La taverne du diable/L’alerte

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 30-37).

VII

L’ALERTE


Sur l’ordre de Dumas, Lambert était allé rejoindre Cécile Daurac, toujours en faction aux barrières de la Ruelle-aux-Rats.

— Et Miss Tracey ? interrogea vivement Cécile en reconnaissant le lieutenant.

— Oh ! c’est une fine comédienne, que Miss Tracey, répondit Lambert avec une admiration narquoise.

— Comédienne ?… Je te crois, mon Jean, et je te préviens d’avoir à te défier d’elle. Mon intuition de femme m’autorise à te parler ainsi. Il y a longtemps que j’ai deviné Miss Tracey. Depuis longtemps je sais que c’est une fille dangereuse. C’est une vipère qui mord en souriant. Prends garde, mon Jean !

— Elle n’est plus à craindre, Cécile.

— Où l’as-tu laissée ?

— Dumas l’a prise sous sa protection, se mit à rire Lambert, en attendant qu’il te la confie.

— Que veux-tu dire ? demanda Cécile étonnée.

— C’est une idée de Dumas, et une idée merveilleuse. Pour empêcher Miss Tracey d’aller prévenir ses complices de son échec, et, par conséquent, de les mettre sur leur garde, Dumas a trouvé un prétexte pour conduire Miss Tracey chez des amis qui veilleront sur elle.

— Chez des amis ?… interrogea Cécile de plus en plus étonnée.

— Tu ne comprends pas ?… Dumas va te confier la surveillance de Miss Tracey, en attendant qu’il ait prévenu Carleton et que ce dernier ait décidé du sort de ta bonne amie.

— Mais ce n’est pas ma bonne amie !

— Je veux rire, Cécile.

— C’est mon ennemie implacable !

— Eh bien ! tu auras plus de mérites à l’accueillir chez toi.

— Es-tu sérieux ?

— Tellement sérieux, que je te prie de croire que nous n’avons pas de temps à perdre. Donc, tu vas rentrer chez toi et y attendre Miss Tracey à qui tu feras ta meilleure façon pour qu’elle ne se doute de rien. Viens… je t’accompagne. Après, j’ai ordre de me rendre aux quartiers généraux pour aller dire à Turner d’aller reprendre son poste à la barricade.

Cécile dut donc se soumettre à l’idée qu’avait eue Dumas, malgré toute la répugnance qu’elle sentait au fond d’elle-même grandir pour Miss Tracey.

Une fois chez elle, Cécile s’empressa d’enlever son uniforme de milicien, pour revêtir une jolie robe d’intérieur et pour attendre la fille de John Aikins.

Pendant ce temps Lambert courait aux quartiers généraux de la garnison.

Depuis que les Américains avaient investi la ville, Carleton avait installé ses quartiers généraux en une grande salle du Château Saint-Louis, afin d’avoir jour et nuit sous la main ses principaux officiers.

Lambert trouva la grande salle remplie d’officiers et de sous-officiers qui y discutaient bruyamment.

Comme il était pressé, il s’enquit de Turner auprès d’un aide-de-camp. Celui-ci lui désigna le lieutenant en train de s’entretenir avec le major Rowley dans un coin de la salle.

Lambert n’osa pas aller interrompre cette conversation, il attendit, en se mêlant à un groupe d’officiers, que Rowley s’en allât.

Dix minutes se passèrent.

Puis Lambert vit Rowley quitter Turner. Mais le major s’arrêta aussitôt pour se rapprocher du lieutenant, lui dire quelques mots, repartir et quitter la grande salle.

Alors Lambert alla à Turner.

Les deux lieutenants se saluèrent poliment et Lambert fit à Turner la communication suivante :

— Dumas te fait dire que ta présence ici n’est plus nécessaire et d’aller reprendre ton poste à la basse-ville !

Sans marquer la moindre surprise, Turner s’inclina et partit.

Peu après Lambert quitta le château pour se rendre aux casernes de la rue Champlain, où Dumas devait l’attendre pour se concerter tous deux relativement à Rowley et Lymburner.

Dumas avait donc menti à Miss Tracey en lui disant que Rowley et Lymburner avaient été arrêtés ; mais le capitaine avait usé de ce subterfuge pour intimider Miss Tracey et s’en faire en même temps un prétexte pour conduire la jeune fille chez Cécile, et l’empêcher du même coup de communiquer avec ses complices.

Mais Rowley savait déjà que Miss Tracey n’avait pas accompli sa mission, qu’elle avait été arrêtée à la dernière barricade par Jean Lambert. Mais comment avait-il pu être informé de cet échec, quand il ne faisait que de se produire ?

Voici l’explication.

On se rappelle que Miss Tracey, après avoir quitté la taverne pour aller à son rendez-vous avec le major Lucanius, avait rebroussé chemin parce qu’elle avait cru être épiée. On se rappelle encore qu’elle s’était tout à coup trouvée en présence de Rowley qui, peu de temps après elle, était sorti de la taverne. Or, après que Miss Tracey eut repris le chemin des barrières, le major, voulant s’assurer que la jeune fille arriverait sans encombres jusqu’à la barricade où il croyait Turner en service, gagna la rue Champlain et de là prit la direction des casernes. Il savait qu’il pouvait arriver, à cause de son grade de major, jusqu’à la barricade de Turner. Mais quelle ne fut pas sa surprise en découvrant Miss Tracey en conversation avec Lambert.

Il eut de suite le pressentiment que quelque chose allait mal. Dans la crainte d’être surpris là par des amis de Lambert, Rowley revint de suite sur ses pas, pour se rendre immédiatement à la taverne prévenir Lymburner et Aikins.

Inquiets et surpris, les deux complices voulurent interroger Rowley pour avoir des détails de l’affaire.

— Je ne sais rien de plus, répliqua le major. Miss Tracey seule pourra nous donner les détails que nous sommes anxieux de savoir. Pour le moment, il m’importe de savoir ce qu’est devenu Turner. Je cours aux quartiers généraux, mais je reviendrai bientôt.

Il se rendit en effet de suite aux quartiers généraux où il trouva le lieutenant Turner.

— Pourquoi as-tu quitté ton poste ? interrogea Rowley avec sévérité.

— Parce que j’ai reçu ordre de me rendre ici.

— Qui t’a donné cet ordre ?

— Dumas.

— Dumas ?… fit Rowley en tressaillant.

— Lui-même.

— Et sais-tu pourquoi il t’a envoyé ici ?

— Je n’en sais rien.

— Je le sais, moi.

— Vraiment ?

— C’était pour mettre Lambert à ta place ?

— Mais, dans quel but ?

— Je l’ignore, répliqua Rowley qui ne voulait pas compromettre l’affaire plus qu’elle l’était à cette heure. Car si Turner était un ami, ce n’était pas un complice, il importait donc d’être réservé. Mais de suite il eut une inspiration et reprit :

— Je dis que j’ignore le vrai motif qui a poussé Dumas à te remplacer par Lambert, mais j’ai des soupçons sur ces deux hommes. Comme moi, tu sais qu’il a couru un certain bruit que la cité renfermait des traîtres qui voulaient livrer la ville aux Américains.

— J’ai entendu parler d’un plan qui avait été volé au gouverneur pour être remis à l’ennemi.

— Cette histoire a peut-être un fond de vérité. En tous cas je suis sûr qu’il y a des traîtres parmi nous, et je penche à croire qu’ils ont des complices en Dumas et Lambert.

— Cela est fort possible.

— Observe que Dumas, mais Lambert surtout ont trop fait parade de leur loyauté à l’Angleterre pour qu’il n’y ait pas un peu d’hypocrisie en cachette. Et je ne serais pas étonné qu’ils se seraient entendus pour favoriser la sortie hors de la ville d’un agent envoyé pour s’aboucher avec le général américain.

— Ne serait-il pas à propos, émit Turner, d’en instruire Carleton ?

— Carleton ? Allons donc ! il a une confiance aveugle en ces Canadiens. Ce serait perdre notre temps à moins de posséder contre eux des faits indéniables, des preuves qu’ils ne sauraient réfuter. Ce qui importe, c’est de les surveiller étroitement pour acquérir contre eux les preuves qui nous manquent.

— Ils ont sur nous un avantage.

— Lequel ?

— Dumas est presque maître à la basse-ville.

— Parce qu’il y commande en maître ? Mais cela va changer bientôt.

Des officiers s’approchèrent des deux hommes qui s’interrompirent pendant un moment. Mais nous les laisserons reprendre un peu plus tard leur entretien, et quand à nous, nous retournerons sur la rue Saint-Pierre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous rappelons comment Miss Tracey avait été si stupéfaite en se voyant introduite par Dumas dans la maison de Mme  Daurac.

Cécile, pour obéir aux recommandations de Lambert avait souri à la jeune fille en prononçant ces paroles :

— Soyez la bienvenue, Miss Tracey !

Miss Tracey tremblait, de surprise et d’inquiétude.

— Mais vous avez froid, reprit Cécile avec bienveillance, venez vous chauffer !

Vivement elle disposa un siège près de la cheminée que Miss Tracey accepta.

— Désirez-vous boire un verre de vin chaud ? demanda aimablement Mme Daurac.

— Non, madame, merci, sourit la jeune anglaise. Je me sens déjà bien à la bonne chaleur de ce foyer.

— Oh ! vous savez, ici, Miss Tracey, dit Dumas, vous êtes entre bonnes mains, on aura pour vous tous les égards.

Le capitaine souriait, et la jeune fille crut lire dans ce sourire de l’ironie.

Une violente indignation intérieure mit sur ses traits une vive rougeur ; mais elle sut dissimuler ses sentiments et répliqua avec un sourire contraint :

— Vous êtes bien aimable, capitaine, de m’avoir conduite sous ce toit hospitalier, et je sais que je pourrai compter sur l’amitié de madame Daurac et de mademoiselle Cécile.

Dumas et Cécile comprirent toute la haine et l’esprit de vengeance que cachaient ces paroles aimables, et ce sourire contraint. Mais comme Miss Tracey elle-même, ils surent mettre un masque sur leur visage.

Oui, l’esprit de Miss Tracey travaillait déjà activement : d’abord, elle sentait contre sa poitrine quelque chose qui la brûlait terriblement, c’était le plan de Rowley.


Dans la clarté apparut la silhouette de Miss Tracey Aikins, tenant dans sa main droite, un pistolet….

Il fallait qu’elle se débarrassât de ce plan le plus tôt possible, car en cas d’arrestation — comme elle le redoutait déjà — ce plan pouvait être découvert et constituerait contre elle une preuve terrible. Elle se disait que Dumas avait chargé Lambert d’aller la dénoncer à Carleton, et à tout instant elle s’attendait de voir surgir des soldats envoyés pour l’arrêter. De suite, elle avait eu l’idée de jeter au feu ce maudit plan ; mais elle ne pouvait le faire en présence de ces trois témoins. Il lui fallait donc attendre une occasion favorable. Ensuite, une fois débarrassée de ce plan, si elle était arrêtée, elle se réjouissait à l’avance qu’on ne pourrait rien prouver contre elle, et alors elle méditait un projet de vengeance contre Cécile, Dumas et Lambert.

— Oh ! se disait-elle avec un cœur rugissant, ma vengeance sera si terrible que l’univers entier en parlera !…

Mais en attendant il lui fallait bien accepter sa mauvaise fortune, et elle s’efforça de ne rien laisser paraître de ses sentiments intimes.

Dumas lui souhaita bientôt bonne nuit et quitta la pièce où se trouvaient, les trois femmes. Mme Daurac se leva pour le reconduire à la porte de l’arrière qui était pratiquée au bout d’un passage. Miss Tracey espéra un moment que Cécile quitterait également la salle, mais elle fut déçue : Cécile accompagna le capitaine seulement jusqu’à la porte de la petite salle et revint près de Miss Tracey. Et déjà celle-ci s’apprêtait à retirer de son corsage le plan pour le jeter dans les flammes de la cheminée. Elle se mordit les lèvres de désappointement.

Cécile lui demanda :

— Voulez-vous enlever votre manteau, mademoiselle ?

— Non… merci, répondit Miss Tracey, je n’ai pas trop chaud encore.

Sous son manteau Miss Tracey avait un pistolet qu’elle ne voulait pas laisser voir, car cette arme pouvait lui devenir utile. À cet instant même elle eut une furieuse envie de s’en servir contre Cécile. Mais elle se domina, en songeant qu’elle pouvait, par un acte précipité et trop hâtif, se mettre dans un pétrin dont elle ne pourrait plus sortir.

Dumas venait de quitter la maison, et au moment où Mme Daurac refermait la porte et s’apprêtait à la verrouiller, plusieurs coups de feu retentirent brusquement à la haute-ville. Peu après d’innombrables rumeurs emplirent le silence nocturne.

Le capitaine rentra précipitamment dans la maison.

Mme Daurac avait poussé un cri d’effroi et s’était retirée dans la petite salle où se trouvaient Cécile et Miss Tracey.

Les deux jeunes filles avaient bondi d’émoi.

Mme Daurac se jeta dans une bergère en gémissant :

— Ô mon Dieu ! ce sont les Américains !

Elle était si livide, elle tremblait tant qu’un moment on crut qu’elle allait mourir de peur et d’angoisse.

Miss Tracey, généreuse par nature et oubliant sa position, le plan dans son corsage, sa haine, sa vengeance, se porta au secours de Mme Daurac.

Cécile, très calme, alla au devant du capitaine pour lui demander :

— Que se passe-t-il, capitaine ?

— Je me le demande. Ce n’est certainement pas une attaque des Américains, car nos sentinelles nous en auraient prévenus. Ce n’est peut-être qu’une bagarre.

Mais les coups de feu se succédaient, crépitaient, redoublaient. Les rumeurs devenaient clameurs. Des cloches furent mises en branle, et en peu d’instants toute la ville fut pleine de bruits de guerre. Dans la basse-ville, la population se jetait dans la nuit et clamait son émoi et sa peur. Des coups de feu éclataient de tous côtés. Des cris de détresse montaient dans l’espace. À son tour la rue Saint-Pierre s’emplit de vacarme. On entendit passer comme un tourbillon une troupe de cavaliers. On saisissait sur le pavé la course de gens affolés. Des hommes s’interpellaient rudement en proférant des jurons. Des femmes alarmées appelaient leurs maris. Des enfants jetaient des cris farouches. Cécile courut à une croisée donnant sur une ruelle qui débouchait sur la rue Saint-Pierre, elle poussa légèrement le volet et jeta dans la nuit un regard scrutateur.

Les clameurs grandissaient. Elle vit des ombres humaines courir avec des lanternes à la main. D’autres portaient des torches résineuses, d’autres des flambeaux à essence, et toutes ces lueurs couraient, volaient, planaient, s’entre-croisaient comme un essaim de mouches à feu.

Dumas s’approcha de Cécile et lui dit à l’oreille :

— Fermez cette fenêtre, mademoiselle, c’est plus prudent. Je m’en vais de suite aux informations, mais je désire vous recommander de ne pas quitter un instant Miss Tracey.

— C’est bien, répondit Cécile en refermant la croisée, j’aurai l’œil sur elle.

Dumas s’en alla, après avoir par quelques paroles essayé de rassurer Mme Daurac. Mais la pauvre femme devenait plus mal à mesure que grandissait le chahut dans la ville.

Miss Tracey faisait tous ses efforts elle aussi pour calmer Mme Daurac, pour l’apaiser.

— Ce n’est qu’une alerte, disait-elle. Voyez-vous, on n’entend pas même les canons. Si c’étaient les Américains, je vous assure que les grosses pièces ne demeureraient pas silencieuses.

Mme Daurac suffoquait… elle râlait presque.

— Je vais lui préparer une potion au rhum, dit Cécile, cela lui fera du bien.

Et elle quitta la salle pour aller à la cuisine.

Miss Tracey se vit seule avec Mme Daurac qui, les yeux fermés, paraissait entrer dans l’agonie.

À trois pas le feu de la cheminée flambait. Un geste rapide suffisait à Miss Tracey pour se défaire de son plan.

Elle y pensa…

À son corsage elle porta sa main tremblante… Mais elle parut se raviser.

Si Cécile revenait tout à coup et voyait brûler ce parchemin !…

La salle était éclairée par une lampe suspendue au plafond, et la clarté se réfléchissait dans un miroir. Cette réflexion attira les regards de Miss Tracey. Le miroir était accroché au mur et vis-à-vis de la porte, et cette porte faisait face à une autre porte de l’autre côté du passage. Cette autre porte était celle de la cuisine. Or Miss Tracey ne connaissait pas les aîtres de la maison, sans quoi elle aurait été sur ses gardes. Et par une curiosité qu’elle n’aurait pu définir elle-même, elle fit quelques pas et alla jeter un rapide coup d’œil dans le miroir. Dans ce coup d’œil elle aperçut la porte de la cuisine et par cette porte Cécile qui, également, regardait le miroir.

Cécile était en train de préparer une potion à sa mère, et par instinct aussi, sans savoir pourquoi, elle jetait de temps à autre un regard au miroir de la salle.

Et voilà que par un pur hasard les yeux de Cécile et ceux de Miss Tracey s’étaient rencontrés sur cette glace.

Cécile sourit… Miss Tracey pâlit… elle pâlit sans savoir pourquoi. Mais elle eut l’intuition subite qu’elle était épiée. Pourtant, elle eut assez d’empire sur elle-même pour ne faire mine de rien. Elle affecta d’arranger les mèches de ses cheveux roux, puis elle revint vers Mme Daurac. Ses yeux tombèrent sur la tablette de la cheminée. Sur cette tablette elle vit un crucifix de pierre placé entre une jardinière, dans laquelle demeurait un bouquet de fleurs depuis longtemps fanées, et une pendule.

Miss Tracey eut un sourire.

Elle prêta l’oreille dans la direction de la cuisine, et elle entendit un bruit d’ustensiles quelconques. Donc Cécile était encore là occupée à sa potion, donc Miss Tracey avait le temps de mettre à exécution une idée nouvelle. Et cette fois, sans trembler, elle glissa rapidement sa main droite dans son corsage, tira le plan, fit trois pas vers la cheminée, et déposa le parchemin compromettant derrière la pendule. Puis elle revint se poster derrière la bergère de Mme Daurac, à laquelle elle dit de sa voix la plus compatissante :

— Chère madame, je vous prie de vous remettre, ce n’est rien, N’entendez-vous pas que les bruits diminuent, que les coups de feu se font plus rares ?… Ce ne devait être qu’une alerte sans importance.

Cécile rentra portant un plateau sur lequel étaient disposés un carafon de vin, deux coupes de cristal et une tasse de pierre d’où s’échappait la vapeur d’une potion chaude pour Mme Daurac.

Cécile déposa doucement le plateau sur une table placée au centre de la pièce.

À la minute même un grand vacarme s’éleva sur la rue Saint-Pierre.

— Ah ! Jésus, Seigneur ! clama Mme Daurac en se dressant debout et en joignant les mains.

Un choc violent ébranla la maison… un bris de vitre crépita…

— On envahit notre domicile ! cria Mme Daurac avec épouvante et désespoir.

Cécile, cette fois, tressaillit violemment, et Miss Tracey trembla d’angoisse.

Cécile, tout de même, saisit une bougie sur la table, courut l’allumer aux flammes de la cheminée, et avec cette bougie se précipita vers la boutique pour savoir la cause du fracas qu’on entendait.

Miss Tracey la suivit.

On communiquait dans la boutique par une porte vitrée.

Mais avant que Cécile n’arrivât à cette porte, les vitres volèrent en éclats, puis la porte fut poussée d’un coup d’épaule, un homme — un inconnu — bondit en rugissant, culbuta Cécile, repoussa Miss Tracey et disparut.

Au même moment des soldats pénétraient dans la boutique par la fenêtre brisée et clamaient :

— Où est-il ? Où est-il ?…

Cécile s’était relevée. Elle ramassa vivement sa bougie éteinte et courut à la salle pour la rallumer.

Les soldats l’avaient suivie.

— Qui cherchez-vous ? demanda Cécile toute étourdie encore de sa chute.

— Un espion… Nous le poursuivons depuis la haute-ville. Nous allions le rattraper, quand il a tout à coup enfoncé votre volet et la fenêtre.

— Connaissez-vous cet espion ? demanda encore Cécile.

— Non… Mais l’on suppose que c’est un américain.

— Mais alors il doit être dans la maison !…

Personne n’avait vu l’homme en effet sortir par la porte de derrière qu’il avait refermée sur lui.

Cécile et les soldats allèrent dans la boutique. Devant la fenêtre défoncée hurlait et s’agitait une tourbe sombre.

La boutique fut fouillée… puis les pièces en arrière de la maison. L’inconnu demeura introuvable.

Les soldats revinrent dans la boutique.

À la seconde même des cris retentirent au dehors :

— L’espion !… l’espion !…

Les soldats se précipitèrent par la fenêtre brisée.

La tourbe sombre et hurlante prenait sa course vers l’ouest, clamant :

— L’espion !… l’espion !…

Alors Cécile s’aperçut de la disparition de Miss Tracey.

Elle poussa un cri d’alarme.

Soudain un homme enjamba la fenêtre de la boutique en demandant :

— Que se passe-t-il donc ici, Cécile ?

C’était Lambert.

La jeune fille se jeta dans ses bras en pleurant.

— Allons ! reprit Lambert, dis-moi ce qui vient de se passer ici !

Cécile lui narra la scène dont elle avait été témoin.

— Et Miss Tracey a disparu dans l’entrefaite ? demanda le lieutenant.

— Oui… j’étais si préoccupée…

— Oh ! murmura Lambert, il n’y a plus de doute maintenant : cette Miss Tracey est une traître !

— Mais, toi, Lambert, demanda à son tour Cécile, d’où viens-tu ? Peux-tu m’expliquer comment s’est produite cette terrible alarme ?

— Je sais peu de chose, et les esprits sont tellement troublés qu’il n’y a pas moyen de rien savoir de précis.

— Mais encore ?

— Il parait qu’un espion américain a réussi à escalader les murs de la ville près de la batterie de la porte Saint-Jean. On dit même qu’il y a assassiné la sentinelle qui gardait la batterie.

— Ce n’était pas une attaque ?

— Non. Mais les coups de feu tirés par les autres sentinelles ont de suite mis la ville sens dessus dessous.

Par la fenêtre défoncée on entendait la foule qui s’éloignait et criait sans cesse :

— L’espion ! l’espion !…

— Il faut dire ici que ce n’était pas après l’inconnu qui avait enfoncé la fenêtre de Mme Daurac que cette foule courait, mais après l’ombre de Miss Tracey.

En effet, quand la jeune fille eut vu Cécile renversée par terre et sa bougie éteinte, et après qu’elle eût été elle-même violemment rudoyée par l’inconnu, elle vit la porte ouverte conduisant dans la boutique. Elle n’hésita pas une seconde. Elle gagna la boutique. Là, elle dut se dissimuler sous un comptoir pour échapper aux regards des soldats qui pénétraient dans la maison. Mais quand elle les vit suivre Cécile à l’arrière, Miss Tracey se leva et gagna furtivement la fenêtre brisée. Il y avait dans la rue du monde qui s’agitait et vociférait, et de plus loin elle entendit d’autre monde accourir. Des lueurs de lanternes brillaient çà et là. Près de la fenêtre des groupes se formaient. Bravement Miss Tracey enjamba cette fenêtre et sauta sur la rue. Mais à sa vue il se produisit une véritable confusion : la foule croyait que c’était l’espion qui reparaissait. Des coups de fusil éclatèrent.

Miss Tracey sortit son pistolet et le déchargea sur les groupes qui reculèrent, rugirent, poussèrent une effroyable clameur et se jetèrent sur la jeune fille. Mais elle, en un bond de jeune biche, leur échappa et elle prit la fuite par le dédale des ruelles qui s’entremêlaient dans le centre de la basse-ville.

Et la foule alors s’était précipitée sur ses pas en criant :

— L’espion !… l’espion !…