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La vengeance d’une morte/1

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LA VENGEANCE D’UNE MORTE




Je m’étais arrêtée dans ma promenade à travers la forêt, impressionnée par le mystère d’une tombe d’enfant isolée sur le versant de la colline.

Une riche épitaphe en marbre blanc, arrachée de sa base et renversée sur le sol, attestait que cette fillette dormait depuis quatre-vingts ans son suprême sommeil, dans le silence de cette solitude, sous la seule protection des grands pins amis, qui épandaient leurs rameaux puissants au-dessus du tertre ravagé et du mur d’enceinte éboulé. Des oiseaux avaient bâti leurs nids dans les crevasses mêmes du tombeau ; mais les oisillons avaient déjà déserté leur berceau aérien, et la tombe délaissée était lugubrement silencieuse, ce matin d’été où je m’y arrêtai pour la première fois.

Devant les vestiges de cette sépulture luxueuse, je songeais à la douleur, à la dévotion des parents, qui avaient voulu donner à la mort tout ce que l’amour peut lui donner : des larmes, des regrets, une pierre tombale qui garde de l’oubli le nom qui nous est cher.

Un pâle rayon de soleil filtrait entre les branches, se posant comme une caresse sur le sépulcre en ruine. Cela me fit l’effet d’un baiser maternel à la tombe virginale. Deux petites fleurs bleues, qui s’épanouissaient au milieu du tertre, m’apparurent comme de grands yeux doux s’éveillant sous la caresse matinale.

Je revoyais le blanc cercueil et le lent cortège qui avait dû l’accompagner vers sa demeure suprême et poétique, je revoyais la petite morte en sa robe de mousseline vaporeuse comme un rêve, je revoyais la mère en deuil, étouffant ses sanglots…

À ce moment, j’entendis les branches craquer derrière moi et la voix d’un gamin qui me disait bonjour. Je me retournai, regrettant l’intrusion de ce visiteur. Mais lui, sans remarquer la froideur de mon accueil, vint s’arrêter auprès de moi. Je le connaissais, c’était le fils de ma blanchisseuse et il avait déjà, à treize ans, une réputation bien établie de larron.

Ce matin-là, je remarquai dans ses yeux gris une expression d’audace et de convoitise qui m’inquiéta. Me voyant penchée sur le marbre brisé, cherchant à déchiffrer l’inscription que la mousse avait envahie, il me dit : « Cela fera un beau perron à notre maison, cette grande pierre plate. »

Je sursautai à l’idée de ce sacrilège : « Garde-toi bien d’enlever ce marbre, il ne t’appartient pas. »

Mais lui, tenace et trahissant d’un mot le fond de son âme et le jugement précoce qu’il portait sur l’humanité, me répondit : « C’est aussi bien que je la prenne que de la laisser prendre par un autre, puisqu’elle n’est à personne, cette pierre-là. »

— « Tu te trompes, » lui dis-je, « elle appartient à la petite morte qui est là, sous la terre. »

Mais l’affreux garnement riposta, cynique : « Peut-être bien que c’est à elle, mais elle ne pourra toujours pas venir la reprendre, si je l’emporte. »

Voulant à tout prix l’empêcher de commettre cette mauvaise action, je tentai d’émouvoir son cœur en frappant son imagination : « Tu n’en sais rien, répondis-je, les morts se vengent, parfois. N’aurais-tu pas quelque scrupule à voler cette petite ? Vois, elle avait à peu près ton âge. Elle était heureuse, elle était riche, ses parents l’adoraient et pouvaient la combler de cadeaux ; mais un triste jour, elle est morte. On lui a mis une belle robe blanche, on l’a couchée dans un cercueil de velours et de soie, on l’a couverte de fleurs, puis on l’a enterrée, seule dans cette immensité, parce qu’il n’y avait pas, à cette époque, un cimetière de sa religion dans la contrée ; et cette pierre est tout ce qui la rappelle en ces lieux où elle a vécu.

Ici, dans cette solitude, la mère pouvait encore s’entretenir avec sa fille ; sur ce marbre blanc que tu veux lui voler, elle venait s’agenouiller et pleurer ; elle parlait à l’âme de l’enfant qu’elle chérissait. Si tu enlevais cette pierre arrosée de ses larmes tu aurais toujours en ton esprit la vision de cette femme en deuil abîmée dans sa douleur, tu entendrais la voix de la petite morte te reprocher ton sacrilège. Tu ne pourrais pas être heureux avec un tel larcin sur la conscience. »

Le gamin écoutait avec étonnement, mais il me semblait apercevoir dans son regard une étrange lueur d’arrière-pensée et de moquerie.

Cependant, lorsque je le quittai, je pensais l’avoir converti au respect de cette sépulture.

Hélas, le lendemain matin, passant sur la route, vis-à-vis la demeure de ce méchant garçon, je pus constater que j’avais prêché dans le désert.

Devant la porte, la face renversée dans l’herbe, le marbre funéraire était descendu au rôle de perron.

L’apparence misérable de la maisonnette prit de ce fait, à mes yeux, un air tragique et sépulcral.

J’eus l’idée d’entrer pour reprocher à la mère d’avoir permis cette profanation, mais je ne sais pourquoi j’hésitai à marcher sur ce marbre, où la pluie qui commençait à tomber frappait avec un doux bruit de larmes.

Je remis ma visite à un autre jour.

J’achevais de prendre mon café sur la véranda de l’antique maison en pierre où je m’étais installée pour les vacances.

De cet endroit, je pouvais voir les grands pins qui entouraient le tertre abandonné, et je songeais à la petite morte : une mystérieuse sympathie s’était établie entre son âme et la mienne, depuis que je m’étais arrêtée sur sa tombe. Je ne voulais pas m’en aller sans lui avoir fait rendre sa pierre tombale, mais je prévoyais les ennuis qu’il me faudrait subir pour obtenir cette restitution, sans compter que je pouvais toujours redouter une nouvelle rapine de la part du mauvais garnement qui l’avait enlevée ou de ses pareils.

J’allais rentrer, lorsque j’aperçus la mère du jeune voleur qui s’avançait vers moi avec une mine humble et contrite que je ne lui avais jamais vue.

D’une voix hésitante, elle me dit : « Madame, je voudrais vous parler un instant. »

— « Je vous écoute, » lui dis-je d’un ton encourageant et lui montrant un siège.

Elle commença, en cherchant ses mots avec embarras : « Mon Victor l’a emportée, la pierre que vous savez, malgré tout ce que vous lui avez dit. Mais, je vous assure que ça ne nous a pas porté chance de l’avoir devant la porte ; depuis hier seulement qu’elle est là, tous les malheurs nous sont arrivés.

D’abord, mon pauvre Victor, il est bien malade, c’est à cause de lui que je suis venue vous trouver. Hier après-midi, comme il se chamaillait avec son petit frère, il est sorti en courant et est tombé sur la pierre. Il s’est fendu la tête ; que c’était effrayant à voir ! Il a fallu aller chercher le médecin. Je vous mens pas, il saignait comme un bœuf.

Il a battu la campagne toute la nuit et parlait sans cesse de la femme en deuil qui pleurait à la porte, sur la pierre. Il demandait de la chasser, et il vous appelait pour lui dire de s’en aller. Ça me fendait le cœur, et j’ai eu envie de venir vous chercher en plein cœur de nuit, et malgré la tempête qu’il faisait. C’est Pierre qui m’en a empêchée, parce qu’il ne pouvait pas rester seul avec un malade, éreinté comme il l’est. »

— « Quoi, votre mari est malade aussi ? » demandai-je avec quelque surprise, car je l’avais vu, la veille, bien portant.

« Ah oui, il est au lit, lui aussi, et c’est encore la faute à cette satanée pierre. Vous savez que mon mari prend un coup de temps en temps, ce qui ne l’empêche pas d’être un bon garçon, craignant Dieu et faisant bien sa religion. Hier soir, il est arrivé, pas plus saoul que de coutume, et il vous dira lui-même qu’il ne sait pas comment ça se fait qu’il soit tombé le dos en plein sur le coin de la pierre. Il est resté au coup et il m’a fallu le ramasser, ce qui n’était jamais arrivé. Je vas dire comme on dit : « Des fois il branlait un peu sur ses jambes, mais il n’avait jamais tombé en rentrant. »

C’est bien visible que tout ça n’est pas naturel, et si vous vouliez venir voir mon Victor et faire reporter la pierre à sa place, on serait bien content. Il ne faut pas en vouloir à mon Victor, il ne pensait pas plus long que son nez, quand il l’a enlevée. Mais je vous assure qu’il ne recommencera plus.

Depuis qu’il a repris ses sens, ce matin, il demande à vous voir. »

— « J’irai, » répondis-je en reconduisant la pauvre femme.

Une heure plus tard, j’arrivais chez elle. Victor, en m’apercevant, joignit les mains et dit : « Ah ! madame, je ne pensais pas que c’était vrai que les morts se vengent, mais je vois bien que vous aviez raison ; pardonnez-moi. Je regrette de ne pas vous avoir écoutée. Je vous assure que j’y toucherai plus à cette pierre, si vous voulez la faire reporter là-bas, car moi je ne peux plus la porter, malade comme je suis, et puis j’ai trop peur de la femme en deuil. Vous l’aviez bien dit qu’elle viendrait pleurer sur le marbre, je l’ai entendue toute la nuit. Et la petite fille est venue aussi, elle m’a traité de voleur. »

Eh bien non, Victor, elles ne sont pas revenues, la petite morte en robe blanche et sa mère en deuil, c’est votre conscience troublée par le remords qui a mis ces images dans votre imagination. Je vous l’ai dit : on ne peut pas être heureux si l’on n’est pas honnête.

Efforcez-vous d’être bon garçon, à l’avenir, et quand vous n’aurez rien à vous reprocher, vous ne redouterez plus la vengeance des morts, ni celle des vivants. »

Mais Victor, incrédule, répondit : « Je vois bien que c’est parce que je suis malade que vous ne voulez pas me le dire, je le sais, allez, maintenant, que les morts se vengent. »

J’ai fait reporter dans la montagne le marbre funéraire.