La vallée de la Matapédia/Chapitre II

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Léger Brousseau (p. 5-9).

II


La vallée de la Matapédia fait partie de cette riche zone territoriale qui s’étend, en arrière de la chaîne souvent interrompue des Alléghanys, entre les lacs Squatteck, près du grand lac Témiscouata, et l’embouchure de la Ristigouche. Cette vaste étendue de pays, qui forme un plateau continu, dont les ondulations se suivent indéfiniment sans jamais dépasser un niveau uniforme, ne contient pas moins de treize cent mille acres de terre arable, d’une qualité supérieure, qui n’est surpassée dans aucune autre partie de la province. On l’assimile généralement aux plus belles parties des cantons de l’Est, tant au point de vue du climat qu’à celui du sol, ce qui veut dire qu’on la reconnaît comme éminemment propre aux établissements agricoles, sur une échelle variée.

Cependant, aucune fraction de ce fertile territoire n’a encore été livrée à la culture, si l’on en excepte les deux rives de la Matapédia et le voisinage immédiat des lacs dont nous venons de parler.




La colonisation n’y est pas encore parvenue ; elle a été arrêtée par la chaîne des Alléghanys, qui n’offre pas abondamment de passages faciles en arrière des paroisses riveraines de notre grand fleuve, en sorte qu’on a ignoré jusqu’à une date encore toute récente quelle était l’étendue et la valeur de ce beau domaine. Le défricheur n’y avait pas pénétré ; seul, le bûcheron y avait promené ses ravages pour le compte des marchands de bois, qui ont à peu près dépouillé toute la région de ses meilleures essences forestières. Si le colon, découragé de ne trouver qu’un sol avare dans les vallons des Alléghanys et fatigué déjà, peut-être, d’une lutte sans espoir pour assurer la subsistance de sa famille, avait eu la force de franchir la chaîne, il se serait trouvé en présence du plateau que nous venons de signaler et dont le sol, partout généreux, exempt de roches, d’une culture facile, lui aurait permis de fonder une demeure heureuse et de mener la noble et libre vie de l’homme des champs. — La désastreuse émigration des Canadiens aux États-Unis aurait pu être combattue suffisamment pour l’empêcher de devenir un véritable fléau, et nous aurions vu s’accroître proportionnellement la population et la richesse de notre province ; mais il est temps encore d’appliquer un remède salutaire en faisant connaître et en faisant valoir les endroits où la colonisation peut se porter avec certitude de succès et de prospérité. C’est vers ce but que tendent aujourd’hui les efforts des esprits généreux qui mettent le patriotisme dans les faits, dans l’étude et la vulgarisation des connaissances concernant chaque région en particulier, de façon à ce que défricheurs et colons, également, sachent d’avance où se diriger et quel parti ils pourront tirer promptement des endroits qu’ils auront choisis pour y créer des foyers nouveaux.



La colonisation ayant été, pendant de longues années, si étrangement organisée et conduite dans notre province, ses méthodes ayant été si peu comprises, elle-même si détournée de ses fins et dénaturée au point de n’être, dans bien des cas, qu’un instrument aux mains des spéculateurs politiques, on a négligé de donner sa pleine et entière efficacité au seul moyen qui aurait pu arrêter le dépeuplement de nos vieilles paroisses, en fournissant aux colons toutes les facilités de parvenir aux domaines encore vierges de la couronne et de s’y établir. Ceux des nôtres qui, de découragement, abandonnaient les anciennes demeures familiales, pour aller chercher leur subsistance aux États-Unis, ne connaissaient pas les richesses que renfermait le plateau intérieur des Alléghanys, et, les eussent-ils connues, que cela n’aurait été pour eux d’aucune utilité, puisqu’il n’y avait aucun chemin qui conduisît à travers la chaîne de montagnes et qu’ils n’eussent pu en frayer un eux-mêmes.

Mais notre province, qui occupe dans la confédération canadienne une position incomparable, n’a guère été connue jusqu’à nos jours, même de nos propres nationaux, et ne commence-t-elle à l’être que vaguement par les étrangers. L’étude géographique en a été déplorablement négligée, les explorations méthodiques ont fait défaut ; les gouvernements, quels qu’ils fussent, n’ont pas semblé comprendre un seul instant la valeur et la portée de travaux qui eussent dévoilé tout ce que notre sol recèle de richesses inexploitées, et quels larges champs il peut offrir de toutes parts à une vigoureuse et saine émigration ; mais aujourd’hui, heureusement, un grand effort va être tenté dans ce sens ; on a enfin ouvert les yeux sur la nécessité absolue de faire une publicité sérieuse qui vulgarise les notions indispensables sur notre pays, et le département de l’Agriculture et de la Colonisation commence, dès maintenant, la publication d’une série de brochures substantielles, consacrées chacune à l’une des régions fertiles de la province.

En outre, des circonstances d’une importance extrême, comme la construction du chemin de fer Atlantique et Lac Supérieur et celle du chemin de Témiscouata à Matapédia, ne vont pas tarder à porter leurs fruits.

L’attention du public va être irrésistiblement attirée vers la portion du pays dont nous traitons en ce moment ; sans doute il va en résulter un fort courant d’émigration, soit de nos vieilles paroisses, soit de l’étranger, soit même de quelques-uns des centres canadiens des États-Unis, vers lesquels se portent incessamment nos regards, que notre sollicitude n’abandonnera jamais et dont nous ne cesserons jamais de désirer le retour au foyer national.