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La vengeance d’une morte/6

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PETITE ARAIGNÉE




Ô mon Dieu ! c’était un rêve ; mais je m’éveille : merci. »

Je travaillais, hier soir, à une nouvelle, et j’en étais à écrire ces paroles, lorsque tomba tout à coup sur mon papier, venant je ne sais d’où, quelque chose comme une graine rose, petite et brillante, au point que je la pris pour une perle de minuscule grosseur.

Cette perle avait la vie : je le constatai bientôt en la voyant courir et se promener au milieu de mes pattes de mouche avec une dextérité et un sans-gêne qui m’amusèrent un long moment. Posée sur le sommet d’un l, ou perchée sur la flèche d’un t, elle semblait contempler de son haut les lettres plus courtes et misérablement tordues qui gisaient tout en bas ; ou bien, prise d’une fantaisie coquette, elle s’arrêtait dans l’œil d’un o, encadrant le cristal rosé et transparent de son corps mignon d’un cercle noir qui en faisait mieux ressortir la beauté de couleur. Tantôt elle glissait entre les lignes raides, pressée et craintive ainsi qu’une jeune châtelaine allant, par l’allée ombreuse et pleine de mystère du grand parc, à son premier rendez-vous, ou encore s’attardait avec la nonchalance et l’air chez soi d’une déesse errant dans les sentes parfumées et fleuries de son Éden.

Il y avait longtemps déjà, que l’imagination distraite par les espiègleries de la petite visiteuse, je laissais ma plume immobile au milieu d’une large tache, son dernier exploit, quand, soudainement revenue au sentiment du devoir, je voulus reprendre mon travail. Reconnaissante à la pauvrette d’un instant de rêve et d’oubli, je n’eus pas cette pensée, pour me débarrasser d’elle, de l’exterminer — sentiment naturel au cœur de l’homme, qui sacrifie sans pitié le jouet qui l’amusa hier, mais dont s’est lassé son caprice. Je soulevai la page à demi noircie d’encre, sur laquelle trottait la voyageuse, et fis doucement glisser celle-ci sur l’une des feuilles éparses encombrant ma table.

Étourdie, sans doute, par cette dégringolade que j’avais cependant atténuée de mon mieux, elle resta longuement immobile et… vrai ! je sentis quelque chose au cœur en pensant l’avoir tuée… Mais se relevant bientôt et sans rancune, plutôt téméraire, elle revint caracoler jusque sous les pieds mêmes de ma plume, qui grinçait en vain pour l’avertir du danger.

L’importune ! fis-je soudainement impatientée, et, brutale, j’allais peut-être… Oh ! mais non, une pensée salutaire traversa mon esprit. « Araignée au matin : chagrin ; araignée au soir : espoir ! »… Il n’était pas minuit : « À Dieu ne plaise, fis-je radoucie, que je n’assassine à cette heure ni toi, ni aucun de ta famille, infime créature qui viens me parler d’espérance : vis, tel est mon désir et puisse l’illusion promener, ainsi que toi, sur la page incolore de ma vie la soie rose de sa tunique. »

Pourtant, il fallait me remettre à l’ouvrage et je me surpris adoucissant ma voix pour raisonner cette… misère : « Vois, petite, sur ce papier, ces points noirs, humides et reluisants sous la lumière de la lampe ; pour toi, ce sont autant de mâres où tu souillerais tes jambes si belles et si fines que je les vois à peine… tiens, va plutôt vagabonder parmi les fleurs ».

Et approchant du mur mon buvard, j’attendis, patiente, qu’elle voulût y grimper.

Quelques instants encore je la suivis de l’œil, furetant dans les dessins fanés de la tapisserie ; bientôt, ma pensée se perdit comme elle, caracolant dans le dédale du rêve, courant avec l’espoir ou fléchissant sous le doute.