La valise mystérieuse/3

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (68p. 9-11).

III

LA TRAME


Non loin des grands magasins Morgan & Cie, rue Sainte-Catherine, se trouvait un restaurant des plus à la mode. À elle seule son enseigne était une révélation : ce restaurant s’intitulait : THE PALACE CAFE.

Naturellement, en un tel endroit n’entraient que les gens à grosses bourses et de réputation honorable. Disons encore que le lieu n’était fréquenté que par les Anglais, ou plus justement par les clients de langue anglaise, attendu que le personnel était exclusivement anglais.

Pénétrons dans ce café. Il est huit heures du soir de ce même jour. Le restaurant est tout illuminé, mais il n’est guère de convives dans la salle commune, on n’y découvre que trois ou quatre employés de magasin. Le personnel, filles et garçons, est retiré dans la cuisine d’où l’on perçoit le train-train de leur conversation coupée d’éclats de rire.

À gauche, le long du mur, se trouve une série de cabinets dont deux seulement sont occupés. Dans le premier sont trois convives, et parmi eux nous pouvons de suite reconnaître ce personnage énigmatique, richement mis, important et prétentieux, la face grasse et fleurie, que nous avons vu au bureau de James Conrad : c’est le sieur Kuppmein.

Vis-à-vis ce dernier est un gros et grand gaillard — un colosse à la mine redoutable — mis également avec la même recherche dont avait l’air de faire parade le gros Kuppmein, Et ce colosse possède une tête forte et ronde recouverte de cheveux jaunes, longs et mal léchés, un front carré, des sourcils ayant la nuance des cheveux, épais et tombant sur des yeux rouges, il y a cependant entre les deux une nuance : l’œil droit est rouge-sang, le gauche est écarlate, et cela fait une impression fort curieuse sur qui regarde cet homme. Par surcroît, et l’impression curieuse s’amplifie énormément de ce fait, l’un et l’autre de ses deux yeux semblent s’en vouloir à mort, car tous deux louchent terriblement, l’un vers l’autre, ils jettent à certains moments des regards féroces. Pour terminer ce portrait, un nez très gros, vert, cramoisi, déformé, surplombe des lèvres épaisses et brutales que, par bonheur, une barbe rousse, touffue et d’aspect inculte cache à demi.

À considérer cette tête mal faite, hors de proportion et d’équilibre, on aurait pensé que le mystérieux Créateur de l’humanité, au lendemain de la Création, s’était trouvé, contre ses calculs, avec un surplus de cheveux jaunes, d’un crâne hideux, d’un front trop carré, d’une paire d’yeux dissemblables, d’un nez crochu, d’une bouche de mastodonte, et deux oreilles — de marque différente elles aussi, tant l’une était plus large et plus velue que l’autre — et que, soudainement embêté et ne sachant trop que faire de ces restes disparates… oui, on aurait tout simplement pensé que la Créateur de ces restes avait fait la tête de Grossman. Car tel était le nom du gaillard en question, nom à consonnance « hunnique » également, et avec une telle tête ce gaillard était littéralement grotesque.

Quant à son âge, il eût été difficile de préciser ; mais il devait être pour le moins dans la quarantaine.

Le troisième personnage, assis du côté de la muraille, ne possédait pas, peut-être, un physique aussi intéressant. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus, assez grand, mais mince et fluet, avec une tête un peu longue et à cheveux noirs crépus. Il avait d’assez beaux yeux, de nuance brune, mais des yeux un peu fureteurs et très sournois, de sorte que son regard, plutôt fuyant, accusait le rusé et l’intrigant, sinon le coquin. Sa figure, blême, maigre, tirée, avait un aspect maladif. Mais ce qui surtout attirait l’attention dans cette figure, c’était l’énorme moustache très noire qui la barrait et dont les pointes étaient — révérence faite — tournées en queue de cochonnet. Et ce troisième personnage se nommait Fringer.

Dans le cabinet voisin il n’y avait qu’un seul convive, et ce solitaire demeurait immobile et comme pétrifié devant ses plats fumants. Seuls, une paire d’yeux jaunes et brillants vivaient dans cet homme. Un observateur eût remarqué, par la position de sa tête légèrement tournée et penchée vers la cloison qui le séparait du cabinet où dînaient les trois allemands, que cet homme écoutait ce qui se disait de l’autre côté. Et bien que de cet autre côté l’on parlât à voix basse, les paroles tombées des lèvres arrivaient assez distinctement aux oreilles de l’écouteur.

Cet inconnu avait un aspect sombre et funèbre avec son vêtement tout noir, ses cheveux noirs pommadés, luisants et lissés qu’une ligne droite et bien tirée séparait au beau milieu de la tête. En plus, il portait une barbe également très noire, très épaisse et en broussaille, de sorte que dans cette broussaille de poils de jais on ne pouvait voir que les yeux et le nez de ce noiraud.

Maintenant, retournons dans le premier cabinet et voyons ce qu’on y disait. Kuppmein parlait, mais non de cette voix souple et mielleuse que lui connaissait James Conrad, mais d’une voix à l’accent rude, guttural et autoritaire.

— Je vous l’ai déjà dit, Grossmann, et je t’ai prévenu, Fringer, que les plans du Chasse-Torpille de Lebon ne devaient sortir des mains de l’inventeur que pour passer dans les nôtres. Nous aurions eu ça pour rien, quand, aujourd’hui, un million de dollars n’enlèverait pas l’affaire des mains de Conrad. Or, nos instructions étaient, comme elles le sont encore du reste, de nous approprier les plans et le modèle du Chasse-Torpille coûte que coûte. Mais à cette heure que l’argent devient impuissant, qu’allons-nous faire ?

— Les enlever ! dit Grossmann sur un ton bourru.

— Qui les enlèvera du coffre-fort dans lequel je les ai vus cet après-midi ?

— Moi ! dit Fringer sur un ton résolu.

— Très bien, approuva froidement Kuppmein. Maintenant reste la question des vingt mille dollars que Rutten nous a envoyés de New-York et dont, toi Grossmann, tu es le dépositaire.

— Je les ai ici, admit Grossman en posant une main sur le côté gauche de son veston.

— Ces vingt mille dollars, continua Kuppmein, étaient destinés à ce versement à titre d’acompte sur l’achat des plans du Chasse-Torpille, — achat que j’avais estimé au prix maximum de cinquante mille dollars.

— Eh bien ? demanda Grossmann.

— Eh bien ! si nous enlevons ces plans — manœuvre qui simplifiera joliment la transaction — que ferons-nous de l’argent reçu ?

— Nous le retournerons à celui qui nous l’a envoyé, dit Grossmann.

— C’est juste, approuva Kuppmein en regardant Fringer d’une certaine façon.

— Je loue ta probité, Grossmann, s’écria Fringer sur un ton satirique et en clignant de l’œil à Kuppmein.

Mais Grossmann, qui mangeait de fort bon appétit, n’ayant pas surpris les regards étranges échangés entre ses deux associés, pensa :

— En toute justice ces vingt mille dollars devraient me revenir et, mieux, me rester à titre de rémunération de mes services passés… donc, je les garde pour moi… pour moi seul !

Durant quelques minutes le silence s’établit entre ces trois hommes dont nous avons, dès maintenant, un aperçu de leur moral.

Et pendant ce silence Kuppmein versait dans son café la goutte de lait qu’on lui avait servi dans un minuscule pot à lait de porcelaine imitée, puis il y laissait tomber d’une cuiller un petit carré de sucre blanc.

Fringer rongeait l’os de son “Round Steak”.

Grossmann avalait des pommes de terre frites accommodées de certaine sauce aux petits pois verts.

Après avoir siroté son café, Kuppmein rompit le silence.

— Donc, dit-il, il est entendu que nous enlèverons les plans, et que Fringer se chargera de l’opération.

— Il ne faut pas oublier le modèle ! émit Fringer.

— Je m’en charge ! déclara Grossmann.

— Et moi, reprit Kuppmein, vu que mes instructions étaient de conduire les opérations d’achat et de surveiller le transport de la marchandise de Montréal à New-York, où Rutten doit prendre sur sa responsabilité son expédition en Allemagne, et attendu que les dites négociations sont devenues irréalisables, je me charge de diriger les nouvelles opérations. Or, pour toi, Fringer, qui s’attribue l’opération la plus délicate, voici là, où et comment tu vas procéder.

Et à voix plus basse Kuppmein fit une description parfaite du bureau de James Conrad. Puis, sur une feuille de papier il traça un croquis représentant la combinaison du coffre-fort, et, par quelques coups de crayon en forme de flèches, il indiqua la manœuvre à exécuter, Fringer prit le papier et étudia attentivement l’ébauche faite par Kuppmein.

— Et toi, Grossmann, poursuivit-il, tu te muniras d’une valise de pas moins de trente-six pouces en longueur, de huit en largeur et de douze en profondeur. Puis, vers les neuf heures et demie, ce soir même, tu te rendras rue Saint-Denis au No 143b. Là, tu demanderas Pierre Lebon. On te répondra qu’il est absent. Je me chargerai de cette absence, s’il le faut. Puis, comme tu parles un assez bon français, tu t’annonceras comme un parent quelconque du jeune homme, expliquant, par exemple, que tu arrives de Québec pour venir visiter ton neveu. Comme ces Canadiens sont très hospitaliers, on te priera d’entrer et d’attendre le retour de Lebon. Mais comme tu apportes dans ta valise des cadeaux pour ton neveu, tu te feras conduire à son appartement au premier étage. Là, dans un petit cabinet d’étude, tu verras une table placée à peu près au centre, et sur la table le modèle en question. Tu placeras ce précieux objet dans ta valise, tu prendras un siège et tu allumeras, avec toute la tranquillité d’un oncle chez son neveu, ta vieille pipe « d’écume de mer » comme on dit dans le pays. Au bout d’un quart d’heure environ, tu te sentiras très ennuyé d’attendre le retour de ton neveu. Alors, tu souhaiteras « bonne nuit » aux gens du rez-de-chaussée, en ayant soin de les prévenir que tu reviendras probablement le lendemain. Et le tour sera fait !

— Où nous retrouverons-nous ? interrogea Grossmann de son accent toujours bourru.

— À nos quartiers généraux, rue Dorchester.

— Très bien.

— Ainsi donc, reprit Kuppmein, les rôles sont parfaitement définis et clairement compris ?… Toi, Grossmann, et toi, Fringer, vous êtes certains tous deux, n’est-ce pas, de votre mission particulière ?

— À dix heures et quart au plus tard, je serai là avec le modèle, déclara Grossmann,

— À dix heures et quart au plus tard, dit Fringer à son tour, je serai rue Dorchester avec les plans.

— Et moi, compléta Kuppmein, à dix heures et quart au plus tard, je vous attendrai rue Dorchester.

Sur ce les trois Allemands finirent tranquillement leur souper.

Alors seulement l’homme du cabinet voisin se mit à faire honneur aux mets qu’on lui avait servis une demi-heure auparavant et qui s’étaient fort refroidis. Il n’en parut manger pas moins avec une grande satisfaction, tout en ébauchant un sourire énigmatique.

Dix minutes plus tard les trois Allemands quittaient le Palace Café.

Quant à l’homme noir, il continua de manger, sans abandonner son sourire mystérieux.