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La vérité sur les deux procès criminels du marquis de Sade

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LA VÉRITÉ SUR LES DEUX PROCÈS CRIMINELS DU MARQUIS DE SADE.



Une notice biographique rédigée par M. Jules Janin avec plus de talent que de vérité, a fait connaître aux gens de bonne compagnie, et même aux femmes, le nom, le caractère et les ouvrages de ce fameux libertin, qui ne pouvait guère prétendre à l’honneur de paraître en public et d’y étaler les souillures inouïes de son imagination, puisque la société, redoutant le contact pestiféré de cet apôtre du crime et de la débauche, l’avait renfermé dans l’oubli d’une prison perpétuelle. Maintenant, grâce au style honnête et brillant de M. Janin, les faits et gestes du marquis de Sade se sont gravés fort décemment dans la mémoire de tout le monde, et l’auteur de ces romans abominables, qu’on n’ose pas nommer, a obtenu la gloire d’Erostrate, une célébrité d’horreur et d’effroi.

Si ses livres n’existaient pas, multipliés sans cesse en secret par une cupidité plus coupable peut-être que la corruption calculée qui les a produits, j’essaierais certainement de défendre le marquis de Sade contre ce qu’il y a d’exagéré, d’aveugle et d’injuste dans une partie des accusations qui le flétrissent ; je parviendrais sans doute à prouver que ce malheureux n’était pas d’abord tel qu’on le représente, un monstre prodigieux de scélératesse, et qu’il ne l’est devenu en vieillissant que pour se venger de la société à laquelle il imputait les malheurs de sa vie ; car il y a deux divisions bien tranchées dans l’existence du marquis de Sade : l’une appartient à l’histoire des mœurs de son temps, l’autre à l’histoire des plus hideuses maladies de l’âme ; celle-ci est la conséquence de la première ; chacune, à différens degrés, offre la satire des préjugés, des règles, des lois de la nature civilisée. C’est la passion qui a commencé la chute morale du marquis de Sade ; ce sont l’orgueil et le désespoir qui ont achevé de le précipiter dans un abîme infect où il eût voulu entraîner ses contemporains, de même que Satan peuplant l’enfer où la main de Dieu l’a plongé.

Mais il y a trop de preuves écrites de l’exécrable doctrine que prêchait au milieu des fous de Charenton le marquis de Sade en cheveux blancs, pour que j’élève la voix contre les fautes trop réelles de l’organisation sociale qui a fait d’un homme spirituel et distingué le plus insensé et le plus dangereux des criminels. Non, en présence de l’effrayante contagion que ces livres empestés répandent journellement parmi la jeunesse, je ne me sens pas le courage d’entreprendre une justification en faveur de l’écrivain qui forma l’absurde projet de pervertir l’espèce humaine, et consacra ses plus nobles facultés à l’exécution de ce qu’il regardait comme des représailles.

J’ai souvent interrogé des personnes respectables, dont quelques-unes vivent encore, plus qu’octogénaires ; je leur ai demandé, avec une indiscrète curiosité d’étranges révélations sur le marquis de Sade, et je n’ai pas été peu étonné que ces personnes, que leur moralité, leur position et leurs honorables antécédens mettent à l’abri de toute espèce de honteux soupçons, n’éprouvassent aucune répugnance à se souvenir de l’auteur de Justine et à en parler comme d’un aimable mauvais sujet. Il est vrai que ces derniers témoins du siècle passé avaient cessé de connaître le marquis de Sade depuis la déplorable scène qui eut lieu à Marseille, en juin 1772, et qui le fit condamner à mort par contumace, le 11 septembre de la même année, arrêt qu’il fit casser six ans après dans un nouveau procès, où il parut hardiment pour se voir condamner à une simple amende de cinquante francs, au profit de l’œuvre des prisons !

Voici comme les biographes ont raconté cette mystérieuse affaire, d’après les nouvelles à la main, recueillies dans les Mémoires de Bachaumont. Le marquis de Sade, qui avait pris le titre de comte après la mort de son père, n’était pas devenu plus sage depuis le terrible scandale causé, en 1768 par son aventure avec la fille Keller, mutilée dans une débauche, sous prétexte d’éprouver des topiques ; les cent louis qu’il avait payés à cette misérable, et les six semaines pendant lesquelles il avait été enfermé au château de Pierre-Encise, à Lyon, semblaient l’encourager à commettre de plus grands crimes et à encourir des châtimens plus exemplaires. Il habitait alors son beau domaine de la Coste, près de Marseille ; il vint en cette ville au mois de juin 1772, et y donna un bal où il avait invité beaucoup de monde. Mais, par un raffinement de perversité incroyable, il avait glissé dans le dessert certaines pastilles de chocolat préparées avec des mouches cantarides. « L’on connaît la vertu de ce médicament, dit le nouvelliste. Elle s’est trouvée telle que tous ceux qui en ont mangé se sont livrés à tous les excès auxquels porte la fureur la plus amoureuse ; le bal a dégénéré en une de ces assemblées licencieuses si renommées parmi les Romains. C’est ainsi que M. de Sade a pu se faire aimer de sa belle-sœur, avec laquelle il s’est enfui pour se soustraire au supplice qu’il mérite. Plusieurs personnes sont mortes de ces excès effroyables, et d’autres sont encore très incommodées. » L’opinion publique s’empara du fait revêtu de ces odieuses couleurs, et le parlement d’Aix, en appliquant la peine de mort à l’auteur de cet empoisonnement confirma l’exactitude de la version qui circulait dans les salons de Paris et de Versailles. Plus tard, quand l’arrêt du parlement d’Aix fut cassé, et que le comte de Sade eut racheté sa tête par une amende de cinquante francs, son prétendu attentat, si romanesque et si atroce dans le but non moins que dans les circonstances, avait frappé trop vivement les esprits pour que la révélation tardive de la vérité parvint à effacer les fables qui avaient pris sa place.

Cependant la vérité était d’accord avec la vraisemblance pour détruire la calomnie que le marquis de Sade avait inventée contre lui-même. Je rapporte à ce sujet le récit que je tiens d’un vieillard digne de foi, et je suis seulement surpris que la famille de Sade, plus intéressée que moi à démentir le faux bruit de ce bal donné à Marseille et souillé par un inceste, n’ait pas publié bien haut comment les choses se sont passées.

Le marquis de Sade revint à Paris en 1766, après avoir fait la guerre en Allemagne et gagné sur le champ de bataille le grade de capitaine de cavalerie. Son père, qui lui reprochait plusieurs folies de jeune homme, avait hâte de le marier, dans l’espérance de le forcer par là à une conduite plus sérieuse. M. de Montreuil, président à la cour des aides, se trouvait lié d’amitié avec le père du marquis, et les deux amis délibérèrent ensemble d’ajouter à leur ancien attachement un nouveau gage de durée en mariant leurs enfans. M. de Montreuil avait deux filles, l’une âgée de vingt ans, l’autre de treize, toutes les deux également jolies et bien élevées, mais bien différentes d’humeur et de beauté. L’aînée était brune de teint, avec les yeux et les cheveux noirs, grande, majestueuse, remplie de talens, et pourtant exclusivement occupée de dévotion, négligente de plaire et dépourvue de toute chaleur de cœur, excepté dans l’exercice des vertus chrétiennes. La cadette, au contraire, qui, malgré son extrême jeunesse, avait déjà l’apparence physique de l’âge de puberté, n’était pas moins avancée du côté de l’intelligence : le principal caractère de sa figure consistait dans une expression de douceur angélique et de grâce suave que réfléchissaient ses yeux en harmonie avec sa peau blanche et sa blonde chevelure ; mais cette nature fraîche et délicate à l’extérieur devait bientôt se déclarer susceptible des passions les plus fougueuses et les plus fortes : la religion n’était pas un frein capable de l’arrêter.

Le mariage avait été fixé de longue main, lorsque le marquis de Sade fut introduit dans la maison de M. de Montreuil. Par un hasard qui décida de son avenir, il ne vit pas sa future la première fois qu’il alla chez le père de celle-ci : elle était indisposée et ne se montra point ; mais sa jeune sœur la remplaça dans cette soirée, qui laissa des souvenirs si agréables au galant capitaine, qu’il se persuada facilement avoir rencontré la femme qu’il devait épouser. Cette demoiselle chantait d’une manière ravissante, et pinçait de la harpe avec tant de feu, qu’elle prenait un air inspiré dès qu’elle touchait les cordes qui s’animaient et parlaient sous ses doigts. Le marquis de Sade, qui aimait beaucoup la musique, fut enivré de celle qu’il entendait, et ce cœur, que les évènemens ont convaincu de férocité, se sentit ému à la vue de cette charmante fille, aux accens de sa voix, aux sons de l’instrument qui lui empruntait une âme. Il se retira amoureux le soir même, il revint le lendemain plus amoureux, et se flatta d’avoir fait éprouver ce qu’il éprouvait.

Tant que dura l’indisposition de l’aînée des demoiselles de Montreuil, il fut très assidu auprès de la cadette, qui sans doute ne reçut pas avec indifférence les soins dont elle était l’unique objet. Quand on présenta au marquis la femme qu’on lui destinait, il ne ressentit que de l’aversion pour elle, parce qu’il la regarda dès lors comme un obstacle au bonheur qu’il avait rêvé ; il dédaigna les solides qualités de cette jeune personne, qui les cachait sous une modestie décente, et qui avait pour guide de ses paroles et de ses actions un sentiment parfait de son devoir : elle acceptait donc avec une obéissance résignée l’époux que ses parens lui avaient choisi sans la consulter.

Mais le marquis de Sade n’était point aussi soumis à la volonté paternelle : il énonça la ferme intention de n’obéir qu’à son cœur dans une affaire qui intéressait tout son avenir ; il avoua au comte son père que, s’il consentait à devenir le gendre de M. de Montreuil, il entendait ne pas être contrarié dans ses affections, qui le portaient à demander la main de la fille cadette en refusant celle de l’aînée. Le comte de Sade, qui savait bien par expérience que son fils se sentait peu de penchant pour les habitudes conjugales, crut que c’était une défaite imaginée pour rompre le mariage projeté ; mais le marquis jura qu’il était prêt à épouser celle qu’il aimait. D’abord le comte de Sade, qui voulait seulement contracter une alliance de famille avec M. de Montreuil, ne vit aucun inconvénient à donner au marquis l’une ou l’autre des filles du président. Celui-ci, au contraire, jeta les hauts cris à la proposition que lui fit son ami, et, soutenu par l’entêtement de sa femme, il s’opposa formellement à l’union de sa fille cadette avec le prétendu de l’aînée. Le comte de Sade n’insista pas, en voyant combien était inébranlable la décision prise par M. de Montreuil, et il pensa que, dans une question de mariage, peu importait la répugnance ou l’empressement du mari : en conséquence, il enjoignit à son fils d’accepter la femme qu’on lui offrait.

Le marquis de Sade repoussa de toutes ses forces la contrainte qu’on lui imposait, et répondit à son père qu’il n’aurait jamais d’autre femme que la plus jeune des filles de M. de Montreuil. Le comte, entiché de ses prérogatives de père et des idées de la vieille noblesse, s’arma d’une menaçante sévérité, et somma le jeune homme de ne pas sacrifier à des enfantillages un parti sortable et avantageux ; il lui donna à opter entre une prompte soumission et un prompt départ pour l’armée, avec la perspective d’un dénuement absolu et d’un oubli perpétuel. Le marquis n’ignorait pas que son père lui tiendrait parole, et le punirait de sa résistance par la privation de ses revenus ; or, il ne pouvait se résoudre à manquer d’argent et à se trouver réduit aux modiques appointemens de capitaine. Il fit de nouveaux efforts auprès du comte pour obtenir au moins l’ajournement de ce mariage qu’il redoutait, comme s’il pressentit déjà ce qui en arriverait ; il s’adressa ensuite à M. de Montreuil, qui fut encore plus inflexible ; il recourut en dernier espoir à Mme de Montreuil, qui lui ferma la bouche avec une réponse froide et impérieuse ; il supplia enfin la plus jeune des demoiselles de Montreuil de l’aider à vaincre ces difficultés insurmontables, et il la vit elle-même, toute en larmes, intercéder son père qui chancelait, sa mère qui la maltraitait, sa sœur qui ne pouvait que pleurer avec elle.

Rien ne fit : les deux chefs de famille avaient arrêté entre eux les conditions du mariage qui allait s’accomplir ; tout était irrévocablement conclu avant que le marquis de Sade se fut soumis à cette tyrannie. Tout à coup il changea de rôle et de dessein ; il ne s’obstina plus à réclamer la liberté du choix d’une compagne, il ne s’ingénia plus à créer des délais et des embarras qui ne pouvaient être éternels, il se prêta de bonne grâce aux exigences de l’autorité paternelle, il épousa la fille aînée de M. de Montreuil. Mais, au fond de l’âme, il maudissait la société, les lois, l’opinion, parce qu’elles ne lui avaient donné aucun appui contre le pouvoir despotique d’un père qui était maître d’ordonner le malheur ou la ruine de son fils ; au fond de l’âme, il songeait à revendiquer les droits méconnus de la sympathie, et à prendre de vive force, comme un voleur, le trésor qui lui appartenait, et auquel il n’avait pas renoncé : il avait la pensée d’un seul crime, pour l’accomplissement duquel tous les autres crimes lui paraissaient des jeux d’enfant ; il voulait rentrer dans la possession de son amante, que le titre de belle-sœur ne rendait pas sacrée pour lui. Dès ce moment, il esquissa son système de guerre secrète et de rébellion permanente contre l’ordre de choses établi dans le monde social.

Son ressentiment s’accrut de la tendresse que lui portait sa femme, qui mettait une sorte de religion à aimer l’époux qu’elle avait reçu des mains de ses parens : elle ne l’eût pas moins aimé, s’il avait été laid, sot et déplaisant ; mais elle l’aimait d’autant plus qu’il était charmant de figure, d’esprit et de manières. Le marquis de Sade, au contraire, ne la payait en retour que d’aversion et de mépris ; car il l’accusait d’être cause du chagrin profond qu’il avait conçu, lorsqu’il feignit d’étouffer pour elle l’amour dont il brûlait toujours pour la sœur de cette vertueuse épouse. Mme de Montreuil, se défiant de l’intelligence trop intime qu’elle remarquait entre son gendre et sa fille non mariée, éloigna celle-ci et l’enferma dans un couvent. Le marquis fut désolé de cette séparation, survenue au moment où il espérait se dédommager de la contrainte qu’il avait subie en se mariant, et rectifier les lois de la morale publique par les lois de la simple nature, suivant son système, qu’il commençait à dresser en théorie. Il se vengea de ce nouveau désappointement en lâchant la bride à ses mœurs, et en faisant rejaillir le scandale de sa conduite sur la femme innocente qui partageait son nom.

La mort de son père arriva un an après ce mariage néfaste. Devenu comte de Sade, quoique le titre de marquis lui soit resté, comme pour le distinguer de ses honorables ancêtres, et maître alors d’une grande fortune qu’il ne craignait plus de perdre au moindre caprice d’un rigide vieillard, il chercha, dans le tourbillon des plaisirs, les moyens d’étourdir l’amour incestueux qui le dévorait. Il ne savait pas en quel endroit était cachée Mlle de Montreuil, à laquelle il avait déclaré ses sentimens, et qu’il voyait prête à y répondre, quand on la lui enleva pour l’ensevelir dans un cloître : il s’épuisa en démarches inutiles afin de découvrir la retraite de sa belle-sœur ; mais, plus ses recherches étaient actives, plus la famille de Montreuil mettait de soin à les faire échouer. Enfin, il redoubla de folie et d’emportement dans ses libertinages, où il dépensait sa santé et ses richesses avec l’aide des roués de la cour et des plus méchans garnemens de bas étage. Tantôt il était le coryphée des orgies musquées du duc de Fronsac et du prince de Lamballe ; tantôt il se mêlait à des laquais dans d’ignobles saturnales. Initié aux mystères des petites maisons et des mauvais lieux, il avait déjà l’ambition de surpasser les prouesses licencieuses de ses compagnons de débauche.

Cependant on aurait tort de croire à la lettre les dénonciations de la veuve Rose Keller qui, le 3 avril 1768, conduite par le marquis de Sade dans sa maison d’Arcueil, y fut garottée et fustigée avec des circonstances obscènes, que Mme Dudeffant n’a pas osé décrire dans ses lettres à Horace Walpole, mais que les femmes les plus prudes se faisaient raconter, sans rougir, à l’époque où cette affaire eut tant d’éclat. Rose Keller était une prostituée qui accepta d’abord les honteuses propositions du marquis, mais qui s’effraya ensuite de l’appareil extraordinaire de tortures que ce libertin déployait autour d’elle, peut-être pour se divertir de la crédulité et de la peur de cette fille ; elle fut tellement effrayée que, dès qu’elle se vit seule, elle rompit ses liens, se précipita par la fenêtre dans la rue, et risqua de se tuer pour échapper à la mort plus horrible qu’elle appréhendait. Elle se blessa dans sa chute ; et le sang qui coulait de ses blessures émut d’indignation le peuple rassemblé autour de la victime nue, toute bleue de coups, et criant vengeance. On eût mis en pièces le marquis de Sade qui se sauva de table, à moitié ivre, et fut poursuivi à travers la campagne par les paysans furieux. La fille porta plainte ; l’accusé fut arrêté, enfermé au château de Saumur, puis dans celui de Pierre-Encise à Lyon. C’était une première satisfaction donnée au scandale de l’attentat qui se réduisit, dans l’instruction, à des actes coupables de débauche, mais non qualifiés par la pénalité judiciaire ; l’accusation fut mise à néant par des lettres d’abolition et surtout par le désistement de l’accusatrice, qui se contenta d’une somme de cent louis, laquelle lui servit de dot l’année suivante. Mais les détails hideux de cette accusation ne furent point oubliés dans le public, quoiqu’ils se trouvassent plus ou moins entachées d’exagération et de calomnie.

Cette aventure ne fit qu’irriter davantage contre la société tout entière cet homme orgueilleux et passionné qui ne croyait pas avoir forfait en achetant à prix d’or le droit de commettre même un crime. Le marquis de Sade descendit alors de la sphère élevée où sa naissance et sa fortune lui avaient assigné une place ; il s’écarta des connaissances qu’il avait dans la haute aristocratie ; il se concentra dans des amitiés subalternes, fréquenta les comédiens et les gens de lettres les plus mal famés, s’entoura de femmes perdues et ouvrit libre carrière à ses goûts pervers. M. de Montreuil obtint un ordre de la police pour que son gendre fût relégué en Provence, au château de la Coste. Le marquis de Sade y transporta son train de vie, ses habitudes dépravées, ses odieux complices ; mais comme il sentait la nécessité d’imposer à ses vassaux une apparence de respect et de crainte, il continua tous ses débordemens sous un air de bonne compagnie, et voulut étouffer la voix réprobatrice de l’opinion au milieu du fracas de son luxe et de ses divertissemens. La noblesse des environs afflua long-temps aux fêtes de la Coste, où la véritable comtesse de Sade était parodiée par une aventurière, tandis qu’elle demeurait à Paris, confinée obscurément dans la maison maternelle, sans adresser à son mari d’autres reproches que celui d’une conduite chaste et régulière en opposition avec la sienne. L’héritier du nom de Sade, plongé dans le vice, ne parvenait pourtant pas à triompher d’un amour qui le consumait.

Mme de Sade, par le conseil de ses amis et de sa famille, se décida enfin à se rapprocher de l’époux qu’elle avait pris sans le connaître, et pour qui elle ne cessait d’implorer le ciel ; elle demanda au marquis la permission d’aller habiter le château de Saumane, qu’ils possédaient auprès de la fontaine de Vaucluse ; elle eut l’imprudence de lui dire qu’elle s’y rendrait avec sa sœur, récemment sortie du couvent. Le marquis de Sade apprit cette nouvelle comme la réalisation de sa plus chère espérance ; il applaudit perfidement au projet de sa femme, et promit d’aller la voir, aussitôt qu’elle serait à Saumane. Il lui tint parole : il était impatient de se retrouver vis-à-vis de sa belle-sœur, qui lui parut plus jolie après une absence de six ans. Mais cette absence avait agi sur la raison de Mlle de Montreuil, qui, d’ailleurs instruite de l’exécrable réputation du marquis, s’accusait de l’avoir aimé, sans se douter qu’elle l’aimait encore, et que ce feu couvert de cendres se rallumerait plus ardemment au moindre souffle de la séduction. Le marquis commença par tromper sa femme pour mieux abuser ensuite sa belle-sœur ; il affecta devant Mme de Sade un changement complet d’idées et de mœurs, il pleura même ses erreurs passées, et fit de tels sermens, que Mme de Sade y ajouta foi en bénissant la main de Dieu.

Mais la première fois qu’il put amener un tête-à-tête entre Mlle de Montreuil et lui, ce fut un langage bien différent : il lui jura qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, et que les fautes même dont il s’avouait coupable n’étaient que le résultat de cet amour poussé au désespoir ; il la menaça de se frapper de son épée, de se noyer dans la Sorgue, de se jeter du haut des tours de Saumane, si elle refusait de lui pardonner et de lui rendre le même amour dont il s’était cru digne avant de contracter un mariage détesté. Mlle de Montreuil, ébranlée par ces véhémentes protestations qu’accompagnait la pantomime la plus pathétique et la plus vraie, dissimula néanmoins son émotion en se retirant dans son appartement où le marquis ne réussit pas à la suivre. Il avait assez étudié les signes extérieurs qui trahissent le cœur des femmes, pour être certain que le cœur de sa belle-sœur lui appartenait toujours. Quant à lui, il aimait encore cette jeune personne avec tant de passion, qu’il résolut de l’enlever et de passer avec elle en pays étranger.

Voici l’étrange plan qu’il conçut et exécuta : il se rendit à Marseille dans le courant du mois de juin, accompagné d’un domestique affidé qu’il avait dressé à servir ses plus criminelles débauches ; il s’était pourvu de pastilles de chocolat, dans la composition desquelles entrait une forte dose de mouches cantharides, ce terrible et dangereux stimulant qui produit de si effroyables désordres dans le système nerveux. Les deux complices allèrent ensemble dans une maison de filles publiques où ils prodiguèrent le vin, les liqueurs et les pastilles spasmodiques : l’effet de ces pastilles ne se borna pas à des rires, des danses lascives et des symptômes dégoûtans d’hystérie : une des malheureuses, que la drogue excitante avait mise dans l’état des bacchantes de l’antiquité, s’élança par la fenêtre et se blessa mortellement, tandis que les autres, à demi nues, se livraient aux plus infâmes prostitutions, à la vue du peuple accouru devant la maison qui retentissait de cris et de chants frénétiques. Le marquis de Sade et son valet s’étaient enfuis, mais ils furent aussitôt dénoncés à la vindicte publique, et les magistrats se réunirent aux médecins pour constater les circonstances de ce complot érotique. Deux filles moururent des suites de leur fureur impudique, ou plutôt des blessures que ces infortunées s’étaient faites dans une épouvantable mêlée.

Dès que le parlement d’Aix se fut saisi de cette affaire, le marquis de Sade, qui avait eu la précaution de se cacher, se fit écrire, par un des conseillers de ce parlement, une lettre dans laquelle on annonçait l’issue inévitable du procès, une condamnation infamante, le supplice de la roue et la confiscation de tous les biens du coupable. Muni de cette lettre qui exagérait les détails du crime et qui en faisait un véritable empoisonnement, de la nature la plus scélérate, il se présente un soir au château de Saumane. Il avait eu soin d’éloigner sa femme ; il avait rassemblé en secret le plus d’argent possible, et obtenu même, en offrant de grosses remises, le paiement anticipé de ses fermages ; il avait enfin préparé une chaise de poste et des relais particuliers jusqu’à la frontière. Il entre précipitamment dans la chambre de sa belle-sœur, se jette à ses pieds, les lui baise en poussant des sanglots étouffés, se nomme lui-même un monstre indigne de pitié, s’accuse des plus grands forfaits, et déclare qu’il va s’en punir par un suicide. Mlle de Montreuil, surprise, émue, épouvantée, lui demande, en pleurant, l’explication de ce grand trouble qu’elle essaie de calmer avec des paroles affectueuses.

— Je vous aime au point de ne vouloir plus vivre sans vous, dit-il avec tous les signes de la plus vive douleur ; je sais que vous ne m’aimez pas ; je sais que vous me méprisez ! Cette pensée a fait mon crime : j’étais décidé à périr, mais par une vengeance que j’aurais souhaité exercer sur l’humanité entière, je formai le dessein d’immoler avec moi quelques misérables qui m’avaient perdu de réputation, en m’attribuant des infamies que je renvoie à leurs infâmes auteurs ; j’ai préparé de mes mains le poison ; plusieurs personnes ont succombé ; le hasard m’a sauvé, et maintenant je vais me faire justice, après vous avoir dit adieu, pour échapper au châtiment qui m’est réservé.

Mlle de Montreuil ne comprit pas bien cette histoire inventée par le marquis de Sade, et la lettre qu’il lui fit lire ne servit qu’à augmenter le trouble de son esprit : elle voyait seulement que son beau-frère était exposé à une condamnation capitale, et elle se persuadait aveuglément qu’elle-même avait amené ce malheur en repoussant un amour capable de tout s’il était réduit au désespoir ; elle s’accusa donc de cruauté et d’injustice, elle supplia tendrement M. de Sade d’éviter le jugement qui l’attendait, de se dérober par la fuite aux conséquences de cette affaire, de sauver du moins sa tête, puisqu’il avait perdu l’honneur. C’était là le résultat que le marquis espérait de sa ruse.

— Eh bien ! s’écria-t-il avec exaltation, je consens à vivre, je consens à fuir, si vous ne m’abandonnez pas, si vous m’aimez ! autrement, adieu, laissez-moi mourir !

Une heure après, Mlle de Montreuil, toute pâle, toute tremblante, était assise à côté du marquis de Sade dans une chaise de poste, autour de laquelle les amis de celui-ci venaient le féliciter de sa conquête, et faire des vœux pour qu’il la conservât longtemps. La pauvre demoiselle restait muette au fond de la voiture, où sa honte et sa rougeur n’avaient pas d’autre voile qu’une nuit obscure à peine éclairée par quelques flambeaux : le marquis triomphait.

— Adieu, messieurs, dit-il gaiement aux témoins de cet enlèvement, faites comme moi pénitence : je vais fonder un ermitage en Italie et adorer le parfait amour.

Les deux amans partirent, et le 11 septembre de la même année le parlement d’Aix condamna le marquis à être rompu vif en effigie, malgré toutes les démarches des familles de Montreuil et de Sade pour empêcher cet arrêt. Le ravisseur semblait être corrigé de ses mauvaises mœurs et surtout de ce besoin de scandale qui l’avait tourmenté jusque-là ; il menait une vie rangée et très édifiante, à l’inceste près, lorsqu’une maladie violente emporta dans ses bras Mlle de Montreuil à l’âge de vingt-un ans. La douleur que lui causa cette mort prématurée fut suivie d’un retour vers ses anciennes habitudes : il redevint un fanfaron de crimes.