La spécialité — Henri Bergson

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La spécialité
Discours prononcé par M. Bergson à la distribution des prix du lycée d’Angers le 3 août 1882
Texte établi par Lycée David d’Angers, .
LA
SPÉCIALITÉ

DISCOURS PRONONCÉ PAR M. BERGSON

professeur de philosophie

À LA DISTRIBUTION DES PRIX DU LYCÉE D’ANGERS

le 4 août 1882.


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ANGERS
imprimerie lachèse et dolbeau
Chaussée Saint-Pierre, 13

1882

LA SPÉCIALITÉ

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Je crois n’être que l’interprète de votre sentiment à tous, jeunes élèves, en remerciant d’abord les personnages éminents qui ont bien voulu assister à cette fête, et en particulier celui qui la préside. Il a tenu à nous donner une marque nouvelle de sa sympathie, et comme sa première visite avait été pour notre Lycée, son premier discours sera pour nous.

Je ne sais si je vous serai aussi agréable en vous annonçant, pour terminer l’année, une leçon de philosophie. Vous me le pardonnerez pourtant, j’en suis sûr : c’est la dernière.

Je me punirai d’ailleurs moi-même, et puisque c’est à l’abus d’une étude spéciale que je devrai d’avoir été, même en un jour de fête, moraliste et morose, je me condamne, en guise de pénitence, à rechercher avec vous les inconvénients graves de ce qu’on appelle « la Spécialité. »

Le plus triste est celui que vous constatez aujourd’hui. L’homme d’une seule occupation ressemble beaucoup à l’homme d’un seul livre : il ne saurait vous entretenir d’autre chose. S’il est philosophe, et qu’une faveur imméritée l’appelle à prendre la parole, il s’épuisera en vains efforts pour trouver un sujet de discours attrayant, se décidera pour la littérature, la quittera pour l’histoire, et aboutira enfin, après un long travail et de pénibles recherches, à une leçon de morale.

Que serait-ce si, au lieu de l’entendre en public, vous alliez le voir chez lui ? Le spécialiste a mauvais caractère. Entamez avec lui une conversation banale, parlez de ce qu’il sait mal ou médiocrement, il vous répondra, et vous pourrez le quitter avec la conviction qu’il est homme du monde. Mais que le hasard, ou le désir de lui plaire, vous mette sur ce qu’il appelle sa « spécialité », il se tait, il sourit, il vous laisse dire. Tranquille et impertinent, il attend que vous ayez fini :

Rusticus exspectat dum defluat amnis…

Il se garderait de vous interrompre, car de vos erreurs accumulées se dégage pour lui une grande vérité : il sait. Il a en effet assez pratiqué sa science pour avoir pitié de vous ; il n’a pas assez cultivé les autres sciences pour se rendre compte de ce qu’il a encore à apprendre, et éviter, en restant modeste, qu’on se moque de lui.

Mais voici qui est plus grave. La spécialité, qui rend le savant maussade, rend la science stérile.

Certes, la division des sciences est chose naturelle. À une époque où l’intelligence humaine était encore dans l’enfance, on pouvait, sans trop d’ambition, aspirer à tout connaître. Telle fut l’illusion généreuse de la philosophie des premiers temps : elle se définissait la science des choses divines et humaines. On n’a pas tardé à faire cette découverte désespérante : l’univers est plus vaste que notre esprit ; la vie est courte, l’éducation longue, la vérité infinie ; il faut se consumer en efforts pénibles, tâtonner longtemps pour mettre la main sur une bien petite parcelle de la vérité : encore meurt-on sans l’avoir trouvée ou même entrevue. De là un grand nombre de sciences particulières, dont chacune a son objet propre et sa méthode spéciale, qui toutes paraissent se suffire à elles-mêmes et poursuivent isolément leur marche, jusqu’au jour, où réunissant dans une vaste synthèse l’immense multitude des faits peu à peu recueillis et des idées longtemps accumulées, quelque génie privilégié rapprochera peut-être ces fragments, et reproduira, dans l’ordre de ses conceptions, l’ordre même qui a présidé à la construction de l’univers. Qu’il y ait des sciences spéciales et qu’il faille choisir, c’est une dure nécessité. Nous devons nous résigner à connaître peu, si nous ne voulons pas tout ignorer.

Mais on ne saurait s’y résigner trop tard. Chacun de nous devrait débuter, comme a fait l’humanité, par la noble et naïve ambition de tout connaître. On ne devrait descendre à une science spéciale qu’après avoir considéré d’en haut, dans leurs contours généraux, toutes les autres. C’est que la vérité est une : les sciences particulières en examinent les fragments, mais vous ne connaîtrez la nature de chacun d’eux que si vous vous rendez compte de la place qu’il occupe dans l’ensemble. On ne comprend pas une vérité particulière quand on n’a pas aperçu les rapports qu’elle peut avoir avec les autres. Connaissez-vous un édifice quand on vous en a montré, d’avance, toutes les pierres ? Et pourtant il n’y a que des pierres dans l’édifice. C’est que tout l’art est dans l’arrangement, et que l’important n’est pas de connaître la pierre, mais la place qu’elle occupera. Vous avez tous manié un microscope, et vous avez pu voir, dans la boîte qui le contient, ces plaques de verre qui renferment une préparation anatomique. Prenez l’une d’elles, placez-la sous l’objectif et regardez à travers l’instrument. Vous apercevez un tube, divisé en compartiments : faites glisser la plaque ; aux cellules succèdent les cellules, vous avez distingué admirablement chacune d’elles. Mais quel était l’objet, et qu’avez-vous vu ? Vous serez bien obligés, si vous voulez le savoir, de laisser là votre instrument, et de contempler à l’œil nu, dans sa totalité repoussante, la patte d’araignée. C’est pour regarder la vérité au microscope qu’on l’a, elle aussi, décomposée : si l’on ne commence par jeter un coup d’œil sur l’ensemble, si l’on se transporte tout de suite aux parties pour ne considérer qu’elles, on voit très bien peut-être ; on ne sait même pas ce qu’on a regardé.

C’est par une espèce de paresse intellectuelle, et pour n’avoir pas besoin d’étudier le reste, qu’on se renferme aujourd’hui dans les limites d’une science spéciale. Je voudrais qu’on modifiât un peu cette formule et qu’on se consacrât à une science spéciale le jour seulement où on n’a plus besoin d’étudier toutes les autres. Nous mettrions ainsi plus de temps à acquérir la science : nous en mettrions moins peut-être à la faire avancer.

Je ne médirai pas de la science de notre temps. Elle a beaucoup fait pour notre commodité. L’industrie et les arts lui doivent une éternelle reconnaissance. Si elle ne nous surprend plus par ses inventions merveilleuses, c’est qu’elle a lassé notre admiration. Beaucoup de bons esprits s’étonnent pourtant que la science paraisse de plus en plus abandonner la théorie pour la pratique, qu’on s’occupe plutôt des conséquences que des principes, et qu’au milieu d’une si grande abondance d’inventions il y ait si peu de découvertes. Ils sont d’ailleurs assez difficiles pour ne pas se contenter de cette réponse, déjà faite à Newton et à Galilée : « Les principes sont trouvés. » Je ne sais si je me trompe, mais je crois que le goût de ces spéculations élevées ne s’est point perdu. Ce qui manque peut-être au savant, ce sont les connaissances générales dont on se sert comme d’un point d’appui pour s’élever au-dessus d’une science spéciale, la dominer, et toucher aux principes.

Si l’on écoutait le spécialiste, la physique risquerait fort de devenir un simple catalogue de phénomènes, et la chimie un recueil de formules pharmaceutiques. Dans le grand journal de la science, il ne remplit que la colonne des faits divers. Il oublie que les faits sont les matériaux de la science, non la science même ; que celle-ci commence avec la découverte des lois, et que le simple collectionneur de faits ressemble beaucoup au cuisinier qui, au lieu d’un bon plat, nous en servirait les ingrédients. Cette impuissance à coordonner les faits, à les réduire en système, ne viendrait-elle pas de ce que les connaissances générales font chez lui défaut ? L’estomac à jeun, quand on le remplit, digère mal ; un esprit tout à fait vide ne pourra que recevoir et rejeter ce qu’on y mettra. De là vient que le spécialiste rend les faits tels qu’il les a reçus ; et comme il ne se soucie de la science que pour en parler, il risque fort de la faire dégénérer sous peu en simple commérage scientifique.

Ce n’est pas ainsi que procédait Descartes, le plus grand de nos physiciens. Il jugea bon d’étudier toutes les sciences pour approfondir l’une d’elles. Et dans sa vaste intelligence les connaissances les plus diverses, géométrie et métaphysique, s’étaient unies et presque confondues. Ainsi, sa conception philosophique de l’espace lui suggéra la découverte de la géométrie analytique, et c’est par la considération des attributs de Dieu qu’il fut conduit à la théorie des ondulations.

Et, de notre temps, n’est-ce pas la question toute philosophique des générations spontanées qui a mis notre grand chimiste sur la voie de ses plus admirables découvertes ? Est-ce par l’effet d’un simple hasard que l’auteur des plus belles conceptions de la science contemporaine se trouve être en même temps un philosophe et un lettré ?

C’est qu’on peut, à la rigueur, s’en tenir à une science spéciale si l’on ne vise qu’à des faits particuliers ou à des vérités de détail ; mais pour poser à cette science des problèmes nouveaux, pour en renouveler les méthodes, il faut s’élever au-dessus d’elle.

L’histoire littéraire est devenue, elle aussi, une spécialité. Voyez si elle y a gagné. Le spécialiste dédaigne les travaux littéraires et la critique originale. Il prendra un de nos écrivains, l’étudiera en détail, n’étudiera que lui. Mais comme on ne peut guère comprendre et juger la pensée d’un auteur qu’à la condition de le comparer à beaucoup d’autres, ce n’est pas de la pensée qu’il se souciera, soyez-en sûrs. Que lui reste-t-il ? la personne, et les anecdotes qu’il pourra recueillir sur elle. Il citera des faits insignifiants, mais inédits ; il est le premier à les raconter, de là leur importance. Il collectionnera les papiers et les documents, oubliant que l’inédit doit se trouver dans l’esprit, non dans les vieux parchemins. Le style et la manière d’un auteur ne le préoccuperont guère : parlez-moi de son acte de naissance ! L’histoire de notre littérature nationale, après avoir formé des écrivains, ne donne plus que des scribes.

La critique des auteurs grecs et latins, si le spécialiste reste maître de la place, deviendra plus mesquine encore. Il fut un temps où on lisait les auteurs anciens pour les connaître, où on leur demandait de grands enseignements philosophiques et moraux. Le spécialiste ne les lit aujourd’hui que pour les corriger. Le crayon à la main, le regard fiévreux, il guette au passage les erreurs du manuscrit. Il serait désolé que le texte des auteurs anciens nous fût parvenu intact, ou qu’un manuscrit correct nous dispensât de ses conjectures. Il ne se demande pas ce que pensait l’auteur en écrivant sa phrase, mais à quoi pensait le copiste en la transcrivant. Il a ainsi fondé une science nouvelle, qu’on pourrait appeler la psychologie de la transcription, et qui menace de remplacer la critique littéraire.

C’est que, pour saisir les nuances délicates d’une pensée, des connaissances générales sont nécessaires, qui manquent trop souvent au spécialiste. La littérature est aussi vaste que la vérité, dont elle est l’expression. Celui qui en aborde la critique sans s’être préparé par de fortes études, celui qui ignore la science et la philosophie, sera fatalement amené à négliger le fond pour la forme, l’idée pour le mot.

Si l’esprit mathématique consiste à penser juste, et à exprimer nettement ce qu’on pense, quel littérateur se dispenserait d’être un peu mathématicien ? Si la philosophie est la science des idées générales, celui-là est un piètre critique qui n’en fait point de cas. La littérature est-elle autre chose qu’une géométrie sans figures, une métaphysique sans barbarismes ?

Ainsi, au contact du spécialiste, tout devient sec et stérile. Il semble que la science perde peu à peu la vie en se décomposant.

D’où vient que nous laissons faire ? C’est que nous sommes dupes, si je ne me trompe, d’une grande illusion. Sans nous en rendre compte, nous assimilons le travail de l’esprit au travail manuel.

Il y a 105 ans que le fondateur de l’économie politique, Adam Smith, faisait déjà la remarque suivante : Si, dans une fabrique d’épingles, un seul ouvrier était chargé de dresser le fil, de le couper, de le blanchir, de faire la pointe et la tête, il aurait de la peine à fabriquer 20 épingles par jour. Mais si l’on répartit le travail entre 10 ouvriers et qu’on les charge chacun d’une seule opération, ils produiront aisément 48,000 épingles par jour, ce qui fait 4,800 pour chacun d’eux. L’industrie arrive à de merveilleux résultats par la division du travail. Il faut que chaque ouvrier ait une « spécialité », et il sera d’autant plus habile qu’il l’aura choisie plus tôt.

Mais c’est qu’on demande au travail manuel d’être avant tout rapide, et il n’est rapide que s’il est machinal. Pourquoi la machine travaille-t-elle plus vite que l’homme ? parce qu’elle divise le travail, parce qu’un mécanisme spécial correspond à chaque partie de la tâche. Et nous, qui prenons modèle sur la machine quand nous travaillons de nos mains, nous ne pouvons mieux faire que de diviser la tâche comme elle la divise ; et nous travaillerons aussi vite et aussi bien quand nous serons machines à notre tour.

Il en est tout autrement dans le monde de l’intelligence. Tandis que nous n’acquérons l’habileté manuelle qu’à la condition de choisir un métier spécial et de faire contracter à nos muscles une seule habitude, au contraire nous ne perfectionnons une de nos facultés qu’à la condition de développer toutes les autres. Elle ne peut rien par elle-même ; séparez-la de son entourage, elle ne tarde pas à s’évanouir, semblable à ces substances chimiques qui s’évaporent dès qu’on les isole. Sans doute il en est toujours une qui domine et qu’on remarque ; mais elle ne se tient si haut que parce que les autres la portent. Je la comparerai à ce bon musicien que l’on rencontre parfois dans un orchestre médiocre : il le domine, et fait qu’on n’entend que lui seul. Peut-être échouera-t-il dans un solo, parce qu’il a besoin d’être soutenu par l’ensemble.

C’est précisément, jeunes élèves, ce qui distingue l’intelligence de l’instinct, et l’homme de la bête. Toute l’infériorité de l’animal est là : c’est un spécialiste. Il fait très bien ce qu’il fait, mais ne saurait faire autre chose. L’abeille a résolu, pour construire son alvéole, un problème de trigonométrie difficile : en résoudra-t-elle d’autres ? Celui qui admet, comme l’ose soutenir un naturaliste contemporain, que nous descendons, l’animal et nous, d’un ancêtre commun, ne pourra-t-il pas dire que notre intelligence est devenue ce qu’elle est par les habitudes variées qu’elle a contractées successivement, au lieu que celle de l’animal s’est peu à peu rétrécie et atrophiée dans les limites étroites d’une spécialité ?

Conservons notre supériorité, et puisque la variété des aptitudes est ce qui nous distingue, restons hommes. Pour cela, jeunes élèves, vous êtes à bonne école. Ce qui fait le mérite et la force de l’Université, c’est qu’elle exclut du lycée les études spéciales, et se préoccupe simplement d’élever l’esprit en le fortifiant. Sachons-lui gré de ce désintéressement ; et à ceux qui lui reprochent de n’être point pratique, d’enseigner tout et de ne préparer à rien, répondons que le meilleur moyen de réussir n’est pas de viser trop tôt au succès, que les grandes études classiques, en développant l’intelligence entière, lui donnent assez d’ampleur pour tout contenir, assez de force pour tout entreprendre, et qu’il serait en tout cas puéril, pour se préparer plus facilement à la vie, d’enlever d’avance à la vie ce qui en fait la grandeur et le prix !

Et propter vitam, vivendi perdere causas !