La théorie chimique, telle qu’elle s’enseignait au xviie siècle/B

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B. — L’admiration du public pour l’œuvre de Lémery qui révélait une science nouvelle à ceux qui désiraient s’instruire, se trouve naïvement exprimée par Fontenelle.

« La chimie, dit-il dans l’éloge de Lémery, avait été jusque-là une science, où pour emprunter ses propres termes, un peu de vrai était tellement dissous dans une grande quantité de faux qu’il en était devenu invisible, et tous deux presque inséparables. Au peu de propriétés naturelles que l’on connaissait dans les mixtes, on en avait ajouté, tant qu’on avait voulu, d’imaginaires, qui brillaient beaucoup davantage. Les métaux sympathisaient avec les planètes et avec les principales parties du corps humain ; un alcaest, que l’on n’avait jamais vu, dissolvait tout ; les plus grandes absurdités étaient révérées à la faveur d’une obscurité mystérieuse dont elles s’enveloppaient, où elles se retranchaient contre la raison. On se faisait honneur de ne parler qu’une langue barbare, semblable à la langue sacrée de l’ancienne théologie d’Égypte, entendue des seuls prêtres, et assurément assez vide de sens. Les opérations chimiques étaient décrites dans les livres d’une manière énigmatique, et souvent chargées à dessein de tant de circonstances impossibles ou inutiles, qu’on voyait que les auteurs n’avaient voulu que s’assurer la gloire de les savoir, et jeter les autres dans le désespoir d’y réussir. Encore n’était-il pas fort rare que ces auteurs mêmes n’en sussent pas tant, ou n’en eussent pas tant fait qu’ils le voulaient faire accroire. Lémery fut le premier qui dissipa les ténèbres naturelles ou affectées de la chimie, qui la réduisit à des idées plus nettes et plus simples, qui abolit la barbarie inutile de son langage, qui ne promit de sa part que ce qu’elle pouvait, et ce qu’il la connaissait capable d’exécuter : de là vint le grand succès. Il n’y a pas seulement de la droiture D’esprit, il y a une sorte de grandeur d’âme à dépouiller ainsi d’une fausse dignité la science qu’on professe.

Pour rendre sa science encore plus populaire, il imprima en 1675 son Cours de chimie. La gloire qui se tire de la promptitude du débit n’est pas pour les livres savants ; mais celui-là fut excepté. Il se vendit comme un ouvrage de galanterie ou de satire. Les éditions se suivirent les unes les autres presque d’année en année, sans compter un grand nombres d’éditions contrefaites, honorables et pernicieuses pour l’auteur. C’était une science toute nouvelle qui paraissait au jour, et qui remuait la curiosité de tous les esprits[1]. »

Cet enthousiasme, dont Fontenelle se fait l’écho, pour l’admirable chimie de Lémery est-il entièrement justifié ? Les connaissances expérimentales de ce savant sont-elles véritablement neuves ? Sa théorie plus assurée que celle de ces prédécesseurs ? d’où lui vient sa puissance de vulgarisation ? Afin de pouvoir faire à ces questions une réponse assurée, il nous faudra examiner quelques-uns des livres que les étudiants avaient à leur disposition pour apprendre la science chimique dans la seconde moitié du xviie siècle.

Les cours de chimie s’étaient beaucoup multipliés depuis qu’il y avait à Paris une chaire officielle de cette science. Davidson, premier professeur, publia le sien en 1635 ; Étienne de Glave en 1646 ; Arnaud en 1656 ; Barlet en 1657 ; Lefèvre en 1660 ; Glaser en 1663 ; Thibaut en 1667 ; Malbec de Tressée en 1671. Plus anciens que tous ces livres, les « Éléments de chimie » de Jean Béguin, parus vers le commencement du siècle, restèrent longtemps, et malgré les œuvres nouvelles, le guide classique du praticien ; cet ouvrage eut de nombreuses éditions et son autorité semble n’avoir pas été contestée. En dehors de ces ensembles, que les chimistes communiquaient au public désireux de s’instruire sur la théorie ou la pratique de leur art, il existait à cette époque une ample littérature d’ouvrages concernant de près ou de loin la chimie ! Et d’abord un grand nombre de personnes ne se lassèrent pas de relire les travaux des anciens adeptes qui, d’après une opinion sans cesse renaissante, auraient connu le secret de la pierre philosophale ; ce secret, quelques illuminés crurent le découvrir à nouveau et publièrent d’admirables expériences sur les transmutations métalliques, sur la panacée universelle, ou sur l’astrologie chimique ! Par réaction contre cet excès de crédulité ou d’hypocrisie, bon nombre de savants traitèrent ouvertement les alchimistes de charlatans, et tentèrent de dévoiler les supercheries cachées sous les mystères de leur prétendue science. La véritable chimie fut parfois enveloppée dans les condamnations qui frappaient les rêves ambitieux et décevants de ceux qui cherchaient à réaliser le Grand-Œuvre. De nombreux médecins la dédaignèrent, d’autres la vantèrent ; tous discutèrent la valeur des remèdes qu’elle leur fournit, comparèrent la nouvelle pharmacie chimique avec l’ancienne pharmacie galénique et par là contribuèrent sinon à faire progresser, du moins à répandre la nouvelle science.

Il n’entre pas dans le plan de cette étude d’étudier à fond les ouvrages qui ont paru avant le cours de Lémery ; ce que nous en dirons ne sera qu’une introduction à l’analyse de cette œuvre et de celles qui l’ont suivie ; nous n’essayerons pas de dégager quelles furent les découvertes des savants du xviie siècle, ni comment leur labeur contribua à perfectionner leur science ; nous ne cherchons qu’à entrevoir quelles étaient les pensées des chimistes, et comment leur esprit était disposé à recevoir les enseignements de l’expérience au moment de l’apparition du livre de Lémery. Il faudra donc que notre vue d’en semble soit assez complète .pour nous faire connaître quelles étaient les traditions chimiques d’alors, quelles divergences d’opinions se manifestaient entre les partisans des différentes écoles, comment ces divergences s’atténuaient ou s’aggravaient ; bref, pour pouvoir sainement apprécier la chimie d’une époque, nous la replacerons dans le milieu où elle a pris naissance et où elle s’est développée.

Si nous examinons sans parti pris la plupart des « Cours de chimie » que le public possédait vers 1675, nous constaterons facilement qu’ils ne sont nullement écrits dans ce style mystérieux et obscur que Fontenelle leur reprochait. Quelques auteurs certes, tels Davidson et Barlet, considérèrent leur science comme le prolongement d’une métaphysique que l’érudition de l’un, et l’imagination de l’autre rendent difficilement accessible au lecteur non initié. D’autres, tel Étienne de Clave, voulurent justifier leur théorie chimique par des arguments philosophiques, mais ces arguments se comprennent avec quelque attention et ils ne semblent à aucun moment énigmatiques. Beaucoup d’ouvrages cependant nous sembleront seulement techniques. Écrits spécialement pour des médecins et des pharmaciens, leur influence ne dépassera pas le cercle restreint de praticiens auxquels ils s’adressent, et nous verrons que l’« honnête homme » dédaignera d’appliquer son esprit à des choses si particulières. Les expériences lui sembleront faites sans motif théorique ; le chimiste paraîtra plus curieux que philosophe et plus commerçant que curieux ; de plus, comme les instruments dont le chimiste fait usage ne sont pas des instruments de précision, comme son langage est rempli de termes vagues difficiles à définir, la chimie admirée en principe trouvera quelques censeurs sévères parmi les hommes de science mêmes ; écoutons le jugement de Malebranche[2].

« Il semble à propos de dire quelque chose des chimistes et généralement de tous ceux qui emploient leur temps à faire des expériences. Ce sont des gens qui cherchent la vérité ; on suit ordinairement leurs opinions sans les examiner. Ainsi leurs erreurs sont d’autant plus dangereuses qu’ils les communiquent aux autres avec plus de facilité.

Il vaut mieux sans doute étudier la nature que les livres ; les expériences visibles et sensibles prouvent certainement beaucoup plus que les raisonnements des hommes, et on ne peut trouver à redire que ceux qui sont engagés par leur condition l’étude de la physique tâchent de s’y rendre habiles par des expériences continuelles, pourvu qu’ils s’appliquent encore davantage aux sciences qui leur sont plus nécessaires. On ne blâme donc pas la philosophie expérimentale ni ceux qui la cultivent, mais seulement leurs défauts.

Le premier est que, pour l’ordinaire, ce n’est point la lumière de la raison qui les conduit dans l’ordre de leurs expériences : ce n’est que le hasard ; ce qui fait qu’ils n’en deviennent guère plus éclairés ni plus savants après y avoir employé beaucoup de temps et de bien. Le deuxième est qu’ils s’arrêtent plutôt à des expériences curieuses et extraordinaires qu’à celles qui sont les plus communes. Cependant il est visible que les plus communes étant les plus simples, il faut s’y arrêter d’abord avant que de s’appliquer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d’un plus grand nombre de principes.

Le troisième est qu’ils cherchent avec ardeur et avec assez de soin les expériences qui rapportent du profit et qu’ils négligent celles qui ne servent qu’à éclairer l’esprit.

Le quatrième est qu’ils ne remarquent pas avec assez d’exactitude toutes les circonstances particulières, comme du temps, du lieu, de la qualité des drogues dont ils se servent, quoique la moindre de ces circonstances soit quelquefois capable d’empocher l’effet qu’on en espère. Car il faut observer que tous les termes dont les physiciens se servent sont équivoques, et que le mot de vin, par exemple, signifie autant de choses différentes qu’il y a de différents terrains, de différentes saisons, de différentes manières de faire le vin et de le garder ; de sorte qu’on peut même dire en général qu’il n’y a pas deux tonneaux tout à fait semblables ; et qu’ainsi quand un physicien dit : pour faire telle expérience prenez du vin, on ne sait que très confusément ce qu’il veut dire. C’est pourquoi il faut user d’une très grande circonspection dans les expériences et ne descendre aux composés que lorsqu’on a bien connu la raison des plus simples et des plus ordinaires.

Le cinquième est que d’une seule expérience ils en tirent trop de conséquences. Il faut au contraire presque toujours plusieurs expériences pour bien conclure une seule chose, quoiqu’une, seule expérience puisse aider à tirer plusieurs conclusions.

Enfin la plupart des physiciens et des chimistes ne considèrent que les effets particuliers de la nature ; ils ne remontent jamais aux premières notions des choses qui composent les corps. Cependant il est indubitable qu’on ne peut connaitre clairement et distinctement les choses particulières de la physique si on ne possède bien ce qu’il y a de plus général et si on ne s’élève jusqu’au métaphysique. Enfin ils manquent souvent de courage et de constance ; ils se lassent à cause de la fatigue et de la dépense ; il y a encore beaucoup d’autres défauts dans les personnes dont nous venons de parler, mais on ne prétend pas tout dire. »


  1. Éloge de Lémery.
  2. Recherche de la vérité. Ed. de 1712, vol. I, p. 44.