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La valise mystérieuse/5

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (68p. 13-16).

V

UNE RENCONTRE INATTENDUE


Au Palace Café, Kuppmein avait dit, après ses deux associés : — Et moi, pas plus tard que dix heures et quart, je vous attendrai rue Dorchester.

En effet, dix heures étaient à peine sonnées que le gros allemand s’arrêtait devant une maison à deux étages, d’assez bonne apparence, située à quelques pas du Square Dominion. Cette maison s’élevait au milieu d’une petite cour plantée de peupliers et envahie par les herbes sauvages. La maison et son parterre avaient un air abandonné. Une clôture de fer entourait maison et parterre, et cette clôture était fermée par une grille. Une vingtaine de verges séparaient la maison de la rue. Nulle lumière ne jetait le moindre reflet au travers des persiennes closes.

Kuppmein poussa la grille et marcha rapidement vers la maison dont la façade était ornée d’un beau perron de pierre surmonté d’une marquise. L’allemand monta lentement les cinq marches du perron, prit une clef dans une de ses poches et ouvrit la porte. Il pénétra dans un vestibule noir comme un four, referma la porte pressa un bouton. Le vestibule s’éclaira vaguement sous la clarté d’une lampe électrique à verre bleu pâle suspendue au plafond.

Ce vestibule était spacieux, propre et garni de banquettes bien rembourrées. Quatre ou cinq portières bien tirées masquaient des portes closes. Vers le centre du vestibule un large escalier s’élevait vers les étages supérieurs. Kuppmein se dirigea vers cet escalier. Il s’arrêta au premier étage et se dirigea vers une pièce située à l’arrière de la maison. Cette pièce était uniquement meublée d’une table et de quelques fauteuils. Les murs étaient décorés de papier-teinture et nus. Une torchère électrique éclairait cet appartement.

Après avoir soigneusement refermé la porte, Kuppmein consulta sa montre.

— Dix heures et dix ! murmura-t-il, je suis en avant de cinq minutes.

Il se jeta dans un fauteuil, alluma un cigare et tira un journal de sa poche.

Un silence de plomb pesait sur la maison.

Le temps s’écoula lentement.

De nouveau Kuppmein regarda sa montre.

— Bon ! grogna-t-il avec humeur, ces deux imbéciles sont en retard… dix heures vingt !

Il se leva brusquement, jeta son journal sur la table, marcha vers la fenêtre dont il souleva le châssis et prêta l’oreille aux bruits du dehors.

À cet instant un pas lourd et rythmé résonnait sur le trottoir, puis s’éteignait peu à peu dans la nuit.

— Ni l’un l’autre ! murmura Kuppmein. Ce ne peut être que l’un de ces bons policemen qui patiemment traînent sur le pavé leurs bottes et leur ennui.

Il laissa retomber le châssis et revint à son fauteuil pour reprendre sa lecture. Mais il paraissait agité et fort distrait.

Dix minutes encore se passèrent, quand un bruit métallique et sec le fit tressaillir. Ce bruit provenait de la grille de fer qu’une main nerveuse avait repoussée avec rudesse.

Kuppmein écouta.

Puis un murmure de voix arriva jusqu’à lui, des pas précipités retentirent, une porte claqua au rez-de-chaussée, une course impétueuse réveilla les échos silencieux de la maison.

Haletant, Kuppmein attendit.

L’instant d’après, la porte de la pièce où il se trouvait s’ouvrit avec violence, et deux hommes aux allures de fous furieux firent irruption.

— Eh bien ? interrogea avidement Kuppmein en voyant paraître Grossmann et Fringer.

— Volés !… hoqueta Fringer.

— Volés !…hurla Grossmann.

— Volés !… fit Kuppmein en écho stupide.

— Oui… volés… plans et modèle ! compléta Grossman en lançant avec fureur sa valise vide dans un coin de la pièce.

— Expliquez-vous ! commanda Kuppmein, tout ahuri.

Fringer narra alors les exploits de l’homme barbu de noir.

Quand il eut achevé, Kuppmein leva un poing furieux vers le plafond et cria : Damnation !

Puis, tandis que Grossmann et Fringer, suant, haletant, se jetaient chacun dans un fauteuil, Kuppmein se frappait le front comme saisi d’une idée, et il pensait :

— Oh ! Si c’était ce damné colonel, par hasard !… ce soûlard, ce crève-faim, ce voleur !… oh ! je le saurai bien !…

À la très grande stupéfaction de ses deux associés, il saisit brusquement sa canne et quitta la pièce en disant d’une voix rauque :

— Attendez mon retour !…

En quelques enjambées — on ne l’eût cru si alerte — il dégringola l’escalier, et, deux minutes plus tard, il était sur la rue et se dirigeait d’un pas rapide vers le Square Dominion. Où allait-il ? Mystère ! Mais il n’avait pas fait trente pas, qu’un homme se détacha soudain d’un pan d’ombre et se plaça carrément sur son passage.

Croyant, avoir affaire à quelque détrousseur, Kuppmein porta une main rapide à une poche de son pantalon pour y prendre son revolver. L’homme vit ce geste et leva vivement une main en signe de protestation, disant :

Pardon, monsieur Kuppmein ! je ne suis pas ce que vous pensez.

Kuppmein s’arrêta net, très surpris d’entendre son nom prononcé par cet inconnu.

— Vous me connaissez donc ? fit-il en essayant de reconnaître les traits de cet homme.

— Un peu… oui

— Et qui êtes-vous ?

— Il ne dépendra que de vous que vous sachiez mon nom.

— Que voulez-vous ?

— Vous dire deux mots seulement.

— J’écoute.

— J’ai dit « deux mots », reprit l’homme, et les voici : Plans… Modèle !

Kuppmein tressauta, puis se rapprocha vivement de l’homme pour lui jeter, dans la demi-obscurité qui régnait à cet endroit, un regard perçant et scrutateur. Une exclamation de stupeur s’échappa malgré lui de ses lèvres, il fit deux pas de recul et murmura tout bas :

— L’homme à la barbe noire qu’ont vu Fringer et Grossmann !

L’autre, qui n’avait pu saisir ces paroles mais à qui n’avait pas échappé la mine effarée de l’allemand, fit entendre un sourd ricanement et demanda :

— Vous savez donc ce que je veux dire ?

Mais la défiance de Kuppmein était en éveil, et redoutant un piège, il répondit d’une voix calme :

— Pas du tout. C’est ce qui explique la surprise que j’ai manifestée dès l’abord.

Un second ricanement plus prolongé roula sur les lèvres de l’inconnu.

— Bon ! dit-il négligemment, il sera facile de nous entendre tout à l’heure ; et puisque vous l’exigez, je vais vous mettre les points sur les i… Est-ce ce que vous voulez ?

— Je vous répète que je ne comprends pas ! riposta sèchement Kuppmein.

— Je vois ce que c’est, mon cher monsieur Kuppmein, et vous allez me comprendre très facilement. Du reste, comme je vous suis tout à fait étranger, il va de soi que vous cherchiez à jouer au plus fin.

— Je pense que c’est vous qui…

— Ensuite, interrompit l’inconnu, comme vous êtes très désireux d’acquérir par tous les moyens possibles et impossibles certains plans et modèle de certaine invention toute récente, — invention que tout bon allemand doit se faire un devoir de supprimer au profit de sa glorieuse patrie, il va de soi encore que vous vouliez me faire parler le premier. Or, étant l’un de ces hommes qui vont droit au but, je parle donc, et voici ce que je vous propose…

Avec une stupeur croissante Kuppmein regardait cet homme qui savait si bien mettre dans le ton et le geste une certaine aisance moqueuse.

Qui était cet homme ?… Comment en était-il connu, lui, Kuppmein ? Comment avait-il pénétré des secrets qu’on avait cru si bien à l’abri… Que voulait-il enfin ?…

Toutes ces questions effleurèrent à la même minute l’esprit mal à l’aise de Kuppmein, et il attendit, anxieux, les explications de l’inconnu.

Ce dernier poursuivit, toujours avec son air de badiner :

— Avant toute chose, mon cher monsieur Kuppmein, il est juste que je vous dise mon nom, puisque j’ai l’avantage de savoir le vôtre. Je conviens que deux honnêtes personnages qui se connaissent traitent toujours mieux les affaires délicates. Donc, je me nomme Parsons… Peter Parsons. Or, un pur hasard m’a donné vent de vos affaires et de vos projets, et comme je ne suis pas précisément le gérant de la Banque de Montréal, et qu’un peu d’argent dans mon gousset loin de l’alourdir, ne pourrait que l’alléger, tout en allégeant ma tranquillité d’esprit et la faim de mon ventre, je vous fais donc la proposition suivante : Pour bon et bel argent comptant je vous vendrai les plans et le modèle après lesquels vous courez à en perdre l’haleine, — plans et modèle que vous et vos dignes associés alliez tout à l’heure vous approprier par des moyens illégaux et dangereux. Je vous offre le tout pour une somme raisonnable que vous fixerez vous-même, attendu que je me fie à votre honnêteté.

Avec ces paroles dites sur un ton dégagé et goguenard, l’homme avait conservé à ses lèvres un sourire sarcastique.

Kuppmein ne répondit pas de suite. Ce que voyant Parsons reprit :

— Eh bien ! cher monsieur Kuppmein, que pensez-vous de ma petite proposition ? C’est tout ce qu’il y a de plus honnête, et l’affaire ne comporte rien qui puisse blesser vos scrupules.

— Où sont les plans et le modèle ? demanda brusquement Kuppmein.

L’autre se mit à rire.

— Vraiment, monsieur Kuppmein, vous n’êtes pas pressé… pas pressé du tout : Me voyez-vous, à votre place, vous poser une telle question ?

— C’est bon ! dit rudement l’allemand. Quand pourriez-vous me livrer ces choses que vous m’offrez ?

Cette fois l’inconnu abandonna son sourire moqueur et son accent narquois. Il répondit :

— Pas ce soir, car aller jusqu’à l’endroit où j’ai déposé ces « choses » sacrées entre toutes, c’est loin, en revenir, c’est plus loin encore, de sorte qu’il faudrait trop de temps. J’ai, pour onze heures précises, un rendez-vous très important. Mais demain soir, si vous le voulez, je me rendrai à l’endroit que vous m’indiquerez.

— Soit. Combien voulez-vous ?

— Je vous répète que je me fie à votre probité, répliqua l’individu en revenant à sa goguenardise. Naturellement, ajouta-t-il, vous êtes trop intelligent pour ne pas tenir compte des gros risques que j’ai pris et des dangers que j’ai bravés, et tout cela vaut bien quelque considération, il me semble.

— Oui, admit Kuppmein qui se prit à réfléchir tout en examinant du coin de l’œil la physionomie de l’homme, mais qu’il ne pouvait voir nettement.

Parsons alluma tranquillement une cigarette.

Kuppmein profita de cette opportunité pour scruter ardemment le visage de son homme. Mais il ne put découvrir qu’une barbe noire et touffue couvrant tout le visage. Cet homme lui semblait tout à fait étranger, et sa mémoire ne conservait pas d’image semblable à la figure de cet inconnu.

L’allemand demanda au bout de quelques minutes :

— Que dites-vous d’une somme de dix mille dollars ?

— Dix mille dollars ! fit l’inconnu en haussant les épaules avec un grand dédain. Il fit mine de tourner les talons et ajouta :

— Bonsoir, Monsieur Kuppmein, nous ne nous connaissons plus !

Et il fit quelques pas pour s’éloigner.

Kuppmein le retint.

— Un moment, dit-il. Je ferai un sacrifice en ajoutant une somme de… mettons trois mille dollars.

— Adieu ! monsieur Kuppmein, je vois que nous ne parviendrons pas à nous entendre.

— Combien voulez-vous donc ? interrogea Kuppmein avec humeur.

— Vingt mille… pas un sou de moins !

— C’est gros… voulut marchander Kuppmein.

— Pour vous, c’est possible. Mais je connais certaine personne qui me paiera les vingt mille et même le double.

— Soit, allons pour vingt mille.

— À la bonne heure, sourit l’inconnu.

— Seulement, ajouta aussitôt Kuppmein, je ne vous verserai d’abord que la moitié de la somme convenue contre remise des plans et du modèle, l’autre moitié vous sera payée à New-York, une fois que la marchandise sera entre les mains d’une personne pour le compte de laquelle je fais cette transaction.

— C’est parfait, sourit encore l’inconnu. Seulement aussi, contre versement de dix mille dollars je ne vous ferai remise que des plans.

— Et le modèle ?

— Je vous le livrerai à New York et vous me paierez les autres dix mille. Vous vous gardez, je me garde, voilà tout.

— Vous ne me comprenez pas, répliqua Kuppmein agacé : en ce moment je ne pourrais vous payer plus de dix mille dollars.

— Pardonnez-moi de vous avoir mal compris. Néanmoins, je vous avouerai que je suis très désireux de faire un petit voyage dans la Métropole américaine, et puisque l’occasion s’en présente.

— Comme vous voudrez.

— Où nous reverrons-nous ? demanda l’inconnu.

— Venez demain soir à cette même maison d’où vous m’avez vu sortir tout à l’heure.

— Bon. À quelle heure ?

— Mettons onze heures.

— J’y serai.

Sur ce les deux hommes se séparèrent : Parsons s’éloigna rapidement vers le Square Dominion. Kuppmein rebroussa chemin pour aller retrouver ses associés et leur faire part de sa transaction.