La terre paternelle/7

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C.O. Beauchemin & Valois (p. 46-51).

VII.

dix ans après.


L’hiver venait de se déclarer avec une grande rigueur. La neige couvrait la terre. Le froid était vif et piquant. Le ciel était chargé de nuages gris que le vent chassait avec peine et lenteur devant lui. Le fleuve, après avoir promené pendant plusieurs jours ses eaux sombres et fumantes, s’était peu à peu ralenti dans son cours, et enfin était devenu immobile et glacé, présentant une partie de sa surface unie, et l’autre toute hérissée de glaçons verdâtres. Déjà l’on travaillait activement à tracer les routes qui s’établissent d’ordinaire, chaque année, de la ville à Longueuil, à Saint-Lambert et à Laprairie ; partie de ces chemins était déjà garnie de balises plantées régulièrement de chaque côté, comme des jalons, pour guider le voyageur dans sa route, et présentait agréablement à l’œil une longue avenue de verdure.

Deux hommes, dont l’un paraissait de beaucoup plus âgé que l’autre, conduisaient un traîneau chargé d’une tonne d’eau, qu’ils venaient de puiser au fleuve, et qu’ils allaient revendre de porte en porte dans les parties les plus reculées des faubourgs.

Tous deux étaient vêtus de la même manière : un gilet et pantalon d’étoffe du pays sales et usés, des chaussures de peau de bœuf dont les hausses enveloppant le bas des pantalons étaient serrées par une corde autour des jambes, pour les garantir du froid et de la neige ; leur tête était couverte d’un bonnet de laine bleu du pays. Les vapeurs qui s’exhalaient par leur respiration s’étaient congelées sur leurs barbes, leurs favoris et leurs cheveux, qui étaient couverts de frimas et de petits glaçons. La voiture était tirée par un cheval dont les flancs amaigris attestaient à la fois et la cherté du fourrage et l’indigence du propriétaire. La tonne, au-devant de laquelle pendaient deux seaux de bois cerclés en fer, était, ainsi que leurs vêtements, enduite d’une épaisse couche de glace.

Ces deux hommes finissaient le travail de la journée ; exténués de fatigues et transis de froid, ils reprenaient le chemin de leur demeure, située dans un quartier pauvre et isolé du faubourg Saint-Laurent. Arrivés devant une maison basse et de chétive apparence, le plus vieux se hâta d’y entrer, laissant au plus jeune le soin du cheval et du traîneau. Tout dans ce réduit annonçait la plus profonde misère. Dans un angle, une paillasse avec une couverture toute rapiécée ; plus loin, un grossier grabat, quelques chaises dépaillées, une petite table boiteuse, un vieux coffre, quelques ustensiles de fer-blanc suspendus aux trumeaux, formaient tout l’ameublement. La porte et les fenêtres mal jointes permettaient au vent et à la neige de s’y engouffrer ; un petit poêle de tôle dans lequel achevaient de brûler quelques tisons réchauffait à peine la seule pièce dont se composait cette habitation, qui n’avait pas même le luxe d’une cheminée ; le tuyau du poêle perçait le plancher et le toit en faisait les fonctions.

Près du poêle une femme était agenouillée. La misère et les chagrins l’avaient plus vieillie encore que les années. Deux sillons profondément gravés sur ses joues annonçaient qu’elle avait fait un long apprentissage des larmes. Près d’elle, une autre femme, que ses traits, quoique pâles et souffrants, faisaient aisément reconnaître pour sa fille, s’occupait à préparer quelques misérables restes pour son père et son frère, qui venaient d’arriver.

Nos lecteurs nous auront sans doute déjà devancé, et leur cœur se sera serré de douleur en reconnaissant, dans cette pauvre famille, la famille autrefois si heureuse de Chauvin !… Chauvin, après s’être vu complètement ruiné, et ne sachant plus que faire, avait enfin pris le parti de venir se réfugier à la ville. Il avait en cela imité l’exemple d’autres cultivateurs qui, chassés de leurs terres par les mauvaises récoltes, et attirés à la ville par l’espoir de gagner leur vie en s’employant aux nombreux travaux qui s’y font depuis quelques années, sont venus s’y abattre en grand nombre, et ont presque doublé la population de nos faubourgs. Chauvin, comme l’on sait, n’avait point de métier qu’il pût exercer avec avantage à la ville, n’étant que simple cultivateur.

Aussi, ne trouvant pas d’emploi, il se vit réduit à la condition de charroyeur d’eau, un des métiers les plus humbles que l’homme puisse exercer sans rougir. Cet emploi, quoique très peu lucratif, et qu’il exerçait depuis près de dix ans, avait cependant empêché cette famille d’éprouver les horreurs de la faim. Au milieu de cette misère la mère et la fille avaient trouvé le moyen, par une rigide économie et quelques ouvrages à l’aiguille, de faire quelques petites épargnes ; mais un nouveau malheur était venu les forcer à s’en dépouiller : le cheval de Chauvin se rompit une jambe. Il fallut de toute nécessité en acheter un autre, qui ne valait guère mieux que le premier, et avec lequel Chauvin continua son travail. Mais ce malheur imprévu avait porté le découragement dans cette famille. Quelques petits objets que la mère et Marguerite avaient toujours conservés religieusement comme souvenirs de famille et d’enfance, furent vendus pour subvenir aux plus pressants besoins. L’hiver sévissait avec rigueur ; le bois, la nourriture étaient chers ; alors des voisins compatissants, dans l’impossibilité de les secourir plus longtemps, leur conseillèrent d’aller se faire inscrire au Bureau des pauvres, pour en obtenir quelque secours. Il en coûtait à l’amour-propre et au cœur de la mère d’aller faire l’aveu public de son indigence. Mais la faim était là, impérieuse ! Refoulant donc dans son cœur la honte que lui causait cette démarche, elle emprunte quelques hardes à sa fille, et se dirige vers le bureau. Elle y entra en tremblant ; elle y reçut quelque modique secours. Mais, sur les observations qu’on lui fit, que le bureau avait été établi principalement pour les pauvres de la ville, et, qu’étant de la campagne, elle aurait dû y rester et ne pas venir en augmenter le nombre, la pauvre femme fut tellement déconcertée du ton dont ces observations lui furent faites, qu’elle sortit, oubliant d’emporter ce qu’on lui avait donné, et reprit le chemin de sa demeure en fondant en larmes.