La terre de Dospuda
Le dernier rejeton, en ligne masculine, de l’illustre famille des marquis de Pazzi, originaires de la Toscane, de cette famille qui, depuis près de quatre siècles, a laissé tant d’éclat et de gloire dans les annales de Pologne ; l’ancien général de division, aujourd’hui sénateur castellan, Louis Paç, à la pacification générale en 1815, déposant une épée qu’il avait illustrée des bords du Tage à ceux de la Moskowa, voulut dans le calme de la paix se rendre utile à son pays, auquel il avait fait hommage de sa gloire militaire. Il partit pour l’Angleterre où, après de laborieuses recherches, il rencontra enfin en Écosse et au château de Holcolm, chez M. Cook, l’objet de ses investigations agronomiques. En conséquence, de nombreux colons écossais, des mécaniciens habiles, des baillifs ou économes, furent transportés en 1815 à sa terre de Dospuda, située dans le palatinat d’Augustow en Pologne, et à 22 milles au sud de Kowno. Une ferme considérable fut soumise à une nouvelle organisation, et répondit tellement à l’attente du propriétaire, qu’en 1819 le prince Zaïonczek, lieutenant du roi de Pologne, en visitant la terre de Dospuda, fut témoin d’une fête agronomique où furent réunis sur un même terrain, des brebis améliorées, un troupeau choisi de bétail de race anglaise, et les instrumens aratoires les plus accrédités et le mieux adaptés au pays : le simulacre des travaux ruraux fut exécuté sous ses yeux. Des champs arides et incultes soumis à un assolement régulier ; des colonies écossaises prospérant et répandant l’industrie dans le pays ; des machines à battre le blé ; des moulins à farine, d’autres à vanner ; une tannerie ; une manufacture de douze métiers de napage anglais, ainsi que la fabrication de fromages de Chester : telles sont les améliorations que le général L. Paç a introduites dans sa terre de Dospuda.
Après avoir traversé un pays agreste et inculte, le voyageur est agréablement surpris de descendre dans une plaine riante, soigneusement cultivée, traversée par plusieurs routes plantées d’arbres et bordées de haies vives. Au milieu de cette plaine s’élève un château sur le penchant d’une colline, adossé à un parc antique, flanqué de six tours élégantes et orné de soixante pinacles.
On y arrive par une grande porte grillée qui joint les pavillons des écuries et des remises par une galerie gothique à jour, appuyée à un large fossé. Au bout d’une belle cour de quatre cents pas, parsemée de mélèzes et bordée de riches clumbs, s’offre aux regards du voyageur un antique manoir ; un portique majestueux laisse un accès facile aux voitures, et la situation du château étant sur un terrain élevé, il se présente favorablement de tous les côtés et domine une plaine de plusieurs lieues ; un vaste parc anglais et une grande pièce d’eau limpide, ainsi qu’une petite rivière qui serpente à travers de riantes prairies, couronnent cet ensemble magnifique. Au-dessus d’un rez-de-chaussée, qui sert en quelque sorte de base à tout l’édifice, s’élèvent pyramidalement un premier, second et troisième étage, ainsi qu’un fort entouré des créneaux qui complète cette architecture gothique. L’intention du propriétaire étant de dédier ce monument aux citoyens qui se sont illustrés en combattant pour leur patrie, M. Charles Aureli, élève de Canova, a exécuté par ses ordres des statues disposées dans les embrasures des croisées colossales du château. Sur la façade principale, on remarque les rois Boleslas-le-Grand et Wladislas-Jagellon ; au-dessus, Constantin Ostrogski et Georges Radziwill. Successivement on y voit le roi Étienne Batory, et au-dessus de lui Jean Zamoyski, ensuite le roi Jean Sobieski, et Jean Tarnowski. Sur la façade qui donne sur la terrasse du parc, on aperçoit Stanislas Zolkiewski, Jean-Charles Chodkiewicz, Étienne Czarniecki et Michel Paç, grands-généraux des armées de Pologne et de Lithuanie.
Du vestibule gothique, on entre par la droite dans une salle d’ordre corinthien, soutenue par vingt-quatre colonnes et demi-colonnes, et couronnée d’un plafond orné de cassetons et rosons. Ce local est décoré de plusieurs bas-reliefs copiés de Canova, de divers bustes, de plusieurs tables de marbre antique situées entre les colonnes, et d’une cheminée en marbre de Carrara, au-dessus de laquelle on aperçoit, au moyen d’une grande pièce de cristal, un spacieux jardin d’hiver, rempli de fleurs, de plantes et d’orangers, et, au milieu, un jet d’eau sortant d’un vase de porphyre.
Le voyageur éprouve aussi une agréable surprise quand il visite les thermes, situés au-dessous de ce jardin de fleurs. L’architecture, la peinture et les décors sont d’un goût exquis, et imités des bains romains. On remarque au milieu du salon la statue de Vénus, d’après celle de Canova en marbre blanc, qui se trouve à Florence.
De la salle grecque, on entre dans celle du billard, dont le plafond est peint dans le style du moyen-âge, et les parois représentent quatre faits historiques, savoir : l’abdication de Jean-Casimir, lue par le grand-chancelier de Lithuanie Chistophe Paç, la paix de 1667 conclue avec les Moskovites par le même grand-chancelier ; une insurrection, où périt le vice-grand-général de Lithuanie Vincent Gonsiewski, apaisée par le grand-général Michel Paç ; le baptême dans l’église de Saint-Pierre, à Wilna, de soixante-dix jeunes Turcs pris à la bataille de Chocim par le même grand-général.
En poursuivant cette visite, on entre dans la salle à manger d’une structure gothique, voûtée, et peinte par Branca. Les vitraux sont en couleur et ornés de deux rangs de portraits de famille.
De là, une grande porte vous conduit à une galerie longue de soixante-quatorze pieds ; de la terrasse, on y jouit de la vue du parc et d’une grande pièce d’eau. Le plafond représentant les trois Arts, est peint par Nicolas de Angélis. On y voit aussi une belle frise, par Jean-Baptiste Caretti ; une collection de tableaux des écoles italienne, flamande, et française, orne les murs de cette galerie.
Vient ensuite le cabinet de bains, voûté, décoré de stucs, et d’un groupe de Vénus et l’Amour ; ensuite une bibliothèque de style étrusque, et une chambre avec des peintures gothiques d’un ensemble noble et élégant.
Du grand vestibule, en tournant à gauche, on entre dans une salle d’armes antiques. Les vitraux coloriés représentent les chevaliers armés ; on y remarque aussi quatre victoires des Polonais, peintes à fresque : celle de Grunewald remportée sur les Teutons par Wladislas-Jagellon ; de Kluzyn sur les Moskovites par Zolkiewski ; de Kirchholm sur les Suédois par Chodkiewicz ; de Chocim sur les Turcs par les grands-généraux Sobieski et Paç. Sur un fond de velours cramoisi et or, couleurs nationales de Lithuanie, sont placées différentes armures et cuirasses antiques : des drapeaux groupés, des fusils, des armes remplissent cette enceinte. Dans les armoires, on trouve les trophées de famille enlevés à différentes batailles, notamment à celle de Chocim.
Une porte s’ouvre au fond de la salle d’armes ; on aperçoit une grande salle ornée d’un plafond peint par de Angélis, Caretti et Branca, et où sont aussi les quatre statues colossales de Condé, Turenne, Montecuculli et Eugène de Savoie. Cette pièce est un dépôt de cartes militaires et d’ouvrages stratégiques.
On monte par un escalier à la chapelle gothique, de quarante pieds d’élévation, forme octogonale, disposée de manière à entendre commodément le service divin des deux étages supérieurs, et même de la tribune et de l’escalier. Un tableau original de Luc Giordano, représentant le Christ, est au-dessus du maître-autel. Deux mausolées de famille, en marbre de Carrara, exécutés par Cincinnatus Baruzzi, élève de Canova, sont placés sur le côté de la chapelle : le premier est élevé à la mémoire de Joseph Paç, général des armées de Lithuanie ; le second à celle de Michel-Jean Paç, grand-maréchal de la confédération de Bar, tous deux grands-oncles du propriétaire actuel de Dospuda.
À un quart de lieue du château est la ville de Raczki, faisant partie du même domaine. Le général L. Paç y a fait élever une église dont la structure, la peinture, les riches ornemens en stuc et les statues que l’on doit aux artistes italiens que nous avons cités, font l’admiration des visiteurs, aussi bien que l’hôtel-de-ville, bâtiment d’architecture gothique, carré, flanqué de quatre pinacles, avec une tour svelte et élégante au milieu.
L’auteur de toutes ces constructions est M. Henry Marconi, architecte de Bologne : il y a déployé autant de goût que d’habileté dans son art. Le maître-maçon Ignace Christini l’a très-bien secondé.
On s’étonne avec quelque raison que le ministère polonais, en cassant l’arrêté du feu lieutenant du roi, qui avait abrégé la route de poste de plus d’un mille et demi, ait tracé une autre ligne plus longue, sous le prétexte frivole de la proximité du canal. Cette mesure est d’autant plus à regretter, que la route primitivement désignée, traversant un pays fertile, et montrant au voyageur un site et des bâtimens assez rares encore en Pologne, répandait à l’étranger une opinion favorable sur la richesse et la culture de ce pays.
C’est encore dans le voisinage de cette grande terre seigneuriale de Dospuda, et près du village de Chomontow, que se trouvait le point de réunion des anciennes frontières de la Prusse-Ducale, de la Mazovie et de la Lithuanie. Les trois poteaux plantés en triangle y existent encore ; et, selon l’ancienne tradition, sur le même emplacement et à l’époque des grandes chasses, les trois ducs de ces différentes provinces y faisaient dresser une table à manger, et passaient ainsi quelque temps, assis chacun d’eux sur sa terre.
- ↑ Extrait inédit du Tableau de la Pologne ancienne et moderne, publié en 1807, en 1 vol. in-8o, par Malte-Brun, nouvelle édition, entièrement refondue en 2 forts volumes avec cartes, par Léonard Chodzko, auteur de l’Histoire des Légions Polonaises, sous la République et le Consulat. Paris, chez Aimé-André, libraire-éditeur, quai Malaquais, no 13, 1830.
L’ouvrage de Malte-Brun, qui date déjà de 23 années, manquait d’un grand nombre de documens aujourd’hui indispensables à tous ceux qui veulent étudier l’histoire de la Pologne. Le laborieux historien des Légions Polonaises, s’est acquitté avec soin de la tâche de remplir ce vide. C’était à la fois une entreprise utile et patriotique.