensualité ; elle est pour ainsi dire le feu vital qui entretient le mouvement dans toutes les autres facultés de l’esprit et de l’âme. Il est vrai, ajoute-t-il, qu’il y a une différence entre la saine chaleur et l’ardeur dévorante. La sensualité ne doit pas dominer… » On ne saurait mieux dire ; par malheur il n’est que trop certain que chez le prince les sens faisaient trop souvent taire les nobles instincts de sa nature.

On se fait facilement une idée du contraste de ces mœurs faciles et géniales avec les habitudes méthodiques, bourgeoises et casanières du couple royal qui monta sur le trône en 1797. Aussi éloigna-t-on bientôt de Berlin, où il était allé à l’avènement de son cousin, le jeune don Juan, toujours amoureux, toujours endetté, grâce à une générosité qui ne calcula jamais. Cependant il continue à Hambourg, où il se rend, de scandaliser les républicains, comme il avait scandalisé le roi à Berlin. Même l’ovation qu’il y prépara au vieux Klopstock ne réconcilia pas les rigides patriciens de la ville hanséatique avec l’auguste mauvais sujet. On fut obligé de le rappeler, et il retourna au camp de Magdebourg, où il se lia avec les officiers de la Francs républicaine venus là en visite. Les héros de Lodi et de Rivoli lui imposèrent bien autrement que les émigrés, dont il était lassé depuis longtemps, et la grâce, l’esprit, la bonhomie du prince, les mille tours de force qu’il accomplit devant ses hôtes, les enthousiasmèrent pour le jeune Prussien que huit ans après ils allaient rencontrer, pour ne plus jamais le revoir, sur le champ de bataille. Rentré en grâce auprès de son cousin en 1799, il venait de s’installer à Berlin, lorsque Gualtieri le présentait à Rahsl. Déjà il s’était lié avec Gentz et les Schlegel, avec Fichte et Schleiermacher, avec Bülow aussi, son compagnon d’armes de 1792, et avec Scharnhorst, qui en 1813 organisa la délivrance. Il attirait ainsi chez lui tous les hommes de mérite, à quelque classe ou à quelque profession qu’ils appartinssent. Quand Schiller, peu avant sa mort, vint à Berlin goûter des triomphes bien tardifs, Louis-Ferdinand voulut être le premier à lui offrir l’hospitalité et à le fêter. Jean de Müller, nous l’avons vu déjà, ne put se soustraire au charme du prince. « J’en suis tout à fait ensorcelé, écrivait-il ; c’est un des plus beaux hommes qui se puissent voir. Il sait bien plus de choses que je ne supposais… Il a beaucoup d’esprit et d’énergie. » Le prince de Ligne le met sur le même rang que Charles-Auguste, l’ami et le protecteur de Goethe, en appelant le duc de Weimar et le prince de Prusse « les deux hommes les plus aimables et les plus distingués d’Allemagne et même d’Europe. » G. de Brinckmann disait avec raison, ce semble, que, si Louis-Ferdinand avait eu le bonheur de naître dans une condition inférieure, il se serait conquis une grande position ; né sur le trône, il l’aurait illustré ; né sur les marches de ce trône, il était condamné à ne rien faire de bon. Ce fut cette fausse situation qui, selon Brinckmann, le jeta dans la vie de plaisir. Mme de Staël porte un jugement tout semblable. « Il était plein de feu et d’enthousiasme, dit-elle ; seulement, à défaut de la gloire, il cherchait trop les orages qui agitent la vie. » Elle nous a conservé quelques anecdotes sur le prince qui le peignent au vif, avec son ardent patriotisme, sa haine de Bonaparte, ses allures brusques et originales, son sans-gêne, sa vie de dissipation, ses extases musicales. Il se rencontrait en cette dernière passion avec le prince Antoine Radzivil, et les deux jeunes beaux-frères passaient leur vie avec les musiciens, surtout avec Himmel et Dusseck, les deux maîtres de chapelle en vogue. On comprend sans peine ce que les habitudes de la bohème artiste pouvaient ajouter à la vie, déjà si fantaisiste et si scandaleuse aux yeux du roi, de son spirituel cousin. Rahel, qui lui était fort attachée, et pour laquelle il professa un culte enthousiaste, fut elle-même impatientée de ses désordres. Elle lui reprochait vivement son manque d’activité régulière, la dissipation inexcusable des beaux dons que la nature lui avait départis : elle ne croyait point en effet que l’ordre et la travail fussent incompatibles avec le talent. Elle souffrait de le voir en mauvaise compagnie, parce qu’elle savait que sa nature meilleure le portait vers un commerce plus distingué. Pourtant elle était juste pour lui. « Certes son entourage était mal composé, dit-elle encore après la mort du prince ; mais, tandis qu’il supportait simplement les mauvais, il savait apprécier les bons et les attirait. » Le prince en effet pénétrait à merveille son monde. Malgré une bienveillance qui pouvait paraître banale, il savait à quoi s’en tenir sur les hommes ; ses jugemens, on le voit par ses lettres, étaient piquans et justes.

Se laissant si peu imposer par les apparences, on comprend ce qu’il trouva en Rahel. Seule, elle osait lui tenir tête et lui dire la vérité. S’il ne l’écoutait pas, « que voulez-vous que je vous dise ? lui répondait-elle, ou plutôt je n’ai rien à vous dire, si je ne dois pas vous dire vos vérités. » Il s’établit ainsi une noble amitié entre ces deux natures si bien faites pour se comprendre, pour se deviner ; c’était pour lui un amour platonique destiné à compléter ses affections plus sensuelles. « Il fallait qu’il lui dît tout ; s’il composait, il voulait qu’elle fût assise près de lui. » À tout instant, il s’annonçait chez elle par un petit mot écrit moitié en français, moitié en détestable allemand : « Je serai cette après-dînée, entre six et sept heures, chez vous, chère petite, pour raisonner et déraisonner avec vous pendant deux heures. J’ai dit à Gentz que vous êtes une sage-femme morale, et que vous accouchez le monde si doucement et sans douleur qu’il reste un sentiment agréable même des idées les plus pénibles. Portez-vous bien d’ici là[5] . » De cette correspondance si active, il ne reste malheureusement que des fragmens appartenant presque tous aux lettres du prince. Rahel les avait légués à Fouqué en lui écrivant : à Louis est un homme historique. C’était l’âme la plus fine, connue de bien peu de personnes, quoique beaucoup aimée, plus souvent méconnue. Ce n’est pas vanité si j’essaie ainsi de me glisser à côté de lui dans le souvenir des hommes. Les lettres qui me font le plus d’honneur sont brûlées pour que les ennemis ne les lisent pas, car cette âme troublée (der Vielverworrene) écrivait tout à son amie intime, souvent sur une feuille détachée, sur quelque page restée blanche ; mais ce que je vous dis avec un vrai sentiment d’orgueil, c’est qu’il est dommage que mes lettres à lui n’existent plus. J’aimerais à laisser au monde un exemple de la franchise dont on peut user vis-à-vis d’un prince tant aimé et déjà conduit si haut par la gloire. » Aussi la consultait-il toujours, cherchant auprès d’elle des consolations ou du calme. Il tenait à son jugement plus qu’à celui de toute autre personne. Quand il eut revu Goethe inter pocula et qu’il se fut un peu plus lié avec lui, il écrit à sa maîtresse, Pauline Wiesel, pour le lui raconter, puis il ajoute : « Bien des choses à la petite, et dis-lui ce que je pense maintenant de Goethe ; je suis sûr qu’à ses yeux je vaudrai 3,000 thalers de plus entre frères. »

Malheureusement ce n’était pas seulement avec Goethe qu’il se livrait à des libations, c’était aussi avec le corps des officiers, et il garda toujours de cette compagnie, s’il faut en croire Henriette Herz, « une sorte de ton de corps de garde qui pourtant, loin de le rendre désagréable, donnait à ses manières un certain cachet d’originalité. » Rien de plus bizarre que ce corps des officiers prussiens avec sa gloriole, sa gallomanie, son langage moitié français, moitié berlinois, ses allures à la fois rognes et élégantes, ses habitudes tapageuses et sa facilité de mœurs. « Le prince, dit un ami de Rahel, était pour ainsi dire le représentant idéal de ces officiers, qui à leur tour étaient les représentans les plus purs de l’esprit général de l’armée. Courageux jusqu’à la témérité, plus fier de sa personnalité que de son rang, et pourtant très fier d’être prince de Prusse, Louis-Ferdinand passait avec raison aux yeux des officiers de la garde pour l’idéal d’un héros juvénile et d’un soldat parfait. »

Au milieu de cette société qui l’adorait, l’ennui s’emparait bien des fois du prince, et dans le sein du plaisir il éprouvait le besoin de la vie du foyer. Souvent on le voyait fuir la bruyante compagnie de ses frères d’armes, les salons spirituels des dames à la mode, le cercle cérémonieux de la cour, pour aller se cacher dans une petite maison bourgeoise ou à son château de Schriecke, près de Magdebourg. Il était sûr d’y trouver la paix dans les bras d’une jeune femme qui s’était donnée à lui, à laquelle il s’était attaché, et qui l’avait rendu deux fois père. C’était la fille d’un fonctionnaire honorable ; elle avait reçu l’éducation brillante, mais un peu superficielle, qui était alors à la mode. Elle jouait du piano avec goût et avec âme, et elle savait diriger un petit ménage. La douce Henriette Fromm, qui ferait souvenir de Mlle de La Vallière, si au parfum de la violette ne se mêlait je ne sais quelle odeur de pot-au-feu, — la modeste Henriette exerçait sur le prince une influence calmante. Rahel, de son côté, réveillait en lui la nature meilleure, et le poussait vers une activité noble et digne. Malheureusement il rencontrait à ce moment même chez Mme de Grotthuiss la belle Pauline Wiesel, et éprouva bientôt pour cette femme irrésistible une passion profonde. Son cœur, qui était dévoré du besoin d’aimer et qui ne pouvait trouver en une seule personne la satisfaction de ce désir » allait être comblé ; il goûtait déjà l’amour idéal avec Rahel, Henriette lui procurait les douces jouissances de l’amour conjugal, il allait trouver chez Pauline tous les transports de l’amour violent et passionné.

Pauline César, la plus jolie et la moins cruelle des femmes de son temps, était la fille d’un fonctionnaire de Berlin, et sa jeunesse, — elle naquit en 1779, — coïncidait précisément avec l’époque où la corruption de la cour et de la bureaucratie atteignait les dernières limites. Déjà, toute jeune fille, elle avait eu des liaisons avec un jeune Russe, le baron Schuwalof, qui l’abandonna, et dont la famille lui fit une pension de 2,000 francs jusqu’à sa mort (en 1849). Le comte Hugo Hatzfeld, le frère du prince de Hatzfeld que Napoléon voulut faire fusiller en 1806, faillit l’épouser ; Gentz la trouvait charmante et renoua volontiers avec elle ses relations premières lorsqu’en 1814 il la retrouvait à Paris. Je n’essaierai point d’énumérer tous ceux que charma cette séduisante fille d’Eve qu’on prendrait certainement pour l’original de Philine, si Wilhelm Meister avait été écrit dix ans plus tard. Ceux mêmes qui ne tombèrent pas dans les pièges qu’elle tendait sans le vouloir, Alexandre de Humboldt, Henriette Mendelssohn, Varnhagen, Brinckmann, Rahel, ne tarissent point sur le charme de cette nature unique. On peut s’étonner, en lisant l’odyssée de sa vie, que tant d’amis aient continué à la voir et à la recevoir, que Rahel surtout, la plus pure des femmes, ne la reniât jamais ; quand on a lu ses lettres, on trouve la chose presque naturelle. Rahel d’ailleurs n’était vraiment pas assez fourmi pour repousser l’insouciante cigale. Cette nature de courtisane naïve vivant toujours dans le présent sans jamais songer à l’avenir et sans se laisser importuner par le souvenir du passé, si ce n’est pour regretter des occasions de plaisir manquées, — s’amusant avec conviction, si éloignée de mettre, comme les belles Juives que nous avons rencontrées, de la vanité ou de l’amour de tête dans ses passions fugitives, — désordonnée, dépensière, capricieuse, mais généreuse aussi, ne se donnant jamais pour plus ou mieux qu’elle n’était, — toujours riante et gaie, drapée dans son voile de beauté et de jeunesse qui faisait tout oublier, attirait Rahel par « sa vie originale, son libre esprit, la justesse de son jugement. » Elle n’avait rien de factice, et son étourderie excluait tout raffinement de corruption. Enfant, elle adorait les enfans ; fille de la nature, elle sentait vivement la nature. Varnhagen lui-même le constate, quoiqu’il ne l’aime guère, et il le constate à une époque où déjà il avait fait les plus tristes expériences du caractère de Pauline vieillie. « Elle avait un sentiment incorruptible de la vérité, dit-il, et ne s’inclinait absolument devant aucune illusion, devant aucun préjugé : elle s’en tenait à la réalité la plus évidente, incapable de nier ou de cacher ce qui lui était agréable ou désagréable. Elle manquait de tout ce qu’on appelle culture ; mais elle était aussi dépourvue de tout ce que la culture entraîne de faux, d’affecté, de précieux. En sa jeunesse, tout cela se réunissait à un charme irrésistible et à la beauté la plus gracieuse. » Malheureusement ce sont là des natures qui ne devraient pas vivre longtemps ; ces sortes de femmes n’ont pas le droit de vieillir, elles prennent d’avance et doublement leur part de vie. Là est le châtiment, et Pauline devait en faire la rude épreuve. Pour le moment, elle est jeune encore et dans toute la fleur de sa beauté ; la naïveté de sa coquetterie mettait tout le monde à ses pieds. Très éloignée de la haute sentimentalité de ses sœurs allemandes, elle était femme dans le plus beau comme aussi dans le moins noble sens du mot. Elle n’avait rien appris. L’incorrection et l’orthographe fantaisiste de ses lettres françaises ne sont pas plus choquantes que celles de son allemand. Elle savait dissimuler aussi effrontément que la Jacqueline de Musset ; elle ne pouvait pas mentir. Le caprice était son maître absolu. Une bonté inépuisable accompagnait son naïf égoïsme. Beaucoup d’esprit, une parole colorée sans trace de cynisme, une grâce unique, relevaient encore la beauté triomphante de sa personne. « Les gens naturels comme Pauline, écrit-elle dans son journal, ne savent ni rire d’un mauvais conte, ni s’attendrir sur l’affectation de sensibilité, ni prêter une oreille complaisante aux ennuyeux. Il est étonnant qu’on puisse les supporter dans la société. Cependant au fond on les aime ; du moins ils attirent, eux seuls savent plaire. » Ce fut là en effet le secret de sa magie.

En 1800, à l’âge de vingt-trois ans, Pauline se maria avec le conseiller de guerre Wiesel, plus original encore qu’elle-même peut-être. C’était le plus spirituel des sceptiques, une sorte de Méphistophélès de bonne humeur, donnant et exigeant une liberté absolue. Henriette Mendelssohn le comparait à Guillaume de Humboldt, et on ne saurait mieux trouver : c’était, à quelques degrés plus bas de l’échelle sociale et de l’échelle intellectuelle, le même genre de nature froide, quoique avide de jouissances, et où l’intelligence domine tout le reste. Il va sans dire que la haute culture et la profondeur philosophique de l’homme d’état et du linguiste faisaient défaut au modeste conseiller qui avait su se faire aimer un moment par la jolie Pauline. À peine marié, il s’appliqua, de propos délibéré, à détruire toute illusion romanesque chez sa jeune femme et à lui faire bien comprendre la haute sagesse qui consiste à voir de bonne heure que tout est comédie en ce monde, que la morale n’est qu’une chose relative ou une duperie inventée par les heureux de la terre, que l’égoïsme est le seul mobile, le plaisir le seul but de la vie. Pauline ne fut point rebelle à ces leçons, qui répondaient à ses secrets instincts. Du reste, au milieu de ses fanfaronnades d’incrédulité et de cynisme, cet homme d’esprit était excellent. « Sa grosse peau ne m’a jamais trompée sur son compte, écrivait Rahel à son frère lors de la mort du sceptique. Elle ne m’a point empêchée de voir en lui un bon enfant comme tant d’autres. Son soi-disant athéisme m’a toujours paru un enfantillage inventé pour braver d’autres enfantillages… Il m’a fait sourire jusque dans ses derniers jours en me disant pour me remercier de mes soins : « Que le Destin vous le rende ! » comme si le bon Dieu n’avait pas plus d’esprit que cela, et n’acceptait pas son dû même sous le nom de destin ! » Adam Müller lui-même, l’idéaliste, le patriote enthousiaste, le catholique ardent, le jugeait comme Rahel, et resta son ami toute la vie. Ce pessimiste qui niait tout, avec sa figure fine marquée légèrement de la petite vérole, ses yeux gris et perçans, sa merveilleuse éloquence, avait le bonheur de plaire aux femmes malgré tout ce qui semblait devoir les en éloigner, et il en profita. Comme il voulait jouir du monde tout en le jugeant et sans en être la dupe, il voulait que sa femme en fît autant, et comme il n’y avait en lui ni trace de sentimentalité, ni aucun vestige de ce qu’il appelait des préjugés, il emmenait en ses nombreux voyages les soupirans de Pauline, et se moquait de ses velléités d’amour conjugal. Bientôt il la laissa seule à Berlin et alla parcourir le monde, vivant tantôt à Vienne, tantôt à Paris, visitant la Hollande et l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre, parfois riche, plus souvent besoigneux, toujours dans des aventures romanesques et s’en tirant avec courage, comme il supportait la misère avec dignité et la richesse sans outrecuidance.

On pressent ce que devint Pauline à pareille école. Guérie de toute sentimentalité, elle ne chercha plus que le plaisir et n’eut pas longtemps à chercher. Tous les hommes étaient à ses pieds ; il n’est pas étonnant que les femmes, ses amies même aient été jalouses d’elle. « Je donnerais toute ma gloire littéraire pour une de vos semaines d’amour, » lui disait Mme de Staël, et Rahel se plaignit plus d’une fois de n’avoir pas reçu du ciel le caractère étourdi et insouciant de sa belle amie. Quant aux femmes savantes de Berlin, elles ne comprenaient pas qu’une « personne aussi ignorante, qui n’avait jamais bien prononcé un article et qui avait toujours ignoré ce que c’était qu’un datif et un accusatif, eût néanmoins inspiré aux hommes les plus grandes passions. » Rahel la jugeait mieux et devinait bien la source de ses triomphes. « Pauline, disait-elle, est l’idéal de la femme que les hommes désirent et méritent. Rien par elle-même que belle et sereine, recevant tout le reste de l’homme qui en est épris, elle est par cela même idolâtrée de tout homme qui l’aime, adorée comme son miroir, son second moi. Son dernier amant décidera d’elle ; ce qu’il sera, elle le restera. » Sa sympathie pour Pauline ne l’aveuglait donc pas. Un jour Brinckmann, tout feu et flamme, lui écrit qu’il vient de voir Pauline. « Je remercierai éternellement les dieux de m’avoir fait connaître ce phénomène céleste, et je l’aimerai tant que je pourrai sentir ce qui est beau, aimable, original, unique… Je la considère absolument comme une apparition de la mythologie grecque. » Et Rahel répondait : « Je ne la trouve nullement grecque. Vous savez qu’elle m’est agréable, mais rien ne me rappelle Berlin comme elle. Je prétends même qu’il n’y a qu’un Berlinois incarné qui puisse la comprendre complètement. » Le prince Louis-Ferdinand était-il Berlinois incarné ? Je ne sais ; toujours est-il qu’elle fît la torture et le bonheur de son existence durant quatre années. « Il est plus distrait encore que par le passé, dit le comte Hugo Salm en le revoyant après sa liaison nouvelle. C’est grâce à la maîtresse qui en ce moment l’absorbe et le tourmente, et je dois avouer qu’elle a un charme infini, une originalité enchanteresse en tout ce qu’elle fait et dit. »

Les lettres que Louis-Ferdinand écrivit à Pauline ont été récemment publiées, à l’exception des passages « qui dépassent tout ce que l’on peut dire en littérature[6] . » On ne saurait rien imaginer de plus bizarre que ces rugissemens de passion. Pas une phrase qui soit achevée ; le prince ne connaît bien ni le français, ni l’allemand, et sa correspondance amoureuse est le plus singulier mélange des deux langues, caractérisé par la plus complète absence d’orthographe et de grammaire. Il est donc impossible d’en donner une idée juste par la traduction. Le pourrait-on, on hésiterait encore à le faire, car même ce qui en a été imprimé dépasse de beaucoup « ce que l’on peut dire en littérature » française. Ce ne sont que brouilles et raccommodemens d’amoureux, évocations de voluptés passées, de voluptés à venir ; cela rappelle à bien des égards les Lettres à Sophie de Mirabeau. L’incorrection du prince cependant, sa phrase hachée, moitié allemande, moitié française, ses interjections et ses exclamations sont peut-être plus éloquentes dans leur négligé que la rhétorique pleine de sensiblerie et de sensualité de l’orateur français.


« Chère Pauline, chère que je chéris inconcevablement, il est certain que dans un amour aussi violent, comme dans tout grand bonheur de ce monde, il est impossible d’être calme, tout à fait calme. À propos de calme, je me rappelle toujours ce qu’une femme aimante disait à son ancien amant : « où sont-ils, les heureux temps où nous fûmes si malheureux ? » Pauline, quoique tu aies souvent dit en colère : « Il est joli, le bonheur dont je jouis ! » pourrais-tu m’oublier ? Jamais ! Mon amie, ce n’est pas l’orgueil, ce n’est pas la vanité qui me font dire cela, ta vie à venir m’appartient. Jamais certainement deux êtres ne se sont donné l’un à l’autre plus de félicité, jamais ils n’ont eu tellement besoin l’un de l’autre. — Éternellement, — je compterai sur toi… Tu es toujours dominée par ton imagination et ton cœur ; ta sensibilité ne peut jamais rien contre ce torrent fougueux… Chère Pauline, combien je t’aime, le temps te le prouvera… Ne parle pas d’amusement ! Je ne conçois rien de plus trivial que cette expression-là. Les enfans, les dames de la cour et les enseignes, voilà ce qui s’amuse, mais un homme dont l’esprit sait s’occuper, qui sait penser, sentir, jouir, ne s’amuse pas !… — Oh ! Pauline, quand tu me connaîtras un jour, tu conviendras que peu d’hommes savent aimer comme Louis. »


Parfois il oublie Pauline, mais pour un moment seulement, c’est quand il goûte les joies tranquilles de la paternité dans le modeste home que lui a préparé Henriette Fromm, quand avec Rahel, la confidente de tous ses chagrins, il se jette à perte de vue dans sa philosophie naturelle, ou simplement quand il a les mains sur les touches du piano. « C’est singulier, dit-il une fois de Pauline, elle ne me vient jamais à l’esprit quand je joue du clavecin, jamais dans mes émotions ou dans mes réflexions élevées. » Aussi recherche-t-il la société des autres femmes, et souvent il est obligé de se défendre vis-à-vis de sa maîtresse.


« Certes les dures expériences du monde n’ont pas refroidi mon cœur ; elle n’est pas morte en moi, la divine poésie de la vie, qui seule rend heureux ; la foi en l’amour, en l’amitié, en tous les sentimens élevés qui distinguent les natures nobles… J’aime les femmes, oui, je trouve quelque chose de doux dans leur compagnie ; mais, Pauline, par Dieu, par tout ce qui a de la valeur à tes yeux, tu ne me connais pas, si tu crois que le désir de les posséder est toujours éveillé en moi. L’amitié de Rahel a un caractère qui est plus doux que tout le reste ; c’est là ce que je sens si vivement. L’amitié des hommes est si rare, et, laisse-moi le dire, — je puis m’en passer… »


Les dithyrambes et les apologies alternent avec les reproches, avec les souvenirs de scènes violentes. La passion ne remplit pourtant pas seule ces étranges lettres ; on y rencontre aussi de l’observation, de l’esprit même, quoique le ton général soit celui de l’exaltation amoureuse, et malgré ces digressions satiriques, c’est, on le croira sans peine, le bavardage amoureux qui est le thème habituel du correspondant. Tantôt ce sont des admirations de haut style, tantôt des chatteries familières, plus souvent des éclats de passion. Aujourd’hui il lui demande une tendresse calme qui puisse porter le repos dans son cœur troublé, enfiévré ; demain il sollicite des ivresses nouvelles : à chaque page, des descriptions des charmes de Pauline, de son naturel, de sa grâce, ou bien des récriminations et des boutades. En telle lettre, il se défend en la trompant, « Quand on peut commettre une infidélité, c’est comme si on l’avait commise, disais-tu. Que c’est vrai et profond ! Aussi je t’aime fidèlement et t’idolâtre avec la constance la plus absolue. Le cœur tranquille, je pourrai te voir apparaître chez moi tous les jours de la vie ; je serai toujours digne de ton amour. Oh ! quelle jouissance pour un cœur sensible et aimant de sacrifier ainsi sans cesse à son amour ! » À quelques jours de là, c’est un billet rempli de fureurs jalouses. « Tu m’as trahi, tu m’as trompé, sacrifié à toute impulsion de tes passions… Après une série de scènes aussi douloureuses, fallait-il que je fasse si profondément blessé par toi ! »

Avait-il le droit cependant d’être si blessé des reproches de Pauline, et n’avait-elle pas quelque raison de se plaindre de ses inconstances ? Elle supportait l’amour idéal que son amant professait pour Rahel, parce qu’elle aimait Rahel et qu’elle la savait incapable de lui enlever l’amour de Louis-Ferdinand. Elle n’ignorait pas que le prince avait une liaison avec Henriette Fromm ; mais elle croyait que c’était là une union qui devait être bientôt dénouée. Le prince n’en eut pas le courage. Malgré la Béatrice et la belle Olympia qui remplissaient son cœur, il ne pouvait se résoudre à se séparer de Thérèse. Cette situation, comme cela arrive aux hommes les plus vrais quand ils se sont laissés aller sur cette pente de l’amour double, le forçait à mentir malgré sa loyauté native. Peut-être aussi se consolait-il en répétant avec Shakspeare : « Jupiter se rit des parjures d’amoureux. » Quoi qu’il en soit, au moment même de ces protestations à l’adresse de Pauline, il écrivait à la mère de ses enfans sur un ton qui trahit une affection réelle[7] :


« Ma charmante amie, ma lettre arrivera bien matin, tu dormiras encore, petite paresseuse, tes jolis yeux ne seront point ouverts encore ; peut-être un rêve heureux t’occupera de ton ami. Ah ! puisse-t-il l’avoir peint à ton imagination tel qu’il est, plein d’amour et de tendresse pour toi, et que le réveil de mon Henriette soit rempli de sensations douces ! »


Il va même jusqu’à lui faire croire qu’il évite « Mme  "Wiesel » et qu’il a refusé d’aller à une soirée d’amis pour ne pas la rencontrer. « Oh ! bonheur inexprimable de sacrifier quelque chose à ce que l’on aime ! » Cette lettre, qui a été trouvée en original dans les papiers de Pauline, doit être tombée entre ses mains par mégarde. Il y a en effet dans la correspondance, qui manque tout à fait de dates, de nombreuses traces de scènes de jalousie que Pauline fit à son amant. On le voit aux abois, ne sachant plus comment se tirer d’affaire.

« Ce que j’ai souffert, écrit-il à Rahel, depuis que je suis ici, torturé par l’amour, la douleur, l’incertitude, je ne puis vous le décrire… Voici deux lettres ouvertes, Tune à Henriette, l’autre à Pauline, écrites dans la douleur et l’angoisse. Vous y lirez, tout aussi vrai que dans mon cœur, ma passion ardente pour Pauline, mon attachement profond et tendre à Henriette. Fermez-les toutes deux et expédiez-les. Aussi vrai que je ne puis vivre sans Pauline, la pensée m’est intolérable de voir abandonnés Henriette et ses enfans, qui seraient un éternel reproche pour Pauline et pour moi. Pourquoi ne suis-je mort, malheureux que je suis ?… Donnez-moi un conseil… Renvoyez-moi les deux lettres. Dieu ! vous voyez comme tout s’est enchevêtré ; je tremble pour toutes deux, et pour toutes les deux l’une par l’autre. Si ce nœud né se dénoue pas comme je désire, nous sommes tous malheureux. »


Ne sachant rompre ses liens, il les fuit, court à Vienne, en Italie. À la première étape de sa fuite, il écrit à Rahel :


« Je dois vous témoigner dans ma solitude ma reconnaissance, chère petite, de l’intérêt cordial que vous m’avez montré dans la situation si pénible où vous m’avez vu à Berlin… Je ne puis vous dire grand’chose de ma disposition d’âme ; la grande dépense de force, cette continuelle alternative de sentimens, de sensations violentes, de bonheur et de douleur, m’ont tout à fait émoussé, et mon cœur est désert et mort… Vous avez vu combien mon amour pour Pauline est ardent et violent, avec quelle tendresse et quelle intensité je suis attaché en même temps à la chère bonne angélique Henriette. Cela paraît énigmatique, inconcevable même à beaucoup de monde, et pourtant les circonstances si étranges, la naissance si unique de ces rapports, ont voulu que dans cette complication je ne pusse vouloir, et que ces deux femmes, pleines de charme, pleines d’agrémens différens, n’aiment pourtant ni l’une ni l’autre ce qui est vraiment digne d’être aimé en moi, tandis que mon cœur les embrasse si complètement. Il me convient de me retirer dans la vie sévère des affaires, de ne pas dissiper, comme je l’ai fait, mon temps et mes forces avec les femmes, qui après tout se laissent bien plus dominer par la gravité et une raison froide que par le dévoûment et l’amour constant. »


Les bonnes résolutions ne durèrent pas ; au bout de deux ou trois mois, il fut de retour à Berlin, et la réconciliation avec Pauline ne se fit point attendre. « Chère âme, tu dis que tout conspire contre notre amour ! écrit-il un mois après environ ; laisse-moi dire plutôt qu’il était écrit dans le ciel par la main du destin et de la nature que nous devions nous aimer… Je ne veux plus vivre que pour toi, et certes cette année ne finira pas sans que les liens les plus étroits nous unissent ; fais seulement que tu sois promptement divorcée de Wiesel. Chère amie, que de fois je pense au moment qui nous unira ! mon imagination me le peint toujours de couleurs nouvelles, Un soir je te surprendrai… » On se rend compte sans doute pourquoi nous renonçons, ici comme ailleurs, à achever ces citations.

Les lettres de Pauline doivent avoir étrangement contrasté avec ces éruptions volcaniques. C’est du moins ce qu’il est permis de conclure de ses ravissantes lettres à Rahel que nous possédons, mais qui malheureusement sont toutes d’une époque postérieure (1808 à 1830). Une seule lettre d’elle à Louis-Ferdinand nous est conservée ; la voici en une pâle traduction qui lui enlève bien un peu de caractère, comme celles du prince ont perdu leur cachet en passant par la plume du traducteur, obligé d’y mettre une ombre au moins de syntaxe et de ponctuation :


« La guerre, monsieur le guerrier, le chasseur, le musicien, tout cela on me le détient, et l’amour ne vient qu’après. Non, Louis, d’abord l’amour et puis le reste ; mais chez moi il n’y a pas de partage, je n’aime que toi au monde, toi et Pauline (sa fille). Tu as tout tué en moi ; je ne sais si cela doit me rendre heureuse, ou s’il ne vaudrait mieux peut-être qu’il en fût autrement. Non, Louis, il n’en peut être autrement ; c’est chose faite. Ne m’oublie pas. N’oublie pas non plus la promesse du portrait. Écris-moi souvent, mais seulement quand tu es disposé et que tu n’as pas d’autres pensées ; non, écris quand tu veux, ne te gêne pas pour moi, Louis. Adieu ; mes pensées te suivent. Je suis toujours près de toi ; si seulement mon esprit pouvait te le faire savoir de quelque manière ! J’envie chacun de tes gens qui ont le bonheur de te voir. Ah ! Louis, pourquoi ces éternels renoncemens dans la vie, dans cette courte vie ? Pourquoi ne suis-je avec toi ? Par mille raisons qui toutes sont mille fois plus faibles que mon amour pour toi, que le bonheur que cela me donnerait d’être près de toi. Ah ! Louis, il faut que je finisse, mais vraiment bien triste, bien émue. Tout est autre qu’on ne croit, qu’on ne pense. Je suis chicanée par mille misères, et pourtant je ne puis y rien changer. Ah ! si je pouvais embrasser Louis une heure seulement ! Envoie de l’argent, je n’ai pas le sou. Il n’y a là rien qui tienne, ni intelligence, ni résignation, ni esprit, ni bonté, rien que de l’argent ou de ces ennuis auxquels on ne peut survivre. Depuis que je suis ici, je n’ai encore eu un son en main ; car je ne puis le dire à ma mère, et cela ne servirait à rien. J’ai voulu vendre mes châles, mais on ne veut me donner que 50 thalers pour tous les deux, et ils m’ont coûté chacun plus de 200. Écris-moi seulement à qui je dois emprunter ; je ne sais personne, ne me fie à personne. Cela pourrait ne pas te convenir. Adieu, Louis, je suis si maussade d’être obligée de te dire cela ; c’est terrible d’être toujours dans une situation aussi infâme. Ce n’est pas ma faute. Ne sois pas fâché contre ta Pauline. »


Huit jours après la réception de cet appel de fonds accompagné de protestations d’amour, le prince tombait mort sur le champ de bataille, le portrait de Pauline sur son cœur. Il avait dû recevoir la lettre de sa maîtresse à Iéna, où il était allé rejoindre l’armée ; c’est de cette ville qu’est daté son dernier mot à Pauline, le 2 octobre 1806.


« Chère Pauline de mon âme, c’est avec l’amour le plus intense, le plus ardent, le plus brûlant, que je t’écris ; ton image est toujours devant mes yeux ; ta douleur, tes larmes, jamais, jamais je ne les oublierai. Avec quelle intensité je t’aime, je le vois en ce que je ne voudrais pas même que tu n’eusses pas tes défauts. Tes colères, tes injustices, j’aime tout, même lorsque j’en suis tourmenté. Chez toi, toutes ces petites fautes ne me semblent que l’exubérance d’une nature trop vigoureuse, dans laquelle bien des choses n’ont pu se développer complètement, où d’autres ont été arrêtées, mais où rien de beau n’a pu être complètement étouffé. Chère, méchante Pauline, angélique Pauline, il était bien difficile de t’élever et de ne pas te gâter. Le charme infini que tu as pour moi est indescriptible. Tu connais les miracles de notre amour ; peu de personnes ont bu à la coupe de la volupté comme nous. Ma Pauline, ma chère Pauline, je compte tout à fait sur ton amour, il doit être, il sera ma récompense, si je reviens de la guerre et que je te serre encore contre mon cœur… La guerre décidera plus ou moins de notre existence, et involontairement de graves pensées s’imposent à mon esprit. Combattre le plus beau des combats, où il y a tant de gloire à recueillir, tant de maux à réparer, c’est vraiment un beau sort, un sort plein de grandeur. Aussi j’ai pris congé de tous les amis, de toutes les jouissances, et ne vis plus que pour agir dans mes fonctions avec la plus grande énergie et pour attendre de toi ma plus douce récompense… »


J’ai parlé de la vie privée et du caractère moral du prince avant de dire ce qu’il fut comme homme public, comme patriote, comme soldat. J’en ai parlé longuement, ou plutôt je l’ai laissé parler longuement, parce qu’il m’a semblé que rien ne saurait mieux peindre l’état moral du temps singulier qui précéda le désastre d’Iéna : non pas que toute idée morale ait été absente dans cette génération d’aristocrates et d’artistes ; mais ce fut une morale à part, et que la postérité, que les nations latines surtout, ont bien de la peine à comprendre. Tout le xviiie siècle n’avait tendu qu’à une chose : détruire l’autorité, la convention, sous quelque forme qu’elles se présentassent, dans la religion, dans l’état, dans la littérature, dans la société, — émanciper l’individu et le laisser seul maître vis-à-vis de l’autorité désarmée. Il ne se pouvait pas que cette émancipation radicale n’aboutît pas enfin à l’égoïsme le plus absolu, égoïsme d’autant plus dangereux qu’on le croyait une chose légitime, respectable, et que chacun devint, comme on l’a dit, « Dieu et prêtre de son moi. » Qui pouvait désormais empêcher l’individu de réclamer les droits de la passion aussi bien que ceux de la raison, les droits des sens aussi bien que ceux de l’idéal ? Sous prétexte que la société sacrifiait aux préjugés, que la civilisation énervait et avilissait les hommes, que le monde était un organisme artificiel élevé par les intérêts et les vices, sous prétexte de mieux servir le dieu intérieur et ses hautes aspirations, « on se passait de faire le simple devoir, » pour parler avec Kant, qui flétrit vigoureusement cette exaltation de l’individualisme, et qui le premier releva en Allemagne l’idée du devoir.

Tout ne fut pas la faute du siècle dans ces exagérations qui plaçaient les instincts personnels au-dessus de la règle générale. Quelque chose en revient à la race. Quand F. H. Jacobi disait : « Meilleur et plus sûr que toute morale est le cœur du noble (des Edelgebornen), » n’exprimait-il pas dans le langage de son siècle et de la philosophie ce que deux cents ans auparavant les théologiens avaient exprimé dans la langue religieuse du temps lorsqu’ils parlaient de prédestination et d’élection par la grâce ? Est-ce un pur accident que l’augustinianisme, tant de fois étouffé, ait toujours reparu chez les nations de sang germanique, et qu’il n’ait jamais pu prendre racine dans les nations romanes ? Est-ce un hasard que les poètes de l’Angleterre et de l’Allemagne modernes, affranchis de la foi en un dogme qui répugnait à leur raison, soient sans cesse ramenés par un secret instinct à peindre les natures nobles au milieu de la passion et de l’égarement, pures dans la souillure, élues enfin et prédestinées à planer au-dessus des natures basses et vulgaires, quand même celles-ci mèneraient une vie correcte, à l’abri de tout reproche ? N’est-il pas remarquable que les races germaines aient toujours raffolé de ces types du prince Harry, de Tom Jones, de Childe Harold, de Pendennis, d’Egmont, de Wilhelm Meister, d’Edouard ? Qu’on n’oublie pas enfin la profonde différence du point de départ de la morale chez les peuples germaniques et chez les peuples latins : les premiers, éminemment individualistes, le plaçant dans la conscience ; les seconds, essentiellement sociables, le mettant dans la convention ; ceux-ci résumant leur code en ces mots : « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît, » ceux-là rappelant sans cesse que Dieu juge les cœurs et que son œil nous suit dans la solitude. Quoi qu’il en soit de ces différences profondes entre les manières de voir des peuples, une chose est certaine : un homme tel que Louis-Ferdinand fut sans doute coupable, même devant la morale de son siècle et de son pays ; mais tous deux pardonnèrent, en faveur du fond noble de la nature, les égaremens qu’ils ne pouvaient pas s’empêcher de blâmer.


III.

L’Allemagne, et la société de Berlin en particulier, avaient suivi avec un vif intérêt les grands événemens de la seconde moitié du siècle. Cet intérêt toutefois avait je ne sais quoi de platonique. On regardait Frédéric II, Washington, Mirabeau, comme on regarde des acteurs qui jouent bien leur rôle, comme des héros de roman qui sont vrais et qui vivent, tout au plus comme de curieux spécimens de la nature humaine qu’on observait et étudiait avec amour. De là cette admiration du génie dans laquelle n’entrait jamais aucune préoccupation du bien ou du mal que le génie pouvait faire. Utile ou funeste au genre humain, il était génie et cela suffisait. Il avait le droit d’être ce qu’il voulait être, il était l’originalité suprême : « pour de pareils esprits, répétait-on avec Aristote, il n’y a pas de lois, car ils sont eux-mêmes la loi. » Tout au plus s’enthousiasmait-on pour les idées qui étaient en jeu. L’Allemagne entière prit fait et cause contre l’Angleterre dans la guerre d’indépendance américaine. Lors de la révolution, les enfans partaient en vacances avec des cocardes tricolores à leur bonnet, et répondaient par le cri de « vive la nation » au cri de « vive la liberté. » Les jacobins eux-mêmes trouvèrent des partisans enthousiastes ; les poètes composaient des odes en l’honneur de la révolution. Personne cependant ne songeait que cela pût toucher l’Allemagne, que l’heure de la délivrance fût arrivée, que le saint-empire allât s’écrouler, que le moment fût venu de faire une révolution allemande, comme la France avait fait sa révolution française. C’était un beau drame qu’on jouait à Paris : il intéressait par ses acteurs, son style, ses épisodes ; on espérait qu’il se dénouerait noblement. La presse politique n’existait pas encore pour ainsi dire ; Gentz la créa seulement en 1799. Quand le feu roi, toujours chevaleresque mal à propos, fit sa triste équipée de 1792, l’opinion fut indifférente. On trouvait cette guerre absurde ; mais cela ne remuait pas le pays, qui était occupé à lire Wilhelm Meister et qui attendait Hermann et Dorothée. Pour les officiers, c’était une guerre politique ; le peuple n’en était guère touché directement, car on sait comment était composée cette armée, racolée au hasard. On avait salué avec satisfaction la paix de Bâle, et il faut avouer que c’est le patriotisme rétrospectif qui a découvert depuis cette humiliation nationale dont peu de contemporains avaient souffert : l’Allemagne n’était pas encore une nation. Il pouvait y avoir du patriotisme prussien, et il y en avait ; mais le patriotisme allemand, comment aurait-il pu naître et exister dans le saint-empire romain de nation germanique ?

Malgré l’enthousiasme pour la liberté, le 18 brumaire n’excita que de l’admiration. La grandeur de l’homme frappait et éblouissait tout le monde. La reine elle-même portait sur elle son portrait en médaillon ; — qui lui eût prédit alors les insultes grossières dont le parvenu devait l’abreuver six ans plus tard ? — Rahel ne renonça jamais à son admiration pour le héros, même en 1813, au plus fort de la haine allemande et malgré son patriotisme prussien. Les émigrés eux-mêmes avaient partagé ce premier engouement. Ce n’est qu’en 1805, lors de la guerre d’Autriche, que des partis politiques commencèrent à se former et à diviser la société. Déjà l’occupation du Hanovre et la proclamation de l’empire avaient refroidi les âmes pour le vainqueur de Marengo. Le prince Louis-Ferdinand n’avait pas attendu jusque-là pour manifester sa haine. Rahel, il est vrai, prétendit toujours que cette haine ne lui était point naturelle, qu’il « se l’était fourrée dans l’idée, » pour me servir de son expression énergique, et qu’à force de se monter la tête, il avait fini par y croire lui-même. L’amie semble ici prêter au prince les dispositions qu’elle nourrissait elle-même. Rahel, fidèle en cela à son origine, était peu sensible à ce que nous appelons les vertus chevaleresques, qui manquaient si complètement à Napoléon. On comprend sans peine que Louis-Ferdinand fût au contraire vivement choqué de certains côtés vulgaires et peu généreux du grand capitaine. Le prince fut d’ailleurs un des rares hommes qui semblent avoir pénétré Bonaparte dès le premier consulat, et, c’est une justice à lui rendre, ce ne fut pas seulement le gentilhomme de vieille roche, ce fut aussi l’ami de la liberté et des idées modernes qui fut blessé du coup d’état. Il savait mieux que personne que c’en était fini de l’ancien régime et que Berlin aussi y passerait. « Pensez-vous donc, chère mère, dit-il un jour à la princesse Henry, scandalisée de voir qu’on ne battait pas le tambour à sa sortie en voiture, pensez-vous donc que les choses seront toujours ainsi ?… Je vous le jure, vous sortirez un jour de ces portes, et on ne battra pas aux champs, croyez-moi. » Les événemens ne donnèrent que trop raison à ses prévisions sinistres, en France aussi bien qu’en Allemagne. Napoléon, dont il détestait la mauvaise foi, mais dont il ne songeait pas à contester le génie, se dévoilait de plus en plus. « Ce qui lui répugnait surtout dans Bonaparte, dit Mme de Staël, c’était sa façon de calomnier tous ceux qu’il craignait et de rabaisser dans l’opinion même ceux qui le servaient, pour les avoir mieux sous sa dépendance. Il m’a souvent dit : Je lui permets de blâmer ; mais, quand il assassine moralement, il me révolte. » Une anecdote qu’elle raconte peint au vif et le prince et ses sentimens pour le maître de la France.

« Je demeurais à Berlin sur le quai de la Sprée, et ma chambre était au rez-de-chaussée. Un matin, on vint m’éveiller à huit heures pour me dire que le prince Louis-Ferdinand arrêtait à cheval sous ma fenêtre, et qu’il voulait me parler. Très étonnée de cette visite matinale, je me hâte de me lever et d’aller à la fenêtre. Il avait particulièrement bon air à cheval, et son émotion augmentait encore la noblesse de son visage. « Savez-vous, s’écria-t-il, que le duc d’Enghien a été saisi sur le territoire de Bade, traduit devant une cour martiale et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? — Quelle folie ! répondis-je. Ne voyez-vous pas que les ennemis de la France répandent ce bruit ? — Puisque vous doutez, répliqua le prince, je vous enverrai le Moniteur, où vous lirez le jugement. » Et ce disant il piqua des deux et partit au galop. Sa physionomie respirait la vengeance ou la mort. »


Nous avons vu qu’à la fin de 1804 il s’était échappé de Berlin pour se soustraire aux embarras de son double amour, aux insistances de ses créanciers, mais aussi à sa fausse position politique, car on l’excluait systématiquement des affaires. À son retour, il réclame une politique plus vigoureuse, il veut à tout prix qu’on s’allie à l’Autriche et à la Russie. Aussi libéral que patriote, il ne croyait au triomphe de la liberté que par la défaite de Napoléon : sa douleur sur la triste situation du royaume était réelle ; le neveu de Frédéric ne supportait qu’impatiemment le vasselage indigne où vivait son pays. La violation du territoire prussien par les troupes françaises dans leur marche d’Ulm sur Vienne fut saluée par lui comme une bonne nouvelle, car il espérait que cet affront achèverait de décider le roi. Quel ne fut pas son dépit quand il vit revenir Haugwitz du quartier-général français, apportant la paix et des échanges de territoires peu honorables pour la Prusse ! Le prince ne sut ni modérer ni cacher sa colère ; aussi le considéra-t-on comme le chef de l’opposition, et le peuple de Berlin, qui alla le soir même briser les vitres du palais de M. de Haugwitz, fit une ovation au prince, en même temps qu’on organisait une sérénade pour Hardenberg, que l’on savait dans des dispositions belliqueuses. Le prince, qu’on accusa d’avoir été l’instigateur du tumulte, n’y avait été pour rien, la chose semble prouvée aujourd’hui ; mais il dissimulait si peu son mépris pour le premier ministre que l’opinion fut bien excusable de le désigner comme l’auteur premier de ces agitations. On trouve des traces de cette antipathie jusque dans ses lettres intimes. « J’ai été aujourd’hui à Charlottenbourg, chère Pauline ; mais la colère d’avoir ce coquin d’Haugwitz en face de moi m’a ôté tout appétit. Le misérable n’a pas osé me regarder en face, car jamais mortel n’a été plus méprisant et plus hautain que je ne l’ai été avec lui. Le roi parlait timidement et en hésitant, » — comme on le reconnaît bien là, le roi-héros ! — « de Londres, de l’Angleterre, de la Russie et de la situation isolée de la Prusse. » Le prince se concerta avec Stein pour présenter au roi une pétition qui l’engageait à éloigner Haugwitz des affaires. Frédéric-Guillaume III eut un éclat de colère, et défendit le palais à son cousin. Pendant ce temps, la cour s’amusait. « La reine donne le 12 une fête champêtre à Charlottenbourg… On verra des paysages suisses, on dansera, on jouera… Radzivil chantera le ranz des vaches… La reine voulait que j’apparusse en berger… avec mon cœur plein d’amour pour Pauline, plein de douleur sur les temps misérables où nous vivons, plein de soucis et de tristes pressentimens pour l’avenir. »

Que serait devenu ce prince intelligent, patriote, populaire, en une position moins fausse, avec une éducation différente, dans un état moins gangrené que la Prusse de 1806 ? — Sa popularité en effet répondait à ses facultés. « Dans ce qu’on appelait alors l’opinion publique en Prusse, dit un contemporain, il donnait le ton, et il le faisait d’une façon bruyante ; mais tous les élémens de la société qui avaient pour point d’attraction mutuelle leur haine de Napoléon se réunissaient autour de lui. » Malheureusement, si la nature en le comblant de ses dons, si l’opinion en se ralliant autour de lui semblaient le désigner pour être le sauveur de son pays, s’il était libre de la sotte superstition de ses concitoyens, qui croyaient encore obstinément en l’excellence de l’édifice de Frédéric, il lui manquait aussi la vieille rigueur, la vieille discipline prussienne. Nostitz, son aide-de-camp, son ami, qui faillit périr à ses côtés, regretta toujours que ce prince, si brave, si jeune, maître dans tous les arts chevaleresques, intelligent, spirituel, n’eût pas été élevé dans les traditions de sévérité et de subordination prussiennes. « Le manque d’une occupation digne de lui, l’éloignement où on le tint toujours de tout ce qui aurait pu développer ses grandes qualités par une activité plus haute, ont mis dans son âme un poison mortel qui l’a égaré souvent. Pourtant le noble fond qui était en lui ne s’est jamais démenti dans les momens décisifs, mais une grande force était dissipée. » Seul dans ce monde d’officiers bravaches, si éloignés des habitudes d’ordre et de régularité traditionnelles dans la vieille Prusse, si remplis de confiance en leur invincibilité, Louis-Ferdinand doutait du succès ; il fut heureux de la déclaration de guerre, mais il n’osait croire à la victoire alors que personne ne la mettait en question. « Je désire la guerre, écrivait-il, parce qu’elle est nécessaire, parce qu’elle est la seule chose qui nous reste à faire, parce que l’honneur l’exige, mais je sais très bien que nous pourrons succomber… » Ceux qui l’approchaient connaissaient ces dispositions. « Le véritable héros de la voix publique, dit Woltmann en ses mémoires, n’était point possédé d’un orgueil aveugle et d’une confiance absolue dans les armes invincibles de la Prusse. »

Il comptait d’ailleurs ne pas sortir vivant de cette guerre. C’est alors qu’il écrivit à Rahel la mémorable lettre où il raconte l’histoire de son amour pour Pauline, ses efforts « pour sauver les reliques de la nature meilleure de sa maîtresse, pour réchauffer son cœur, pour y ranimer les idées du bien et du beau. » Rahel retrouvait dans cette lettre « toute l’âme » du prince. « Il y parle à sa façon de son amour, de lui-même, du monde, de son devoir et de son désir de mourir. Et de quel ton ! avec quelle noble insouciance de sa propre douleur ! comme elle est douce, comme lui-même est grave ! Mille fois il m’avait dit : Je ne survivrai pas à la chute de mon pays ; si nous avons ce malheur, je mourrai, et cette pensée était le ressort de toute sa vie. Dans ses passions, dans son grand amour, il ne se permettait tant de choses que parce qu’il avait toujours cette pensée présente à l’esprit, et qu’il regardait tout le reste comme ne valant pas la peine. » Aussi Rahel le plaignait-elle tout en voyant ses défauts, qu’elle n’excusait point. Il était évident à ses yeux et elle le disait souvent, que la seule réaction contre l’état de la chose publique l’avait poussé dans la vie de plaisir. Une fois en campagne, ce fut un autre homme. Sans croire au succès, il fit noblement son devoir.


« Nous nous sommes tous donné la parole, écrit-il à Rahel, une parole solennelle et virile, une parole qui sera tenue, de mettre notre vie comme enjeu, de ne pas survivre à ce combat où nous trouverons la gloire et un grand honneur, ou qui étouffera et anéantira pour longtemps la liberté politique et les idées libérales. Et il en sera ainsi. Qu’est-ce que cette misérable vie ? Rien, rien absolument. Tout ce qui est beau et bien disparaît, c’est le mal qui est le souverain et qu’on admire. Une triste expérience arrache impitoyablement toutes les belles espérances de notre cœur. Il faut qu’il en soit ainsi dans ce siècle, car c’est de la sorte qu’ont péri toutes les belles idées destinées à rendre l’humanité heureuse. La misère seule est restée, elle l’emporte. Pourquoi donc nous plaindre s’il nous arrive en petit ce dont souffre un siècle entier ? »


C’est en ces sombres dispositions que le prince partit pour son dernier combat. « Il devait périr, dit Henriette Herz, qui l’avait connu moins intimement que Rahel, mais qui avait pu l’apprécier. Il s’usait dans les contradictions insolubles de sa nature ; longtemps il porta en lui le pressentiment d’une mort prématurée, et ce pressentiment se serait réalisé, j’en suis sûr, même sans la fin héroïque de Saalfeld. » Avant de quitter Berlin, il avait fait son testament, pourvu au sort de ses enfans naturels et de leur mère, et arrangé le paiement de ses dettes, qui se montaient à un million de thalers environ. Placé à la tête de l’avant-garde de l’aile gauche, il se rendit d’abord au quartier-général, près du prince de Hohenlohe, où il revit Goethe et Charles-Auguste, et où il rencontra le prince de Schwarzenberg. Il était accompagné partout de son fidèle Nostitz, à qui nous devons la plus grande partie des détails sur ses derniers jours, et de Dusseck, le musicien, qui, même au camp, chassait par son jeu la mélancolie du prince, et « expédiait en même temps autant de vin que possible à travers son gosier singulièrement desséché. » Cependant il attendait vainement un entretien avec le général en chef, et dans son impatience il allait et venait des journées entières sur le marché d’Iéna en se plaignant avec sa franchise habituelle, fort déplacée ici, on le comprend, et peu séante à un officier neveu de Frédéric, de l’état de l’armée mal préparée au combat, à peine approvisionnée, de la lenteur et de la sénilité des chefs (Brunswick avait soixante-douze ans, Mœllendorf quatre-vingt-deux), du désordre et du manque d’entente entre les commandans. Le 8 enfin, il obtient une audience de Hohenlohe, mais il en sort moins confiant encore qu’il ne s’y était rendu ; triste et sans espoir, il ne nourrit plus qu’une seule préoccupation désormais, « la crainte de manquer l’occasion de combattre et de mourir. » Elle ne devait pas se faire attendre. Le surlendemain, 10 octobre, on vient lui annoncer à Rudolstadt, où il s’était rendu à la tête de son corps, que Lannes vient de refouler ses avant-postes. Il accourt aussitôt à la tête de 5, 000 cavaliers et se trouve en présence de tout le corps d’armée du maréchal français. La lutte dura cinq heures. Malgré le calme et le coup d’œil militaire même dont le prince fait preuve dans une circonstance aussi difficile, attendant en vain des secours qui n’arrivent pas, il se voit écrasé ; c’est alors qu’il résolut de ne pas survivre à la défaite. Nostitz, qui veut le couvrir, est frappé à ses côtés ; lui-même, grièvement blessé, refuse de se rendre et reçoit le coup mortel qu’il désirait. « Diable ! voilà qui est bon, s’écria Lannes en apprenant la nouvelle, cela fera sensation dans l’armée. » On retrouva son corps le lendemain, complètement dépouillé et couvert de treize blessures. Les soldats français voulurent eux-mêmes lui rendre les derniers honneurs et le portèrent à la tombe des princes, à Saalfeld. La duchesse de Cobourg déposa une couronne de lauriers sur son cercueil. Napoléon seul devait faire exception dans ce concert d’hommages rendus à la valeur et au patriotisme. Devant le clergé protestant de Berlin réuni pour recevoir le vainqueur, il voulut flétrir sa gloire en racontant lui-même les anecdotes les plus injurieuses sur celui qui ne l’avait jamais combattu qu’à armes loyales.

Le deuil fut général dans le pays et dans l’armée, dont le prince avait été une des gloires. Les poètes le chantèrent ; aujourd’hui encore, dans les solennités funèbres, les soldats entonnent l’hymne composé en la mémoire du jeune héros : « pleurez, Prussiens, car il est tombé ! » Varnhagen, alors tout jeune, et qui allait devenir l’époux de celle que le prince avait aimée d’une affection si noble et si pure, Varnhagen écrivit ces distiques : « Hardiment il parcourut la vie, prodiguant la force de sa grande âme de héros, confiné dans le cercle d’une paix efféminée. Aussi sut-il mourir de la mort glorieuse sur le champ du combat, comme il avait su vivre, familier avec toutes les jouissances. Hélas ! sa mort infligea des blessures à l’armée ; pourtant la honte de l’armée l’eût tué, si l’ennemi ne l’avait fait. » Quatre jours en effet après la mort du prince, l’armée de Frédéric II n’existait plus ; le roi, son neveu, était fugitif, la vieille Prusse s’était écroulée, et le comte de Schulenburg, commandant la place de Berlin, annonçait aux habitans de la capitale l’entrée prochaine du vainqueur étranger, en leur rappelant qu’en ces circonstances « le calme était le premier devoir du citoyen. »


C’est ainsi que fut punie l’indifférence des écrivains allemands du xviiie siècle, qui, marchant sur les tracas de leurs devanciers français et anglais dans la lutte contre la religion établie, n’avaient point osé les suivre sur le terrain politique. L’idée de l’état s’était littéralement perdue en Allemagne, et en même temps qu’on oubliait le devoir envers la société, on oubliait le devoir envers la patrie ; tout intérêt pour la chose publique avait péri avec l’intérêt national. L’Allemagne avait cru qu’elle pourrait avoir une morale qui la dispensât de respecter les conventions sociales, une religion sans église établie, une société qui se passerait de préjugés ; elle allait se convaincre qu’on ne peut être une nation sans former un état. « C’est affreux, c’est honteux que nous ne soyons pas un seul peuple comme les Français ! s’écria Rahel en 1815. La langue, le parler, ne suffisent pas ; il faut savoir qu’on est sous un même gouvernement, sous les mêmes lois, que la même caisse nous fait vivre… » Ce qu’elle vit si bien en 1815, elle ne l’avait point compris dix ans auparavant ; personne ne l’avait compris, disons-le. Ce fut là le côté vulnérable de l’idéalisme allemand, conception essentiellement aristocratique, et qui n’était applicable qu’au petit nombre. Schiller n’avait-il pas ajourné la liberté jusqu’au jour où chaque citoyen serait artiste ? n’avait-il pas, comme Herder, comme Lessing, flétri l’idée de patriotisme comme une idée mesquine et étroite, indigne de l’humanité affranchie ? Est-il étonnant qu’il fallût la rude main de l’histoire pour convaincre l’Allemagne qu’un peuple ne vit pas d’esthétique, qu’une « nation de penseurs et de poètes » n’est pas une nation, que pour la masse, qui ne peut se payer d’un idéalisme humanitaire sans dogme et sans lois, la religion, la morale, la société, la nation, ont besoin d’un corps, et que le corps d’une nation, c’est l’état ?


K. HILLEBRAND.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Gustave de Brinckmann. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1858, Rahel et le monde de Berlin, par M. Blaze de Bury. Varnhagen, le mari de Rahel, mourait au moment même où parut ce travail, et c’est depuis sa mort seulement qu’on a publié les papiers rétrospectifs qui nous permettent aujourd’hui d’étudier le Berlin de 1789 à 1815, comme notre prédécesseur a étudié le Berlin de 1815 à 1848.
  3. Cette lettre est en français, comme toutes celles du bizarre major.
  4. Voyez la Revue du 1er  juin 1868.
  5. Ici, comme dans les citations suivantes, les mots imprimés en italique sont en français dans l’original.
  6. Briefe des Prinzen Louis-Ferdinand von Preussen an Pauline Wiesel, u. s. w., herausgeg. von Alexander Buchner ; Leipzig 1865. Briefe von Chamisso, Gneisenau, Prinz Louis-Ferdinand u. A. 2 vol. in-8o ; Leipzig 1867. Les lettres publiées par M. Büchner, professeur à la faculté des lettres de Caen, sont fort incomplètes ; mais elles ont l’avantage d’être imprimées d’après les originaux et d’en reproduire exactement le caractère bizarre, l’incorrection, la négligence. Celles données par Mlle  Ludmilla Assing dans la seconde des publications ci-dessus indiquées complètent celles de M. Buchner, mais elles sont prises sur des copies qu’on a trouvées dans les papiers de Varnhagen. Elles sont, à notre avis, un peu trop corrigées.
  7. La lettre est en français.