Aller au contenu

La théorie de Lémery

La bibliothèque libre.

CHAPITRE v


La Théorie de Lémery


A. L’œuvre de Lémery paraît, à première vue, indépendante de celle de ses prédécesseurs ; elle semble inspirée par l’esprit classique et cartésien. — Élimination des termes techniques. — Des tours de main. — Dédain pour toute doctrine qui ne peut se déduire logiquement du sens commun. — L’intelligible confondu avec le mécanique. — Opposition aux anciennes doctrines que la nouvelle philosophie trouve absurde. — Ceux qui les ont professées peuvent-ils avoir été de bonne foi ? — Confusion entre l’astrologie, l’alchimie et le paracelsisme. — Les données fondamentales du mécanisme frappent à mort, sans les combattre, les hypothèses alors admises. — Pourquoi celles-ci n’ont offert aucune résistance ; — elles étaient trop compliquées et s’effondraient sous le poids des additions et compléments. — D’autre part les explications psychologiques des phénomènes matériels semblent absurdes, si la matière est réduite à l’étendue. — Du point de vue négatif le cartésianisme de Lémery a fait une bienfaisante œuvre d’assainissement.
B. La philosophie mécanique tenta de faire rentrer dans son cadre étroit la diversité des phénomènes naturels. — Examen du mécanisme de Lémery. — Son indétermination concernant les propriétés premières de la matière. — Ces corpuscules ont les propriétés des corps que nous connaissons à notre échelle. — Le lecteur peut ne point apercevoir le vague de l’ hypothèse fondamentale que Lémery applique sans jamais l’exposer. — Exemples pris dans le cours de chimie. — Théorie des acides et des alcalis. — Théorie de la structure du mercure. — Théorie de la dissolution de l’or dans l’eau régale. — Exemple d’un désaccord entre deux partisans de la philosophie corpusculaire au sujet de cette dissolution d’or. — Accord des partisans des nouvelles doctrines pour triompher de l’iatro-chimisme. — Frédéric Hoffmann a cependant reconnu que le mécanisme traduisait en son langage les opinions des anciennes écoles.
C. Alliance de la philosophie mécanique et de l’empirisme expérimental. — Recherche de quelques êtres simples auxquels on peut ramener toute la théorie chimique. — Définition des cinq principes en lesquels un artiste sait résoudre les corps. — Ils se découvrent dans les corps organiques et non dans les minéraux. — Cette théorie est due à une généralisation des résultats obtenus dans la distillation des plantes. — On essaye de l’étendre à tous les mixtes. — On ne sait comment l’appliquer aux métaux qui, depuis Paracelse, jouaient dans la chimie un rôle considérable. — Il faut créer pour eux une discipline particulière. — Lémery les considère provisoirement comme des corps simples. — La théorie des cinq principes perd peu à peu de sa généralité et de son importance.
D. Ni la décomposition des corps en cinq principes, ni la philosophie mécanique ne dévoilent l’ordre de la pensée de Lémery. — Comment déterminer cette théorie. — Difficultés insurmontables contre lesquelles nous nous heurtons. — Étendue de la chimie. — Nous sommes réduits à des conjectures pour replacer l’expérience sous sa description théorique. — Indétermination des expressions de sens commun. — Exemple de ces indéterminations. — Ce que signifiait le mot antimoine. — Correspondance entre l’étiquette d’une fiole à réactif avec le corps désigné. — Les différents sens du mot vitriol. — Les instruments de laboratoire ne nous sont qu’incomplètement connus, et surtout nous ne pouvons savoir exactement comment les chimistes travaillaient. — Enfin Lémery décrit les opérations successivement sans chercher à les relier par des lois générales.
E. Comment la pensée de Lémery essaye de dominer l’ensemble de la chimie et de relier les faits entre eux. — Plan du livre. — Généralités. — Les minéraux. — Etude successive des métaux en commençant par les plus précieux. — La théorie de la formation d’une substance métallique non invoquée dans chaque étude spéciale. — La théorie de la décomposition de certains métaux donnée à titre d’espérance, non de réalité. — Étude des préparations. — Théorie de la formation du cinabre et théorie de la précipitation du chlorure mercureux, données à titre d’exemple. — Connaissance à peu près exacte des propriétés analytiques des métaux. — Étude des acides et alcalis minéraux. — Théorie du déplacement de l’ammoniac gazeux par un alcali tel que la chaux. — Étude du vitriol et de son acide. — Comme cet acide échauffe les liqueurs, ne contient-il aucune particule de feu ? — Considérations sur l’ensemble de la chimie minérale. — Un mot sur les végétaux. — Les animaux. — Exemple caractéristique de la méthode. — Théorie mécanique de l’action du venin de la vipère. — Audace de cette méthode. — Bien que, en ce qui concerne les substances organiques, elle soit restée stérile, c’est dans l’étude de l’organisme qu’elle a pris naissance avant de s’appliquer aux minéraux où elle a été féconde.


A. — À l’encontre des travaux chimiques que nous avons jusqu’à présent analysés, l’œuvre de Nicolas Lémery est immédiatement accessible au lecteur moderne. Pour comprendre la théorie de cet auteur il n’est point utile de s’initier aux doctrines, plus ou moins étranges qui, vers le milieu du xviie siècle, partageaient les médecins et chimistes en sectes convaincues et rivales, ni d’approfondir la philosophie de la matière qui jusqu’alors formait le fond des méditations des savants. Certes, la chimie est une science si vaste, ses données expérimentales sont si complexes et si difficiles à recueillir, leur interprétation théorique si délicate et malaisée, qu’aucun chercheur n’est parvenu sans avoir recours à l’aide d’autrui à en explorer le domaine ! Et, quand, on a pénétré la pensée des prédécesseurs immédiats de Lémery, il est facile d’observer à quel point celui-ci a su faire usage de l’enseignement que lui avait donné ses maîtres !

Mais quel que soit le profit que Lémery a tiré du labeur déjà fourni par ses collègues, son ouvrage au premier abord semble absolument indépendant du milieu scientifique qui lui a donné naissance ; les traits mêmes, par lesquels on a caractérisé les œuvres classiques du grand siècle et qui sont tout à fait saillants chez les penseurs cartésiens, se retrouvent dans le « cours de chimie ». Tout d’abord, les termes techniques, qui sont des plus rares, sont définis aussi clairement que possible, afin que les lecteurs ignorants puissent parvenir sans difficulté à l’intelligence de cette science. Puis Lémery ne se vante aucunement d’avoir découvert quelque fait extraordinaire ou imprévu ; il ne se pique d’aucune recherche sensationnelle et met toute son ambition, semble-t-il, à bien décrire ce que chacun observerait dans les mêmes conditions de travail. « Je n’affecte point, dit-il expressément, d’être particulier en mes opérations » ; et jamais il ne se perd dans l’exposé fastidieux des tour de main compliqués que les habiles seuls peuvent acquérir. Lémery n’essaye pas de dissimuler son dédain, mêlé de mépris, pour tous les chimistes qui ont professé des doctrines que la philosophie mécanique proclame absurdes ou inintelligibles. Sans d’ailleurs faire allusion à la méthode cartésienne, il s’adresse à un public qui, suivant les conseils de Descartes, ne respecte d’autre autorité que celle du sens commun et de la logique déductive. Aussi son cours de chimie débute-t-il par une sorte de manifeste dans lequel il exprime sa ferme volonté de rompre avec une tradition ancienne et respectée qui obligeait le chimiste à voiler ses récits d’expérience sous des dehors mystérieux, énigmatiques, incompréhensibles au vulgaire. « La plupart des auteurs, affirme-t-il catégoriquement, qui ont parlé de la chimie en ont écrit avec tant d’obscurité qu’ils semblent avoir fait leur possible pour n’être pas entendus. Et l’on peut dire qu’ils ont trop bien réussi, puisque cette science a été presque cachée pendant plusieurs siècles et n’a été connue que de très peu de personnes. C’est en partie ce qui a empêché un plus grand progrès que l’on eût pu faire dans la philosophie, puisqu’il est impossible de raisonner en bon physicien qu’on ne sache la manière dont la Nature se sert dans ses opérations ; ce qui est parfaitement bien expliqué par la chimie[1]. »

Contrairement donc aux anciens auteurs qui se seraient laissé séduire par les rêveries d’une imagination fantaisiste, et qui auraient attribué aux différentes substances chimiques des propriétés mystérieuses, Lémery veut, avant tout, donner des explications « intelligibles ». Qu’entend-il par ce terme et quelles sont les conditions pour qu’une théorie chimique soit recevable ? La réponse à cette question semble aller de soi pour le chimiste cartésien ; il ne nous la donne qu’en passant, à propos d’une explication particulière, et elle s’impose à sa raison avec une telle force qu’il ne songe pas même à prévoir l’objection : « On ne peut pas mieux, observe-t-il, expliquer la nature d’une chose aussi cachée que l’est celle d’un sel, qu’en attribuant aux parties qui la composent des figures qui répondent à tous les effets qu’il produit[2]. » Les particules des différents corps ne différeront donc, et cela est un postulat que Lémery n’exprime point explicitement, tant il lui semble évident, que par leurs formes respectives ; en conséquence, « la chimie donnera une fort grande idée de la Nature et de la figure des premiers petits corps qui sont entrés dans la composition des mixtes ». Ceci admis, il expliquera hardiment, sans jamais rencontrer d’obstacle, tous les phénomènes matériels qu’il est donné au chimiste d’observer, et il nous fera suivre des yeux les molécules diversement figurées qui, par leurs mouvements et leurs chocs, causent les réactions les plus variées[3].

Avant d’examiner l’usage que Lémery a fait du mécanisme pour interpréter l’expérience, nous rechercherons quels motifs lui font opposer une fin de non-recevoir aux doctrines que nous avons exposées dans nos précédents chapitres.

Que pense-t-il des alchimistes qui, se basant sur la nécessité de l’évolution des métaux, voulaient soulever l’obstacle, s’opposant à ce que le fer, l’étain, le plomb, le cuivre, le mercure et l’argent se transmuent ; immédiatement en or, suivant l’intention de la Nature[4] ? Non seulement les dogmes métaphysiques de leur prétendue science lui paraissent absurdes, mais encore il refuse de croire à la sincérité de ceux qui s’en déclarent partisans. Les adeptes de la philosophie hermétique ne peuvent être que des hypocrites, animés par l’appât du gain et espérant tromper le public dont la crédulité est sans bornes ; si quelques chercheurs se sont laissé prendre au mirage de leurs propres espoirs, la déception est venue et ils meurent désabusés, ayant dissipé leurs dernières ressources, victimes de cet « art sans art, dont le commencement est de mentir, le milieu de travailler, et la fin de mendier ». Les secrets que les plus avisés d’entre eux vendent si cher sont exprimés dans un langage obscur qui n’est destiné qu’à masquer la pauvreté de leur pensée. Lémery ne déclare d’ailleurs à aucun moment que la transmutation des métaux soit chose théoriquement, impossible ; au contraire, puisqu’il croit être en mesure de donner l’histoire de la formation de ces mixtes au sein de la terre. Si donc la tentative des alchimistes lui semble absolument chimérique, c’est tout d’abord, sans doute, qu’elle n’a abouti qu’à de multiples échecs, mais c’est surtout parce que la tendance au perfectionnement de la Nature, désireuse de réaliser un état d’équilibre stable, est incompatible avec la philosophie mécanique dont les principes lui paraissent évidents… Et la condamnation indirecte dont le mécanisme a frappé l’alchimie en méconnaissant sans le combattre le ressort profond qui soutenait cette doctrine, a été si efficace qu’elle ne s’est jamais relevée du discrédit où ses détracteurs l’avaient jetée.

Lémery ne comprend pas non plus les analogies et les sympathies qui, sous l’influence de Paracelse, avaient tout d’abord dominé la médecine, puis envahi le domaine entier des sciences naturelles[5] ; les correspondances entre les métaux, les planètes et les parties du corps humain, les similitudes, que les chimistes avaient cru pouvoir établir entre les faits les plus disparates et les corps les plus variés, les généralisations audacieuses de ceux qui, se basant sur ces brillantes hypothèses, voulaient déduire le système du monde, lui paraissent de vaines superstitions ne supportant pas la discussion, indignes même d’être prises au sérieux. Lémery, à l’occasion, les raille agréablement ; mais il est si éloigné de l’état d’esprit des savants qui prenaient ces similitudes comme base assurée de leur science qu’il les confond dans une même réprobation avec les anciennes doctrines astrologiques et la philosophie alchimique, dont elles diffèrent profondément.

Visiblement, avec l’avènement du cartésianisme en chimie, il s’est produit, dans cette science, une révolution profonde. Les données fondamentales sur lesquelles les prédécesseurs avaient cru pouvoir construire une science à l’abri des attaques ont croulé par simple contact, et, semblable à une vaine rêverie, la doctrine scientifique qui avait en elles ses fondements a été frappée à mort ! Certes la raison n’a qu’une manière de procéder, et, du dogme fondamental de l’alchimie, il est possible de déduire les espoirs des alchimistes. Ces espoirs semblent rationnels puisque le « donné » si l’on peut s’exprimer ainsi, les appelle irrésistiblement. Certes encore, la connaissance des analogies, similitudes et sympathies qui, au premier abord, nous avait semblé si étranges, a rendu perméable à notre esprit la science de la Renaissance. Pour quels motifs, demantera-t-on, la philosophie mécanique a-t-elle triomphé si facilement de ses rivales ?

Afin de saisir la cause du grand succès de Lémery, il nous faudra résoudre la difficulté que nous venons de proposer. Observons tout d’abord, pour cela, que les principes qui formaient les bases mêmes des anciennes doctrines avaient visé tout d’abord de ramener à l’unité les phénomènes qu’ils cherchaient à interpréter. Observons ensuite que ces principes, capables d’orienter la pensée du savant dans un sens déterminé, ne suffisaient pas à eux seuls pour maitrîser les faits expérimentaux. À ces dogmes absolus et fort clairs, le chercheur, désireux de garder le contact, entre la théorie et l’opération chimique, ajoutait des hypothèses accessoires qui, tout en s’accordant avec le seul principe qu’elles venaient en quelque sorte compléter, restaient hétérogènes ; souvent leur accumulation ne mettait plus en pleine lumière le théorème fondamental qu’elles corroboraient et l’ensemble tout entier croulait sous le poids des additions et compléments dont l’évolution des idées, comme les découvertes expérimentales, avaient surchargé la doctrine[6] !

Les philosophies chimiques, que le mécanisme de Lémery supplanter, étaient parvenues à un tel degré de complication, qu’elles semblaient plutôt dues à des rêveries d’une imagination déréglée et fantaisiste qu’au développement rationnel d’un principe fondamental ; elles n’apportaient plus d’aide à l’expérimentateur qui cherchaient d’autres méthodes pour relier ses opérations les unes avec les autres ; la chute de ces anciennes philosophies, dont le mécanisme de Lémery ne laissa rien subsister, se serait produite d’elle-même sans aucune attaque de l’extérieur. Elles prétendaient toutes atteindre le phénomène chimique par une explication psychologique, les unes attribuant à la Nature entière une aspiration à réaliser la perfection, les autres distribuant libéralement aux différentes substances chimiques des désirs, des appétits, des tendances, des sentiments ou des passions. Or, cette métaphysique, qui avait pu séduire quelques savants tels que Davidson, se dégrada rapidement en romanesque et lassa l’imagination de tous.

Pour vaincre l’anarchie de la théorie, le cartésianisme imposa à l’esprit une discipline fort sévère ; il fit prévaloir ce théorème fondamental que l’essence de la matière est identique à l’étendue et ne crut pas, comme le dit Malebranche[7], que personne au monde pût douter de cette assertion après y avoir sérieusement pensé. Cela admis, la chimie se trouva délivrée des doctrines du moyen âge ou de la Renaissance, dont le prestige déjà déclinait ; ces doctrines, qui, aujourd’hui encore, nous paraissent ; mystérieuses et séduisantes, encombraient alors la science beau coup plus qu’elles ne l’enrichissaient et, en les rejetant en bloc comme des rêveries fantaisistes ou d’obsédantes fantasmagories, la nouvelle école effectua tout d’abord une œuvre négative et salutaire d’assainissement, dont on ne peut nier l’utilité et la bienfaisance.


B. — Le terrain une fois déblayé, la philosophie mécanique tenta, elle aussi, de construire ; son principe fondamental de ramener la matière à l’espace lui avait tracé le plan d’un monument harmonieux ; elle s’efforça d’y loger la variété infinie des corps et l’ensemble d’apparence hétérogène de toutes les réactions chimiques.

Sans discussion aucune, Lémery admit la structure discontinue et corpusculaire de la matière ; il supposa que les substances variées que la chimie étudie, les métaux, par exemple, les acides, les alcalis, les sels, les huiles ou les soufres, sont composés de petits corps ayant une forme caractéristique. Ces petits corps ne restent pas inactifs ; semblables aux instruments de l’ouvrier, aux couteaux, aux ciseaux, aux scies, aux coins, aux leviers, ils réagissent les uns sur les autres, s’insinuent les uns dans les autres ou séparent par leur action ceux qui étaient précédemment unis. Lémery, sans le déclarer expressément, donne à ses atomes une certaine consistance, et leur figure ne s’altère pas facilement. Leur suppose-t-il, comme les atomistes, une rigidité très grande et une stabilité absolue, ou suppose-t-il, avec les carté siens, une divisibilité allant à l’infini ? Sans s’embarrasser de ces discussions métaphysiques, sans juger utile de s’exprimer explicitement, le grand chimiste oscille entre ces conceptions extrêmes et choisit, le cas échéant, celle qui lui permet le plus facilement d’interpréter les faits de laboratoire. Ne nous avoue-t-il pas que, dans nombre d’opérations, les pointes qui caractérisent l’état acide sont susceptibles d’être brisées ou rompues par l’effort des alcalis antagonistes ?

Lémery ne songe pas à nous dire s’il est partisan du système du plein qu’admettait Descartes, ou du vide que préconisait Gassendi. Entre les pores de ces corpuscules suppose-t-il qu’il n’y a rien, ou croit-il l’espace occupé par une sorte de matière subtile concevable par notre raison et sans action sur nos sens ? Rien ne laisse supposer qu’il se soit posé le problème ; et si parfois il émet l’hypothèse que dans les pores des molécules quelque substance se soit glissée, c’est uniquement pour expliquer une expérience qui demeurait jusqu’alors inintelligible, pour sa doctrine.

Les corpuscules de Lémery ne diffèrent d’ailleurs que par leurs dimensions des corps tels que les sens nous les font percevoir à notre échelle. Sans doute Lémery ne les suppose-t-il jamais colorés ; sans doute essaye-t -il d’expliquer par la disposition des molécules la plus ou moins grande densité des substances chimiques, comme s’il les voulait véritablement déduire des propriétés de l’espace ? Mais il ne pousse pas l’abstraction plus loin, il donne à ses atomes, en cas de besoin, certaines propriétés, telles que la cohésion et la dureté, et il leur attribue non une cohésion et une dureté parfaites, comme les atomistes, mais plus ou moins de cohésion ou plus ou moins de dureté. Visiblement, c’est à l’image des corps solides que nous connaissons du bois, du fer ou du verre par exemple, que les plus petites parties des substances chimiques ont été construites par la nature ; rien ne nous permet de deviner quelles sont leurs dimensions, et, à certains moments, Lémery semble insinuer que le microscope nous les laisse entrevoir !

Cette imprécision de la théorie mécanique, préconisée par Lémery, peut sembler d’abord étrange ; elle passera facilement inaperçue par le lecteur du « Cours de chimie », parce que l’auteur, s’il a constamment appliqué la philosophie mécanique à l’interprétation des phénomènes chimiques, a négligé complètement d’en fournir un exposé systématique…, elle lui paraît évidente, et point n’est besoin ni de discuter ses principes, ni de discuter ses applications.

Pour illustrer les généralités ci-dessus, nous allons laisser la parole à notre chimiste ; nous l’interrogerons sur quelques points de sa doctrine, non pour la dominer entièrement, mais pour comprendre quelle méthode l’a inspirée.

Nous lui demanderons tout d’abord ce qu’il pense des acides et des alcalis dont le combat, suivant cer tains contemporains, est l’unique cause de tous les phénomènes chimiques.

« Comme on ne peut pas mieux, dit-il, expliquer la nature d’une chose aussi cachée que l’est celle d’un sel, qu’en attribuant aux parties qui le composent des figures qui répondent à tous les effets qu’il produit, je dirai que l’acidité d’une liqueur consiste dans des particules de sel pointues lesquelles sont en agitation, et je ne crois pas qu’on me conteste que l’acide n’ait des pointes puisque toutes les expériences le montrent ; il ne faut que le goûter pour tomber dans ce sentiment, car il fait des picotements sur la langue semblables, on fort approchants, à ceux qu’on recevrait de quelques matière taillée en pointes très fines ; mais une preuve démonstrative, convaincante, que l’acide est composé de parties pointues, c’est que non seulement tous les sels se cristallisent en pointes, mais toutes les dissolutions de matière métallique prennent cette figure dans la cristallisation. Ces cristaux sont composés de pointes différentes les unes des autres en longueur et en grosseur, et il faut attribuer cette diversité aux pointes plus ou moins aiguës des différentes sortes d’acide. C’est aussi cette différence en subtilité de pointes, qui fait qu’un acide pénètre et dissout bien un mixte qu’un autre ne peut pas raréfier : ainsi le vinaigre s’imprègne de plomb que les eaux-fortes ne peuvent dissoudre ; l’eau-forte dissout du mercure, et le vinaigre ne le peut pénétrer ; l’eau régale est le dissolvant de l’or et l’eau-forte n’y fait point d’impression : l’eau-forte, au contraire, dissout l’argent, elle ne touche pas à l’or, etc…[8]. »

Les alcalis se reconnaissent expérimentalement parce qu’ils font effervescence avec les acides ; la théorie chimique doit expliquer ce phénomène. « Cet effet, dit Lémery, peut faire raisonnablement conjecturer que l’alcali est une matière composée de parties roides et cassantes, dont les pores sont figurés de façon que les pointes acides y étant entrées, elles se brisent et écartent tout ce qui s’oppose à leur mouvement, et selon que les parties qui composent cette matière sont plus ou moins solides. Les acides trouvant plus ou moins de résistance, ils font une plus forte ou une plus faible effervescence. »*

Il y a, dit Lémery, plusieurs alcalis différents, comme il y a plusieurs acides qui varient, les uns par la plus ou moins grande profondeur de leurs pores, comme les autres, par la plus ou moins grande subtilité de leurs pointes ; aussi, réagissent-ils différemment les uns des autres… Quel est le résultat de leur combinaison ?

« L’acide et l’alcali, dit Lémery, se détruisent tellement dans leur combat, que, quand on a versé peu à peu autant d’acide qu’il en faut pour pénétrer un alcali dans toutes ses parties, il n’est plus alcali quoique vous le laviez pour le priver d’acide, parce qu’il n’a plus les pores disposés comme il avait[9] ; et l’acide rompt ses pointes, en sorte, principalement, que quand on le veut retirer, il a perdu presque toute son acidité et il retient seulement une certaine âcreté. »

Tous les corps solubles dans les acides seront déclarés alcalis. À l’occasion, il est vrai, Lémery proteste contre la trop grande généralité que les chimistes de son temps ont donnée du dualisme acido-alcalin ; mais il n’hésitera pas à déclarer que les métaux, tels que le fer ou le mercure, remplissent le rôle d’alcali à l’égard de leurs dissolvants acides[10].

Mais quand il étudie les métaux, le mercure par exemple, il oublie que ses molécules devraient être des gaines et il l’examine en fonctions de propriétés fort différentes ; écoutons-le.

« Le vif-argent, dit-il, est un prodige entre les métaux, car il est fluide comme de l’eau, et quoiqu’il soit très pesant, il s’envole facilement quand il est mis sur le feu.

Il y a apparence que les parties de ce métal sont toutes de figure ronde, car de quelque manière qu’on le divise sans addition, il parait toujours en petites boules. Si l’on y regarde de bien près quand il se dissout dans l’eau-forte, on remarquera une infinité de petits corps ronds qui s’élèvent dans la liqueur en forme de fumée.

Les parties du mercure étant supposées rondes, on pourra expliquer comment ce métal demeure fluide et pourquoi il est si facilement utilisé par le feu quoiqu’il soit fort pesant ; car la figure ronde n’étant nullement propre à la liaison des parties, les petits corps qui composent le vif-argent ne peuvent être unis entre eux et, par conséquent, ils doivent rouler les uns sur les autres comme nous voyons qu’il arrive à tous les corps ronds : c’est ce qui fait la fluidité de ce métal.

Pour ce qui est de sa volatilité, elle vient de ce que ses parties rondes n’étant que contiguës et n’ayant point de liaison entre elles, il n’y a rien qui empêche qu’elles ne soient enlevées chacune en leur particulier par le feu, car ce qui fait que tous les autres métaux sont plus fixes que le mercure et qu’ils demeurent dans le feu sans se consumer entièrement, c’est que leurs parties sont continues et accrochées les unes aux autres en sorte que le feu n’a pas la force de les désunir assez pour les élever.

Objection : On peut objecter que les parties du vif-argent étant rondes, il devrait être léger parce que les corps ronds qui sont proches l’un de l’autre laissent quantité de vides entre eux.

Réponse : Mais, quoiqu’il y ait des vides, les petites boules sont massives et compactes et c’est ce qui fait la pesanteur.

Autre objection : Si les parties du mercure sont pesantes, comment pourront-elles être volatilisées par le feu.

Réponse : Quand on dit que ses parties sont pesantes, c’est par comparaison à d’autres petits corps plus légers ; mais il ne faut pas s’imaginer que chaque partie du mercure soit assez pesante pour résister à la rapidité du feu. De plus, il peut se faire que ces petits corps de mercure que nous supposons compacts aient des corps, figurés de telle manière, que les parties du feu étant embarrassées dedans, elles ne trouvent point d’issue libre pour sortir, de sorte qu’elles enlèvent leurs petites prisons[11]. »

Cet exemple est très caractéristique de la méthode employée par Lémery ; la forme des particules de chaque corps est immédiatement déduite des propriétés de ce corps et chaque propriété nouvellement découverte s’explique par quelque complication encore inaperçue de la figure de ces molécules ; notre chimiste n’essaye pas de concilier entre elles les diversités qu’il est obligé de supposer à tous ces petits corps primitifs ; il n’essaye pas d’en déduire quelque propriété encore inconnue ; les hypothèses, chez lui, sont la traduction d’expériences, non un résumé ni un programme de travaux. Si cependant les différentes qualités d’un même corps peuvent facilement s’interpréter à l’aide de la même image, il tire de ce fait argument en faveur de son hypothèse : Dans l’exposé qu’il va nous donner des causes de la dissolution de l’or dans l’eau régale, il fera une anticipation de futures découvertes microscopiques qui rendra sensible à l’imagination visuelle les phénomènes qui, à cause de la ténuité des corpuscules, ne peuvent être directement accessibles à notre regard.

« La dissolution de l’or est une suspension que les pointes de l’eau régale font des particules de ce métal dans du phlegme[12], car il ne suffit pas que l’eau régale ait divisé l’or en parties subtiles, il faut encore que ses pointes le soutiennent comme des nageoires, autrement il tomberait toujours au fond en poudre si subtile qu’elle fût[13].

Objections : Les parties de l’or devraient tomber au fond de la liqueur, parce qu’étant jointes aux pointes de l’eau régale, elles sont encore plus pesantes qu’elles n’étaient, car l’union de ces deux corps fait plus de poids que quand ces deux corps sont séparés.

Réponse : On doit concevoir les parties de l’or, suspendues par les pointes acides dans le phlegme, à peu près comme on conçoit fort bien qu’un petit morceau de métal, attaché à un bâton ou à une planche, nagerait avec le bois dans l’eau ; car, quoique le petit morceau de métal tombe au fond quand il est seul, il nage quand il est attaché au bois : les pointes acides sont des corps fort légers en comparaison des particules de l’or ; elles ont aussi des surfaces beaucoup plus étendues, et par conséquent elles occupent plus de phlegme : c’est ce qui les soutient et les fait nager. »

Mais si cette explication nous dévoile comment l’or a pu être dissous et atténué par l’eau régale, elle ne nous laisse point deviner que l’argent ne sera aucunement attaqué par ce puissant menstrue acide ; et c’est pourtant ce que montre l’expérience. Dans une longue discussion que nous allons entièrement reproduire, car elle nous livre la marche que suit la pensée du grand chimiste, il va tenter de projeter une lumière sur ce déconcertant mystère.

« Il est assez difficile à comprendre comment l’eau régale dissout l’or qui est un métal très solide, et elle ne dissout pas l’argent qui l’est beaucoup moins. Quelques chimistes voulant résoudre cette difficulté ont dit que l’or, étant un métal plus rempli de soufre[14] que l’argent, demandait aussi un dissolvant sulfureux tel que l’eau régale composée des sels volatils sulfureux du sel ammoniac. Mais cette explication se détruit d’elle-même, puisque, si l’or contenait plus de soufre que l’argent il serait, par conséquent, moins pesant, car le soufre , est un des principes de chimie les plus légers[15].

Si de plus nous examinons ce qui se fait dans la composition du dissolvant de l’or, il ne sera pas difficile de contredire cette opinion, car nous voyons que dès que l’esprit de nitre[16] commence à pénétrer le sel ammoniac[17], le sel acide se lie avec lui et il abandonne les sels volatils qui, se trouvant débarrassés du corps qui les tenait comme fixés, s’élèvent avec violence ; mais comme ces sels, qui sont des alcalis, rencontrent à leur passage quelques acides de l’esprit de nitre qui les pénètrent, il se fait la grande effervescence qui arrive toujours à la rencontre des alcalis et des acides ; cette effervescence étant passée, notre eau régale reste dans le vaisseau ; ce n’est proprement qu’un sel marin acide[18], dissous dans l’esprit de nitre, les sels volatils étant exaltés ou ayant été détruits par l’acide, ce qui confirme cette pensée est qu’on fait aussi bien de l’eau régale avec le sel marin dans lequel il n’y a point de volatils qu’avec le sel ammoniac.

Ce n’est donc pas par des raisonnements de cette nature qu’on peut éclaircir ce phénomène ; je crois, avec plus de vraisemblance, que si l’eau régale ne dissout point l’argent, c’est parce que les pointes de l’esprit de nitre, ayant été grossies par l’addition de sel, glissent sur les pores de l’argent, n’y pouvant point entrer à cause de la disproportion des figures, au lieu qu’elles s’introduisent dans l’or, dont les pores sont plus grands, pour y faire leurs secousses. Si, au contraire, l’esprit de nitre dissout l’argent, c’est parce que ses pointes sont assez subtiles et proportionnées pour entrer dans les petits pores de ce métal, et, par leur mouvement, en écarter les parties ; ces mêmes pointes peuvent aussi entrer dans les grands pores de l’or, mais elles sont trop menues et trop pliantes pour agir sur ce corps, on a besoin de couteaux plus forts et plus tranchants qui, en remplissant davantage ses pores, aient la force de les diviser.

Objection : Je prévois bien qu’on m’objectera que l’or étant plus pesant que l’argent il doit avoir des pores plus petits, puisque la pesanteur d’un corps ne peut consister que dans l’approche de ses parties.

Réponse : Mais il est facile de lever cette difficulté si l’on considère l’un et l’autre métal avec un bon microscope. On verra que les pores de l’or sont beaucoup plus grands que ceux de l’argent, mais qu’il y en a bien moins, circonstance qui explique fort bien pourquoi l’or est plus pesant que l’argent quoiqu’il ait des pores plus grands ; car, comme ils sont distants les uns des autres, il y a une matière très compacte comme interceptée, qui fait toute la pesanteur ; mais les pores de l’argent étant fort proches l’un de l’autre et en grande quantité, entourent moins de matière solide et par conséquent il doit y avoir moins de pesanteur. Je me servirai d’un exemple plus familier pour me faire mieux comprendre.

Expérience : Si l’on prend deux écuelles d’une même grandeur et d’une même capacité, qu’on en remplisse une de dragées de plomb et l’autre de balles de calibre, celle qui sera pleine de balles de calibre pèsera beaucoup plus que l’autre qui sera pleine de dragées et néanmoins les vides qui seront entre les grosses balles seront bien plus grands que ceux qui sont entre les petites.

On peut encore suivant ce système rendre raison pourquoi l’or est coupé plus facilement que l’argent : car plus les pores d’un corps sont grands et plus les ciseaux trouvent de facilité à y entrer.

L’or s’étend davantage sous le marteau que l’argent, parce que les pores en étant plus grands, le marteau y fait plus d’impression et en dilate plus facilement les parties.

Objection : On m’a objecté que, si entre les pores de l’or il y a une matière pesante comme interceptée, elle se doit précipiter d’elle-même après l’action de l’eau régale, ce qui n’arrive pas.

Réponse : Je réponds que si les parties de l’or sont plus pesantes, le dissolvant est gros et fort à proportion pour soutenir ces moles et empêcher qu’elles ne précipitent.

D’autres ont pris le contre-pied de cette explication et ont écrit que si l’eau régale dissout l’or et ne dissout point l’argent, c’est parce que les grosses pointes de l’esprit de nitre ou de l’eau-forte ont été subtilisées par le mélange du sel ammoniac et ont été rendues plus propres à entrer dans les petits pores de l’or au lieu que la délicatesse de ces mêmes pointes ne leur laisse pas la force ni le mouvement nécessaires pour diviser les parties de l’argent dont les pores sont beaucoup plus grands.

Mais ce raisonnement ne cadre pas fort avec l’expérience : car quelle apparence y a-t -il que les pointes de l’esprit de nitre se soient subtilisées en pénétrant et en divisant les parties du sel ammoniac, où trouvera-t-on des exemples qu’après une effervescence considérable de deux sels détachés, l’acidité se soit rendue plus aiguë qu’auparavant ? C’est ce qui ne peut pas être prouvé : au contraire tout le monde sait qu’il ne se fait jamais des effervescences que l’acide ne soit émoussé et rompu en partie. Au reste, le raisonnement veut que l’esprit de nitre ait rompu le plus subtil de ses pointes en se choquant avec violence contre le sel ammoniac pour le diviser, puisque, même dans ce sel ammoniac, il se trouve des sels alcalis dont le propre est de détruire les acides ; je pourrais ajouter que la jonction du sel à l’esprit de nitre doit nécessairement rendre ses pointes plus grossières et que les cristaux qui se tirent par l’eau régale ont la figure moins aiguë que ceux qui se tirent par l’eau-forte : mais ce que j’ai dit est si probable et si aisé à reconnaître, pour peu qu’on s’y applique, que je croirais amuser le lecteur inutilement si j’en donnais davantage de preuves.

Je ne vois pas non plus qu’il soit nécessaire de faire un long discours pour expliquer comment l’argent, qui a les pores plus petits, est plus susceptible des impressions de l’air et du feu, que l’or qui en a de plus grands, puisque j’ai supposé que la matière interceptée entre les pores de l’or est plus compacte et par conséquent plus difficile à ébranler que celle de l’argent[19]. »

De cette longue et intéressante discussion, nous pouvons tout d’abord conclure que ni l’auteur ni le lecteur ne contestaient la légitimité de l’explication mécanique et corpusculaire ; sans doute, le principe admis se rencontrait-il dans l’application de nombreux sujets de discorde. Lémery, ne doit-il point défendre ses conclusions particulières contre les assertions d’autres chimistes partisans de sa méthode générale, et qui, avec Homberg, interprétaient autrement que lui la dissolution de l’or dans l’eau régale… Ce dernier n’a-t-il point conjecturé « avec assez de « vraisemblance que les pores de l’or qui pèse beaucoup plus que l’argent, sont plus étroits et les pointes de l’esprit de sel plus fines que celles de l’esprit de nitre ; qu’elles le sont plus qu’il ne serait absolument nécessaire pour la petitesse des pores de l’or, que l’esprit de sel uni avec l’esprit de nitre forme un corps de grosseur moyenne encore capable d’entrer dans les pores de l’or, d’y faire effet d’un coin et d’en écarter les parties solides[20] ».

Quels que soient d’ailleurs les disparates qui séparent les uns des autres les partisans des nouvelles doctrines, celles-ci ont facilement triomphé de toutes leurs rivales ; est-ce à dire que nous venons d’assister à une révolution totale et que plus rien de la science des écoles iatrochimistes qui, depuis Paracelse et Van Helmont, dominaient la pensée des médecins et pharmaciens ne subsiste dans la philosophie mécanique ; quelques-uns, sans doute, l’ont pensé ; mais d’autres ont constaté que celle-ci, loin de détruire les théorèmes autrefois admis, s’était contentée de les traduire dans son langage et se réservait d’en donner une interprétation rationnelle. Et, avec Frédéric Hoffmann, ils ont déclaré franchement que, si l’entendement n’est satisfait que par les explications qui ne recourront qu’aux qualités premières de la matière : la figure, la grandeur et le mouvement, il ne faut pas cependant rejeter et dédaigner les qualités sensibles qui dépendent certainement des premières, et que nous pourrons déduire de celles-ci quand le progrès des sciences le permettra[21].


C. — Si à l’époque du renouvellement des sciences la philosophie mécanique exerça sur les chimistes un si remarquable prestige, c’est que dans l’esprit des savants elle était alliée, et même confondue, avec un positivisme expérimental dont elle se donnait pour prolongement nécessaire, et qui, comme elle, attaquait les dogmes de la philosophie des anciens. Déjà, nous l’avons vu, Robert Boyle[22], au nom de la saine méthode scientifique, avait fait cette confusion étrange entre le mécanisme et l’empirisme ; la forme de la philosophie de ce temps-là, les découvertes microscopiques et les espoirs immenses que ces découvertes provoquaient, semblaient justifier absolument ce point de vue que Lémery adopte à l’exemple du célèbre savant anglais. « Je ne me préoccupe, dit-il, expressément d’aucune opinion qu’elle ne soit fondée sur l’expérience[23]. »

Mais le domaine réservé à la chimie est si vaste qu’un seul savant ne saurait prétendre l’explorer, et il ne conduit à aucun belvédère d’où la vue puisse contempler l’ensemble du terrain que la théorie doit parcourir. Et cependant les savants ont constamment désiré que quelque principe général et simple leur serve de guide et leur fasse éviter les obstacles contre lesquels leurs expériences les projettent, ou les impasses dans lesquelles leur pensée s’engage.

Or la pure doctrine mécanique que Robert Boyle avait admise, en proclamant l’unité de la matière, si elle permettait d’interpréter chaque expérience particulière, n’établissait aucune hiérarchie entre les diverses expériences qui paraissaient n’avoir entre elles aucun lien, et la doctrine atomistique, que préconisa Harstoecker, en établissant que les particules d’or, de sable, ou de toute autre substance persistaient indéfiniment sous les déguisements variés dont elles s’affublent, multipliait le nombre d’êtres primitifs dont la théorie tenait compte.

Pour Lémery les différentes matières ne sont ni composées d’une substance unique, ni essentiellement variées les unes des autres. À l’exemple de Nicolas Lefèvre, qui avait été son maître, il essaye de déterminer les quelques substances fort simples dont les mixtes sont composés, et dans lesquelles ces mêmes mixtes peuvent se résoudre. Comme la doctrine mécanique ne lui est là d’aucun secours, il procède empiriquement ; mais avec quelle ironie sceptique résume-t--il le vaste système de Nicolas Lefèvre qui, outre « l’esprit universel » et indéterminé, admettait l’existence de cinq principes simples[24].

« Le premier principe, dit-il, qu’on peut admettre pour la composition des mixtes, est un esprit universel qui, étant répandu partout, produit diverses choses, selon les diverses matières ou pores de la terre dans lesquels il se trouve embarrassé : mais comme ce principe est un peu métaphysique et qu’il ne tombe pas sous nos sens, il est bon d’en établir des sensibles ; je rapporterai ceux dont on se sert communément.

Comme les chimistes, en faisant l’analyse de divers mixtes, ont trouvé cinq sortes de substances, ils ont conclu qu’il y avait cinq principes- des choses naturelles, l’eau, l’esprit, l’huile, le sel et la terre. De ces cinq, il y en à trois actifs, l’esprit, l’huile et le sel, et deux passifs, l’eau et la terre. Ils les ont appelés actifs, parce qu’étant dans un grand mouvement ils font toute l’action du mixte. Ils ont nommé les autres passifs, parce qu’étant en repos ils ne servent qu’à arrêter la vivacité des esprits[25]. »

Ces cinq principes sont ceux qu’avaient admis Nicolas Le Fèvre, Étienne de Clave et bien d’autres ; aux trois éléments de Paracelse, l’esprit ou mercure, l’huile ou soufre et le sel, s’ajoutaient deux éléments péripatéticiens, l’eau et la terre, auxquels les savants n’accordaient, il est vrai, qu’un rôle secondaire… L’eau ou phlegme est un fluide qui se mélange aux autres corps et en atténue les propriétés ; la terre les rend plus solides ; les principes actifs, au contraire, provoquent les réactions des corps ; le mercure les rend volatifs, le soufre les rend combustibles et le sel, qui se présente sous différentes formes , les rend pénétrants ou les pré serve contre la pourriture…

À sa description des principes, Lémery joint quelques remarques qui témoignent que la méthode expérimentale positive rejoint dans ses conclusions la philosophie mécanique. Écoutons-le.

« Le nom de principe en chimie ne doit pas être pris dans une signification tout à fait exacte ; car les substances à qui l’on a donné ce nom ne sont principes qu’à notre égard, et qu’en tant que nous ne pouvons aller plus avant dans la division des corps ; mais on comprend bien que ces principes sont encore divisibles en une infinité de parties qui pourraient à plus juste titre être appelées principes. On n’entend donc par principes de chimie que des substances séparées et divisées autant que nos faibles efforts en sont capables : et comme la chimie est une science démonstrative, elle ne reçoit pour fondement que celui qui lui est palpable et démonstratif. C’est à la vérité un grand avantage que d’avoir des principes si sensibles, et dont on peut raisonnablement être assuré ; Les belles imaginations des autres philosophes touchant leurs principes physiques élèvent l’esprit par de grandes idées, mais elles ne leur prouvent rien de démonstratif. C’est ce qui fait qu’en allant à tâtons pour découvrir leurs principes, les uns se forment un système, les autres un autre : mais si l’on veut approcher autant qu’il se pourra des véritables principes de la Nature, on ne peut prendre une voie plus assurée que celle de la chimie[26] ; cet art servira comme d’une échelle pour y atteindre, et la division des substances, quoique grossière, donnera une fort grande idée de la figure et de la nature des premiers petits corps qui sont entrés dans la compoition des mixtes. »

Cette affirmation, que l’expérience seule a forcé les chimistes à croire que tous les mixtes de la Nature sont décomposables en cinq principes, peut étonner le lecteur moderne ; il cherchera l’explication de ce paradoxe apparent, et la solution de cette difficulté projettera une grande clarté sur la formation de l’ancienne théorie chimique… Écoutons encore Lémery :

« On trouve aisément, dit-il, les cinq principes dans les animaux et dans les végétaux, mais on ne les rencontre pas avec la même facilité dans les minéraux ; il y en a même quelques-uns comme l’or et l’argent, desquels on ne peut pas en tirer deux, ni faire aucune séparation, quoique nous disent ceux qui recherchent avec tant de soin les sels, les soufres, les mercures de ces métaux. Je veux croire que tous les principes entrent dans la composition de ces mixtes, mais il n’y a pas de conséquence que ces principes soient demeurés en leur premier état et qu’on les en puisse retirer, car il se peut faire que ces substances qu’on appelle principes se soient tellement embarrassées les unes dans les autres, qu’on ne puisse les séparer qu’en brisant leurs figures ; or ce n’est qu’à raison de leurs figures qu’ils peuvent être dits sels, soufres ou esprits[27]. »

Lémery vient de nous révéler l’origine expérimentale de la théorie chimique. Celle-ci est basée, nous en avons maintenant l’assurance[28], sur les distillations fractionnées d’un grand nombre de substances organiques animales ou végétales. Cette distillation laissait échapper des essences volatiles ou combustibles que l’on appelait esprits ou mercures, huiles ou soufres ; puis de la vapeur d’eau ou phlegme ; enfin le résidu solide qui était resté dans la cornue comprenait le sel soluble, et la terre insoluble dans l’eau. Quelle que soit la substance analysée, les résultats obtenus par cette même méthode ne variaient pas sensiblement. D’ailleurs, pharmaciens et chimistes, qui pendant de longues générations s’étaient accoutumés à étudier le règne organisé avant tout, généralisèrent hardiment et supposèrent que tous les corps de la nature, minéraux aussi bien qu’animaux et végétaux, étaient bâtis sur le même modèle et construits avec les mêmes principes.

Depuis l’école paracelsiste, il est vrai, l’étude des minerais métalliques, des métaux, de leurs sels, des acides inorganiques, avait pris une grande extension et formait une partie de plus en plus importante du domaine de la chimie ; mais l’explication des réactions de ces corps était encore faite d’après le modèle, — ou à l’image, — des phénomènes organiques avec lesquels on était familiarisé. D’ailleurs, la philosophie en usage chez les médecins ne proclamait-elle pas l’analogie de tous les corps que nous rencontrons et des fragments du corps humain ?… L’étude de la chimie minérale était un complément nécessaire à l’étude de la chimie organique et, à l’époque de Lémery, cette dernière tenait encore la place primordiale dans les préoccupations des savants.

Paracelse et ses sectateurs, en vantant outre mesure les remèdes d’origine métallique, avaient invité la chimie à ne pas dédaigner des excellents matériaux encore inutilisés ; mais, comme cela est naturel, le travailleur s’efforça à mettre en lumière, par ses opérations de laboratoire, que les métaux comme les plantes pouvaient être résolus en quelques principes plus simples, doués chacun d’une des propriétés du mixte. Cet effort, voué à un échec, incite les chimistes, par son insuccès, même à douter, avec Robert Boyle, de la légitimité des assertions des « spagyristes vulgaires ». Ainsi l’innovation de Paracelse aboutit à provoquer une révolution chimique que le fondateur de l’école ne pouvait aucunement prévoir. Et l’étude des minéraux, parce qu’elle n’avait pu rentrer dans les cadres de La théorie alors régnante, dut se créer une discipline spéciale qui, à la fin du xviiie siècle, s’imposa à toute la chimie.

Vers l’époque de Lémery, le renversement d’influences se dessine encore timidement ; les cinq principes ont déjà supporté de nombreuses attaques et Lémery, qui les défend avec quelque scepticisme, n’oppose aux objections de leurs ennemis que des arguments peu probants. Bien mieux, à l’occasion il les rejette provisoirement, attendant de l’expérience future une confirmation de sa doctrine.

« Comme il n’est pas apparent, dit-il, qu’on ait jamais tiré aucune substance de l’or, ni de l’argent qui puisse être appelée sel, ou soufre, ou mercure, je n’ai pas suivi la méthode des auteurs qui veulent expliquer les différences qui se rencontrent en ces métaux par le plus ou par le moins d’un ou deux de ces principes : je me suis contenté de rapporter ce. qu’on pouvait connaître en l’or ou en l’argent, et j’ai cru qu’il valait mieux dire peu et qu’on fut en pouvoir de prouver, que de donner de grandes idées de choses qui sont fort douteuses[29]. »

Lémery donc, sans attaquer la théorie de Lefèvre qu’il croyait indiquée par l’expérience, a l’audace de ne pas la suivre là où elle ne semble pas d’une application aisée ; comme il ne peut parvenir à résoudre les métaux. en substances plus simples, il considère le corpuscule métallique comme un être primitif, et, sans autre intermédiaire que la philosophie mécanique, il donne l’interprétation théorique des opérations de laboratoire… Le système des cinq principes, bien qu’il ne soit pas encore détruit perd sensiblement de son importance ; leur définition expérimentale et empirique les contraint malgré le rôle immense qu’ils jouent encore dans les préfaces, à ne représenter à l’esprit que des possibilités ou des espérances. Et comme l’empirisme seul semble soutenir une tradition dont la signification, autrefois mêlée de métaphysique, devient purement expérimentale, l’empirisme lui prescrit des limites, et plus tard la fera disparaître.


D. — Il ne faut donc point chercher la véritable théorie chimique de Lémery dans la résolution des mixtes en principes élémentaires ; cette théorie, on croirait au premier abord la trouver dans la description corpusculaire des différentes substances et dans l’explication mécanique des réactions que la chimie étudie ; mais nous n’en aurions là qu’une vue fragmentaire, incomplète ; tout d’abord parce que la doctrine atomistique, telle que l’enseignait notre auteur, a pu être critiquée, désapprouvée, systématiquement ignorée par des chimistes qui avaient acquis dans son œuvre le goût et la connaissance de leur science ; puis surtout, parce que cette doctrine est souvent une traduction naïve des faits constatés par l’expérience ; le mécanisme de Lémery est, avec la systématisation des faits, à peu près dans le même rapport que la physiologie fantaisiste du Traité des passions de Descartes avec ses solides observations psychologiques. Enfin, cette doctrine traite chaque expérience comme si elle était isolée et ne se préoccupe qu’accidentellement de ses relations avec les autres expériences ; l’ordre et la liaison des concepts nous échapperaient facilement aussi bien que l’ordre et la liaison des faits avec lesquels ils correspondent. Pour retrouver sous les déguise ments variés dont il s’affuble le véritable principe directeur de la pensée des chimistes, il nous faudra procéder d’autre manière. — Là nous sommes arrêtés par quelques difficultés graves que nous ne pouvons lever que partiellement et contre lesquelles l’historien des sciences devrait toujours être prévenu ; quelques-unes sont d’ordre général et d’autres particulières à l’époque que nous étudions.

Notons tout d’abord que la chimie est une science fort vaste, que ses adeptes lui ont donné des moyens, des espoirs et des interprétations variés ; les sujets traités paraissent si hétérogènes entre eux, qu’un exemple donné par l’historien semblera arbitrairement choisi en vue de démontrer sa thèse.

Puis si, par un long travail, il nous est possible aujourd’hui de déterminer en fonction de la théorie, soit la signification exacte d’un terme, soit la valeur logique d’une explication, nous sommes trop souvent réduits à des conjectures quand il s’agit de préciser, sans ambiguïté, à quelle substance actuellement définie ces termes s’appliquaient alors, ou à quelles expériences ces explications se rapportaient exactement.

Nous aurons plus tard occasion de constater comment les expressions de sens commun qui reviennent constamment sous la plume des savants dans l’exposé de, leurs expériences, expressions telles que feu, chaleur, lumière, combustion, pesanteur, dissolution, ont varié de significations, et comment leurs variations ont modif1é la théorie chimique. Contentons-nous de montrer pour le moment que les termes, qui aujourd’hui s’appliquent à une classe d’objets déterminés, représentaient alors des autres objets ayant avec ceux d’aujourd’hui de nombreuses ressemblances, mais qui ne leur étaient point identiques[30].

L’arsenic, par exemple, n’est point le corps simple actuellement ainsi nommé, mais le sulfure de ce corps, tel qu’on le trouve dans la nature ; de même « l’antimoine est un minéral composé d’un soufre semblable au commun et d’une substance fort approchante du métal[31] ». L’antimoine actuel, alors régule d’antimoine, qui est un corps simple, avait pourtant été isolé. Cette préparation est un antimoine qu’on rend plus pesant et plus métallique par la « séparation qu’on fait des soufres grossiers[32] » qu’il contient. Peut-être, par une analyse plus approfondie, pourrait-on extraire encore du soufre de la matière réguline qui est encore vomitive.

Comme la chimie avait été découverte et utilisée jusqu’alors par les médecins, les propriétés physiologiques d’un corps permettent de deviner sa constitution chimique. « L’antimoine, dit Lémery, contient un sel acide et un soufre qui, ensemble, le rendent vomitif[33]. » Écoutons le développement de cette proposition étrange qui paraîtrait inintelligible à celui qui ignorerait tout d’abord qu’il s’agit là du sulfure d’antimoine, et qui ne connaîtrait pas l’importance que les médecins d’alors donnaient à la philosophie mécanique.

« Quoiqu’on n’aperçoive dans l’anatomie[34] qu’on fait de l’antimoine qu’une substance métallique mêlée de beaucoup de soufre, néanmoins, en considérant sa figure approchante de celle du salpêtre et son effet vomitif, qui ne peut provenir que de quelque picotement qu’il donne à l’estomac, on a sujet d’assurer qu’il contient un sel acide ; mais comme les pointes de cet acide sont enveloppées dans une trop grande quantité de soufre, il n’est pas disposé à agir de toute sa force, si on ne lui ouvre passage, ou par des sels qui écartent ce soufre, ou par la calcination qui en enlève le plus grossier, ce n’est pourtant pas par là qu’on doive entendre que le vomitif de l’antimoine consiste en ce sel seulement ; car s’il était seul, il ne produirait point cette action, non plus que les autres sels acides ; mais il est aidé par une portion de soufre qui lui sert de véhicule pour l’exalter vers l’orifice supérieur de l’estomac et pour le retenir quelque temps comme colle contre les fibres. Ainsi l’on peut dire que l’antimoine est vomitif à cause de son soufre salin. »

Il est inutile de faire remarquer que ce sel supposé de l’antimoine est un produit de la théorie qu’aucune analyse n’a pu mettre en évidence ; tout au moins devons-nous constater que le concept d’antimoine éveillait, chez le savant du xviie siècle, tout un cortège d’idées qui tiennent à sa conception générale de la chimie et que nous reconstituons difficilement au vingtième.

Les noms mêmes, que nous traduisons aujourd’hui sans difficulté, tels que l’acide du sel marin par acide chlorhydrique, esprit nitreux par acide azotique, etc., sont-ils les mêmes corps que le chimiste utilise de nos jours dans le laboratoire, ou plutôt ne contenaient-ils alors aucune impureté qui en altère le caractère. Quel est le degré de leur concentration ? Bref l’étiquette que Lémery mettait sur ses fioles à réactifs portait-elle un nom qu’il serait facile d’exprimer en langage moderne ? Et les substances accessoires, que le chimiste ne savait séparer du réactif nommé, n’étaient-elles pas de nature à induire celui-ci en erreur quant aux propriétés des corps réagissant avec ce réactif, aussi bien que sur le réactif lui-même. Il y a là une difficulté que nous n’avons aucun moyen de surmonter, et nous ne devons discuter le récit des expériences qu’avec une extrême prudence.

Parfois, cependant, il nous est loisible de saisir les différentes altérations que les mêmes termes prennent en se généralisant de diverses façons. Voyez le mot vitriol qui signifiait primitivement le sulfate de fer trouvé dans la nature, et qui, à l’époque de Lavoisier, était un concept général qui englobait tous les sels métalliques ou autres de l’acide vitriolique (traduit plus tard par sulfurique). Le lecteur qui, à cause du nom, croirait que les expressions vitriol de Lune, vitriol de Vénus, vitriol de Mars sont nécessairement des sulfates d’argent, de cuivre ou de fer commettrait une étrange erreur ; lisons attentivement les descriptions que Lémery donne de ces corps : « Le vitriol de Lune est un argent pénétré et réduit en forme de sel par les pointes de l’acide du nitre[35]. » « Le vitriol de Vénus est du cuivre pénétré et rendu en forme de vitriol par l’esprit de nitre[36]. » Ou parfois encore : « Ces cristaux sont des particules de cuivre empreintes des acides du vinaigre et réduites en forme de sel ou vitriol[37]. » Enfin le « vitriol de Mars est du fer dissous et rendu en forme de sel par l’esprit de vitriol[38] ».

Ainsi pour Lémery les vitriols sont des sels métalliques, quel que soit le métal d’abord, ou quelque soit l’acide avec lequel ces métaux sont combinés ; si ce mot a peu à peu perdu sa signification si étendue, c’est que l’acide du sulfate de fer a été nommé « huile de vitriol », « esprit de vitriol », et que, peu à peu, l’idée de vitriol a été attachée uniquement aux composés de cet acide.

Nous ne multiplierons pas les exemples, nous contentant d’avoir montré comme les difficultés de nomenclature peuvent être variées et difficiles à lever.

Ce ne sont pas les seules. L’élève de Lémery avait, pour assimiler la doctrine du maître, des moyens que nous ne possédons plus ; il pénétrait dans le laboratoire où le professeur faisait son cours et voyait les démonstrations sensibles au moment même où il entendait exposer la théorie intelligible ! Bien mieux, quand il était assidu, il travaillait sous sa direction et refaisait les opérations avec les ressources dont il disposait ; les réactifs tout d’abord qu’il se propose tout spécialement d’étudier, puis les instruments du laboratoire, les fourneaux, les alambics, les cornues, les vaisseaux, les spatules, les filtres, bref tout le matériel sans lequel le chimiste ne peut travailler. C’est en voyant ces instruments, non en lisant leur description, que l’on par vient à les connaître, et cela Lémery le sait bien. « Mon dessein, dit-il, n’est pas de rapporter avec exactitude toutes les espèces de vaisseaux et de fourneaux que les artistes ont inventé pour travailler en chimie, il y en aurait assez pour faire un gros volume ; je décrirai seulement ceux avec lesquels on peut venir à bout de toutes les opérations, renvoyant les curieux qui en voudront être instruits plus en détail dans les laboratoires où ils apprendront plus sur cette matière qu’ils ne le feraient en consultant tous les livres[39]. »

Ces instruments, dont quelques-uns nous ont été conservés, nous seraient-ils tous familiers que nous ne saurions encore nous déclarer satisfaits ; nous voudrions encore connaître la manière dont les chimistes les employaient ! L’opérateur usait de bois ou de charbon, qu’il allumait quand il désirait provoquer des combustions, des distillations, des dissolutions ou des cuissons ; parfois il augmentait la violence du feu par l’action d’un soufflet ; d’autres fois, il l’atténuait en le recouvrant de cendre ; mais seulement l’expérience et l’usage lui permettaient de connaître approximativement les divers degrés de ce feu, que l’on n’avait point encore l’habitude de repérer au thermomètre. Mais le feu n’est qu’une petite partie de la pratique du laboratoire ; toute la cuisine opératoire, qui diffère d’une époque à l’autre et qui rend comme intuitive une partie de la théorie chimique, ne nous est qu’incomplètement accessible ; encore une raison d’être prudent dans l’interprétation des expériences.

Enfin, et c’est une difficulté que nous ne rencontrons pas chez tous les auteurs, Lémery semble n’attacher aucune importance à la classification théorique soit des substances, soit des réactions ; il les décrit les unes à la suite des autres, sans jamais justifier la méthode d’exposé choisie ; cette classification, bien qu’elle reste toute instinctive, nous la découvrirons pourtant très ordonnée, en considérant l’ordre des sujets traités ou les similitudes de dénomination qui trahissent la patenté ’des différents faits étudiés.


E. — Au lieu de nous arrêter à scruter la valeur des explications isolées, ou la traduction dans le langage chimique actuel des opérations indiquées par Lémery, contemplons l’ensemble de l’ouvrage et tâchons de saisir l’ordre de liaison des idées ; le cours de chimie débute par quelques chapitres con tenant des généralités sur la chimie ; l’objet de cette science et son but ; la description des cinq principes qui, d’après la théorie, se pourront extraire de tous les mixtes, comme on les extrait déjà par la distillation des végétaux ; la description écourtée des fourneaux et autres instruments de laboratoire ; enfin, les opérations et les procédés de la science avec l’explication des termes techniques que la chimie n’a pu éviter.

Lémery aborde ensuite l’étude de la chimie des trois règnes de la nature, le minéral d’abord, le végétal, puis l’animal. Là, nous observons déjà que le règne minéral, autrefois exclu de la chimie pharmaceutique, prend une importance de plus en plus grande et qui a tendance à s’accroître ; quatre cents pages lui sont réservées, alors que le règne végétal n’en occupe que cent quatre-vingt-cinq et le règne animal cent deux !

Parmi les minéraux, ce sont les métaux, et leurs sels qui retiennent son attention ; il décrit chacun d’eux avec la liste de leurs compositions, de leurs dissolutions, et l’explication mécanique de propriétés bienfaisantes qui permettent de les utiliser dans la médecine ; les plus précieux d’abord, tels que l’or et l’argent ; les plus oxydables ensuite, l’étain, le plomb, le cuivre et le fer, le mercure dont la fluidité est étrange, enfin, les demi-métaux l’arsenic et l’antimoine ; en abordant la monographie de chacun de ces corps, il suppose connus les réactifs tels que acide du sol marin, acide nitreux, esprit volatil du sel ammoniac, huile de vitriol, soufre, etc., qu’il étudiera par la suite et qui déguisent les métaux en sel.

Suivant la méthode des cartésiens, il ne réduit pas la définition du corps métallique à la description de ses propriétés caractéristiques ; pour satisfaire l’esprit de ses lecteurs, il donne une théorie historique de sa formation au, sein de la terre.

« Le métal, est la partie la plus digérée, la mieux liée, et la, plus cuite des minéraux- Il y a apparence que la fermentation qui agit comme le feu, écarte, dans la production du métal, les parties terrestres et grossières aux côtés, comme le feu écarte dans la coupellation toutes les impuretés… Les métaux les plus durs, les plus compacts et les plus pesants sont ceux dans la composition desquels la fermentation a le plus séparé de parties grossières, en sorte que ce qui doit se coaguler étant un assemblage de corps extrêmement subtils et divisés, il s’en fait une union très étroite qui ne laisse que de fort petits pores[40]. »

Si les métaux diffèrent entre eux, ce n’est que par les circonstances de leur formation et non par une hétérogénéité essentielle ; cependant l’art ne saurait les transmuer les uns dans les autres, et ils forment pour nous des espèces irréductibles, malgré l’ensemble des propriétés qui permettent de les appeler métaux. Ils sont indécomposables, et les acides, ainsi qu’il parait par les exemples de Lémery, ne peuvent que les déguiser en forme de sel.

Pour quelques-uns d’entre eux le chimiste hasarde cependant une hypothèse concernant leur composition ; ce sont, comme l’a remarqué M. Delacre, les métaux les plus facilement oxydables, c’est-à-dire ceux que l’action du feu réduit en chaux à l’air libre. « L’étain est une matière malléable, sulfureuse et fort facile à fondre. Le plomb est un métal rempli de soufre et d’une terre bitumineuse qui le rend fort pliant ; il y a apparence qu’il contient aussi du mercure. Le fer est un composé de sel vitriolique de soufre et de terre, mal liés et digérés ensemble. » Quelle valeur Lémery donnait-il à ses assertions que nous ne comprenons plus ? L’aspect physique de ces métaux ne les aurait-il pas inspirées au même titre que les réactions chimiques ? La vue seule du plomb et de l’étain ne suggère-t -elle pas la pensée que ces corps ne sont pas homogènes ? Leur malléabilité, leur couleur même, aussi bien que leurs faciles altérations, invitent à supposer qu’ils sont des mixtes. Et, puisque l’on a pu extraire du soufre, de l’antimoine et de l’arsenic, est-il absurde de penser qu’il sera toujours possible de déceler ce minéral dans la composition des métaux tels que le fer, le plomb, ou l’étain ? En faisant cette hypothèse à titre simplement d’espérance, non d’incontestable vérité, Lémery n’a fait que répéter une théorie qui était admise, presque sans examen, par nombre de ses prédécesseurs ; mais il ne considère, quand il raisonne sur ces métaux aussi bien que sur l’or et l’argent, que leurs particules douées de propriétés mécaniques, et qu’à aucun moment il ne nous déclare complexes !

Le métal une fois décrit, Lémery aborde la liste des préparations où il entre à titre d’ingrédient ; nous ne pouvons songer à suivre cet exposé où le grand chimiste montre des connaissances très sûres des différentes solubilités des sels métalliques… Contentons-nous de quelques exemples qui serviront d’échantillons ; lisons d’abord, parce qu’elle est la plus simple, la raison pour laquelle le soufre combiné à chaud avec le mercure e transforme en sulfure ou cinabre.

« La cause de ce déguisement du mercure en cinabre vient de ce que la partie du soufre la plus acide pénètre le mercure et embarrasse tellement ses parties qu’elle arrête l’agitation en laquelle elles étaient. Or, comme on le presse par le feu, il est porté à s’exalter[41] comme de coutume, mais les esprits salins ou acides du soufre le fixent et le retiennent de telle manière qu’il est contraint de perdre sa volatilité et de s’arrêter à la partie supérieure du pot, ce qu’on appelle se sublimer. Quand il est seul ou avec quelque matière qui ne l’arrête point, il s’évapore tout à fait… Le cinabre est formé en aiguilles à cause des acides du soufre qui ont pénétré le vif argent et qui lui ont laissé sa figure ; sa couleur rouge peut provenir aussi du soufre qui est de cette couleur quand il a été bien raréfié[42]. »

Lémery sait que l’acide du sel marin est susceptible de faire précipiter, dans certains cas, le mercure dissous dans l’esprit de nitre ; « un acide, dit-il, fait précipiter ce qu’un autre acide avait dissous ; » en même temps qu’il nous donne l’explication de ce phénomène paradoxal, il nous explique que les cristaux métalliques varient suivant l’acide employé pour les obtenir.

« C’est, dit-il, une chose assez étonnante qu’un sel acide comme est le sel marin fasse précipiter ce qu’avait dissous l’acide de l’esprit de nitre. Pour résoudre cette difficulté, il faut concevoir que, quoique par ta sensation nous nous apercevions que les acides forts font tous un même effet qui est de picoter et de pénétrer, néanmoins ils diffèrent tous en figures de pointes. Car, selon qu’ils ont reçu pluss ou moins de fermentation, ils ont aussi par conséquent des pointes plus ou moins subtiles, aiguës et légères ; c’est ce qui se fait assez connaître non seulement par le goût, mais même par la vue, car si vous faites cristalliser une même espèce de matière que vous avez dissoute en divers vaisseaux par l’esprit de sel, par l’esprit de nitre, par l’esprit de vitriol, par l’esprit d’alun et par l’esprit de vinaigre, vous remarquerez autant d’espèces de cristaux en figure, qu’il y a eu de dissolutions différentes ; les cristaux faits par le vinaigre seront plus aigus que ceux qui auront été préparés par l’esprit de nitre ; ceux de l’esprit de nitre seront plus aigus que ceux de l’esprit de vitriol, ceux de l’esprit de vitriol seront plus aigus que ceux de l’esprit d’alun ; mais, de tous les cristaux, il n’y en aura pas de plus grossiers que ceux qui auront été préparés par l’esprit de sel, car ces cristaux retiennent la figure des parties qui le composent. Cela supposé, il sera aisé d’expliquer notre précipitation, car le sel ou son esprit, qui est composé de pointes plus grossières ou moins délicates que celles de l’esprit de nitre, tombant sur cette dissolution, il choquera, il ébranlera, il rompra facilement les pointes du corps chargées de mercure, et il leur fera lâcher prise, d’où vient que le mercure se précipite par sa propre pesanteur…[43] »

En dehors de l’explication mécanique des réactions, nous constatons que les sels métalliques, et surtout les précipités spécifiques par lesquels l’analyse qualitative reconnaît aujourd’hui encore le métal contenu dans telle solution, étaient familiers à Lémery ; et ce que nous avons montré du mercure pourrait se répéter sur l’or, l’argent, l’étain, le cuivre, le plomb et le fer.

Les métaux une fois décrits, nous voyons successivement défiler tous les corps que la chimie minérale étudie ; les calcaires tout d’abord, avec la chaux, les cailloux et le corail ; puis le sel commun et surtout l’esprit acide[44] que le chimiste sait en dégager ; de même le nitre dont on extrait également par l’action d’un acide plus fort un esprit acide, ou eau-forte[45] ; le sel ammoniac[46], composé de l’acide du sel marin et d’un alcali volatil que l’on peut faire dégager par l’action de la chaux ; la théorie de cette dernière réaction ne semblera certainement pas absurde au chimiste moderne.

« La chaux, qui est un alcali, dit Lémery, rompt la force du sel marin acide qui tenait les sels volatils comme enchaînés dans le sel ammoniac : d’où vient qu’aussitôt qu’on a mêlé la chaux et le sel ammoniac ensemble, il en exhale une odeur d’urine presque insupportable ; car les sels volatils, sortant en abondance, remplissent tellement le nez et la bouche de l’artiste qu’il ne pourrait pas achever de mettre son métal dans la cornue, s’il ne prenait soin de détourner la tête pendant que ses mains agissent[47]. »

Cette action de la chaux, capable de déplacer un alcali volatil en prenant sa place, peut s’observer encore si l’on emploie d’autres alcalis, ceux que nous nommerions aujourd’hui soude ou potasse ; après avoir décrit ces expériences, Lémery les explique en ces termes :

« Le sel de tartre[48] agit dans cette opération comme la chaux agit en l’autre ; mais, comme c’est un plus puissant alcali que la chaux, il ne faut pas en mettre en si grande quantité ; on pourrait substituer en sa place le sel de nitre fixé par les charbons[49], ou quelque autre alcali[50]. »

Le vitriol[51], que Lémery aborde maintenant, est un sel remarquable car le chimiste en extrait un des esprits acides les plus importants de la chimie, connu à cause de sa consistance quand il est concentré sous le nom impropre d’huile de vitriol ; quand il est étendu d’eau on l’appelle esprit acide de vitriol ; Lémery étudie les propriétés corrosives et autres de ce corps, il les décrit attentivement. Une de ces réactions lui semble paradoxale et mérite une explication, spéciale ; c’est que quand cette substance est mélangée avec une autre liqueur, il se produit une grande chaleur ; nous allons soumettre au lecteur un raisonnement qui lui paraîtra aussi étrange, que la théorie du déplacement de l’ammoniac par la chaux lui aura semblé naturelle ; ce raisonnement le voici :

« Il arrive un effet très surprenant sur l’huile de vitriol, quand elle est bien fortes c’est que, si vous la mêlez avec d’autre huile de vitriol, ou avec son esprit acide, ou avec de l’eau, ou bien avec une huile éthérée comme est l’huile de térébenthine, ce mélange s’échauffe tellement qu’il rompt quelquefois la fiole qui le contient et souvent il se fait un bouillonnement considérable.

J’aurais bientôt rendu raison de cette chaleur et de ce bouillonnement si je voulais supposer un alcali dans l’huile de vitriol, comme feraient sans doute ceux qui prétendent tout expliquer par l’alcali et l’acide ; mais, comme je ne vois pas qu’on puisse comprendre qu’un alcali pourrait demeurée si longtemps, avec un acide aussi fort qu’est l’huile de vitriol, sans être, détruit, j’aime mieux me servir d’une raison qui me semble plus probable.

Je crois donc que si l’eau, ou l’esprit de vitriol, ou l’huile éthérée de térébenthine échauffent l’huile de vitriol, c’est qu’ils mettent en mouvement une grande quantité de particules de feu que l’huile de vitriol avait entraînées dans la distillation et qu’elle tenait comme enveloppées ; car ces corps de feu étant environnés par des sels très pesants et difficiles à raréfier, ils poussent avec impétuosité ce qui s’oppose à leur passage, et lorsqu’ils ne peuvent pas sortir par le haut de la fiole et exciter le bouillonnement, la fiole se rompt par le grand effort qu’ils font en bas et au côté.

On dira peut-être que je suppose gratis que l’huile de vitriol contienne des parties de feu ; mais si l’on considère la violence du feu et le temps qu’on emploie à tirer cet acide, on n’aura pas de peine à m’accorder cette supposition ; outre qu’il serait bien difficile d’expliquer la grande et brûlante corrosion de l’huile de vitriol sans admettre ces parties de feu, car le vitriol n’a en lui rien d’approchant de ce caustique : il est vrai qu’il contient du phlegme, du soufre et de la terre, mais il est impossible que cet acide se manifestât davantage s’il était, dans le vitriol, aussi corrosif comme il l’est dans l’huile[52]. »

Quand Lémery rencontre, ainsi que dans le cas ci-dessus, une difficulté insurmontable à sa manière habituelle de voir les choses, il veut quand même les expliquer ; comme les cartésiens et dans l’ivresse que procure l’exercice de la pensée, il ne saura rien ignorer ; jamais il ne laissera à un rival plus heureux ou à un avenir plus éclairé, le soin d’ interpréter un fait que l’expérience a constaté. Son époque met tous les phénomènes sur le même plan, et une théorie qui ne saurait rendre raison d’un seul d’entre eux est irrémédiablement condamnée ; aussi le voyons-nous invoquer, sous la pression des circonstances, ces énigmatiques particules de feu que Robert Boyle avait eu occasion d’imaginer pour expliquer la calcination des métaux, et que nous retrouverons plus tard.

Pour terminer l’étude du règne minéral, Lémery décrit encore les aluns, qui, étant pour nous des sulfatés, sont bien placés après l’acide sulfurique et le soufre naturel dont il connaît les propriétés chimiques et physiques. N’insistons pas davantage ; la chimie minérale est inépuisable ; nous pourrions ajouter bien d’autres exemples ; la plupart ne serviraient qu’à corroborer les conclusions que l’étude du livre de Lémery nous incite à formuler. Notre auteur et ses contemporains avaient une connaissance expérimentale assez exacte des métaux, des sels, des acides et des alcalis, ainsi que de tous les autres corps qu’ils manipulaient habilement dans leurs laboratoires ; ces connaissances acquises peut-être d’une manière empirique ou technique étaient interprétées à l’aide d’une théorie corpusculaire qui les considérait parfois comme indépendantes les unes des autres ; mais entre plusieurs faits analogues que la philosophie actuellement admise n’essayait point de relier entre eux, l’esprit du savant, avec un tact remarquable, devinait les similitudes, et parlait de la même manière des réactions du même ordre. Là, sans que l’attention du lecteur soit sollicitée par l’auteur, se dessinait toute une classification des concepts que les chimistes du siècle suivant ont placée à la base de leur doctrine scientifique.

La chimie des végétaux est dans l’ouvrage de Lémery beaucoup moins intéressante que la chimie des minéraux. L’auteur décrit successivement, sans y attacher d’importance, les produits de la distillation des plantes, de leurs digestions, de leurs macérations, et il note les propriétés médicinales des corps ainsi obtenus — il s’agit du jalap, de la rhubarbe, du papier, du bois de gayac, de la mélisse, du charbon, de la cannelle, du quinquina, des girofles, de la noix de muscade, du cresson, des roses, des fleurs d’oranger, des fraises, des noix, du sucre, du vin, de l’opium, de l’aloès, du tabac, du benjoin et de la myrrhe !

Les extraits des végétaux étudiés se ressemblent beaucoup si l’on se contente de les examiner à l’aide des réactifs ordinaires du laboratoire ; au contraire ces extraits diffèrent considérablement si l’on considère leur action sur l’organisme humain ; l’auteur fidèle à sa méthode tente parfois de déduire de cette action la figure moléculaire caractérisant chacun d’eux : mais là, il ne fait que copier les physiologistes et médecins de son temps ; dans ce domaine Lémery n’apporte rien de neuf.

La description de la chimie animale est plus écourtée encore que celle de la chimie végétale. L’auteur ne mentionne en effet que les quelques substances dont le pharmacien fait usage, et qui avaient alors pour une raison ou pour une autre une réputation fort grande… L’urine tout d’abord dont quelques-uns vantaient avec emphase les propriétés extraordinaires et dont Brandt, Kunckell et quelques autres avaient extrait le phosphore ; le crâne et le cerveau humain qui, d’après une superstition romanesque que Lémery combat, auraient de miraculeuses vertus curatives ; la corne de cerf ; le miel et la cire. La vipère dont le venin dangereux quand il entre en nous par piqûre, semble pourtant inoffensif quand il pénètre dans notre corps par voie digestive ; aussi n’est-ce point à sa composition, mais au mécanisme de son injection, que le chimiste attribue le rôle néfaste joué par ce venin dans l’économie animale. Écoutons, à titre d’exemple, la théorie bizarre, pittoresque et amusante que notre chimiste donne de son action.

« Je crois que ce qu’on appelle venin de la vipère ne consiste que dans une affluence de sels volatiles acides que l’animal pousse et élance avec violence, en mordant : que ces sels, s’étant insinués dans les veines et dans les artères, font assez de coagulation dans le sang pour en empêcher la circulation et le cours des esprits, de même qu’il arrive quand on a seringué une liqueur acide dans une veine, ce qui suffira pour expliquer tous les accidents qui surviennent après la morsure de la vipère, à moins qu’on n’y apporte un prompt remède… On remarquera, ajoute-t-il, que la figure de la vipère étant longue, menue, ou étroite et ronde comme un petit canon, les sels qui s’en élancent dans la morsure sont poussés avec beaucoup plus de force que s’ils sortaient d’un lieu plus large et plus ouvert, de même que la poudre à canon, qui a été allumée dans un pistolet ou dans un fusil, s’élance avec bien plus de force dans l’air que si elle avait été allumée dans un pot ou dans un autre lieu ou elle n’aurait point été pressée[53]. »

Cet exemple nous montre sur le vif avec quelle juvénile audace, la philosophie mécanique s’appliquait, au xviie siècle, à résoudre tous les problèmes par la même méthode, sans soupçonner aucunement la hiérarchie des difficultés successivement vaincues par la science. Si, dans la chimie minérale, elle a souvent abouti à des découvertes, ou à des systématisations heureuses, ses succès, déjà dans cette branche, n’ont pas toujours eu une égale valeur ainsi que nous avons eu occasion de le constater. En ce qui concerne l’analyse des corps organiques, la philosophie mécanique resta complètement stérile car elle ne trouva pas d’objet assez simple pour s’accommoder de ses principes ; elle ignora même la complexité des corps, qu’arbitrairement elle simplifia pour les faire rentrer dans ses cadres. Cependant cette nouvelle doctrine chimique qui assimila les minéraux aux corps organiques avant d’être détruite par sa récente conquête, cette doctrine mécanico-chimique, fut tout d’abord construite par les médecins et les pharmaciens pour qui le corps humain d’abord, les végétaux et les animaux ensuite jouaient le principal rôle. Ces savants, pour choisir un exemple, n’avaient étudié les propriétés des acides que pour pénétrer plus profondément les causes de la fièvre, due suivant le système de Sylvius à une coagulation des humeurs provoquée par les acides ! Là, comme dans bien d’autres cas, l’évolution de la chimie a fait disparaître les causes mêmes qui lui ont ouvert un nouveau domaine dont personne ne devinait la richesse.

  1. Préface. Sauf indication spéciale nous citons d’après l’édition de 1716.
  2. Page 21.
  3. Page 4.
  4. Voir chap. 2.
  5. Voir chap. 3, par. 2.
  6. Dans le chap. 2 , § G, nous avons donné des exemples de cela en ce qui concerne l’alchimie. Pour le paracelsisme, voir les citations dans le chap. 3, § B. Pour l’alcahest de Van Helmont, § D.
  7. R. de la Vérité, livre iii, § 8.
  8. Page 21.
  9. Page 23.
  10. Pages 138 et 195.
  11. Page 196.
  12. Ou eau ordinaire.
  13. Page 55.
  14. Voir Davidson. Cité chap. i , p. 45. « Le soufre étant une partie constituante du métal, etc. ».
  15. Soufre ou principe de combustibilité. Quelques-uns croyaient qu’il faisait partie intégrante de l’ammoniac.
  16. Ou acide azotique.
  17. Ou chlorure d’ammonium, il se ferait la décomposition suivante : acide chlorhydrique et ammoniac.
  18. Acide chlorhydrique.
  19. Page 196.
  20. ADS 1706, H30 m 102.
  21. Chimie, vol. 2, pag. 222.
  22. Voir chap. précédent.
  23. Préface.
  24. Voir chap. i, pag. 62, où ce système est exposé.
  25. Page 2.
  26. Pages 5 et 6.
  27. Page 9.
  28. Grâce à ce texte et à d’autres qu’il serait trop long de rapporter.
  29. Page 106.
  30. Erreurs commises par M. Delacre
  31. Page 264.
  32. Page 266.
  33. Page 265.
  34. Décomposition, p. 265.
  35. Page 111.
  36. Page 162.
  37. Page 164.
  38. Page 188.
  39. Page 33.
  40. Page 75.
  41. S’évaporer
  42. Page 20.
  43. Page 291.
  44. Acide chlorhydrique.
  45. Acide azotique.
  46. Chlorure d’ammonium.
  47. Page 400.
  48. Potasse.
  49. Soude ou carbonate ?
  50. Page 402.
  51. Sulfate de fer.
  52. Page 427.
  53. Page 665.