La vie aux galères/3

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Texte établi par Louis-MichaudÉditions Louis Michaud Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 149-190).


III

Les Galères de Marseille.



C e fut le 17 novembre 1712, sur les trois heures de l’après-midi, que nous arrivâmes à Paris. Nous descendîmes devant le château de la Tournelle, qui était autrefois une maison de plaisance de nos rois, et qui sert présentement de lieu d’entrepôt aux malheureux condamnés aux galères pour toute sorte de crimes. On nous fit entrer dans le vaste, mais lugubre cachot de la grande chaîne. Le spectacle affreux, qui s’y présenta à nos yeux, nous fit frémir, d’autant plus qu’on nous allait joindre aux acteurs qui le représentaient. J’avoue que, tout accoutumé que j’étais aux cachots, entraves, chaînes et autres instruments que la tyrannie ou le crime ont inventés, je n’eus pas la force de résister au tremblement qui me saisit et à la frayeur dont je fus frappé, en considérant cet endroit.

C’est un grand cachot, ou pour mieux dire, une spacieuse cave, garnie de grosses poutres de bois de chêne, posées à la distance, les unes des autres, d’environ trois pieds. Ces poutres sont épaisses de deux pieds et demi et sont rangées et attachées de telle sorte au plancher qu’on les prendrait à première vue pour des bancs, mais elles ont un usage beaucoup plus incommode. Sur ces poutres sont attachées de grosses chaînes de fer, de la longueur d’un pied et demi, et à la distance les unes des autres de deux pieds, et au bout de ces chaînes est un collier de même métal. Lors donc que les malheureux galériens arrivent dans ce cachot, on les fait coucher à demi, pour que la tête appuie sur la poutre. Alors on leur met ce collier au col. On le ferme, et on le rive sur une enclume à grands coups de marteau. Comme ces chaînes à collier sont distantes les unes des autres de deux pieds et que les poutres en ont, la plupart, quarante de longueur, on y enchaîne vingt hommes à la file. Cette cave faite en rond est si grande qu’on peut y enchaîner, de la manière susdite, jusqu’à cinq cents hommes. Il n’y a rien de si affreux que de voir l’attitude et la posture de ces malheureux ainsi enchaînés. Car figurez-vous qu’un homme, ainsi attaché, ne peut se coucher de son long, la poutre sur laquelle il a la tête étant trop élevée, ni s’asseoir et se tenir droit, cette poutre étant trop basse, si bien que je ne puis mieux dépeindre la posture d’un tel homme qu’en disant qu’il est à demi couché et à demi assis, partie de son corps sur les carreaux et l’autre partie sur cette poutre. Ce fut aussi de cette manière qu’on nous enchaîna, et, tout endurci que nous étions aux peines, fatigues et douleurs, trois jours et trois nuits, que nous fûmes obligés de passer dans cette cruelle situation, nous avaient tellement roué le corps et tous nos membres que nous n’en pouvions plus, surtout nos pauvres vieillards, qui s’écriaient à tout moment qu’ils n’avaient plus la force de supporter un pareil supplice. On n’entend dans cet antre horrible que plaintes lugubres, capables d’attendrir tout autre que les gens féroces commis pour la garde de ce terrible lieu. Les plaintes sont un soulagement pour les malheureux, mais on ôte encore cette douceur aux esclaves, dignes de pitié, qui y sont enfermés, car toutes les nuits cinq ou six bourreaux de guichetiers font la garde dans ce cachot et se ruent sans miséricorde sur ceux qui parlent, crient, gémissent et se plaignent, les assommant avec barbarie à coups de nerfs de bœuf.

À l’égard de la nourriture, ils l’ont assez bonne. Des espèces de béguines, que l’on nomme sœurs grises[1], y apportent tous les jours à midi de la soupe, de la viande et du bon pain qu’on leur donne suffisamment. La mère supérieure, qui venait tous les jours dans notre cachot distribuer la soupe aux galériens, s’arrêtait toujours un quart d’heure avec moi et me donnait plus à manger que je n’en avais besoin. Les autres galériens m’en raillaient souvent, m’appelant le favori de la mère abbesse. Un jour, après m’avoir donné ma portion, elle me dit entre autres choses, que c’était bien dommage que nous ne fussions pas chrétiens. « Qui vous l’a dit, ma bonne mère ? Nous sommes chrétiens par la grâce de Dieu. — Eh ! oui, dit-elle, vous l’êtes, mais vous croyez à Moïse. — Ne croyez-vous pas, lui demandai-je, que Moïse était un grand prophète ? — Moi, dit-elle, croire à cet imposteur, à ce faux prophète qui a séduit tant de Juifs, comme Mahomet a séduit tant de Turcs. Moi croire à Moïse, oh ! que non ! Grâce au Seigneur je ne suis pas coupable d’une pareille hérésie. » Je haussai les épaules à un discours aussi ridicule et me contentai de lui dire que ce n’était pas le lieu ni le temps de discuter cette matière, mais que je la priais seulement de se confesser de ce qu’elle venait de dire et qu’elle verrait que son confesseur lui dirait certainement, s’il était plus savant qu’elle, que ce qu’elle avait dit de Moïse était un très grand péché.

Dans la Tournelle, nous ne restâmes que trois jours et trois nuits enchaînés sur les poutres. Voici comment nous en fûmes délivrés sitôt. Un bon protestant de Paris, nommé M. Girardot de Chancour, riche négociant[2], ayant appris notre arrivée à la Tournelle, fut prier le gouverneur de ce château de lui permettre de nous voir et de nous assister dans nos besoins. Le gouverneur, tout son ami qu’il était, ne voulut jamais lui permettre d’entrer dans le cachot pour nous parler, car on n’y laisse jamais entrer que des ecclésiastiques. M. Girardot donc ne put obtenir de nous voir de plus près que dans la cour de ce château, au travers d’un double grillage de fer dont les croisées du cachot étaient garnies. Il ne put même nous parler, la distance qu’il y avait de lui à nous étant trop grande et ce n’était qu’avec peine qu’il pouvait entrevoir quelqu’un de nous, qu’il ne distinguait que par notre casaque rouge. Mais nous voyant dans l’attitude affreuse où nous étions, la tête clouée sur ces poutres, il demanda au gouverneur s’il n’y aurait pas moyen de nous enchaîner par la jambe comme quelques-uns des autres galériens qu’il voyait près des grillages des croisées en-dedans du cachot. Le gouverneur lui dit que ceux qu’il voyait ainsi payaient pour cela par mois un certain prix fait. « Si vous vouliez, Monsieur, lui dit M. Girardot, mettre ces pauvres gens dans cette liberté, et faire le prix avec eux, je vous le paierais à leur défaut. » Le gouverneur lui dit qu’il verrait s’il y avait place au grillage et qu’en ce cas il le ferait. Sur quoi M. Girardot se retira. Le lendemain au matin, le gouverneur entra dans le cachot et demanda au premier de nous qui s’offrit à sa vue qui était celui qui était chargé de la dépense. On me montra. Le gouverneur vint à moi et me demanda si nous serions bien aise d’être à la grille, la chaîne au pied. Je lui dis que nous ne demandions pas mieux et enfin nous convînmes de lui payer cinquante écus pour le temps que la chaîne resterait à la Tournelle. Je payai sur-le-champ cette somme de la bourse commune dont j’étais le trésorier. Aussitôt le gouverneur nous fit décramponner de ces affreuses poutres et nous fit mettre le plus proche possible de la grille qu’il put, la chaîne au pied. Depuis plusieurs années, nous étions accoutumés à cette dernière espèce d’enchaînure ; c’est pourquoi nous nous trouvâmes fort soulagés. Notre chaîne, qui était attachée au plancher et qui nous tenait à un pied, était de la longueur de deux aunes de sorte que nous pouvions être droits sur nos pieds, assis ou couchés tout de notre long. M. Girardot nous vint visiter et nous parla avec beaucoup de facilité, au travers du grillage, mais avec prudence et circonspection à cause des autres galériens qui nous environnaient.

Nous ne jouîmes de ce repos qu’un mois, au bout duquel
Le château de la Tournelle.
Dessin de Nousveaux, d’après Pernet. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
nous partîmes avec la chaîne le 17 décembre. À neuf heures du matin, on nous fit tous sortir du cachot et entrer dans une spacieuse cour devant le château. On nous enchaîna par le cou, deux à deux, avec une grosse chaîne de la longueur de trois pieds, au milieu de laquelle il y avait un anneau rond. Après nous avoir ainsi enchaînés, on nous fit mettre tous à la file, couple devant couple et alors on passa une longue et grosse chaîne dans tous ces anneaux, si bien que nous nous trouvâmes tous enchaînés ensemble. Notre chaîne faisait une très longue file, car nous étions environ quatre cents. Ensuite on nous fit tous asseoir par terre, en attendant que le procureur général du Parlement[3] vînt pour nous expédier entre les mains du capitaine de chaîne. C’était pour lors un nommé Langlade, exempt du guet[4]. Sur le midi, le procureur général et trois conseillers du Parlement vinrent à la Tournelle, nous appelèrent tous par nos noms, nous lurent à chacun le précis de notre arrêt de condamnation et les remirent tous en mains du capitaine de la chaîne. Cette formalité nous arrêta trois bonnes heures dans la cour, pendant lesquelles M. Girardot, qui ne s’endormait pas à notre égard, fit supplier M. d’Argenson de nous recommander au capitaine de la chaîne, ce qu’il fit fortement, ordonnant audit capitaine de nous distinguer des autres, de nous procurer tous les soulagements qui dépendraient de lui, et de lui rapporter, après son retour de Marseille, un certificat par lequel nous attesterions que nous étions contents de lui. Il lui ordonna de plus de régler avec M. Girardot ce qui concernait notre soulagement durant la route. Pour cet effet, M. Girardot vint dans la cour de la Tournelle, alla saluer le procureur général et le pria d’avoir la bonté qu’il entretînt et assistât les 22 réformés qui étaient à la chaîne, ce que le procureur général lui accorda avec beaucoup de douceur. Il vint nous embrasser tous, avec une affection digne des sentiments de christianisme qui le faisaient agir. Ensuite il s’entretint avec le capitaine qui lui dit qu’il était nécessaire de lui remettre l’argent que nous pourrions avoir parce qu’au premier logement où la chaîne s’arrêtait, on la fouillait et qu’alors l’argent que l’on trouve aux galériens est perdu pour eux. M. Girardot nous demanda si nous voulions confier au capitaine l’argent que nous avions. Nous lui dîmes que nous ne demandions pas mieux et comme notre argent était dans une bourse commune que je gardais, je la remis sur-le-champ à M. Girardot, qui compta au capitaine cet argent, lequel consistait en sept ou huit cents livres. Après cela, le capitaine dit à M. Girardot qu’y ayant parmi nous des malades et des infirmes, il était de toute nécessité que nous fussions pourvus d’un ou deux chariots suivant le besoin que nous pourrions en avoir pendant la route. Il ajouta qu’il ne pouvait faire à ses frais cette dépense qu’après avoir chargé de coups de bâton ceux qui ne pouvaient marcher, pour s’assurer qu’ils ne faisaient pas le malade exprès pour se faire voiturer. M. Girardot comprit d’abord ce que ce discours signifiait et aussitôt accorda que nous paierions audit capitaine cent écus, et cela sur-le-champ, afin que, lorsque nous nous plaindrions de ne pouvoir marcher, on nous mît sur des chariots sans nous donner de coups ou faire d’autres mauvais traitements, de sorte qu’à proprement parler les cent écus qu’il prit de notre bourse commune étaient pour nous racheter des coups de bâton pendant la route. Pour notre sûreté, M. Girardot fit signer un reçu au capitaine avec promesse qu’en nous remettant notre argent et la caisse de nos livres, il rapporterait quittance de tout avec notre attestation que nous étions contents de lui. Cela fait, et le capitaine ayant reçu ses ordres et ses expéditions pour le départ de la chaîne, sur les trois heures de l’après-midi, on nous fit sortir des Tournelles et traverser une partie de la ville de Paris, pour aller à Charenton. Une grande quantité de gens de la religion réformée se tenaient dans les rues par où la chaîne passait et, malgré les bourrades que nos brutaux d’archers leur portaient pour les empêcher de nous approcher, ils se jetaient sur nous pour nous embrasser, car nous étions reconnaissables à nos casaques rouges. D’ailleurs, nous vingt et deux, étions tous ensemble à la queue de la chaîne. Quatre messieurs, gros marchands de Paris, nous accompagnèrent jusqu’à Charenton, avec la permission du capitaine, grand ami de l’un d’eux, et firent promettre audit capitaine de leur permettre de nous donner à souper à Charenton et qu’il nous détacherait de la grande chaîne, pour pouvoir être en particulier avec ces messieurs dans une chambre de l’hôtellerie où la chaîne logerait.

Nous arrivâmes à Charenton sur les six heures du soir au clair de la lune. Il gelait à pierre fendre. La peine que nous avions à marcher et l’excessive pesanteur de nos chaînes (qui était de 150 livres pesant pour chacun, suivant le dire du capitaine même) nous avaient réchauffés du grand froid que nous avions enduré dans la cour de la Tournelle à tel point qu’arrivant à Charenton nous étions en sueur, comme si on nous avait plongés dans l’eau. On nous logea dans l’écurie d’une hôtellerie, la chaîne était clouée au râtelier, de manière que nous ne pouvions nous coucher ni même nous asseoir que difficilement sur le fumier et les immondices des chevaux. On nous laissa donc reposer (si tant est que ce repos ne soit pire que la fatigue que nous avions eue) jusque sur les neuf heures du soir. Cependant, nos quatre messieurs de Paris, qui nous avaient suivis jusqu’à Charenton, logèrent dans la même hôtellerie où était la chaîne, y arrêtèrent la plus grande chambre et ordonnèrent le souper pour trente personnes, pour nous régaler.

À neuf heures du soir, qu’il faisait un grand clair de lune et une gelée, par un vent de bise, on décramponna la chaîne et on nous fit tous sortir de l’écurie dans une spacieuse cour, close d’une muraille. On fit arranger la chaîne à un bout de cette cour. Ensuite on nous ordonna, le nerf de bœuf à la main, qui tombait comme grêle sur les paresseux, de nous dépouiller entièrement de tous nos habits et de les mettre à nos pieds. Il fallut obéir et nous vingt et
La construction des Galères.
Dessin et gravure de J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
deux, ni plus ni moins que toute la chaîne, nous subîmes ce cruel traitement. Après donc que nous fûmes dépouillés nus comme la main, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à l’autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au vent de bise pendant deux grosses heures ; pendant lequel temps, les archers fouillèrent et visitèrent nos habits, sous prétexte d’y chercher couteaux, limes, et autres instruments propres à couper ou rompre les chaînes. On peut juger si l’argent qui se trouva échappa des mains de ces harpies. Ils prirent tout ce qui les accommodait, mouchoirs, linge, tabatières, ciseaux, etc., et gardèrent tout sans jamais en avoir rien rendu, et lorsque ces pauvres misérables leur demandaient ce qu’on leur avait enlevé, ils étaient accablés de coups de bourrade de leurs mousquetons et de coups de bâton. La visite de nos hardes étant faite, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à la place où nous avions quitté nos habits. Mais, ô spectacle cruel ! la plupart étaient si raides du grand froid que nous avions souffert qu’il nous était impossible de marcher, quelque petit espace qu’il y eût de l’endroit où nous étions jusques à nos habits. Ce fut alors que les coups de bâton et de nerf de bœuf plurent, et ce traitement horrible ne pouvant animer ces pauvres corps pour ainsi dire tous gelés et couchés, les uns raides morts, les autres mourants, ces barbares archers les traînaient par la chaîne du col, comme des charognes, leurs corps ruisselant du sang des coups qu’ils avaient reçus. Il en mourut ce soir-là ou le lendemain dix-huit[5]. Pour nous vingt-deux, on ne nous frappa ni traîna grâce à Dieu et à nos cent écus, que nous éprouvâmes dans cette occasion avoir été bien employés. Les archers nous aidèrent à marcher et emportèrent même quelques-uns entre leurs bras, jusques où étaient nos habits, et par une espèce de miracle, il n’y eut aucun de nous qui y périt, ni pendant la route où on nous fit encore trois fois cette barbare visite en pleine campagne, avec un froid aussi grand et même plus rude qu’il n’était à Charenton. Pendant qu’on nous fit ce cruel traitement, ces quatre messieurs de Paris le voyaient des fenêtres de leur chambre qui donnait dans cette cour. Ils criaient et se lamentaient, demandant au capitaine, les mains jointes, de nous épargner, mais il ne les écoutait pas, et depuis nous ne les avons jamais revus, car on nous recloua nos chaînes au râtelier de l’écurie comme auparavant. Jugez, je vous prie, si ces messieurs eurent l’appétit et le courage de se régaler du grand souper qu’ils avaient fait préparer pour nous. Le capitaine ne voulut même jamais permettre qu’ils entrassent dans l’écurie pour nous voir et nous secourir dans l’accablant état où nous étions ni qu’on nous apportât le moindre rafraîchissement, et il fallut nous contenter d’un morceau de pain, d’une once de fromage et d’un demi-setier de mauvais vin pour chacun, que le capitaine fit distribuer. Ce qui nous aida le plus à nous réchauffer et qui vraisemblablement, après Dieu, nous sauva la vie, ce fut le fumier des chevaux de cette écurie, sur lequel nous étions assis ou à demi couchés. Pour moi, je me souviens que j’eus la facilité de m’y enterrer entièrement. Ceux qui purent le faire s’en trouvèrent bien, se réchauffèrent, et se remirent bientôt. Tout extrême et vilain que fût ce remède, nous rendîmes grâces à Dieu de nous l’avoir procuré.

Le lendemain au matin, nous partîmes de Charenton. On mit sur les chariots quelques-uns de nous vingt-deux qui le requirent, sans qu’on les maltraitât le moins du monde, mais les autres malheureux, accablés de leurs souffrances du soir précédent, et quelques-uns à l’article de la mort, ne purent obtenir cette faveur qu’après avoir passé par l’épreuve du nerf de bœuf et, pour les mettre sur les chariots, on les détachait de la grande chaîne, et on les traînait par celle qu’ils avaient au col, comme des bêtes mortes jusqu’au chariot, où on les jetait comme des chiens, leurs jambes nues pendant hors du chariot, où dans peu elles se gelaient et leur faisaient souffrir des tourments inexprimables, et, qui pis est, ceux qui se plaignaient ou lamentaient sur ces chariots des maux qu’ils souffraient, on les achevait de tuer à grands coups de bâton. On demandera ici pourquoi le capitaine de chaîne n’épargnait pas leur vie, puisqu’il recevait vingt écus par tête pour ceux qu’il livrait vivants à Marseille, et rien pour ceux qui mouraient en chemin. La raison en est claire. C’est que le capitaine devant les faire voiturer à ses frais, et les voitures étant chères, il ne trouvait pas à beaucoup près son compte à les faire charrier, car à faire charrier, par exemple, un homme jusqu’à Marseille, il lui en aurait coûté plus de quarante écus sans la nourriture, ce qui fait voir qu’il lui était plus profitable de les tuer que de les faire voiturer. Il en était quitte, d’ailleurs, en laissant, au curé du premier village qui se présenterait, le soin d’enterrer les corps morts et en prenant une attestation dudit curé. Enfin, nous traversâmes l’Île-de-France, la Bourgogne et le Mâconnais jusqu’à Lyon, faisant tous les jours trois à quatre lieues, ce qui est beaucoup, chargés de chaînes comme nous étions, couchant tous les soirs dans les écuries sur le fumier, mal nourris, et, quand le dégel vint, toujours dans la boue jusqu’à mi-jambes, et souvent la pluie sur le corps, qui ne séchait qu’avec le temps sur nos corps même, sans compter les poux et la gale, inséparables d’une misère pareille. Nous n’ôtions cette vermine de nos corps qu’à pleines mains, mais pour la gale, dont tous ces misérables de la chaîne étaient ulcérés, nous 22 en fûmes exempts, et pas un de nous ne la gagna, quoique pendant la route nous eussions été séparés les uns des autres et que plusieurs de nous fussent accouplés avec quelques-uns de ces malheureux. Pour moi, je l’étais avec un qui était condamné pour désertion. C’était un bon enfant. On l’accoupla avec moi à Dijon en Bourgogne, parce que le réformé, qui était avec moi, était incommodé d’un pied et qu’il fut mis sur un chariot. Ce pauvre déserteur était donc si infecté de la gale que tous les matins
Galériens à la fontaine.
Gravure de Corn. de Wael. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
c’était un mystère pour me dépêtrer d’avec lui, car, comme le pauvre misérable n’avait qu’une chemise à demi pourrie sur son corps, que le pus de la gale traversait sa chemise, et que je ne pouvais m’éloigner de lui tant soit peu, il se collait tellement à ma casaque qu’il criait comme un perdu lorsqu’il fallait nous lever pour partir et qu’il me priait, par grâce, de lui aider à se décoller d’avec moi. Cependant je ne gagnai pas cette incommode maladie qui se prend si facilement.

En arrivant à Lyon, on mit toute la chaîne dans de grands bateaux plats pour descendre le Rhône jusqu’à Pont-saint-Esprit ; de là par terre à Avignon, et d’Avignon à Marseille, où nous arrivâmes le 17 janvier 1713, tous vingt-deux, grâces à Dieu, en bonne santé. Des autres, il en était mort beaucoup en chemin, et il y en avait très peu qui ne fussent malades, dont divers moururent à l’hôpital de Marseille.[6] On nous mit tous les 22 sur la galère nommée la Grande Réale, qui servait d’entrepôt aux nouveaux venus et infirmes des trente-cinq galères, qui étaient pour lors dans le port de Marseille. Ces nouveaux venus n’y restent que peu. On les partage bientôt sur les autres galères, mais nous 22 ne fûmes pas partagés, parce qu’on comptait que les six chiourmes de Dunkerque reviendraient à Marseille et qu’on nous remettrait alors chacun sur les galères d’où nous étions sortis. Nous grossîmes donc le nombre de nos frères qui se trouvaient sur cette Grande Réale, si bien que nous y étions au delà de quarante réformés. Ces chers frères nous reçurent avec embrassements et larmes de joie et de douleur tout ensemble.

Deux ou trois mois se passèrent depuis notre arrivée à Marseille sans qu’il nous arrivât rien de particulier. Pendant le Congrès d’Utrecht pour la paix générale, nous vivions en espérance que cette paix nous procurerait notre délivrance. Nous savions que les puissances protestantes s’y intéressaient fortement. Mais la France n’en voulant point entendre parler, la paix se conclut sans faire mention de nous. Le marquis de Rochegude[7], gentilhomme français, réfugié chez les louables cantons suisses, et qui avait été envoyé de la part desdits cantons à Utrecht, pour solliciter la faveur des pauvres confesseurs sur les galères de France, voulut tenter de frapper un dernier coup. Avec des peines et des fatigues surnaturelles à son grand âge, il part d’Utrecht pour le Nord, obtient du roi de Suède, Charles XII, une lettre de recommandation à la reine d’Angleterre, une de même des rois de Danemark, de Prusse et de divers princes protestants, des États généraux des Provinces-Unies, des cantons suisses protestants, et enfin de toutes les puissances de la même religion, nous recommandant à la puissante intercession de Sa Majesté Britannique pour notre délivrance. Le marquis repassa la mer, demanda à milord Oxford[8], pour lors grand trésorier d’Angleterre, qu’il lui procurât audience de Sa Majesté. Milord lui demanda quelle affaire il avait à proposer à la reine. « J’ai, dit le marquis, toutes ces lettres à présenter à Sa Majesté », en les lui nommant toutes. « Donnez-les moi, répondit milord, je les appuierai fortement. — Je ne le puis, dit le marquis, car j’ai ordre de toutes ces puissances de les remettre en mains propres à Sa Majesté, sinon de les rapporter incessamment. » Sur quoi, milord Oxford lui procura l’audience demandée. Il remit donc toutes ces lettres à Sa Majesté, en lui disant de la part de qui elles venaient. La reine les fit recevoir par le secrétaire d’État et dit au marquis qu’elle les ferait examiner et lui ferait donner réponse. Sur quoi, le marquis se retira. Il se passa bien quinze jours que le marquis n’entendait parler de rien. Au bout de ce temps, ayant appris que la reine devait aller faire un tour de promenade au parc de Saint-James, il s’y rendit pour se faire voir de Sa Majesté, ce qui réussit, car la reine l’ayant aperçu, le fit appeler et lui dit : « Monsieur de Rochegude, je vous prie de faire savoir à ces pauvres gens sur les galères de France qu’ils seront délivrés incessamment. » Cette pieuse et favorable réponse ne souffrait aucune équivoque. Aussi le marquis ne manqua-t-il pas de nous la faire savoir par la voie de Genève. Nous reprîmes alors l’espérance que nous avions tout à fait perdue du côté des hommes et louâmes Dieu de cet heureux événement.

Peu après, il vint un ordre de la Cour à l’intendant de Marseille d’envoyer en Cour une liste de tous les protestants qui étaient sur les galères, ce qui fut exécuté et, peu de jours après, vers la fin de mai, l’ordre vint audit intendant de faire délivrer 136 de ces protestants dont on envoya la liste nom par nom[9]. On ne sait pas par quelle politique la Cour ne fit pas délivrer tout, car nous étions au-delà de 300 souffrant pour la même cause. Cependant, les autres ne furent délivrés qu’un an après. L’intendant, d’ailleurs, tint secret l’ordre qu’il avait de délivrer ces 136 protestants, mais, dès le lendemain, nous en fûmes informés secrètement par un homme de l’intendant, qui nous fit tenir sur la Grande Réale à diverses reprises les noms de ceux qui étaient sur la liste. Je fis du mauvais sang dans ce temps-là ; j’étais le dernier nommé et, comme on nous envoya cette liste par lambeaux, je fus trois jours dans la plus grande inquiétude du monde, ignorant si j’y étais ou non. Enfin, je fus consolé comme les autres participants de cette faveur, mais jugez de l’affliction de nos autres frères qui ne s’y trouvaient pas. Ils se consolaient cependant, en quelque manière, dans l’espérance que leur tour viendrait, puisque la reine d’Angleterre nous avait tous demandés et obtenus. Mais que ne souffre-t-on pas entre la crainte et l’espérance !

Nous fûmes pendant trois semaines dans le même cas, nous 136, c’est-à-dire entre la crainte et l’espérance, car celui qui nous avait envoyé la liste nous fit savoir en même temps que les missionnaires avaient écrit en Cour pour tâcher de faire retirer ces ordres et empêcher
La fête des Galères dans le port de Marseille.
Dessiné et gravé par J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
notre délivrance[10]. Nous savions par plus d’une expérience que ces messieurs avaient les mains longues et qu’on les écoutait au point de ne leur rien refuser. L’exprès du missionnaire arriva enfin à Marseille, mais au grand étonnement de ces messieurs, il n’apporta aucune réponse ni bonne ni mauvaise, ce qui fit juger à l’intendant que le roi voulait qu’on exécutât ses ordres. Cependant, les missionnaires, ne perdant pas toute espérance, demandèrent à l’intendant encore huit jours pour attendre un autre exprès qu’ils avaient envoyé après le premier. Cet exprès arriva avec le même silence de la Cour. Comme pendant ce temps-là, nous n’avions pu tenir secret l’ordre qui était venu d’en délivrer 136, les missionnaires qui se flattaient de le faire contremander, venaient nous trouver sur les galères, nous disant à chaque instant que nous étions bien loin de notre compte et que certainement nous ne serions pas délivrés. Après l’arrivée de ce dernier exprès, ils furent confondus et n’en déployèrent pas moins leur malice pour s’opposer à notre délivrance. Ils demandèrent à l’intendant de quelle manière il voulait nous délivrer. L’intendant leur ayant répondu : « Liberté entière pour aller où bon nous semblerait », ils se récrièrent si fort sur cet article et soutinrent si vivement que des hérétiques comme nous, se répandant dans tout le royaume, pervertiraient non seulement les nouveaux convertis, même les bons catholiques, qu’ils portèrent l’intendant à déclarer que c’était à condition de sortir sur-le-champ, par mer, hors du royaume pour n’y plus rentrer, sous peine d’être remis aux galères perpétuelles. C’était encore une maligne et fine politique ; car comment sortir par mer ? Il n’y avait pas de navire dans le port pour nous porter en Hollande ou en Angleterre. Nous n’avions pas le moyen d’en fréter un suffisant pour tant de gens, car cela aurait coûté une somme considérable que nous n’avions pas. C’était aussi ce que les missionnaires prévoyaient et qui leur semblait ne nous laisser aucune ressource.

C’est l’ordinaire que, quand on veut délivrer un galérien, on lui annonce quelques jours à l’avance. Un jour donc, les argousins des galères reçurent l’ordre de l’intendant de nous conduire, nous 136, à l’arsenal de Marseille, ce qui fut fait. Et l’intendant, nous ayant appelés chacun par nos noms, nous déclara que le roi nous accordait notre délivrance à la sollicitation de la reine d’Angleterre à condition de sortir du royaume par mer à nos frais. Nous représentâmes à l’intendant que cette condition nous était très onéreuse et même presque impossible à effectuer, n’ayant pas de quoi fréter des navires pour nous transporter. « Ce sont vos affaires, dit-il. Le roi ne veut pas dépenser un sou pour vous. — Cela étant, lui dîmes-nous, Monseigneur, ordonnez, s’il vous plaît, que nous puissions vaquer à chercher quelque voie pour sortir par mer — Cela est juste », dit-il. Et, sur-le-champ, il donna ordre aux argousins de nous laisser aller par tout le long du port avec un garde pour chercher un fret toutefois et quand nous le souhaiterions. Cependant les missionnaires, pour porter plus d’obstacles à notre délivrance, inventèrent un autre projet. Ce fut de nous faire déclarer à tous où nous voulions aller, et voici leur vue. Ils savaient que nous avions chacun nos parents ou nos habitudes hors du royaume, les uns en Hollande, les autres en Angleterre, d’autres en Suisse et ailleurs, et ils pensaient ainsi : Celui qui dira en Hollande, on lui déclarera qu’il doit attendre qu’il y ait des navires hollandais dans le port de Marseille pour l’y porter ; celui qui dira en Angleterre, de même, et pour ceux qui diront en Suisse ou à Genève on leur dira de se faire transporter en Italie, mais ils s’attendaient que ces derniers seraient le plus petit nombre. Suivant ce projet que nous ignorions, ç’aurait été, comme on dit, la mer à boire, de pouvoir sortir de leurs griffes. Mais ces méchants missionnaires furent trompés dans leur attente, car, nous ayant fait venir à l’arsenal pour exiger cette déclaration d’un chacun de nous, on nous fit monter sur une galerie, au bout de laquelle était le bureau du commissaire de la marine[11], qui y était avec deux de ces révérends Pères. Cette galerie étant assez étroite, nous étions là à la file, l’un derrière l’autre, attendant ce qu’on voudrait nous annoncer. Or, il se trouva par bonheur que celui des 136, qui était à la tête de la liste, avait ses habitudes à Genève. On l’appela donc, et lui ayant demandé où il voulait aller, il dit : « à Genève. » Celui qui se tenait derrière lui crut qu’il fallait dire tous : À Genève ; et se retournant, il dit à celui qui était près de lui : « Passez la parole, et que tous disent : à Genève » ; ce qui fut fait, car le commissaire en ayant appelé plusieurs et entendant qu’ils répondaient tous : « À Genève, » dit : « Je crois qu’ils veulent aller tous à Genève. — Oui, Monsieur, dîmes-nous tous à la fois, à Genève. » Ce que le commissaire nota et nous annonça que nous n’avions qu’à nous pourvoir de vaisseaux pour nous porter en Italie, car on ne peut, comme tout le monde sait, aller de Marseille à Genève par mer, et ne nous étant pas permis de passer par la France, nous ne pouvions prendre d’autre route que par l’Italie, ce qui est un très grand détour, mais il n’y avait pas d’autre voie.

Nous nous occupâmes donc à chercher quelque vaisseau pour l’Italie. Un jour que nous étions fort intrigués de n’en pouvoir pas trouver, un pilote de la galère La Favorite, nommé patron Jovas, s’adressa à un de nos frères de
La bénédiction de la Galère.
Dessiné et gravé par J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale. Estampes.)
sa galère. Ce pilote avait une tartane, espèce de barques qui naviguent dans la mer Méditerranée. Ce patron dit donc à ce frère qu’il entreprendrait volontiers de nous passer de Marseille à Villefranche, qui est un port de mer du comté de Nice, appartenant au duc de Savoie, depuis roi de Sardaigne, par conséquent hors de France, et que de là nous pourrions aller à Genève par le Piémont. Nous goûtâmes cet avis et nous fîmes marché avec ce patron pour le passage de nous 136 à raison de six livres par tête, en nous pourvoyant des vivres qui nous seraient nécessaires. Nous étions ravis d’aise d’avoir trouvé cette occasion et le patron Jovas y trouvait son compte, car c’était un bon fret pour un si court passage. Il fut question d’aller avertir l’intendant que nous avions trouvé passage. Un des nôtres y alla avec le patron. L’intendant en fut content et dit qu’il allait nous faire expédier nos passeports. Nous nous attendions d’être délivrés le lendemain, mais ces malheureux missionnaires y mirent obstacle. Ayant été informés que nous avions fait marché pour Villefranche, ils furent trouver l’intendant et lui représentèrent que cette place était trop proche des frontières de la France, que nous y rentrerions tous et qu’il fallait qu’on nous transportât à Gênes, Livourne ou Oneille. L’intendant voyait bien que c’était un prétexte malin des missionnaires pour nous tourmenter, mais il faut que tout plie à leur volonté, et sans réplique. L’intendant donc nous fit dire que l’accord, que nous avions fait avec le patron Jovas, ne pourrait avoir lieu à cause de la proximité de Villefranche. Nous voilà donc aussi éloignés de notre départ qu’au premier jour. Nous annonçâmes cette fâcheuse nouvelle au patron Jovas, qui ne fulmina pas peu contre ces barbets. C’est ainsi qu’il traitait les missionnaires, qui sont haïs et craints de tout le monde, aussi bien des communes gens que des grands. Cependant le patron Jovas nous consola, car, soit par dépit contre les missionnaires, ou par bonté pour nous, ou qu’il y vît son profit, il nous dit que notre marché avec lui subsisterait et qu’il nous porterait pour le prix convenu, six livres par tête, où les barbets voudraient, fût-ce au fond de l’archipel. Il pria en même temps que quelqu’un de nous fût avec lui chez l’intendant pour lui en faire la déclaration, ce qui fut fait. L’intendant en parut encore fort content, ravi d’être débarrassé de cette affaire, car nous apprîmes qu’il avait dit aux missionnaires que sa tête ne tenait qu’à un filet de n’exécuter pas les ordres si précis du roi, et que si la reine d’Angleterre s’en plaignait, il passerait mal son temps. Il nous dit donc que nous pouvions faire état d’être délivrés incessamment. Mais les barbares missionnaires, toujours acharnés à nous persécuter et espérant encore quelque contre-ordre de la Cour, inventèrent une autre ruse. Ils dirent à l’intendant que la tartane du patron Jovas était trop petite pour contenir dans son fond de cale 136 hommes et qu’il faudrait en souffrir la plus grande partie sur le tillac, qu’alors nous serions maîtres de cette barque, que nous jetterions dans la mer le patron et ses mariniers, que nous naviguerions où bon nous semblerait et qu’ils ne pouvaient donner leur consentement à un si évident péril des corps et des âmes de ce patron et de ses mariniers, qu’en un mot, il fallait que nous fussions sur des bâtiments propres à nous enfermer dans le fond de cale.

Autre avis de ce contretemps au patron Jovas, qui n’en fut pas peu intrigué et indigné contre les barbets, vomissant contre eux mais en secret mille imprécations, mais cela n’aidait de rien. Il fallut chercher un autre moyen. Ce patron, toujours porté de plus en plus à venir à bout de nous porter en Italie, protesta que, quand il devrait n’y rien gagner et même y mettre du sien, il n’en aurait pas le démenti. Il nous laissa dans cette espérance pour aller penser à exécuter son entreprise. Le lendemain, il ne manqua pas de nous apporter la bonne nouvelle qu’il avait agi efficacement et ne croyait pas que les barbets eussent rien de plus à s’y opposer. C’était qu’à ses frais et risques il avait loué deux barques plus grandes que la sienne, lesquelles pourraient facilement contenir chacune 50 hommes dans leur fond de cale et que la sienne en contiendrait 36. Il fallut aller encore chez l’intendant, qui pour le coup pensa de bon à nous délivrer incessamment, mais pour ôter aux missionnaires tout prétexte de retardement, il envoya son secrétaire pour visiter ces trois tartanes et s’assurer si elles pourraient nous contenir dans leur fond de cale. Nous graissâmes la patte à ce visiteur pour qu’il fît un rapport favorable, ce qu’il fit en effet ; et il fut conclu par l’intendant que les 36, que le patron Jovas devait prendre dans sa tartane, seraient délivrés à deux jours de là, qui était le 17 juin 1713 et que les deux autres barques seraient expédiées à trois jours d’intervalle, chacune avec 50 hommes qui lui seraient destinés. Cela arrêté et les missionnaires étant à bout de leurs stratagèmes, ils ne s’opposèrent plus à notre départ qu’en faisant encore une tentative pour tâcher d’intimider les patrons des barques. Ce fut de leur faire ordonner de signer une soumission portant qu’ils s’obligeaient solidairement de ne pas nous débarquer à Villefranche, mais à Oneille, Livourne ou Gênes, sous peine de 400 livres d’amende, confiscation de leurs barques et peine arbitraire de leurs corps aux contrevenants, ce que les patrons signèrent de bonne grâce. Pour lors, les missionnaires abandonnèrent entièrement leurs poursuites ; et le père Garcin, leur supérieur, en eut tant de dépit qu’il s’absenta de Marseille, pour ne pas avoir la triste et affligeante vue de notre délivrance.

Le 17 juin, jour heureux, on fit venir à l’arsenal les 36 hommes nommés pour la barque du patron Jovas, dont j’étais un. Le commissaire de la marine nous lut les ordres du roi insérés et imprimés dans chacun de nos passeports[12]. On lut de même au patron Jovas la soumission qu’il avait signée. Cela fait, le commissaire ordonna à un argousin de nous déchaîner entièrement, ce qui fut incontinent fait, et ledit commissaire, ayant remis tous nos passeports au patron Jovas, lui dit qu’il le chargeait de nos
Galère patronne à la rame.
(Bibliothèque Nationale. Estampes.)
personnes et qu’il nous pouvait emmener dans sa barque et partir le plus tôt possible[13]. Nous sortîmes donc de l’arsenal, libres de tous liens, et suivîmes comme un troupeau d’agneaux notre patron, qui nous mena à l’endroit du quai où était sa barque. Nous nous mettions en devoir d’y entrer et de descendre à fond de cale, où il n’y avait rien que du sable pour ballast, mais le vent était contraire pour sortir du port et la mer fort orageuse, tellement qu’il était impossible de mettre à la voile. Le patron Jovas, voyant donc que nous allions entrer résolument dans sa barque pour y être enfermés suivant la volonté des missionnaires, nous dit : « Croyez-vous, messieurs, que je vous sois aussi cruel que les barbets et que je veuille vous enfermer comme des prisonniers dans ma barque pendant que vous êtes libres ? Nous ne pouvons sortir du port, continua-t-il que le vent ne change, et Dieu sait quand il changera. Croyez-moi, allez-vous en tous en ville loger et coucher dans de bons lits, au lieu que dans ma barque il n’y a que du sable. Je n’ai garde de me figurer que vous m’échapperez. Je sais au contraire que vous me rechercherez et m’importunerez pour vous tirer d’ici hors de la main de vos ennemis. Je réponds de vous et, pourvu que je vous porte où mes ordres sont, je n’ai rien à craindre. Allez, partout dans la ville. Il m’est inutile de savoir où vous logerez. Observez seulement le temps et, lorsque vous verrez que le vent aura changé, rendez-vous à ma barque pour partir. » Nous suivîmes donc le conseil que la bonté de notre patron nous donnait et nous fûmes tous les 36 loger dans la ville dans différentes auberges. Cependant nous n’étions pas sans inquiétude de voir que nous ne pouvions pas sortir par le vent contraire, craignant toujours quelque anicroche de la part des missionnaires. C’est pourquoi, dès le lendemain au matin, nous fûmes chez le commissaire de la marine pour lui faire notre soumission et le prier qu’on n’imputât notre retardement à partir qu’au temps qui nous empêchait d’obéir ponctuellement aux ordres du roi. Le commissaire nous reçut fort gracieusement et témoigna nous savoir gré de notre démarche, ajoutant d’un air de bonté : « Le roi ne vous a pas délivrés pour vous faire périr en mer ; restez dans la ville aussi longtemps que le temps vous empêchera de partir : mais je vous conseille de ne pas sortir des portes, et, aussitôt que le temps le permettra, mettez-vous en mer. Dieu veuille vous donner un bon et heureux voyage. »

Le temps continua contraire pendant trois jours, au bout desquels le vent changea et devint bon pour sortir du port, mais encore fort impétueux, et la mer en tourmente. Nous nous rendîmes cependant sur le port à notre barque. Nous y trouvâmes le patron Jovas, qui nous dit qu’à la vérité nous pouvions sortir du port, mais que nous trouverions un gros temps en mer. Nous lui dîmes que, s’il jugeait qu’il n’y eût pas grand péril en mer, nous le priions de nous y mettre, que nous aimions mieux être entre les mains de Dieu qu’en celles des hommes. « Je le savais bien, nous répondit-il, que vous m’importuneriez pour sortir d’ici et que vous êtes toujours plus prêts à me suivre que moi à vous conduire. Allons, embarquez-vous, et nous mettrons en mer à la garde de Dieu. » Nous embarquâmes quelques provisions avec nous et nous mîmes en mer. La mer était furieuse et, quoique le vent fût assez bon pour faire route, notre barque était si agitée par les vagues que nous croyions à tout moment de périr et nous fûmes tous si malades du mal de mer que nous vomissions jusqu’au sang, ce qui émut notre patron d’une si grande compassion pour nous qu’arrivant devant Toulon, il y relâcha à la grande rade à l’abri du gros temps pour nous y laisser un peu rétablir. Nous croyions dans cette grande rade être hors de portée de toute recherche, mais nous fûmes trompés. Car vers les cinq heures du soir, un sergent et deux soldats de la marine de Toulon, dans une chaloupe, abordèrent notre barque et sommèrent le patron d’aller, avec l’un d’eux, parler à l’intendance pour rendre raison de son voyage. Nous frémîmes de crainte, en faisant réflexion que sur nos passeports il était spécifié de sortir du royaume sans y plus rentrer, sous peine d’être remis en galère pour le reste de nos jours et en considérant que, si nous trouvions un intendant mal disposé à entendre nos raisons, il nous ferait provisionnellement arrêter, et que, s’il faisait savoir notre détention aux missionnaires de Marseille, qui n’est qu’à dix lieues de Toulon, ceux-ci nous accuseraient de désobéissance et contravention aux ordres du roi et que cela nous mettrait dans un grand labyrinthe. Le patron Jovas en était aussi fort intrigué. Il prit cependant nos passeports et descendit dans la chaloupe des soldats, pour aller parler à l’intendant. Nous le priâmes de permettre que quelqu’un de nous l’y accompagnât, ce qu’il fut bien aise de nous accorder. J’y fus moi-même, quatrième.

Pendant que nous ramions vers le port, il me vint une pensée, qui nous fut salutaire par la grâce de Dieu. La voici. Il faut savoir que dans ce temps-là, la peste régnait dans le Levant, ce qui faisait prendre la précaution à tous ceux qui sortaient de Marseille soit par mer, ou par terre, de se munir d’une lettre de santé, et notre patron n’avait pas oublié cette précaution. Le clerc du bureau de la santé, qui ne voyait pas assez de place pour tous nos noms dans les attestations imprimées que l’on donne en pareil cas, et où l’on laisse quelques lignes en blanc pour y mettre le nom de ceux qui en requièrent, mit pour abréger : « Laissez passer 36 hommes qui vont en Italie, par ordre du roi, et qui sont en santé, etc. » Je fondai là-dessus mon projet. Je dis donc au patron d’essayer, si en montrant cette attestation seule à l’intendant, cela ne suffirait pas, ce qu’il approuva. Étant arrivé, l’intendant demanda au patron d’où il venait et où il allait et de quoi il était chargé. « De 36 hommes, Monseigneur, lui répondit le patron ; et voilà leur destination, » en lui montrant la lettre de santé. L’intendant conçut d’abord la croyance que c’était une expédition secrète de la Cour et qu’il ne lui appartenait pas de l’approfondir. Il paraissait, en effet, dans cette affaire, un air mystérieux, car nous quatre, qui étions devant l’intendant, ayant, à Marseille, quitté nos habits de forçats, nous nous étions habillés, comme nous avions pu, à la friperie si bien que l’intendant crut que nous étions déguisés. Il dit donc au patron qu’il n’en voulait pas savoir davantage, et, nous adressant la parole, il ajouta que nous pouvions nous reposer et séjourner dans la ville, autant que nous trouverions à propos et qu’il nous offrait ses services pour nous y défrayer, si nous le souhaitions. Nous le remerciâmes de sa bonté et nous nous retirâmes fort contents de la réussite de notre petit stratagème. Nous priâmes ensuite le patron de faire
Tartane.
(Différents bâtiments de la Méditerranée, par Gueroult du Pas.)
débarquer tous nos gens pour venir coucher dans la ville et s’y refaire du mal que nous avions souffert dans cette barque, ce qu’il fit, et le lendemain, de grand matin, nous nous rembarquâmes dans notre tartane pour poursuivre notre route.

Ce patron nous fit naviguer fort agréablement, pendant trois jours que dura notre voyage jusqu’à Villefranche, au bout duquel temps nous arrivâmes à la rade de ce dernier port de mer. Ayant donc mouillé, nous demandâmes à notre patron s’il lui plaisait de nous débarquer à Villefranche pour y coucher et nous y rafraîchir pour cette nuit-là, et que le lendemain matin nous nous rembarquerions à ses ordres. « Je veux bien, nous dit-il, Messieurs, vous faire ce plaisir dans l’espérance que vous n’abuserez pas de ma bonté ; car, étant là, vous êtes les maîtres de ne pas vous rembarquer, et, si vous me jouiez ce tour-là, vous me mettriez dans le plus grand embarras du monde ; car vous savez la soumission que j’ai signée, de ne pas vous débarquer dans ce port ! » Nous lui donnâmes parole d’honnêtes gens de nous soumettre à ses ordres et de partir quand il voudrait. Il se fia à nous sans le moindre scrupule et nous débarqua. Nous fûmes logés dans quatre ou cinq auberges qu’il y avait proche du port. Le lendemain, qui était un dimanche, nous nous disposions à nous rembarquer, mais notre patron nous dit qu’il avait à parler à quelqu’un de la ville de Nice, qu’il s’y en allait, qu’il y entendrait la messe et qu’il nous viendrait rejoindre à Villefranche pour nous embarquer. Je lui dis que, s’il voulait, j’irais avec lui pour voir la ville de Nice. « Très volontiers, » me dit-il ; et trois autres de nos frères se joignant à nous, nous fûmes tous cinq à cette dernière ville. En y entrant, le patron nous dit qu’il irait entendre la messe et que nous l’attendissions dans le premier cabaret que nous trouverions. Nous nous y accordâmes. Là-dessus nous enfilâmes une grande rue, et comme c’était un dimanche, que toutes les boutiques et les maisons étaient fermées, on ne voyait presque personne. Nous ne laissâmes pas d’apercevoir un petit bonhomme, qui venait à nous. Nous n’y faisions pas d’abord attention, mais lui, s’approchant de nous, nous salua très civilement, et nous pria de ne pas prendre en mauvaise part s’il nous demandait d’où nous venions. Nous lui répondîmes que nous venions de Marseille. Alors il s’émut, n’osant pas d’abord nous demander si nous venions des galères, car c’est faire un grand affront à un homme, à moins que ce ne soit pour cause de religion, de lui dire qu’il a été aux galères. « Mais, je vous prie, Messieurs, continua-t-il, en êtes-vous sortis par ordre du roi ? — Oui, Monsieur, lui répondîmes-nous ; nous venons des galères de France. — Hélas, bon Dieu ! dit-il ; seriez-vous de ceux qu’on y a délivrés il y a quelques jours pour fait de religion ? » Nous lui avouâmes. Cet homme, tout transporté de joie, nous pria de le suivre. Nous le fîmes, sans balancer, de même que notre patron, qui craignait quelque embûche pour nous, car il n’y a pas à se fier aux Italiens. Cet homme, un négociant de Nîmes en Languedoc, nommé Bonijoli, nous mena dans sa maison, qui ressemblait plutôt au palais d’un grand seigneur qu’à celle d’un négociant. Étant entrés et ayant refermé la porte, il nous sauta au cou, nous embrassant en pleurant de joie, et appela sa femme et ses enfants : « Venez, leur dit-il, voir et embrasser nos chers frères, sortis de la grande tribulation des galères de France. » Sa femme, deux fils et deux filles nous embrassèrent à qui mieux mieux, louant Dieu de notre liberté.

Nous raisonnâmes sur ce qu’il y aurait à faire pour tâcher de continuer notre route sur Genève. Les inconvénients qui s’y trouvaient parurent d’abord impossibles à surmonter. Le patron Jovas produisit copie de la soumission qu’il avait signée à Marseille et qui lui défendait sous les peines que j’ai dites plus haut de nous débarquer à Villefranche. Il n’aurait pas été difficile de justifier ce qu’il avait fait par le prétexte d’un temps contraire, pour lequel les navigateurs sont toujours excusés. Mais de ne pas poursuivre de là sa route par mer jusqu’à Oneille, Livourne ou Gênes, suivant ses ordres, cela emportait une contravention manifeste. Il est vrai que nous pouvions nous moquer impunément du patron Jovas, étant hors de la domination de la France et à l’abri de toute contrainte, mais notre honneur et notre conscience s’y opposaient. Ce pauvre homme, pendant le conseil que nous tenions en sa présence, était toujours en posture de suppliant, appréhendant sans cesse que notre conclusion ne le perdît et que les missionnaires ne le poursuivissent à outrance, si nous prenions notre route de Nice à Genève. M. Bonijoli et nous, le rassurâmes, en protestant devant Dieu que nous l’affranchirions de tous risques par rapport à ses ordres, que nous préférerions toujours son bien-être à notre propre soulagement et que, si nous ne voyions aucune autre voie par sa décharge et sa sûreté, nous nous rembarquerions incontinent dans sa barque. Après cette assurance, notre patron se tranquillisa ; mais nous, nous restions à nous regarder, l’un et l’autre, sans pouvoir rien conclure, lorsque tout à coup M. Bonijoli s’écria qu’il pensait à un moyen qu’il croyait sûr et qu’il l’allait sur-le-champ tenter.

Il faut savoir qu’à la paix d’Utrecht, le roi de France avait rendu la ville et le comté de Nice au duc de Savoie, et qu’après en avoir fait l’évacuation, il laissa dans Nice un commissaire pour régler les affaires soit de dette ou autres qui étaient en discussion entre la Cour de France et celle de Turin. Ce commissaire français se nommait M. Carboneau. C’était un gentilhomme, qui, quoiqu’il ne fût pas Gascon de naissance, savait parfaitement s’en donner les airs. Chacun sait que les gens de cette province affectent extrêmement la générosité et qu’ils sont toujours prêts à offrir et à rendre leurs services à ceux qu’ils adoptent pour leurs amis de cœur. Il était en ces termes avec M. Bonijoli, car comme ce dernier était le seul Français qui fût à Nice, que d’ailleurs ses fils et ses filles, parfaitement bien élevés, étaient à peu près de l’âge du commissaire, ce dernier s’était si bien impatronisé chez M. Bonijoli et était si bon ami de lui et de sa famille qu’il était avec eux comme l’enfant gâté de la maison. M. Bonijoli pria le patron Jovas de lui confier la copie de sa soumission. Après quoi, il sortit et revint une heure après, accompagné du commissaire français.

Ce commissaire interrogea le patron Jovas avec un air d’autorité que sa charge lui donnait. Il lui demanda d’où il venait, d’où il était et de quoi sa barque était chargée. Le patron lui ayant répondu à tout, ce commissaire lui ordonna, de la part du roi de France, de débarquer ses trente-six hommes et de les conduire à Nice, lui défendant sous peine de désobéissance, de sortir du port de Villefranche avec sa barque que par ses ordres. Le patron s’y soumit, alla à Villefranche sur-le-champ et conduisit le reste de nos frères à Nice. M. Bonijoli, après leur avoir fait un accueil digne de son zèle, les logea dans différentes auberges, à ses frais, ordonnant de les bien traiter. Pour nous quatre, il nous retint dans sa maison, nous faisant la meilleure chère qu’il lui fut possible pendant trois jours que nous séjournâmes dans cette ville. Ces trois jours furent employés à satisfaire la vanité du commissaire. Il nous faisait venir, tous les matins, devant sa maison et, se tenant sur un balcon en robe de chambre, avec une liste de nos noms à la main, il nous appelait l’un après l’autre, nous demandait, d’un air d’autorité et de petit maître, qui nous faisait rire en nous-mêmes, d’où nous étions, le nom de nos parents, quel âge nous avions et autres inutilités semblables, le tout pour faire voir sa petite autorité, qu’il estimait très grande, à une foule de bourgeois de la ville, qui s’assemblaient devant sa maison pour voir ce que c’était. M. Bonijoli nous avait prévenus que ce sieur commissaire s’en faisait un peu accroire et il nous exhorta à nous soumettre par politique à ce qu’il exigerait de nous, quoique en vérité sa suffisance fût un peu outrée.

Le troisième jour de cet exercice, il fit venir chez lui le patron Jovas et lui mit un papier en main, lui disant de le lire et de lui dire s’il en était content. Ce papier, très authentique, étant honoré des armes du roi imprimées, et portant en grosses lettres « de par le roi », disait que « lui, commissaire ordonnateur pour Sa Majesté très chrétienne, ayant appris qu’il était entré dans le port de Villefranche une barque française, qui avait été chassée et poursuivie jusqu’à l’entrée dudit port par deux corsaires napolitains, il s’était rendu audit Villefranche et avait trouvé cette barque être de Marseille, chargée de trente-six hommes, délivrés des galères de France, allant en Italie, et qu’ayant visité et examiné tant la barque que les hommes, il avait trouvé qu’ils étaient dénués de tous vivres et qu’ils n’avaient pas le moyen de s’en pourvoir ; que d’ailleurs les deux corsaires napolitains attendaient en mer à la vue de Villefranche que cette barque sortît pour s’en saisir : que cette considération et celle de l’état où ces trente-six hommes se trouvaient sans vivres ni argent, avaient porté, lui commissaire, toujours attentif aux intérêts de la nation française, à ordonner, de la part du roi, au patron de cette barque, nommé Jovas, de débarquer ces trente-six hommes pour qu’ils prissent de là leur route pour Genève, lieu de leur destination, et que, malgré la protestation que ledit patron avait faite, en vertu d’une soumission qu’il avait signée à Marseille, s’engageant sous de grosses peines à ne pas les débarquer à Villefranche, lui, commissaire, l’y avait contraint et forcé, en vertu de l’autorité que Sa Majesté lui avait confiée dans le comté de Nice, etc. » Ayant remis cette déclaration au patron Jovas, il lui demanda s’il en était content. « Très content, monsieur, répondit le patron. — Eh bien ! repartit le commissaire, tu peux faire voile pour Marseille, quand tu voudras, et tu n’as qu’à jeter sur moi toute la faute qu’on t’imputera, comme t’ayant forcé à m’obéir. » On peut juger si ce patron était satisfait. Il se voyait affranchi d’un plus long voyage et son argent que nous lui payâmes facilement gagné. Il partit donc pour Marseille, et en prenant congé de nous, il nous promit d’avertir les deux autres barques, qu’il rencontrerait sur sa route de venir à Villefranche pour y recevoir le même traitement que lui de cet honnête commissaire, qui n’avait pas dédaigné d’inventer tant de prétextes faux pour lui faire plaisir et à nous. La suite a fait voir que le patron Jovas nous tint parole, car les deux barques suivantes furent à Villefranche et firent le même manège que lui. Ainsi tous les 136 délivrés débarquèrent dans ce dernier port et de là firent route pour Genève.

Après le départ du patron Jovas, M. Bonijoli se prépara à nous faire partir. Il loua trente-six mules pour nous porter à ses frais jusqu’à Turin, avec un guide pour nous y conduire. Nous partîmes donc de Nice, au commencement de juillet. Nous traversâmes avec beaucoup de fatigues quantité d’affreuses montagnes, nommément celle qu’on appelle col de Tende, dont la cime est si haute, qu’elle paraît toujours être dans les nues et quoique nous fussions dans le plus chaud de l’été et qu’au bas de cette montagne on brûlât de chaleur, étant arrivés sur sa cime nous souffrions un tel froid qu’il nous fallut descendre de cheval et marcher pour nous réchauffer. La neige est toujours là d’une hauteur prodigieuse. Cependant, on n’a pas de peine à monter cette montagne, toute haute et escarpée qu’elle est, car elle a trois lieues de montée et l’on y a pratiqué un chemin fort commode, en zigzag, par lequel on monte sans s’apercevoir de la roideur de la montagne. Nous la redescendîmes pour entrer dans la plaine du Piémont, le plus beau et plus agréable pays du monde.

Sans m’arrêter à décrire les villes, bourgs et villages par où nous passâmes, et dont aussi bien les noms me sont échappés pour la plupart, nous arrivâmes à Turin, capitale du Piémont et la résidence de Sa Majesté Sardinoise. Nous logeâmes dans des auberges, et dès le lendemain au matin nous eûmes la visite de plusieurs Français protestants, dont il y en a toujours bon nombre, qui font leur résidence dans cette ville pour leur commerce et qui vont dans les vallées prochaines des Vaudois assister au service divin. Ces messieurs, à qui M. Bonijoli avait annoncé notre arrivée, nous reçurent avec zèle et cordialité, nous défrayant de tout pendant trois jours que nous séjournâmes dans cette grande ville. Après quoi, nous ayant préparé des montures pour poursuivre notre route, il furent supplier le roi de Sardaigne de nous faire donner un passeport pour traverser ses États jusqu’à Genève. Sa Majesté, qui était pour lors Victor-Amédée, voulut nous voir. Six de nous furent admis à son audience. Les ambassadeurs de Hollande et d’Angleterre s’y trouvèrent. Sa Majesté nous fît un favorable accueil, et pendant une demi-heure nous interrogea sur le temps que nous avions été sur les galères, la cause pourquoi et les souffrances que nous avions endurées, et après que nous lui eûmes répondu, il se tourna vers les ambassadeurs et leur dit : « Voilà qui est cruel et barbare. » Ensuite, Sa Majesté nous demanda si nous avions de l’argent pour faire notre voyage. Nous lui dîmes que nous n’en avions pas beaucoup, mais que nos frères, nommément M. Bonijoli, de Nice, avaient eu la charité de nous défrayer jusqu’à Turin et que nos frères de Turin se préparaient à en faire de même jusqu’à Genève. On nous avait avertis de répondre ainsi à cette demande. Sur quoi Sa Majesté nous dit : « Vous pouvez rester dans Turin tout autant qu’il vous plaira pour vous y délasser, et lorsque vous en voudrez partir, vous pourrez venir à ma secrétairerie y prendre un passeport, que je donnerai ordre de tenir prêt. ». Nous dîmes à Sa Majesté que, si elle le trouvait bon, nous partirions dès le lendemain. « Allez donc à la garde de Dieu ! » nous dit ce prince, et il ordonna sur-le-champ au secrétaire d’État de nous expédier un passeport favorable, ce qui fut fait. Ce passeport contenait non seulement de nous laisser passer par tous ses États, mais ordonnait même à tous ses sujets de nous aider et secourir de tout ce dont nous aurions besoin pendant notre route. Nous ne fûmes pas dans ce cas, grâce à Dieu et à nos frères de Turin. Il se trouva un jeune homme de cette dernière ville, horloger de profession, qui voulant aller à Genève, nous pria de souffrir sa compagnie dans notre route. Il nous suivit à pied jusqu’à deux journées de Genève, où il prit congé de nous, disant qu’il savait de là une route pour les voyageurs à pied, qui lui abrégerait le chemin d’un jour. Nous lui souhaitâmes bon voyage. Effectivement il arriva à Genève un jour avant nous, et ayant raconté dans la ville que 36 confesseurs, délivrés des galères de France, devaient arriver le lendemain à Genève, le vénérable magistrat de cette ville le fit appeler pour qu’il lui confirmât cette nouvelle.

Le lendemain, jour de dimanche, nous arrivâmes à un petit village sur une montagne, à environ une lieue de Genève, d’où nous voyions cette ville avec une joie qui ne peut être comparée qu’à celle des Israélites à la vue de la terre de Chanaan. Il était environ midi lorsque nous arrivâmes à ce village, et nous voulions poursuivre sans nous y arrêter pour dîner, tant notre ardeur était grande d’être au plus tôt dans une ville que nous regardions comme notre Jérusalem. Mais notre postillon nous dit que les portes de Genève ne s’ouvraient le dimanche qu’après le service divin, c’est-à-dire à quatre heures de l’après-midi. Il nous fallut donc rester dans ce village jusqu’à ce temps-là, lequel venu nous montâmes tous à cheval. À mesure que nous approchions de la ville, nous apercevions une grande affluence de peuple qui sortait. Notre postillon en parut surpris, mais bien plus lorsque, arrivant dans la plaine de Plain-Palais à un quart de lieue de la ville, nous aperçûmes
Le retour des Galères.
Dessiné et gravé par J. Rigaud. (Bibliothèque Nationale, Estampes.)
venir à notre rencontre trois carrosses entourés de hallebardiers et une foule innombrable de peuple de tout sexe et de tout âge, qui suivait les trois carrosses. D’aussi loin qu’on nous vit, un serviteur du magistrat s’avança vers nous et nous pria de mettre pied à terre pour saluer avec respect et bienséance Leurs Excellences de Genève, qui venaient à notre rencontre pour nous souhaiter la bienvenue. Nous obéîmes. Les trois carrosses s’étant approchés, il sortit de chacun un magistrat et un ministre qui nous vinrent tous embrasser avec des larmes de joie et avec des expressions si pathétiques de félicitations et de louange sur notre constance et notre résignation qu’elles surpassaient de beaucoup ce que nous méritions. Nous répondîmes en louant et magnifiant la grâce de Dieu, qui seule nous avait soutenus dans nos grandes tribulations. Après ces embrassements, Leurs Excellences donnèrent permission au peuple d’approcher. On vit alors le spectacle le plus touchant qui se puisse imaginer, car plusieurs habitants de Genève avaient divers de leurs parents aux galères et ces bons citoyens ignorant, si ceux pour qui ils soupiraient depuis tant d’années étaient parmi nous, dès que Leurs Excellences eurent permis à ce peuple de nous approcher, on n’entendit qu’un bruit confus : « Mon fils, un tel, mon mari, mon frère, êtes-vous là ? » Jugez des embrassements dont furent accueillis ceux de notre troupe qui se trouvèrent dans le cas. En général, tout ce peuple se jeta à notre cou avec des transports de joie inexprimables, louant et magnifiant le Seigneur de la manifestation de sa grâce en notre faveur et lorsque Leurs Excellences nous ordonnèrent de monter à cheval pour faire notre entrée dans la ville, nous ne pûmes y parvenir qu’avec peine, ne pouvant nous arracher des bras de ces pieux et zélés frères, qui semblaient avoir encore peur de nous reperdre de vue. Enfin, nous remontâmes à cheval et suivîmes Leurs Excellences, qui nous conduisirent comme en triomphe dans la ville.

On avait fait à Genève un magnifique bâtiment pour y alimenter les bourgeois qui tombaient en nécessité. Cette maison venait d’être achevée et meublée et on n’y avait encore logé personne. Leurs Excellences trouvèrent à propos d’en faire la dédicace en nous y logeant. Ils nous y conduisirent donc et nous mîmes pied à terre dans une spacieuse cour. Tout le peuple s’y élança en foule. Ceux qui avaient leurs parents dans la troupe supplièrent Leurs Excellences de leur permettre de les amener chez eux, ce qui fut très volontiers accordé. M. Bousquet, l’un de nous, avait à Genève sa mère et ses deux sœurs, qui l’étaient venu réclamer. Comme il était mon intime ami, il pria Leurs Excellences de lui permettre de m’amener avec lui, ce qu’elles lui permirent sans aucune difficulté. À cet exemple, tous les bourgeois, hommes et femmes, s’écrièrent, demandant à Leurs Excellences d’avoir la même consolation de loger ces chers frères dans leurs maisons. Leurs Excellences ayant d’abord permis à quelques-uns d’en prendre, une sainte jalousie s’éleva entre les autres, qui murmuraient et se plaignaient, disant qu’on ne les regardait pas comme de bons et fidèles citoyens, si on leur refusait la même grâce, si bien qu’il fallut que Leurs Excellences nous abandonnassent tous à leur empressement, et il n’en resta aucun dans la Maison Française. Quant à moi, je ne fis pas grand séjour à Genève, et avec six de notre troupe, trouvant l’occasion d’une berline, qui avait apporté à Genève le résident du roi de Prusse et qui s’en retournait à vide, nous fîmes marché avec le cocher pour nous mener jusqu’à Francfort-sur-Mein. Messieurs de Genève eurent la bonté de payer notre voiture, et nous donnèrent de l’argent pour payer notre dépense.

Nous partîmes donc de Genève à nous sept, dans cette berline. Le grand avoyer de Berne, ayant eu avis que nous devions passer par cette ville, donna ordre à la porte qu’une berline avec sept personnes y arrivant, la sentinelle l’arrêterait et la dénoncerait au capitaine de la garde à qui ledit seigneur avoyer avait donné des ordres. Arrivé à la porte de la ville, notre cocher fut fort surpris de se voir arrêter par la sentinelle qui ayant appelé le capitaine de la garde, ce capitaine demanda en haut allemand que nous n’entendions pas, d’où il venait, où il allait et qui nous étions. À ce dernier article le cocher ne savait que répondre, car pour éviter les empressements charitables des protestants par les villes que nous devions passer, nous avions défendu au cocher de dire que nous venions des galères. Le cocher, donc, fut fort étonné de la demande du capitaine, vu que la chose n’était pas d’usage à Berne et, craignant quelque mauvaise affaire, se tourna vers nous tout effaré, et nous dit : « Messieurs, je ne puis éviter de dire qui vous êtes ». Nous lui dîmes qu’il n’avait qu’à le faire. Ce qu’ayant fait, le capitaine lui ordonna de suivre une escorte qu’il lui donna de quatre soldats et d’un sergent. L’alarme redoubla à notre cocher, qui était un bon Allemand, et qui crut fermement qu’on allait l’arrêter avec sa voiture. Il ne cessait de se justifier à l’escorte, disant qu’il n’avait rien commis ni contre l’État ni contre personne. Le sergent, pour s’en divertir, lui mettait de plus en plus la puce à l’oreille jusqu’à ce que cette escorte nous ait conduits à l’auberge nommée Le Coq. C’est lieu où les ambassadeurs et autres seigneurs de distinction sont défrayés par l’État. Étant descendus, nous y trouvâmes le secrétaire d’État, qui nous souhaita la bienvenue d’une manière aussi tendre que si nous eussions été ses propres enfants. Il nous dit qu’il était secrétaire d’État : il fit bien de nous le dire, parce que nous ne l’aurions jamais connu pour tel, ni à ses habits, ni à son équipage, tant il y a peu de différence dans ces pays-là entre les bourgeois et les seigneurs. Il ajouta qu’il avait ordre de nous tenir compagnie et de nous défrayer avec distinction, tout le temps qu’il nous plairait de rester à Berne. Nous fûmes magnifiquement traités dans cette auberge, et le secrétaire, qui ne nous quittait que le soir, nous occupa pendant quatre jours à visiter Leurs Excellences de Berne, depuis le grand avoyer jusqu’au moindre seigneur de cette régence. Nous fûmes partout reçus et caressés. On nous pria d’une manière toute pleine de bonté de les honorer (c’est ainsi qu’ils s’exprimaient) de notre présence dans leur ville pendant quelques semaines, et aussi longtemps que nous souhaiterions. Nous y aurions fait, en effet, un plus long séjour, si ce n’est que notre cocher supplia instamment Leurs Excellences de nous laisser partir, devant se rendre incessamment à Berlin. Notre séjour ne fut donc que de quatre jours, au bout desquels le secrétaire d’État nous fit préparer un bon déjeuner ; et, en prenant congé de nous, il nous mit à chacun dans la main vingt rixdallers de la part de Leurs Excellences. Nous le priâmes de leur en témoigner notre parfaite reconnaissance et nous partîmes dans notre berline qui nous porta jusqu’à Francfort-sur-Mein.

Nous arrivâmes à Francfort un samedi, jour de préparation à la sainte Cène[14]. Nous fûmes descendre chez M. Sarazin[15], qui nous attendait, et nous y vîmes bientôt arriver les membres du Consistoire tant allemand que français. Ils nous reçurent avec des démonstrations de joie et de zèle inexprimables, nous menèrent en carrosse à Bockenheim pour y entendre la prédication de préparation, qui fut prononcée par M. Mathieu, ministre français de cette église. Ces messieurs nous prièrent instamment de communier le lendemain avec eux, mais nous ne nous y trouvâmes pas assez bien préparés, surtout moi qui n’avais jamais communié, n’en ayant pas eu l’occasion. À l’issue du sermon, nous retournâmes à Francfort chez M. Sarazin, qui nous traita magnifiquement dans sa maison. Le lendemain, il nous mena à Bockenheim et, au sortir de l’église, on nous fit tous entrer dans la chambre du consistoire, où nous prîmes un repas frugal avec tous les membres de ce corps, Allemands et Français. Ces messieurs nous sollicitèrent fortement de rester quelques jours à Francfort, mais nous les priâmes si fort de nous permettre de poursuivre notre voyage pour la Hollande qu’ils y acquiescèrent, et le soin de notre départ et de nous défrayer fut commis à M. Sarazin qui s’en acquitta avec beaucoup de zèle. Il nous acheta un bateau léger, couvert d’une tente, avec deux hommes pour y ramer et conduire ledit jusqu’à Cologne. Il nous y fit mettre les provisions nécessaires, avec ordre aux bateliers de nous descendre tous les soirs à terre dans des endroits commodes et convenables pour y coucher et nous rafraîchir et surtout de se tenir, autant qu’ils pourraient, proche de terre du côté de l’Empire, où l’armée de cette nation était cantonnée le long de la rivière.

Notre navigation jusqu’à Cologne fut assez longue, parce qu’on nous arrêtait à chaque poste, pour y présenter et faire viser nos passeports. Nous fûmes quelquefois escarmouchés par les Français qui étaient à l’autre bord, mais, Dieu merci, sans nous faire aucun autre mal que la peur. Huit jours après notre départ de Francfort, nous arrivâmes à Cologne en bonne santé. Nous y vendîmes notre bateau et le lendemain, nous partîmes de cette ville par la barque ordinaire pour Dordrecht, après avoir visité quelques messieurs protestants, à qui M. Sarazin nous avait recommandés et qui nous firent un favorable accueil. Nous arrivâmes à Dordrecht et de là, sans y faire aucun séjour, nous partîmes pour Rotterdam, où étant arrivés, nous y fûmes accueillis avec toute l’amitié possible du nombreux troupeau, tant français que hollandais, de cette ville. Nous y restâmes deux jours, toujours défrayés partout. Enfin nous arrivâmes à Amsterdam, le but de notre voyage[16].


FIN
  1. Ces béguines appartenaient à la congrégation créée par les Pères de la Mission. « Leur fonction, dit Marteilhe, est de servir les pauvres des paroisses de Paris, à qui elles portent toujours le nécessaire, leur donnant même les médicaments dont ils peuvent avoir besoin. »
  2. Les Girardot étaient de gros marchands de bois du quai de la Tournelle. Il s’agit ici de Jean Girardot de Chancour, exilé à Sancerre en Berry, en décembre 1685, plus tard incarcéré à la Bastille (20 juillet 1699). En 1703, ses fils furent envoyés aux Jésuites. Sa femme était veuve en 1717. (Bulletin de la Société du protestantisme français, XXXIX, 449-464.)
  3. Henri-François Daguesseau (1668-1751). Il était procureur général depuis le 19 novembre 1700.
  4. Il fut nommé le 20 novembre.
  5. À la veille du départ, le secrétaire d’État de la Marine écrivait cependant au Procureur général : « Je dois vous observer qu’on me mande que les condamnés n’ont que des souquenilles sans doublure et que si on ne les double point, ils souffriront trop du froid dans les chemins. Je crois que l’humanité oblige à faire faire cette petite augmentation de dépense. » Les galériens venus de Dunkerque étaient mieux protégés contre le froid par leurs casaques rouges.
  6. Sur 369 forçats qui composaient la chaîne de Paris arrivée à Marseille le 3 janvier 1712, il en était mort 54 en route (Archives de la Marine, B6 105). La chaîne arrivée le 16 janvier 1713 au soir en avait perdu 13 sur un effectif de 280. 50 malades entrèrent à l’hôpital (Archives de la Marine : B6 106).
  7. Le marquis de Rochegude, incarcéré à la citadelle de Montpellier, puis à Pierre-Cise, s’était réfugié à Vevey. Il se dévoua à la cause des émigrés réformés. (Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, XVII, 353-373.)
  8. Robert Harley (1661-1724), homme d’État anglais, célèbre par son hostilité latente contre Marlborough et Godolphin, accusé de nourrir des tendances stuartistes. Partisan d’un rapprochement avec la France, il fut le meilleur instrument de la paix. Créé pair et comte d’Oxford le 23 mai 1711, lord-trésorier le  27, il abandonna le pouvoir le 27 mai 1714.
  9. L’intendant de la marine à Marseille était alors Pierre Arnoult, seigneur de Rochegude, intendant général des galères, qui mourut en 1719. C’est le 5 avril que le secrétaire d’État à la marine lui demanda un rôle général de tous les religionnaires. Il renouvela sa demande le 3 mai. C’est Rozel, Nîmois, d’une famille alliée à des réformés, — suspecté d’avoir favorisé François de Pelet, baron du Salgas, envoyé aux galères par l’intendant Lamoignon, — qui proposa de restreindre les libertés. L’ordre de la Cour est en date du 17 mai : il comprenait 187 « religionnaires obstinés » et 47 nouveaux convertis. Peut-être Rozel, compromis par ses relations, était-il forcé de donner des gages au père Garcin.
  10. Les cartons des Archives de la Marine ne portent aucune trace de cette intervention. La lettre de Rozel du 22 mai n’a pu influer sur un ordre donné le 17 et d’ailleurs formel : « les religionnaires obstinés… ont ordre de sortir du royaume sans remise et à condition de n’y jamais rentrer et sans pouvoir en être dispensés sous aucun prétexte à peine d’être remis en galère pour le reste de leur vie. » Le 24 mai, le secrétaire de la Marine insistait : « À l’égard des 137 religionnaires obstinés dénommés dans le rôle. S. M. veut absolument qu’ils ne soient détachés de la chaîne que pour passer par mer sur-le-champ dans les pays étrangers avec défense de rentrer dans le royaume à peine d’être remis aux galères pour le reste de leur vie… — Il est nécessaire que vous remettiez à chacun d’eux un congé qui explique ces défenses, afin qu’ils n’en puissent ignorer » (B6, 46 ; et B6 106). Ceci ne laisse guère de place aux racontars dont Marteilhe s’est fait l’écho. D’ailleurs, dans les cas de libération, les forçats étaient obligés de quitter Marseille sous vingt-quatre heures, sous peine d’être remis aux galères (dépêche du 2 avril 1704).
  11. Rozel.
  12. Au contraire de l’usage, les congés ne portaient pas indication du temps de la détention, « cette différence m’ayant paru convenable, écrit Rozel, parce qu’en voyant des condamnés à temps que leur obstination a fait rester longues années en galère après leur temps fini, les gens du pays où ils vont qui sont presque tous religionnaires ne manqueraient pas de taxer d’injustice le retardement de leur liberté après le temps de leur condamnation, au lieu qu’il n’a été que l’effet de la religion et la piété du Roi. » (Archives de la Marine B6 106.)
  13. Une dépêche du 5 juillet approuvait la conduite des autorités marseillaises. « Sa Majesté vous recommande, y lit-on, d’examiner avec l’exactitude la plus scrupuleuse par les certificats des consuls de la nation si les galériens auront bien suivi les engagements de leur soumission et les routes qu’auront tenues ceux des religionnaires qui se seront fait débarquer plus près de nos côtes. » (Archives de la Marine B6 46.)
  14. Le 5 août.
  15. Négociant et Ancien de l’Église réformée de Bockenheim.
  16. Peu après, Martheilhe fut envoyé à Londres par le Consistoire de l’Église wallonne pour solliciter l’intervention de la reine Anne en faveur des religionnaires demeurés sur les galères. Il en obtint une audience et repartit, avec l’assurance du duc d’Aumont, qui représentait Louis XIV près la cour de Londres, que l’erreur des secrétaires de la marine serait réparée. Daniel Le Gras fut rangé dans cette seconde fournée de libérés (7 mars 1714) mais M. de Torcy, qui avait succédé au duc d’Aumont, fut chargé de faire entendre au gouvernement britannique que ces nouveaux graciés avaient été condamnés à mort par les Parlements et commués par la bonté royale. Quant aux autres, on les donna comme des condamnés pour crimes de droit commun. (Archives de la Marine : B6 46).