La taverne du diable/La Légende

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 3-6).



I

LA LÉGENDE


Qui de vous, amis lecteurs, se souvient de la Taverne du Diable, sise en la ville basse de la bonne cité de Québec à l’époque où les Américains, presque maîtres du Canada, étaient venus faire le siège de l’ancienne citadelle de la Nouvelle-France ?…

Si peu de vous se rappellent cette légende, si peu en ont entendu parler, il faut vous en prendre à nos historiens qui négligèrent — oh ! sans que cette omission ait tiré à conséquence — de mentionner en leurs narrations ce « Public House » qui fut célèbre durant au moins vingt-quatre heures, parce qu’il fut l’endroit où se consomma, pour ainsi dire, la défaite des Américains. Qu’on n’oublie pas cette maison de la basse-ville en laquelle le capitaine Laws avait surpris un groupe d’officiers américains en train d’y tenir conseil. Cette maison, que notre illustre historien François-Xavier Garneau mentionne en son histoire de notre beau pays, c’était précisément cette Taverne du Diable. Elle fut donc historique… elle eut donc sa célébrité… et l’on ne nous taxeras pas, espérons-le, d’imaginatif exagéré.

Mais l’on pourrait fort bien nous accuser d’avoir copié, ou — ce qui serait bien pis — d’avoir plagié certain romancier français du 18e siècle, dont nous avons à notre plus grande confusion perdu le nom, et qui, dans son roman, parle de certaine Taverne du Diable fort célèbre en son temps. Si notre bienveillant lecteur se rappelle la dite Taverne de ce dit romancier, nous le prierons de ne pas confondre avec notre Taverne du Diable de la ville de Québec. Car, expliquons-nous, cette Taverne du Diable de ce conteur français était située en l’excellente ville de Toulon, du beau royaume de « doulce France ». Il y a donc nuance entre les deux Tavernes, pour ne pas parler de l’espace énorme qui les séparait. Mais si les titres ou les noms se ressemblent, nous sommes prêts à jurer, front levé, que le récit n’en est pas du tout le même.

Disons encore, pour plus de précision, que notre Taverne du Diable n’a existé, à proprement parler, que sous le gouvernement de Guy Carleton alors que les Canadiens l’avaient tout d’abord désignée sous ce nom : « La Taverne des Anglais ». Pourquoi ?… Parce qu’elle était tenue par un anglais, John Aikins, que les matelots surnommaient par plaisanterie « Sir John », et parce que, aussi, elle était plus particulièrement fréquentée par les soldats, miliciens et matelots anglais. Rarement voyait-on un canadien se hasarder, seul, en cette taverne ; ce n’était point bon pour sa santé : il y était exposé à un coup de poignard ou à une balle de pistolet. Car, il faut vous dire bien franchement que les Canadiens, nos pères, n’étaient guère aimés des Anglais de cette époque ; mais il faut bien ajouter, sans vouloir rien dire de mal, ô mon Dieu ! que nos pères le leur rendaient bien… ils n’aimaient guère non plus ces Anglais-là !

Tout de même, pour être juste, disons que Carleton, bon diplomate et habile tacticien, sut par une politique adroite et quelque peu bienveillante réconcilier un tant soit peu les deux races. Et dame ! de race à race, cela marchait toujours un peu, mais d’individu à individu, il y avait souvent tracas, injures, bagarres, horions, et, sans vouloir vanter nos illustres pères, l’avantage ne restait pas toujours aux Anglais.

Donc, la Taverne du Diable ne voyait jamais un canadien s’y venir désaltérer, hormis un seul individu. Mais il faut vous dire de suite que cet individu possédait un œil qui voyait clair, et qu’il avait une taille qu’on regardait à deux fois avant de s’y coller. Cet individu s’appelait d’un nom bien commun parmi les mortels… Jean Lambert.

Il ne faut pas confondre notre Jean Lambert avec les autres Lambert, si toutefois il y avait d’autres Lambert en Canada. Une chose certaine, parmi la population de cinq mille âmes que contenait alors la ville de Québec, c’était l’unique Lambert qu’on y connût.

Et l’on ne lui savait ni père, ni mère, ni frère, ni sœur. Des bonnes gens — qui l’aimaient pour son caractère loyal et sa belle attitude — disaient, pour plaisanter, qu’il était venu au monde comme un champignon, ce Jean Lambert. Ils avaient peut-être raison, dame… on ne sait jamais ! Mais on pouvait admettre avec vérité que c’était un superbe champignon que ce Jean Lambert, comme aura le plaisir de le constater notre lecteur au cours de ce récit qui, tout légendaire qu’il peut apparaître de prime abord, n’en est pas moins vrai selon les histoires du temps.

Pour terminer ces explications, nous nous permettrons de décrire brièvement l’endroit où s’élevait la Taverne du Diable à l’époque du siège de Québec par Montgomery et Arnold.

C’était une forte construction à deux étages surmontés d’un toit à trois pignons peinturés d’un rouge écarlate. Le rez-de-chaussée de la Taverne était construit de bois rond, fortes pièces collées les unes contre les autres perpendiculairement ; les joints avaient été enduits d’une espèce de mortier fait d’un mélange de sable, d’argile et de paille hachée. Sur ce rez-de-chaussée les deux étages supérieurs avaient été élevés en planches brutes lavées à la chaux. Les fenêtres étaient protégées par des volets peints d’un rouge sang-de-bœuf. Cette construction présentait un aspect sordide et lugubre. Pour enseigne elle offrait au passant une toile sur laquelle un peintre anglais avait tracé le portrait d’un rude matelot portant une ancre énorme sur ses épaules, et la Taverne avait été dénommée « The Sailor’s Inn ». Mais, comme nous l’avons dit, plus tard les Canadiens l’avaient appelée « La Taverne des Anglais », puis « La Taverne du Diable ».

Elle était située en arrière de la rue Champlain, accotée presque contre le cap. De fait, elle n’en était séparée que par un étroit passage… et ce passage continuait de longer la paroi du promontoire jusqu’à son extrémité vers Près-de-Ville. Au-dessus de la Taverne, mais un peu à l’est, se dressait la silhouette formidable du Château Saint-Louis.

La Taverne était séparée de la rue Champlain par un autre passage étroit qu’on désignait alors sous le nom de « Ruelle-aux-Rats ». Pourquoi ?… Nous n’avons pu en découvrir le motif ou la cause. Peut-être était-ce à cause tout simplement de son peu de largeur, ou de sa saleté !… Tout à l’entour était groupé un amoncellement, pour ainsi dire, de huttes, de baraques, de masures qui abritaient de pauvres artisans, des mendiants, quelques femmes interlopes, et des matelots et miliciens. Ce n’était pas le quartier des hauts bourgeois, et pourtant il y vivait d’honnêtes ouvriers qui, trop pauvres pour avoir pignon sur rue, se voyaient bien forcés de domicilier dans ces masures. Ce sont donc ces honnêtes ouvriers qui, à cause de vacarmes infernaux dont retentissait, la nuit, la Taverne des Anglais, l’avaient appelée « La Taverne du Diable ».

Mais qui aurait supposé qu’en cette Taverne du Diable vivait un ange !… Un ange ?… Du moins l’être en avait bien l’apparence ! Cet ange… c’était la fille unique de John Aikins, tenancier de cette Taverne, c’est-à-dire Miss Tracey Aikins. Miss Tracey était une grande fille rousse, délurée, hardie, et regardant un homme en plein dans les yeux, mais bonne enfant, à ce qu’on disait, et très jolie, très aimable, presque séduisante, et fiancée à un neveu du grand marchand de la haute-ville, Lymburner. Car Lymburner et John Aikins étaient deux grands amis… les doigts de la main ! Or, Lymburner s’étant intéressé au sort futur de son neveu, jeune ingénieur militaire, avait arrangé les plans d’un futur mariage entre ce neveu et la fille du tavernier. Cet ingénieur avait trente ans, Miss Tracey en avait dix-huit. Et ajoutons, pour la meilleure compréhension des faits qui vont suivre, que ces quatre personnages formaient un quatuor très partisan de l’indépendance des États américains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était mardi, le 7 novembre, de l’année 1775.

Deux paysans canadiens de Saint-Michel avaient signalé l’approche des troupes du colonel américain, Arnold, et ils étaient aussitôt accourus à Québec pour en prévenir les autorités militaires.

Cette nouvelle avait causé un grand émoi parmi la population, émoi qui s’était changé, le lendemain, en consternation, lorsqu’on avait vu apparaître sur les hauteurs de Lévis une forte troupe américaine. Et pourtant cette troupe avait été fort réduite en nombre par les traînards laissés en chemin le long de ce parcours formidable qu’avait dû suivre Arnold de l’État du Massachusetts à travers le New-Hampshire, le Maine, par des chemins à peine tracés, impossibles, et surtout par le passage des monts Alléghanys. La troupe, une fois en face de Québec, n’atteignait pas mille hommes. Seulement, les deux paysans canadiens, par exagération involontaire, avaient établi le nombre des soldats américains à trois et quatre mille.

Or, Québec n’était nullement préparée à recevoir, encore moins à repousser une telle masse d’hommes et qu’on disait pourvue d’une artillerie redoutable. Québec était d’autant moins préparée que ses principaux chefs lui manquaient.

Carleton et ses lieutenants s’étaient rendus à Montréal pour repousser le général Montgomery qui s’était déjà emparé du fort Saint-Jean, et qui menaçait d’envahir tout le pays et de le soumettre. Carleton, malheureusement, n’avait pu accomplir le prodige qu’on avait un moment attendu de lui.

La ville de Québec, à l’arrivée de ces Américains, se trouvait sans chefs presque et sans beaucoup de soldats. Par contre, elle était approvisionnée d’une bonne quantité de munitions de guerre et de provisions de bouche, et avec des soldats en nombre suffisant elle pouvait soutenir un long siège. Ses murs étaient, du côté nord, garnis de mortiers et de canons ; du côté de la rivière Saint-Charles avait été disposée une batterie de grosse artillerie ; du côté Sud, le bastion du fort Saint-Louis menaçait le fleuve. La basse-ville n’était pas moins bien défendue par un système de palissades armées, de barrières et de barricades protégées des canons et mortiers et surveillées par des détachements de miliciens et de matelots.

La ville se trouvait donc, à l’apparition des Américains, en bonne posture de défense, et sa population aurait pu se croire en parfaite sûreté.

Malheureusement, pour mettre en œuvre toute cette machine de guerre il fallait des têtes et des bras, et le désaccord qui régnait parmi les esprits empêchait toute participation en bloc. La division régnait en maîtresse ; la moitié, pour ne pas dire davantage, de la population formait des vœux pour le succès des armées américaines. Des Anglais et des Canadiens voulaient qu’on ouvrît les portes de la ville aux généraux Montgomery et Arnold, avec l’espoir de voir tout le pays passer sous les lois si humanitaires, mais peut-être fallacieuses, proclamées par les agents de Washington.

La défection était donc à redouter.

Plus que cela… il y avait la trahison !

La trahison ?… Oui, elle était là entre les murs de la ville, elle veillait, elle guettait le moment opportun.