La vallée de la Matapédia/Chapitre IV

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Léger Brousseau (p. 10-17).

IV


Lorsqu’on pénètre dans les dernières concessions de la seigneurie de Rimouski, on se trouve au milieu d’un pays extrêmement accidenté, où le chemin consiste en montées et en descentes presque ininterrompues, sans que l’œil aperçoive, aussi loin que la vue peut s’étendre, aucune succession de montagnes, mais seulement des monts isolés et des soulèvements du sol plus ou moins accusés. La chaîne des Alléghanys a subi en cet endroit une dépression prolongée et s’est affaissée, comme pour ouvrir un passage à la vallée de la Matapédia et offrir une route naturelle entre les deux provinces de Québec et du Nouveau-Brunswick.

En arrivant au village de Saint-Donat, les collines s’éloignent peu à peu et l’on entre dans une vallée l’horizon s’élargit et où l’espace redevient libre. On remarque que, de tous côtés, les terres semblent produire abondamment, et l’on constate une égalité d’aisance qui répand comme un parfum de bonne habitation sur tout le parcours du chemin.

On continue, et après avoir fait environ neuf milles de plus, on voit se dessiner devant soi, sur les bords de la rivière Métis, la pittoresque et gracieuse paroisse de Sainte-Angèle, qui est le joyau de cette contrée et qui doit à sa position géographique d’être comme un centre d’où la colonisation rayonne dans toutes les directions. Sainte-Angèle, en effet, située sur la rivière Métis, à sept milles d’une station de l’Intercolonial, celle de Ste-Flavie, s’ouvre, d’un côté, sur le chemin Matapédia, qui va de Sainte-Flavie à la Baie des Chaleurs, et de l’autre, sur un chemin nouveau, ouvert il y a cinq ans, qui suit le cours de la rivière Métis et aboutit au grand lac de ce nom, vingt-et-un milles plus loin. Partout le sol est couvert d’une riche moisson ; les épis sont longs et chargés de grains ; les champs d’avoine et de blé rivalisent avec les prairies couvertes de foin, et l’on reste étonné de ce spectacle dans un endroit où l’on croyait naturellement que la civilisation avait à peine pénétré.

Qu’on se détrompe. Cette paroisse, toute jeune encore de Sainte-Angèle, a été fondée par un noyau des hommes les plus actifs et les plus énergiques des paroisses riveraines du Saint-Laurent. Plutôt que d’émigrer aux États-Unis, ces vaillants résolurent de tout essayer d’abord sur le sol de leurs pères, et ils se sont enfoncés hardiment dans le cœur de l’épaisse forêt. Aussi n’ont-ils pas tardé à fonder un établissement prospère. Il n’y a pas moins d’une quarantaine de « moissonneuses » en usage aujourd’hui dans Sainte-Angèle, sans compter les autres instruments aratoires, et cela parmi une population qui, il y a trente-cinq ans à peine, lors de son arrivée sur les lieux, était sans ressources aucunes et dispersée çà et là, au choix de ses membres, sur les bords de la rivière Métis.

Dans ce temps-là, le grand chemin de Matapédia, qui a ouvert à l’agriculture toute la vallée de ce nom, n’était pas encore commencé, puisqu’il ne date que de 1863. Aujourd’hui, il est bondé d’établissements sur presque tout son parcours et, depuis Sainte-Flavie qui, à cette époque, constituait à peu près la limite des établissements, jusqu’au canton de Ristigouche, à l’entrée de la Baie des Chaleurs, il offre une longue et belle voie de communication qui a fait plus, pour le développement de cette contrée, que le chemin de fer « Intercolonial » lui-même.

Non seulement le chemin de Matapédia n’était pas ouvert, il y a trente-cinq ans, (c’était une grande voie qui devait devancer la colonisation) mais encore, et à plus forte raison, n’y avait-il de chemin d’aucune espèce, à peine même un sentier rudimentaire conduisant du littoral du fleuve à l’intérieur. Ceux qui amenaient avec eux cheval et voiture étaient obligés de les traverser, lorsque les rivières étaient trop profondes, sur des planches mises en travers de deux canots.

Ils allaient à l’aventure, choisissant comme ils pouvaient les meilleures terres, suivant les indices extérieurs ; ils s’établissaient, sans songer aux peines, aux labeurs et aux difficultés de l’avenir, là où ils avaient fait leur choix, loin de toute communication, de tout secours et souvent aussi sans perspective définie devant eux.

Vers 1830, le gouvernement canadien, voulant rattacher la Baie des Chaleurs au reste de la province et ouvrir un passage par terre avec les provinces maritimes, fit faire une exploration de la vallée de la Matapédia, dans le but d’y pratiquer le chemin projeté. Ce chemin auquel on donna le nom de Kempt, en l’honneur d’un gouverneur anglais, partait de Métis et devait aboutir à la Ristigouche. Fait à la hâte, mal nivelé, grossièrement découpé dans un terrain souvent rempli d’accidents, ce chemin ne donna pas les résultats qu’on aurait pu attendre, en raison de son extrême utilité et de son importance.

Une nouvelle exploration fut alors décidée et confiée à M. G. F. Baillargé, plus tard sous-ministre des travaux publics à Ottawa, lorsque la confédération des provinces anglaises de l’Amérique du Kord eût été accomplie. Guidé par un homme habile, M. Malcolm Fraser, établi depuis un certain nombre d’années dans la vallée de la Matapédia, M. Baillargé ne fut pas longtemps à trouver un passage plus facile que celui du chemin Kempt et à mettre à exécution l’entreprise dont on l’avait chargé. Commencée en 1862, la construction du nouveau chemin, qui partait de Sainte-Flavie et aboutissait à la tête de la Baie des Chaleurs, fut menée activement. On évita avec soin toutes les élévations du terrain, et l’on peut dire que, sur une longueur de cent milles environ que ce chemin parcourt, c’est à peine s’il présente quelques pentes, du reste très douces, quoiqu’en certains endroits les travaux aient été très difficiles à effectuer et aient coûté au delà de quatre cents dollars l’arpent.

Jusqu’à l’ouverture du chemin de fer Intercolonial, laquelle eut lieu en 1874, le chemin de la Matapédia, l’un des plus beaux qui aient jamais été faits dans la province, avait joui d’une réputation proverbiale. C’était la grande route par où passaient les malles et les voyageurs allant d’une province à l’autre, et l’on y voyait une circulation presque incessante, quoiqu’il n’y eût encore que de rares habitations sur son parcours. La construction de « l’Intercolonial » avait été en grande partie la cause de cette activité, le chemin de la Matapédia lui étant devenu absolument indispensable pour le transport du matériel, de tous les objets et de tous les hommes nécessaires à l’établissement de cette voie ferrée.

On pouvait compter alors les habitations qui apparaissaient, à de longs intervalles, dans la moitié supérieure de la vallée. À vingt milles de Sainte-Flavie, on trouvait Malcolm Fraser, seul, là où s’élève aujourd’hui la paroisse de Saint-Moïse. Sept milles plus bas, à l’extrémité nord-est du lac Matapédia, se dressait également, dans une complète solitude, la maison de Pierre Brochu, ouverte à tous les voyageurs. Aujourd’hui, l’antique maison hospitalière a fait place à un village florissant qui porte le nom de Sayabec. — De là, il fallait faire dix autres milles avant d’atteindre la plus prochaine habitation, celle de Marcel Brochu, fils du précédent ; et enfin, après avoir parcouru dix milles de plus encore, on atteignait un endroit appelé La Fourche, habité par une seule et unique famille, celle des Noble.

À part ces quelques habitations, échelonnées sur un aussi long parcours, on ne voyait que quelques relais de poste de distance en distance.

La création du chemin de la Matapédia avait engagé bon nombre des habitants des vieilles paroisses à venir se fixer à l’arrière du comté de Rimouski, tant il est vrai que les chemins sont la première des conditions nécessaires à toute colonisation. À l’ouverture de celui de Matapédia il faut attribuer la fondation de Saint-Moïse, paroisse qui compte actuellement cent vingt familles et qui est entrée dans la voie de la prospérité. Elle possède une station de chemin de fer, deux scieries, un moulin à farine, une fromagerie et quatre écoles. Les terres n’y sont encore cultivées que sur les deux côtés du chemin, mais elles sont reconnues pour être excellentes jusqu’à la limite des dernières concessions.


La paroisse encore embryonnaire de Sainte-Marie de Sayabec pénètre, en partie dans la seigneurie de Matapédia, en partie dans les cantons Awantysh et Matane. Elle est agréablement située sur les rives de la rivière Sayabec, à quelques arpents du lac Matapédia et de la station de l’Intercolonial. Le village renferme deux magasins, un bureau de poste, deux écoles et une chapelle érigée en 1892 et desservie par le curé de Saint-Moïse. La confection du bardeau s’y fait sur une grande échelle et donne de l’ouvrage à plusieurs centaines d’hommes.

Se développant sur une superficie de quatre-vingt milles environ — dix de profondeur sur huit de largeur — la paroisse de Sayabec est à vrai dire une vaste plaine, traversée de jolies rivières, abondant en bois de toute sorte et possédant un sol arable de première qualité. Elle communique, par un passage naturel, avec la région lointaine des lacs Métis et Patabédia.


Sur les bords pittoresques du grand lac Matapédia on voit se dessiner la belle paroisse de Saint Pierre-du-Lac, établie en 1888 seulement et qui, depuis, a progressé d’une façon prodigieuse. Les grandes scieries des messieurs King y ont attiré une véritable tribu de travailleurs et de colons. On y compte déjà deux cents familles et ce nombre va sans cesse en augmentant, au point que l’on parle de fonder une nouvelle paroisse dans le voisinage, comprise, partie dans le canton Awantysh et partie dans le canton Nemtaye. Déjà une quarantaine de colons ont pris des lots dans ces cantons à leur portée, et ils n’attendent plus que l’ouverture d’une route pour aller s’y établir.

En continuant de descendre le chemin Matapédia on arrive à Saint-Benoît-Josepb-Labre d’Humqui, paroisse qui portait autrefois le nom de La Fourche. Plus ancienne de quelques années que sa voisine, Sayabec, cette dernière continue de progresser rapidement. Elle renferme deux cent soixante familles. La grande maison Price y emploie plusieurs centaines d’hommes à l’exploitation du bois. Comme dans les endroits que nous venons de mentionner, la terre y est remarquablement propre à la culture, et l’on y parle également de fonder une paroisse nouvelle sur les bords de la rivière Humqui.

De l’autre côté de la Matapédia, sur la rive gauche, au-dessous de Humqui, s’étend le canton de Causapscal, qui est encore une mission rattachée à Saint-Laurent de Matapédia. Depuis quelques années il s’y dirige un fort courant d’émigration de Rimouski et des Cantons de l’Est. Le défrichement y est devenu très facile, par suite des grands feux de forêt qui ont ravagé de préférence cette partie de la vallée de la Matapédia. Le sol y est aussi très fertile. On y compte une soixantaine de colons, dont le nombre s’accroît régulièrement par de nouvelles accessions, chaque année, dès que reprend la belle saison.

Le site de Causapscal est enchanteur, ses habitations élégantes, et les attraits et les avantages qu’il offre aux dilettanti de la pêche sont irrésistibles. Il est en effet le séjour favori d’un nombre toujours croissant de sportmen, qui s’y rendent tous les étés, pour y faire la pêche au saumon que l’on trouve en abondance dans la rivière Matapédia.

La construction d’un pont pour relier les deux bords de la rivière, dans le canton Causapscal, est devenue d’une nécessité urgente.

Dix milles plus bas, également sur l’Intercolonial, se trouve Beaurivage. Ici, la colonisation n’en est encore qu’à ses débuts. Cependant, elle progresse, comme dans les autres endroits de la vallée. On y compte une quarantaine de lots plus ou moins en culture. La construction d’un pont y serait aussi extrêmement désirable ; elle donnerait un grand élan aux établissements en voie de formation.


VILLAGE ST-ALEXIS MATAPÉDIA

Nous suivons toujours notre route, nous traversons le canton Assametcouagan, et, de l’autre côté de la rivière, le canton Milnikek, puis nous arrivons à celui de Matapédia, où nous trouverons la paroisse de Saint-Alexis, dont la fondation et le développement offrent la page la plus intéressante qui puisse être écrite sur la colonisation de la vallée que nous sommes en train de parcourir.