La vie d’un savant - Gabriel Lippmann

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Daniel Berthelot
La vie d’un savant - Gabriel Lippmann
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 19-46).
LA VIE D’UN SAVANT
GABRIEL LIPPMANN

C’est par un bref message de télégraphie sans fil que l’on apprit le 12 juillet dernier, — il va y avoir un an, — la mort de Gabriel Lippmann à bord du paquebot la France, qui le ramenait au Havre, au retour de la mission qu’il venait d’accomplir en Amérique aux côtés du maréchal Fayolle.

Une surprise attristée accueillit la nouvelle fatale, non seulement dans le monde savant, qui s’enorgueillissait de lui comme d’un de ses plus illustres représentants, mais encore dans le grand public. Les principaux organes de la presse publièrent son portrait, sa biographie, l’analyse de ses travaux. C’est qu’en effet, à côté de recherches ingénieuses ou profondes, mais accessibles aux seuls initiés, Lippmann avait eu la fortune d’attacher son nom à une de ces découvertes dont la gloire se transmet d’âge en âge : il avait su trouver la clef du problème si longtemps cherché de la photographie des couleurs.

Le sentiment de la grandeur de la perte que venait de faire la science française, se doublait de celui de sa soudaineté. Bien que Lippmann eût dépassé l’âge de soixante et quinze ans, il était resté étonnamment jeune d’allures. Au Canada comme aux États-Unis, parmi les populations de vieille souche française comme parmi celles de race anglaise, parlant les deux langues avec la même facilité, il avait émerveillé ses compagnons et ses hôtes. Le voyage avait été facile et heureux. A la veille de se rembarquer, il fut victime d’un accident banal, une intoxication alimentaire, suite des chaleurs excessives de la saison. Le rein cessa de fonctionner. L’urée passa dans le sang. Le cœur fut atteint à son tour et, malgré les soins de sa femme qui, veillant sur lui nuit et jour, lutta avec un stoïque courage jusqu’à la dernière minute, il s’éteignit doucement en mer. Son corps ramené à Paris fut placé le 18 juillet à côté de ceux des siens au cimetière Montparnasse.


Gabriel Lippmann était né le 16 août 1845 à Hollerich dans le Grand-Duché de Luxembourg. Comme celui de Pasteur, son père était tanneur. Celui-ci était originaire d’Enneryen Lorraine et avait épousé uneAlsacienne.il en eut trois enfants, un garçon et deux filles. De celles-ci l’une se maria, et eut un fils, physicien distingué, aujourd’hui professeur à l’Université de Nancy ; l’autre, Una Lippmann, ne quitta pas ses parents et vécut toujours dans une intimité étroite avec son frère ; ce fut seulement après l’avoir perdue que celui-ci se maria.

Comme beaucoup de grands hommes, Gabriel Lippmann subit profondément l’empreinte de sa mère. Enceinte de son premier enfant, elle avait ardemment désiré qu’il fût un fils et devînt un savant. Le tenant par la main, tout petit, âgé de quatre ans, et passant sur le pont des Arts, elle lui montrait du doigt l’Institut en lui disant : « Mon enfant, un jour tu entreras là » C’était une femme d’une rare intelligence, et douée de dons musicaux exceptionnels. Elle avait un talent de composition qu’admiraient ses proches, mais ne voulut jamais rien publier. Parfois seulement, quand on lui demandait l’auteur du morceau qu’elle venait de jouer, elle répondait par un nom de fantaisie qu’elle avait imaginé. On n’insistait pas pour ménager sa modestie. Son fils Gabriel hérita de ce sens musical. Longtemps ses préférences allèrent à Haydn et à Mozart ; dans ses dernières années, Beethoven le touchait jusqu’aux larmes. Il admirait Wagner, mais sans véritablement l’aimer : il ne le sentait pas assez près de son cœur. Aucun plaisir ne valut jamais pour lui un beau concert de musique classique. Président de l’Académie des Sciences, il prononça l’éloge d’Henri Poincaré et rappela la page curieuse où celui-ci a dit que les savants trouvent dans les mathématiques pures des harmonies et des jouissances analogues à celles des arts, bien que les sens n’y prennent aucune part. « Il est vrai, accordait Lippmann, et je ne crains pas de dire que ce plaisir esthétique a une signification bien directe. C’est l’ordre, donné par la nature, de continuer. Car c’est ainsi que la nature nous donne ses ordres, non par une voix extérieure qui arrive aux oreilles, mais par un commandement intérieur qui se fait sentir et que nous prenons pour notre propre penchant. »

Quand le jeune Gabriel atteignit sa treizième année, sa mère se résigna à le mettre au collège. Il entra au lycée Napoléon (actuellement lycée Henri IV). Il s’y montra un élève distrait et inégal ; il remporta pourtant les prix de discours français et de langue allemande : il avait d’ailleurs au plus haut degré le don des langues qu’on rencontre si souvent chez les Israélites.

Ce fut seulement à dix-sept ans, dans la classe de philosophie, que se déclara sa vocation. Il y rencontra un homme d’une rare originalité, qui fut un des plus intimes amis de mon père et dont je retrouve, aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la fine et mélancolique figure penchée sur moi presque dès mon berceau. Hélas ! la discordance entre ses rêves et la réalité devait mener plus tard Charles d’Almeida à une fin tragique. Fils naturel du duc d’Almeida, jeté dans le monde seul et sans appui, il avait réussi, après les indicibles amertumes de ses premières années, à se faire une place à force d’énergie. Lassé de la monotonie de la vie journalière, il partit un jour pour les Etats-Unis, alors en proie aux déchirements de la guerre civile, et y passa d’un camp à l’autre. Arrêté, emprisonné, menacé d’être pendu comme espion par les belligérants qui n’arrivaient pas à comprendre que la seule curiosité l’eût amené dans le Nouveau-Monde, la paix le sauva. Très lié avec le romancier Jules Verne, celui-ci lui dut cette sûreté de documentation, et cette puissance de vision quasi prophétique qu’on a souvent admirées, et qui de ce grand Imaginatif eussent fait presque un génie, n’eût été sa totale absence de talent littéraire. Après la guerre, d’Almeida fonda la Société française de Physique, et le Journal de Physique. Il sut faire aimer cette science à Gabriel Lippmann, si bien que celui-ci, résistant aux sollicitations de son professeur de philosophie Nourrisson, qui eût voulu l’orienter vers les lettres, continua ses classes par les mathématiques élémentaires et les mathématiques spéciales, et se présenta avec succès à l’Ecole normale supérieure.

Ses parents avaient tenu à lui laisser poursuivre ses études tranquillement, sans forcer sa nature. Aussi quand il entra à l’Ecole normale, avait-il vingt-trois ans ; il était plus âgé de quelques années que ses camarades, mais déjà il n’était plus un élève. Il n’y brilla d’ailleurs pas plus qu’au lycée. Son esprit indépendant ne put jamais se plier à ces préparations hâtives des vastes programmes où la mémoire remplace trop souvent l’intelligence. Nos examens, avec leur caractère encyclopédique, avec la multiplicité de leurs épreuves écrites, orales ou pratiques, avec le temps strictement limité réservé à chacune d’elles, risquent de laisser sur le carreau quelques-uns des meilleurs. Pierre Curie, travailleur lent et profond, me disait un jour qu’il n’avait jamais pu terminer une composition dans le délai réglementaire, et qu’au collège il était presque toujours classé dans les derniers.

A l’Ecole normale, Lippmann s’attacha particulièrement au sous-directeur, Bertin, savant probe et consciencieux, qui dirigeait, dans les Annales de Chimie et de Physique, la revue des travaux faits à l’étranger. Celui-ci chargea le jeune physicien, qui parlait si bien les langues vivantes, de lire et d’analyser les mémoires allemands et anglais. Ainsi, en dehors des cours réglementaires, qui ne peuvent enseigner que la science déjà faite, Lippmann s’initiait aux côtés plus vivants et plus hardis de la science qui se fait. L’électricité n’occupait encore dans les programmes qu’une place insignifiante ; tout autre était celle qu’elle avait dans l’esprit des chercheurs. Les phénomènes de la décharge oscillante, d’où devait sortir plus tard la théorie des ondulations électriques et de la télégraphie sans fil, frappèrent particulièrement Lippmann. Avec la belle audace de la jeunesse, il alla trouver le fameux constructeur Ruhmkorff, pour lui conseiller de construire une bobine d’induction à circuit magnétique fermé et d’établir une résonance entre le circuit inducteur et le circuit induit. L’idée était intéressante et témoignait de vues très en avance sur leur époque ; mais la réalisation en était difficile, la mise au point délicate. Ce n’est que bien des années plus tard, et après de longues études, qu’elle a pu être faite dans les transformateurs industriels : le constructeur hésita à se lancer dans une voie nouvelle sur les suggestions d’un débutant. Ces travaux, ces recherches personnelles étaient déjà ceux d’un maître ; ils firent un peu perdre de vue à Lippmann la préparation terre à terre des examens d’agrégation ; aussi ne réussit-il pas à ce concours.


Cependant l’attention du ministre de l’Instruction publique, qui était Jules Simon, avait été attirée sur l’originalité du jeune chercheur. De 1872 à 1875, on confia à Lippmann trois missions successives en Allemagne, à la fois pour y poursuivre ses travaux sur l’électricité et pour faire des rapports sur les laboratoires allemands. Il se rendit d’abord à l’Université de Heidelberg. La situation ne laissait pas d’être délicate pour un jeune Français. Avant de quitter Paris, Gabriel Lippmann crut bon de s’initier à une science que l’on n’enseignait pas à l’Ecole normale : il prit des leçons d’escrime à la rapière. Sa réserve, son tact parfait les rendirent heureusement inutiles. Les professeurs allemands de cette époque, formés avant 1870, n’étaient d’ailleurs pas encore imbus de cet esprit de pangermanisme agressif qui devint plus tard la règle dans trop d’Universités d’outre-Rhin.

J’ai vu moi-même, à Paris, à l’occasion des Congrès électriques de 1881, et j’ai eu occasion d’apprécier plus d’une fois dans les années suivantes les grands savants allemands d’alors ; citerai-je Helmholtz, physiologiste, mathématicien et physicien de génie, dont la femme garda toujours la nostalgie de la société française, ayant vécu toute sa jeunesse à Paris, dans le salon de sa parente Mme Mohl, un des lieux de réunion préférés des érudits et des lettrés durant le Second Empire ; Gustave Wiedemann, l’éditeur des célèbres Annalen der Physik, vieillard courtois et élégant, dont les manières reflétaient encore la politesse du XVIIIe siècle ; Clausius enfin, qui maintenait à Bonn l’indépendance des Universités régionales contre la suprématie envahissante de Berlin. Lippmann trouva à Heidelberg cette complète liberté d’étudier qui lui était si chère. Il y rencontra également, auprès de maîtres renommés, la bonhomie bienveillante de la vieille Allemagne. C’est ainsi qu’ayant demandé à Kirchhoff, au moment où celui-ci partait en vacances, la permission de rester au laboratoire pour y achever des expériences en cours, le vieux savant lui dit : « Les bibliothèques universitaires vont fermer ; vous ne pourriez plus vous procurer les livres nécessaires à vos recherches. Voici la clef de mon appartement et de ma bibliothèque. » Il passa, le semestre suivant, de 1874 à 1875, à l’Université de Berlin, auprès de Helmholtz, mais fut rappelé à Paris avant d’avoir achevé l’étude sur l’endosmose électrique qu’il y avait entreprise.

Comme un autre savant, Le Verrier, qui devait trouver la gloire dans un domaine bien différent, Lippmann débuta par un travail de chimie. Son premier mémoire, fait au laboratoire de Kühn, a trait aux phosphates d’albumine. Aussitôt après, il vint à la physique. Il ne devait plus la quitter. Son coup d’essai fut un coup de maitre. Le point de départ en fut une expérience déjà ancienne, mais restée inexpliquée sur les phénomènes présentés par une goutte de mercure plongée dans l’eau acidulée. Vient-on à toucher une telle goutte avec un fil de fer, elle subit une série de contractions spasmodiques qui rappellent les secousses du tétanos. Dès l’Ecole normale, Lippmann avait su trouver la cause de ces apparences qui avait échappé à ses prédécesseurs : elles s’expliquent par les modifications de la tension superficielle sous l’influence des forces électriques.

D’un coup d’œil, il avait reconnu l’existence d’un chapitre nouveau de la physique, auquel il donna le nom d’électrocapillarité. Il sut l’explorer avec une maîtrise surprenante. Il l’envisagea sous son double aspect théorique et expérimental, avec une telle sûreté, que les progrès de la science depuis cinquante ans n’y ont rien ajouté d’essentiel. Il résuma l’ensemble de ses recherches dans une thèse de doctorat qu’il soutint en Sorbonne, le 24 juillet 1875, et qui fit sensation. Lippmann s’y révélait de la race des maîtres.

Le jeune savant avait créé un instrument, qui, dans le domaine si profondément exploré depuis de l’électricité, est resté inégalable par sa prodigieuse sensibilité, et sert encore journellement aux physiologistes, aux chimistes, aux médecins : l’électromètre capillaire.

D’une application pratique moins étendue, mais d’une conception non moins profonde, est le moteur capillaire inventé par lui en même temps. Il présente ce caractère singulier, en face de tant de machines mécaniques, thermiques, électriques, enfantées par l’imagination des hommes, de former le représentant, unique jusqu’ici, d’une classe nouvelle de moteurs, dont la puissance ne dépend pas directement des volumes ou des masses des pièces qui les composent, mais de leurs surfaces. Par ce caractère, il se rapproche de quelques-uns des mécanismes les plus parfaits que la nature vivante, cette suprême maîtresse, propose à notre imitation, soit dans les animaux, soit dans les végétaux. Seul à ce jour, Lippmann a su entrer dans cette voie. C’est ma conviction que si cette découverte, trop en avance sur son temps, n’a pas trouvé l’appréciation qu’elle méritait, elle est appelée à grandir encore le nom de son auteur. N’est-ce pas le privilège des intelligences d’élite d’entr’ouvrir devant nous les portes de l’avenir ?


Un si brillant début n’allait pas tarder à recevoir sa sanction. Lors de la création des maîtrises de Conférences en 1878, Lippmann se vit attaché à la chaire de Jamin, dans le laboratoire duquel il travaillait ; cinq ans plus tard, il remplaçait Briot comme professeur de calcul des probabilités et de physique mathématique. Dépourvue de laboratoire et de moyens de travail, cette chaire ne pouvait représenter pour lui qu’un poste d’attente, et dès 1886, il la changeait contre celle de physique générale où il succédait à Jamin.

Il prit en même temps la direction du laboratoire de recherches physiques, le premier en date des laboratoires de ce genre, créé à Paris dans l’ancienne Sorbonne, sur l’initiative du grand ministre Victor Duruy. La partie principale en était formée d’un vaste hangar vitré, que les visiteurs de cette époque ont souvent vu illuminé le soir par les nouveaux modèles de lampes à arc imaginés par Jamin. A ce hangar étaient jointes une ancienne boutique de marchand de vins, et trois chambres situées au premier étage de la maison. A côté du laboratoire de Jamin se trouvait celui de son collègue Edouard Desains, dont les principaux collaborateurs étaient alors Gouy et Pierre Curie. J’y débutai moi-même en 1884. Il était installé dans deux anciens, hôtels meublés de la rue Saint-Jacques, sans communication directe de l’un avec l’autre, en sorte que, pour passer du grenier du premier à celui du second, on devait commencer par gagner la cour en descendant les spirales d’un sordide escalier en colimaçon. Les pièces étaient petites et à peine éclairées par des puits d’air lépreux. Quels souvenirs avaient bien pu garder ces murs de leurs hôtes d’antan ? C’est dans ces salles carrelées au milieu de ces plâtras noircis, que j’ai vécu bien des heures inoubliables de ma jeunesse.

Les cours publics de Lippmann étaient attachants. Quand je l’entendis pour la première fois, j’en reçus une impression profonde. Ses qualités dominantes étaient la simplicité et la clarté. Aujourd’hui encore, il m’arrive de relire son cours de cette époque sur les phénomènes capillaires qui n’a jamais été publié. Vingt-cinq ans plus tard, il me fut donné d’assister une fois encore à une de ses leçons inaugurales. Le sujet en était classique entre tous : il s’agissait de la gravitation universelle. J’y retrouvai ce je ne sais quoi, qui n’appartenait qu’à lui, et où brillait la flamme du génie de mon vieux maître. Au milieu d’un exposé tout uni jaillissait un mot imprévu, bref éclair qui illuminait les parties obscures du sujet. Frappé de la nouveauté de quelques-uns de ses aperçus qui, pour « quelqu’un de la partie, » révélaient des réflexions intenses et prolongées, je lui demandai pourquoi il ne les développait pas davantage. « Vous ouvrez une porte, puis vous la fermez, » lui dis-je. Et je vis que sa réserve tenait à un scrupule délicat. Chargé de préparer des étudiants à un examen, Lippmann, à l’inverse de bien des professeurs qui n’ont nulle hésitation à s’arrêter au beau milieu du programme, ne se reconnaissait le droit de rien négliger. Parfois il regrettait de n’avoir pas la même liberté qu’au Collège de France dont les professeurs choisissent le sujet de leur enseignement. Pourtant, l’an passé, à la veille de prendre sa retraite, il avait consenti à faire son dernier cours en suivant le développement de ses idées propres. Quel n’eût pas été le puissant intérêt de cette sorte de testament scientifique d’une si lumineuse intelligence ! « Eh bien, soit ! ce sera pour demain, » dit-il en souriant. Mais quel homme a jamais pu se flatter de prononcer avec assurance le mot» Demain ? » Demain, roi du pays des morts...

Au laboratoire rudimentaire dans lequel il débuta, Lippmann en substitua plus tard un autre plus digne de lui. La Sorbonne fut reconstruite sur les plans d’un architecte jeune encore, mais d’un rare mérite, M. Nénot, qui se concerta avec les professeurs, pour les doter d’installations modernes, conçues selon leurs idées propres. C’est ainsi que furent aménagés les locaux actuels du laboratoire de recherches physiques ; le grand hall du rez-de-chaussée, les ateliers, la salle des machines, les galeries et les pièces du premier étage, constituent un ensemble magnifique. Cependant, dans son nouveau laboratoire, Lippmann ne songeait pas sans quelque obscur regret au modeste appentis où il avait travaillé vingt ans.

Dans l’aménagement de ces laboratoires on trouve le reflet de certaines préoccupations particulières à l’époque où ils furent construits. Les physiciens étaient encore sous l’impression des mémorables recherches par lesquelles le plus brillant des élèves de Helmholtz, Henri Hertz, — mort à quarante ans des fatigues d’une période de service militaire pour laquelle, gravement malade, il s’était vu refuser tout sursis, — venait de démontrer la vérité de la théorie électro-magnétique de Clerk Maxwell, et de réaliser ces ondulations électriques, image amplifiée des hypothétiques ondulations lumineuses, devinées par le génie de Malebranche et d’Huygens. Pourtant un doute subsistait. La théorie exigeait que la vitesse de propagation des deux phénomènes fût la même : trois cent mille kilomètres par seconde. Or Hertz avait trouvé que la vitesse des ondes électriques n’était que les deux tiers de la vitesse de la lumière. Les recherches postérieures ont montré qu’il s’était trompé et que les vitesses sont bien égales. Cette erreur que Hertz lui-même qualifia de « fatale » ne fut jamais bien expliquée. Il l’attribua à l’exiguïté des locaux où il avait opéré ; et, de fait, l’expérience, répétée dans une longue galerie, réussit toujours. Sous cette impression, on construisit les laboratoires de la nouvelle Sorbonne, en disposant les pièces successives en enfilade. : Nous étions bien loin des chambres meublées de la rue Saint-Jacques ! On fit mieux : à ces longues lignes horizontales, on jugea bon d’adjoindre une grande ligne verticale, qui fut baptisée du nom d’axe des Z. Le visiteur qui remonte à partir de Notre-Dame les pentes historiques de la montagne Sainte-Geneviève, le long de la rue Saint-Jacques, aperçoit sur sa droite, après avoir dépassé le Collège de France et la rue du cimetière Saint-Benoît, une grande tour, non prévue dans le programme primitif. Elle se prolonge par un puits creusé jusqu’à la nappe d’eau souterraine : on y dispose d’une hauteur de chute de 50 mètres. O vanité des prévisions humaines ! Je ne sache pas que ces longues lignes droites aient été jamais utilisées depuis. C’est que, comme Lippmann aimait à le dire, un physicien qui entreprend une recherche nouvelle doit créer lui-même ses outils de travail. Pas plus dans la science que dans la politique ou dans les affaires, il ne faut prévoir de trop loin. Au lieu de faire bâtir à grands frais de massifs hôpitaux par des architectes fameux, imbus des leçons de l’antiquité, qui gardent comme un flottant mirage le regret nostalgique du temple de Pœstum, peut-être serait-il plus sage de placer nos malades dans des baraques en bois, munies de doubles cloisons, qu’on brûlerait tous les dix ans pour les reconstruire en tenant compte des progrès de l’hygiène.


Une fois en possession de moyens de recherche suffisants, Lippmann multiplia ses découvertes.

Dans l’ordre théorique, il formula deux principes nouveaux : celui de la conservation de l’électricité et celui de l’inertie de l’électricité.

Le principe de la conservation de l’électricité était implicitement admis par les physiciens ; nul d’entre eux cependant n’en avait tiré jusque-là de conséquences mathématiques. En le fécondant par les principes de la thermodynamique, Lippmann en fit sortir toute une moisson de formules que l’expérience vérifia rigoureusement ; il les appliqua successivement à la contraction électrique des gaz, à la dilatation électrique des solides, à l’électrisation des cristaux hémièdres par compression ou par réchauffement. Le grand mathématicien Hermite fut très frappé de la sûreté de ces prévisions. Rappelant en 1885 que Lippmann avait pu prévoir et calculer l’allongement de certains cristaux, il disait avec admiration : « Or ces résultats ont été vérifiés plus tard par MM. Pierre et Jacques Curie. C’est peut-être la première fois qu’en électricité le calcul ait devancé l’expérience. »

Plus inattendu est le principe de l’inertie de l’électricité que Lippmann sut déduire de la célèbre expérience par laquelle Rowland avait montré qu’un corps électrisé en mouvement agit sur une aiguille aimantée à la manière d’un courant électrique. Dans une note présentée à l’Académie le 21 juillet 1879, Lippmann démontra que ce phénomène est réversible, et il en tira cette conséquence que l’électricité statique possède une inertie propre qui s’ajoute à celle du corps électrisé. C’est cette idée capitale qui, développée et approfondie par plusieurs générations de chercheurs, est devenue une des bases essentielles des nouvelles théories de la matière. La priorité en revient sans conteste à Lippmann : on l’a trop souvent oublié.

Un autre problème scientifique de première importance auquel Lippmann revint avec prédilection, fut celui des unités électriques absolues. On sait quel progrès avait réalisé vers la fin du XVIIIe siècle le système métrique, en mettant fin à l’inextricable confusion des poids et mesures du vieux continent. Peu à peu il a conquis l’Europe, puis le monde entier. Seuls les pays de langue anglaise, impuissants à sortir des ornières d’une routine bien des fois séculaire, ne s’y sont pas encore ralliés. Plus heureux que les mécaniciens, les électriciens du monde entier sont parvenus à se mettre d’accord sur un système unique de mesures conforme à la nature des choses. Des méthodes ingénieuses permettent de déterminer directement les grandeurs fondamentales en quelque point du globe qu’on se trouve. A l’invention et au perfectionnement de quelques-unes de ces méthodes Lippmann apporta sa contribution. Son travail sur la détermination de l’unité de résistance électrique, dont les expériences ont été exécutées sous sa direction par M. Vuilleumier, est un chef-d’œuvre d’élégance. Une autre méthode non moins originale imaginée par lui est celle qui permet, au moyen des phénomènes de l’induction, de déterminer la constante d’un électrodynamomètre absolu. Un de ses meilleurs élèves, M. Guillet, a su la réaliser avec une extrême habileté.

Deux autres instruments de Lippmann sont classiques dans les laboratoires : l’électromètre absolu sphérique, véritable bijou de précision, et le galvanomètre à mercure, appareil merveilleusement simple, qui, sans fil ni aiguille, mesure l’intensité d’un courant.


Cette succession ininterrompue de découvertes attirait peu à peu sur Lippmann l’attention des physiciens du monde entier. Dès 1886, à peine âgé de quarante ans, il était nommé membre de l’Académie des Sciences ; en 1912, il en devenait le président. La Société Royale de Londres, l’Académie des Lincei à Rome, les principaux corps scientifiques étrangers, l’appelaient successivement à eux.

Particulièrement fructueuse fut sa collaboration à l’œuvre astronomique du Bureau des Longitudes. L’entrée de Lippmann dans ce domaine, en apparence si étranger à ses préoccupations antérieures, mérite d’être contée. Le physicien Cornu, professeur élégant, expérimentateur impeccable, venait de mourir. Il laissait une place vacante au Bureau des Longitudes. Le maître de l’astronomie physique en France, Henri Deslandres, vint proposer sa succession à Lippmann. « Mais, je n’ai jamais fait d’astronomie, se récria celui-ci. — Qu’à cela ne tienne, vous en ferez. » Il se laissa convaincre. Heureuse condescendance ! Il devait dans cette branche nouvelle réaliser quelques-unes de ses plus remarquables inventions.

Le problème de la mesure exacte du temps l’avait toujours préoccupé. En dehors de considérations théoriques profondes, il apporta aux anciennes méthodes de mesure des perfectionnements remarquables. Les procédés mécaniques d’entretien du mouvement de pendule introduisaient d’inévitables perturbations, ! Il y substitua un procédé électrique beaucoup plus parfait, fondé sur la décharge d’un condensateur : la force n’agit que pendant un temps infiniment court et au moment même du passage de l’instrument par la verticale : elle laisse le mouvement inaltéré.

Mais sa contribution la plus importante à l’astronomie est le cœlostat. C’est une invention moins connue du public, mais qui mérite d’être placée au même rang que l’électromètre capillaire ou la photographie des couleurs : telle est la trinité qui portera à la postérité le nom de Lippmann.

On sait que l’aspect du ciel étoile change incessamment au cours des heures de la nuit, la voûte céleste paraissant tourner autour d’un axe idéal, l’axe du monde. D’où la nécessité, pour suivre les astres, de donner aux télescopes un mouvement approprié. Une autre solution consiste à observer les objets célestes dans un miroir mobile, animé d’un déplacement convenable. Un des dispositifs les plus employés est le sidérostat dans lequel l’image d’un seul astre est fixe, les autres points du ciel semblant tourner autour de lui. Bien plus parfaite est la solution imaginée par Lippmann dans le cœlostat ; c’est le ciel tout entier qui paraît immobile. Josué arrêtait le soleil dans sa course. Il semble qu’ici un photographe surnaturel ait arrêté le ciel même, en prononçant les mots fatidiques : « Ne bougeons plus ! »

Lippmann augmenta encore la portée de cet admirable instrument en imaginant sa méthode des éclairs pour déterminer les heures des passages des étoiles au méridien. L’image photographique de l’étoile est accompagnée du trait fourni par une fente lumineuse et un collimateur : la plaque est donc rigoureusement repérée par rapport à une source terrestre sans aucune intervention d’un opérateur toujours plus ou moins faillible. La pose peut être prolongée à volonté. Le cliché porte la trace non seulement des étoiles visibles à l’œil nu, mais d’une multitude d’autres : « Aucun observateur en chair et en os, remarque Lippmann, ne pourrait obtenir par la méthode visuelle ce que donne la méthode photographique. Il faudrait pouvoir installer à la lunette un observateur idéal, doué d’une rétine tellement sensible qu’il verrait des étoiles d’un ordre de grandeur élevé, et capable en outre de noter en quelques minutes plusieurs centaines de passages, sans erreur et sans confusion. »

Malheureusement, les dimensions et les prix des grands appareils astronomiques sont tels que bien peu de nos observatoires français peuvent les acquérir. Ni le Parlement, ni les particuliers ne s’y intéressent vraiment. La sensibilité latine ne s’émeut guère que devant les grands fléaux : la rage, la diphtérie, le cancer. Bien rares sont ceux de nos concitoyens qu’on trouve disposés à mettre la main à la poche devant Uranie et son compas. Plus rudes, les habitants du Nouveau Monde sont aussi d’un idéalisme plus abstrait : on n’y compte plus les observatoires richement dotés par l’État ou par les individus. Au cours de son dernier voyage, Lippmann eut l’heureuse surprise d’y retrouver ces magnifiques instruments, fils de son cerveau. Il est vrai qu’il constata que les astronomes américains en ignoraient l’auteur. Mais, détaché de toute vanité personnelle, il tenait qu’il n’est pas de plus belle récompense pour le savant que d’avoir enrichi le patrimoine commun de l’humanité.


De tels travaux, s’ils assuraient sur d’inébranlables fondements la réputation de Lippmann dans le monde savant, n’eussent pas suffi à rendre son nom presque populaire. Pour le faire sortir du cercle des Académies, il fallut sa sensationnelle découverte de la photographie des couleurs.

Un savant assez caustique du siècle dernier avait proposé de distinguer les « découvertes » et les {{trouvailles. » Il est d’heureux physiciens qui furent trouvés par les phénomènes auxquels leur nom est resté attaché plutôt qu’ils ne les trouvèrent. Il serait injuste d’ailleurs de leur dénier tout mérite : le hasard ne parle qu’à ceux qui savent l’entendre. La photographie des couleurs est au contraire le modèle d’une vraie découverte. La théorie permit à Lippmann de prévoir le succès et de fixer toutes les conditions de la réussite. Mais il lui fallut des années d’efforts pour arrivera une réalisation expérimentale pleinement satisfaisante.

L’idée initiale vint à son esprit en 1886, tandis qu’il préparait son cours d’optique à la Sorbonne. Je lui ai entendu dire que rien n’est plus utile au savant que l’enseignement. La nécessité d’exposer la science à d’autres oblige le professeur à revoir et à repenser par lui-même tout l’ensemble d’un vaste sujet, à constater les lacunes qui y subsistent, à réviser, et parfois à rectifier, les idées et les théories.

Les débuts de la photographie avaient soulevé chez les contemporains de Niepce et de Daguerre un vif enthousiasme. On chercha ensuite à reproduire non plus la forme seule, mais les couleurs des objets. Un instant, on crut toucher au but. Edmond Becquerel obtint, sur des plaques d’argent, recouvertes d’une couche mince de sous-chlorure, des images colorées. Malheureusement, à peine entrevu, ce monde merveilleux s’évanouissait. Becquerel essaya de le fixer. Vains efforts ! A moins d’être conservée dans une obscurité complète, l’image pâlissait et s’effaçait. Le procédé resta une simple curiosité de laboratoire.

A ces essais empiriques, Lippmann allait substituer la rigueur de la méthode scientifique. En notre siècle d’automobilisme, il n’est personne qui n’ait remarqué les nuances irisées des minces pellicules d’huile qui tombent sur la chaussée du carter des voitures. Ces couleurs changeantes n’appartiennent pas à l’huile ; elles sont une simple apparence due aux interférences de la lumière réfléchie sur les deux faces de la couche liquide. Telles furent les couleurs que réalisa Lippmann. Les théories modernes assimilent les vibrations lumineuses aux ondes qu’on voit se former dans un étang où l’on jette une pierre. La distance qui sépare deux rides consécutives porte le nom de longueur d’onde. Chaque couleur a la sienne : celle du violet est de quatre dix-millièmes de millimètre ; celle du vert, de cinq dix-millièmes ; celle de l’orangé, de six dix-millièmes. Si l’on éclaire par la lumière du jour une lame mince dont l’épaisseur soit égale à la longueur d’onde du rayon vert, le vert prédomine légèrement dans l’image réfléchie. Qu’au lieu d’une lamelle on en empile plusieurs centaines, le vert seul sera réfléchi, les autres couleurs auront disparu. Si l’épaisseur des lames était de quatre dix-millièmes de millimètre, le violet seul serait renvoyé à notre œil.

Le trait de génie de Lippmann fut de confier à la lumière elle-même le soin d’engendrer, dans l’épaisseur de l’émulsion photographique, ces multiples lamelles d’argent métallique, il suffit d’adosser cette émulsion à un miroir. Les ondes incidentes et les ondes réfléchies engendrent des ondes stationnaires dont l’écart correspond précisément à leur couleur. Si l’on développe la plaque, il se forme au sein même de la courbe sensible des milliers de couches équidistantes d’argent métallique, écartées les unes des autres de quelques dix-millièmes de millimètre. Le phénomène est réversible. Éclairée par la lumière ordinaire, la plaque renvoie à l’œil les rayons mêmes qui l’ont impressionnée. La plaque photographique joue vis-à-vis des vibrations lumineuses le rôle de la membrane du phonographe vis-à-vis des vibrations sonores. L’origine des couleurs est donc une illusion physique. Elles ont l’éclat métallique et changeant des bulles de savon ou des lamelles de la nacre. Leur teinte varie avec l’incidence sous laquelle on les regarde, mais on obtient des images magnifiques en les projetant sur un écran.

Telle est l’idée mère. A un physicien, elle paraît fort simple. Lippmann pourtant n’arriva au but qu’après cinq années de tâtonnements. Sûr de lui, il recommençait ses expériences sans jamais se décourager. Grande leçon de patience !

En vue d’obtenir la surface réfléchissante, il appliqua d’abord l’émulsion sur une plaque d’argent poli, puis sur une plaque de platine, revenant ainsi, bien que dans un dessein différent, aux anciens procédés de Niepce et de Daguerre. Enfin il pensa à adosser l’émulsion à une couche mince de mercure. C’était la solution à la fois la meilleure et la plus simple : comme il arrive souvent, ce fut la dernière trouvée.

Mais ces difficultés ne furent rien à côté de celles auxquelles il se heurta quand il chercha à former, à l’intérieur de la couche sensible, à raison de plusieurs milliers par millimètre, les minces pellicules réfléchissantes d’argent réduit, exigées par la théorie. La première condition pour y arriver était d’obtenir une émulsion transparente, homogène et sans grains. Des grains d’un millième de millimètre d’épaisseur seulement eussent rendu la recherche sans espoir. Aucune des émulsions qui existaient dans le commerce ne satisfaisait à ces conditions. Lippmann se remit à l’école ; il fit venir le Nestor des photographes, le président de la Société française de Photographie, Davanne, le vieux compagnon de la vingtième année de mon père, d’Aimé Girard et de Louis Ménard. Il apprit patiemment sous sa direction à fabriquer les émulsions des vieux praticiens de 1830 : émulsions au collodion, émulsions à l’albumine ; ces préparations étaient loin d’avoir la sensibilité du gélatino-bromure : les premiers spectres qu’il obtint nécessitaient des poses de quatre heures. Enfin, il parvint à fabriquer des couches à l’albumine réunissant les conditions voulues. ! Après cinq années d’efforts, sa patience fut récompensée. Le 2 février 1891, — jour fameux dans les fastes de la science ! — il put présenter à l’Académie d’admirables photographies du spectre solaire. L’année suivante, il montrait les clichés de divers objets colorés : un vitrail, un groupe de drapeaux, un plat d’oranges, un perroquet empaillé que ses visiteurs se rappellent avoir vu bien souvent poser dans son laboratoire.

Restait à perfectionner l’orthochromatisme des plaques et à diminuer le temps de pose. Ces résultats furent obtenus grâce aux efforts de techniciens d’une rare habileté, les frères Lumière de Lyon : remplaçant l’albumine par le gélatino-bromure, ils obtinrent en moins de quatre minutes des portraits au soleil. Ils améliorèrent également la projection des images sur l’écran en plaçant sur la plaque un petit prisme d’angle très faible, qui élimine la lumière parasite. Grâce à ces progrès, on obtient couramment aujourd’hui, en moins d’une minute, des paysages, des reproductions de tableaux, des portraits et jusqu’à des photographies d’animaux.

Le grand savant réunit peu à peu une superbe collection de vues prises dans la forêt de Fontainebleau, les Alpes, les Pyrénées, sur les bords de la mer, à Venise, dans le Nord de l’Italie. Quand ces clichés sont projetés sur l’écran, l’illusion est saisissante : on y retrouve la qualité de la lumière et jusqu’à la transparence de l’air à la mer ou à la montagne.

La découverte de la photographie des couleurs excita dans le monde entier une sensation profonde. En 1896, (la Société Royale de Londres invitait Lippmann avenir lui exposer ses recherches. En 1908, l’Académie des Sciences de Suède lui décernait la célèbre récompense internationale : le prix Nobel de physique.

Une autre conception de Lippmann, qui montre d’une manière frappante son aptitude à sortir des sentiers battus, est celle de la photographie intégrale. Une épreuve photographique ordinaire ressemble à un dessin : elle ne donne de la réalité qu’une image unique et sans relief. Au contraire, quand nous regardons le monde extérieur, l’aspect des choses se modifie, si nous déplaçons la tête à droite ou à gauche. Lippmann indiqua comment, au moyen d’une série de petites boules transparentes, on pourrait former une surface sensible donnant une image en relief dont l’aspect changerait avec la position des yeux de l’observateur, s’encadrant entre les bords de la plaque comme l’image du monde réel entre les bords d’une fenêtre. Toutefois, si ingénieuse que soit l’idée, elle s’est heurtée à une difficulté pratique qui n’a pu être surmontée. Aucun des corps transparents que nous connaissons aujourd’hui ne possède d’indice de réfraction assez élevé pour permettre une réalisation satisfaisante. Mais le principe de la méthode existe : peut-être les progrès futurs de la chimie mèneront-ils au but.


Cependant, l’autorité grandissante de Lippmann attirait autour de lui de nombreux élèves, dont beaucoup sont devenus des maîtres à leur tour. Tous l’entouraient d’une respectueuse affection, que l’on put mesurer à leur douteur profonde, le jour de sa mort. La plupart ont fait dans son laboratoire et sous sa direction des thèses remarquées. Je nommerai d’abord Alphonse Berget, son collaborateur fidèle durant de longues années, expérimentateur habile qui illustra le laboratoire par une série de travaux personnels marqués d’un rare cachet d’élégance ; causeur étincelant, qui, après avoir aidé jour par jour le maître dans ses recherches sur la photographie des couleurs, popularisa la découverte par des opuscules et des conférences très applaudies ; Amédée Guillet, maître de conférences, attaché à la chaire de Physique, lui-même technicien remarquable, à la fois sûr et hardi, qui, dans le domaine des phénomènes électriques et de la mesure du temps, s’est signalé par des recherches de premier ordre ; de Watteville, sagace investigateur du monde des raies spectrales, et l’un des auxiliaires préférés du maître en ces dernières années ; L. Benoist qui, dès 1901, découvrait la relation fondamentale qui relie les poids atomiques des corps aux spectres d’absorption des rayons X et dont le nom est ainsi attaché à une découverte, qui, étendue récemment aux spectres d’émission, représente une des conquêtes capitales de la physico-chimie ; puis, toute une pléiade de savants de haute valeur, français ou étrangers, — parmi lesquels il convient de citer particulièrement les Roumains Hurmuzescu, Miculescu et Vasilesco Karpen, — qui, grâce à la richesse des moyens de travail dont dispose le laboratoire, ont mesuré avec précision les plus importantes constantes de la physique.

Durant la guerre, Lippmann mit sa science et son infaillible jugement au service de la patrie menacée ; il s’attacha particulièrement aux problèmes relatifs aux sous-marins, et, là comme partout, sut faire œuvre utile.


Lippmann subordonna toujours tout aux exigences de la recherche scientifique. Il y trouvait la satisfaction des besoins les plus profonds de sa nature. A un de ses collaborateurs qui lui posait l’éternelle question qui se dresse devant les hommes au soir de leur vie : « Si vous aviez à recommencer votre existence, quelle carrière choisiriez-vous ? — La même, » répondit-il sans hésiter.

Sauf pendant les courtes périodes de ses vacances qu’il passait le plus souvent en Suisse et dans les Alpes, il allait, matin et soir, à son laboratoire. Quand sonnait l’heure, il partait paisiblement, puis revenait le lendemain, et reprenait sa tâche au point où il l’avait laissée. Cette continuité et cette régularité rappellent, dans un autre ordre, celles de notre grande et admirable George Sand, qui posait sa plume à heure fixe, dût-elle s’interrompre au milieu d’une phrase. Gabriel Lippmann poursuivait son travail scientifique avec une ténacité tranquille et glacée ; il ne manifesta jamais ni lassitude devant les échecs, ni enthousiasme devant les victoires. Le jour où, après des années d’insuccès, il vit sur la plaque photographique qui séchait, apparaitre enfin les couleurs irisées du spectre, il dit simplement à son préparateur : « Cette fois, je crois que cela y est. »

Son aspect extérieur était celui du savant absorbé par l’idée fixe. Que de fois je l’ai croisé dans cet étroit espace où s’écoula presque toute sa vie de savant, en un incessant va-et-vient entre son laboratoire de la rue Victor Cousin et sa maison toute proche, de la rue de l’Éperon, absorbé dans son songe intérieur, avec cet air distrait des grands inspirés qui passent au milieu des hommes sans les apercevoir ! Sa femme était hantée par la crainte qu’il se fit écraser. Cette préoccupation tourna à l’obsession après l’accident qui nous enleva Pierre Curie. Était-il de cinq minutes en retard, elle ne vivait plus.

La carrière scientifique de Gabriel Lippmann fut celle d’un solitaire. Il suivait son idée propre sans tenir compte de ces caprices de la mode dont l’empire n’est pas moindre parfois dans les laboratoires des savants que dans les ateliers des couturiers. Lippmann se tint toujours en dehors de ces courants momentanés. Aucune nouveauté, si retentissante fùt-elle, ne le détournait de son sillon. « La vie est trop courte pour tout ce que l’on a à faire, » disait-il parfois.

Le secret de son constant succès dans tant de questions différentes, est qu’il savait se mettre au centre même des choses. A la base de ses découvertes on trouve toujours une idée très simple. Aussi devait-il fatalement aboutir : que l’expérience réussît ou qu’elle échouât, il ne changeait pas sa manière de voir. S’il n’avait pas abouti, c’est qu’il s’y était mal pris. Et il recommençait indéfiniment. Seule l’exécution matérielle pouvait être difficile : c’est ainsi que le cœlostat comportait une condition fort délicate à réaliser ; c’est ainsi encore que la photographie des couleurs supposait l’existence d’une couche transparente sans grains dont la préparation demanda des années.

L’élégante simplicité de ses conceptions explique qu’il ait pu, pour les ébaucher, se contenter d’abord des moyens les plus rudimentaires. Avec une épingle à cheveux, quelques allumettes, un bâton de cire, il établissait les modèles des appareils les plus délicats. J’ai vu le détecteur magnétique original de Marconi fabriqué par l’inventeur italien avec une boîte à cigares. Lippmann construisit son premier cœlostat avec un réveille-matin acheté au bazar de l’Hôtel de Ville, et sur lequel il adapta un miroir.


Lippmann avait sur l’enseignement des idées très personnelles. Ses années d’études lui avaient laissé de mauvais souvenirs et il jugeait avec sévérité notre système universitaire français. Dans un discours qu’il prononça en 1905 à Lyon comme président de l’Association française pour l’avancement des Sciences, il a exposé ses vues à cet égard. L’âpreté de l’accent et la rigueur des critiques surprennent au premier abord, tant elles s’écartent de la forme mesurée et ménagée de ses autres écrits. On y sent comme l’explosion de sentiments longtemps contenus. Il y montre notre instruction publique enlizée dans la pédagogie venue de Chine : « c’est la culture naine, c’est-à-dire la science et la doctrine des adultes infligées à des écoliers, et en revanche les adultes examinés, surveillés et corrigés à la façon des jeunes élèves. La culture naine est la caricature de l’enseignement supérieur. Ce système fonctionnait il y a trois cents ans, et aujourd’hui on ne trouve son analogue en aucun point du globe, sauf en France, en Espagne et en Chine. »

Comment ne pas lui donner raison quand on pense au succès scandaleux de ces institutions spéciales au quartier latin où les familles éplorées placent les jeunes cancres qui ont échoué à un premier examen, « fours à bachot, » qui se chargent à forfait, en trois ou six mois, de gaver leurs pensionnaires comme des oies à l’engrais d’un ensemble de formules toutes faites leur permettant d’obtenir, — il n’est que trop vrai, hélas ! — le précieux diplôme sur peau d’âne ?

Il montre ensuite que « le fléau grotesque du mandarinisme » a produit en Chine et en Espagne un total arrêt de développement, « parce que l’idéal de la cuistrerie y a été réalisé purement et simplement. Chez nous le même effet ne s’est produit que partiellement. Fort heureusement nous avons un enseignement supérieur. La Convention a créé des écoles savantes ; puis les Universités sont nées, et la République a favorisé leur développement. C’est là qu’est le remède. Le rôle de l’Université est surtout d’enseigner l’art de la recherche, ce qui veut dire la science, car la science, c’est l’art de la recherche et pas autre chose. Et nous savons que la recherche est indispensable à l’industrie. En même temps, l’Université est faite pour mettre les hommes qui veulent acquérir une culture générale digne de ce nom en contact avec la science de premières main, la seule qui soit attrayante et féconde. »

Il appliqua ces idées autour de lui : l’enseignement du laboratoire doit s’affranchir des formules apprises ; seule la recherche personnelle a une valeur. Il pensait que le rôle du professeur n’est pas de prendre un élève par la main, de le guider pas à pas, de lui faire faire une thèse chapitre par chapitre. Le chercheur doit faire lui-même ses appareils, car jamais il n’en trouve de parfaitement adaptés au problème qu’il se pose. On ne s’instruit vraiment que par les difficultés qu’on surmonte soi-même. Sinon on fait les gestes de la recherche ; on en ignore l’esprit et l’essence profonde. Il répugnait aussi à surveiller chaque jour le travail de ses élèves. « Souvent, disait-il, on cherche des choses qui paraissent absurdes, qu’on aurait presque honte à dire. Eh bien ! par cela même qu’elles sont spontanées, ce sont parfois les plus fécondes. Un professeur doit laisser faire. » Tandis qu’il parlait, je me rappelais le récit que me fit Edmond Becquerel la première fois que je le vis dans son vénérable laboratoire du Muséum. Il avait été rendre visite à Londres à son ami Faraday. Celui-ci vint le chercher un dimanche matin à son hôtel pour lui montrer le gros électro-aimant qu’il venait de construire. Faraday emportait dans un journal un paquet qui intriguait un peu son collègue. Il le déballa avec une joie d’enfant, et Becquerel le vit avec stupéfaction placer entre les armatures de l’appareil, un bifteck bien saignant. « Je vous ai emmené avec moi aujourd’hui, lui dit Faraday, parce qu’il n’y a personne au laboratoire ; c’est une expérience que je n’aurais jamais osé faire devant mes préparateurs, car on se serait trop moqué de moi. »

Bien que Lippmann eût débuté par être professeur de physique mathématique, il estimait, comme son ancien maître Jamin, que l’abus des formules obscurcit les phénomènes plutôt qu’il ne les éclaire. La préface de son livre sur les Unités électriques absolues contient sur ce sujet quelques lignes singulièrement pénétrantes. Il répugnait à l’automatisme des méthodes purement algébriques où seuls le point de départ et le point d’arrivée sont visibles.. Pour être maître d’un sujet, le physicien doit pouvoir suivre tous les chaînons du raisonnement, chaque formule étant pour lui la traduction d’un fait concret. De là la préférence qu’il accordait à la géométrie, science plus intuitive et qui par le davantage à l’imagination. Il pensait aussi que, pour être utile, le langage scientifique doit être simple ; sinon, c’est un outil dont il devient trop malaisé de tirer parti. On sait qu’une des plus récentes théories de la science physique, celle de la relativité, fait appel à des méthodes de calcul si abstraites que, seuls, quelques rares spécialistes les ont pratiquées. Einstein lui-même est assisté d’un préparateur en mathématiques rompu aux difficiles procédés du calcul différentiel absolu et chargé de résoudre les problèmes dont il lui fournit les données. Le résultat obtenu, c’est au physicien qu’il appartient d’en trouver l’interprétation. Lippmann était sceptique sur l’utilité de ces méthodes trop compliquées et d’une : manipulation presque impossible.

Bien que son style scientifique soit d’une grande pureté, il n’aimait pas à écrire. En dehors de sa thèse, il n’a pas rédigé un seul mémoire de longue étendue. Ses cours seraient perdus, si ses élèves n’avaient pas pris soin de les recueillir. La plupart de ses travaux consistent en brèves notes à l’Académie des Sciences : l’exposé original de sa mémorable découverte de la photographie des couleurs occupe à peine deux pages des Comptes-Rendus. Cependant cette recherche lui avait coûté des années d’efforts. Il ne reste dans sa rédaction aucune trace des difficultés qu’il avait dû surmonter. On a regretté maintes fois qu’il n’ait jamais trouvé le loisir d’écrire une mémoire détaillé, où les expérimentateurs eussent puisé de précieuses leçons. Comme les grands architectes, il avait la coquetterie de faire disparaître les échafaudages. Mais la limpide clarté de sa rédaction est trompeuse ; elle donne l’illusion que tout ce qu’il a trouvé était facile et simple.


En Lippmann, l’homme n’était pas moins remarquable que le savant. Ce qui frappait d’abord en lui, c’était son extrême distinction. Il était ménager de son temps et n’aimait pas les importuns, mais il accueillait ses visiteurs avec une parfaite courtoisie. Il s’attachait à mesurer la portée de ses paroles, et ne se laissait jamais entraîner à des approbations qui eussent dépassé sa pensée. Son laboratoire était pour lui une grande famille. Si, par principe, il laissait à ses élèves une large initiative, cependant jamais un conseil ne lui fut demandé en vain ; ses réponses, fruits d’une longue maîtrise, renfermaient presque toujours des idées nouvelles, des aperçus imprévus. Dans la conversation journalière il avait beaucoup d’humour il savait donner un relief aux moindres détails. Certains de ses jugements revêtaient parfois un tour un peu paradoxal, car, dans son désir de concision il lui arrivait de résumer son opinion en une phrase brève que l’on ne comprenait bien qu’à la réflexion. Il apportait dans sa vie la sobriété et la réserve qui sont caractéristiques de son œuvre scientifique. Il se livrait très peu, et bien rares furent, même parmi ses camarades et ses collaborateurs, ceux qui purent se flatter de l’avoir vraiment connu. Nul ne fut plus éloigné que lui de cette candeur, de cette crédulité un peu naïve qu’on a si souvent signalées dans Ampère. Dans toute la force du terme, c’était un intellectuel, et qui présentait, chose rare ! un admirable équilibre de l’esprit inventif et de l’esprit critique.

Dans les conseils universitaires, à l’Académie, ses interventions, rares et mesurées, avaient un poids singulier, qui tenait moins encore à son autorité scientifique qu’à l’indépendance de son caractère. Fort méfiant, il était peu accessible à la flatterie. Il ne faisait partie d’aucune coterie. « Depuis que la Sorbonne a annexé l’Ecole Normale, » disait un jour quelqu’un devant lui. « Vous voulez dire : depuis que l’Ecole Normale a annexé la Sorbonne, » interrompit-il. Comme Darboux, il pensait que si la Révolution a renversé la féodalité, on l’a avantageusement rétablie dans les Universités. Parvenu aux plus hauts sommets de la science, il planait au-dessus des hommes et des écoles. Pour lui, les considérations scientifiques comptaient seules. Il fut un des rares universitaires qui soutinrent les infructueuses candidatures de Pierre Curie à la Sorbonne et qui, sous sa modestie farouche et ses allures d’ours mal léché, surent distinguer son noble caractère et sa valeur exceptionnelle.


Cette élégance et cette distinction étaient innées en Gabriel Lippmann. Dès sa jeunesse, elles lui valurent de précieux suffrages. J’ai dit plus haut comment il fut apprécié de Jules Simon, de Kirchhoff, de Helmholtz, de Hermite.

Je l’ai vu pour la première fois dans ce milieu éblouissant de haute culture dont ceux qui ont eu le privilège d’y pénétrer ont conservé l’impérissable souvenir ; la philosophie, les lettres, les arts, les sciences s’y mêlaient par leurs représentants les plus fameux : Ernest Renan, Hippolyte Taine, Paul Dubois, Gaston Paris, mon père... Aux réunions qui se tenaient tour à tour chez l’un ou l’autre de ces maîtres, un des plus assidus était Victor Cherbuliez. Romancier, critique, historien, merveilleusement informé des hommes et des choses de France et de l’étranger, nulle part Cherbuliez n’a laissé un souvenir plus vivant que dans cette vieille maison de la Bévue. Il ne brillait pas moins dans la conversation que la plume à la main. Sa fille, qui l’entourait d’un culte touchant, avait hérité de la finesse et de la distinction de ses manières. Les lettres et les arts n’avaient pas de secrets pour elle. Son cœur était à la hauteur de son esprit. Gabriel Lippmann rencontra en elle une nature d’élite capable de comprendre et de pénétrer la sienne. Il lui demanda de partager sa vie. Dès lors, elle ne vécut plus que pour lui, effaçant sa personnalité devant la sienne, habile à créer autour de lui cette atmosphère de tranquillité et de sérénité si nécessaire au chercheur. Dans l’intimité de chaque jour, elle s’associa non seulement à ses réflexions morales et philosophiques, mais encore à son travail scientifique. Ses intimes savent avec quelle habileté consommée, elle s’était peu à peu rendue maîtresse de la délicate technique de la photographie en couleurs : c’est à elle que sont dus la plupart des splendides paysages que Lippmann projetait dans ses conférences et à la vue desquels s’élevait toujours dans le public un long murmure d’admiration. !

Ce fut sans doute dans ses conversations journalières avec le célèbre auteur du Cheval de Phidias que Gabriel Lippmann, familiarisé dès son enfance avec les arcanes de la musique, s’initia à l’appréciation des nuances les plus délicates de la peinture et des arts plastiques. On appréciera la qualité de son jugement par une lettre curieuse qu’il adressait à son beau-père au moment de l’Exposition universelle de 1900.


Je vous signale une pièce rare que madame d’Abbadie m’a montrée hier et qui m’a vivement intéressé. C’est un tableau grec, représentant Cléopâtre et son aspic, fait à l’encaustique par un artiste contemporain ; d’aucuns disent que c’est le tableau qu’Auguste traînait derrière lui en triomphe, faute d’avoir eu la reine vivante. Ce n’est pas que je m’intéresse outre mesure au nez de Cléopâtre. Mais ce qui m’a frappé, c’est la sobriété et la dignité tout antiques de la composition. Au premier abord, c’est un portrait vu de face, coupé à la ceinture. En réalité, c’est la mort de Cléopâtre. On montre l’aspic. Le reste du drame est dans l’attitude : la bouche contractée et entr’ouverte comme pour le râle, les yeux déjà renversés. Mais l’artiste a dédaigné de faire les joues pâles ou ravagées. La santé est parfaite, sauf la mort qui est là. Un peintre d’aujourd’hui eût-il ainsi concentré ? Voyez-vous le même sujet mis au concours à l’École des Beaux-Arts ? Que de lits magnifiques, de draperies, de chapiteaux, de ciels bleus et d’esclaves éplorées ! Que d’ibis, que d’éventails, que de chevelures noires éparses, que de marbres verts, que de voiles en désordre ! Souffrez que je m’en donne un peu aux dépens de la peinture moderne ; elle m’agace souvent comme le théâtre.


Cette page caractéristique montre qu’en art comme en science, Lippmann était avant tout un classique, et que, dans les domaines les plus différents, il portait les mêmes goûts de logique et de simplicité.

Affranchi de tout dogmatisme, Lippmann dont les parents étaient de confession Israélite ne se réclamait d’aucune école, ni d’aucune religion. Selon ses dernières volontés, ses obsèques furent purement civiles. Mais ses recherches l’avaient conduit depuis longtemps à une foi spiritualiste, voisine à certains égards de la théorie philosophique de l’harmonie préétablie. Ses amis l’ont vu souvent s’arrêter et méditer longuement devant les spectacles de la nature, grandioses ou infimes ; un scarabée dans la corolle d’une fleur ne le captivait pas moins qu’un paysage dans la montagne. Maintes fois, on l’entendit, après avoir observé le manège d’un oiseau ou les manifestations instinctives d’un insecte, résumer sa pensée en ces mots : « Tout a été prévu. » A un de ses amis qui l’interrogeait sur la conception générale de l’univers à laquelle un homme tel que lui était parvenu après tant de coups de sonde profonds dans les abîmes de l’inconnu, il répondait par ce mot digne de Pascal : « Comment l’absence de pensée pourrait-elle créer la pensée ? »

Son caractère était égal et serein. Une fois sorti du laboratoire, il laissait de côté les préoccupations de sa journée laborieuse. Un autre savant illustre, Helmholtz, me racontait que pour se détendre l’esprit, il allait presque chaque soir dans les petits théâtres et que rien ne le reposait mieux des abstraites préoccupations des mathématiques que les calembours ou les quiproquos des vaudevilles. Plus fin, Lippmann n’éprouvait pas le besoin de tels délassements, mais, pour se reposer, il lisait volontiers des revues anglaises, notamment le Punch, et de l’autre côté de la table, sa femme l’entendait rire silencieusement, mais parfois jusqu’aux larmes, de l’humour anglais. Une goûtait qu’à demi le théâtre contemporain : le jeu artificiel des acteurs l’agaçait. Comme beaucoup de lettrés, il préférait la lecture des chefs-d’œuvre de la scène à leur représentation. Il savait par cœur des actes entiers de Shakspeare, de Molière, de Racine et de Corneille. Il citait de longs passages des romans de Walter Scott, comme s’il les eût lus la veille. Par ce trait, il s’apparente à des prédécesseurs illustres, fameux par leur prodigieuse mémoire, tels que Ampère et Marcelin Berthelot.

Un autre trait frappant du caractère de Lippmann, c’était la prudence. C’est une humble vertu. L’humanité admire surtout les audacieux, et sans doute c’est à ceux-là que sont dus, dans l’ordre de l’esprit comme dans l’ordre des faits, les plus grandes conquêtes de l’histoire. Mais ils passent comme des météores, et la fin d’un Alexandre, la chute d’un Napoléon ne furent pas moins soudaines que leurs succès. Pour durer, dans nos modernes sociétés démocratiques, héritières de l’antique Athènes, et règnes de l’envie, il n’est pas bon de dépasser les autres de la tête : tout au moins faut-il se le faire pardonner. Par nature et par principe, Lippmann était prudent. On ne trouve dans ses écrits ni les effusions mystiques d’un Kepler, ni les anticipations prophétiques d’un Faraday, dépassant l’expérience d’un grand coup d’aile et pressentant confusément, au delà de l’océan mouvant des faits, de nouvelles Amériques. On n’y trouve pas en revanche les erreurs ou les utopies de ces grands téméraires. Pareils à des marbres pentéliques, ses mémoires défient le temps par leur cachet de perfection.

Cette même prudence, Lippmann la portait dans sa vie pratique. Pas plus qu’un Descartes, il ne se fût soucié de braver inutilement le pouvoir ou l’Eglise. Il se fût rangé volontiers aux côtés d’un Chevreul, qui, témoin tour à tour des dernières convulsions révolutionnaires et des excès de la Terreur blanche, servit avec la même indifférence la Royauté, la République et l’Empire, détournant seulement avec effroi la conversation quand elle venait à toucher aux choses religieuses : « N’en parlons pas ! ce sont de ces questions qui mettent aux hommes le couteau à la main. »

A toutes les époques de leur histoire, les Français se sont plu à s’entre-déchirer. Aux fureurs religieuses ont succédé les fureurs politiques. Sans doute aujourd’hui on ne se brûle plus et on ne se guillotine plus ; c’est un progrès. Mais trop souvent, depuis un siècle, nous avons vu, sous le regard ironique et malveillant de l’étranger, les meilleurs serviteurs du pays poignardés dans le dos au cours de ces discordes atroces, où la haine envieuse se pare du masque hypocrite de la justice.

Le bouillonnement de ces étranges passions n’est pas moindre parfois dans les petites chaudières closes, microcosmes ignorés du public. Qui dira les jalousies féroces des érudits, des médecins, des théologiens ? Il est des spécialistes qui seraient prêts à s’égorger pour un point sur un i, pour une virgule, pour un insecte, pour un lichen. Dans les dernières années de sa vie, Lippmann était troublé du tour mystique et forcené donné par ses partisans à la récente doctrine de la relativité. Prônée par les uns comme le début d’une ère nouvelle de l’esprit humain, traitée dédaigneusement par les autres de « joyeuse plaisanterie, » cette théorie a le don de passionner à la folie quelques-uns de ses adeptes. Lippmann s’effrayait de leur âpreté : « C’est un fanatisme nouveau ; ils feraient emprisonner ceux qui ne sont pas de leur avis. »

Le trait le plus inattendu de ces théories, — scandale pour les uns, miracle pour les autres, — est la suppression de l’ancienne notion de temps. Pour deux personnes un moment réunies, séparées, puis réunies de nouveau, le temps écoulé entre le départ et le retour n’est pas le même ; il est d’autant plus court qu’on se meut plus rapidement ; il serait nul, si l’on voyageait avec la vitesse de la lumière ; si l’on se déplaçait plus vite que celle-ci, on serait revenu avant d’être parti. Depuis longtemps, les théologiens ont dit que le temps n’existe pas pour la Divinité. Mais l’infirmité de notre esprit a peine à se hausser à ces abstractions, et à rompre avec des habitudes, fruit d’une expérience millénaire. Quoi qu’il en soit, si l’on se rallie à ces vues, elles présentent sous un jour nouveau des problèmes aussi vieux que l’humanité et sur lesquels on pouvait croire que tout avait été dit : la vie et la mort, la jeunesse éternelle, l’immortalité.

Lippmann ne croyait guère à la légitimité de cette métaphysique aventureuse que l’on a prétendu tirer de certaines formules mathématiques. Son dernier travail, publié après sa mort, est un mémoire, où, avec sa brièveté accoutumée, il donne à entendre que ces conséquences paradoxales proviennent de confusions verbales, et qu’on réunit sous un même symbole algébrique, censé représenter le temps, des grandeurs physiques, différentes suivant les cas, et qui tantôt offrent le caractère de variables indépendantes, tantôt au contraire ne l’offrent pas. C’est ce qu’il exprimait familièrement quand il disait de l’initiateur de ces théories : « Il joue admirablement aux cartes, mais il change sans cesse de jeu. »


L’idée de quitter à l’heure de la retraite le laboratoire où s’était écoulé le meilleur de sa vie, avait longtemps attristé Lippmann. Mais„ avec cette sagesse qu’il portait en toutes choses, il avait fini par en prendre son parti et presque par s’en féliciter. « Je serai heureux, disait-il, de me reposer de l’enseignement. Je me donnerai alors tout entier à des travaux d’astronomie auxquels je pense depuis longtemps. » Resté jeune de corps et d’esprit, il envisageait l’avenir avec confiance. Son père et sa mère avaient l’un et l’autre dépassé l’âge de quatre-vingt-dix ans, et, tout en connaissant l’incertitude de la destinée, il ne s’interdisait pas les longs espoirs et les vastes pensées. Il était convaincu que les grands problèmes scientifiques peuvent attendre. Use traçait des programmes lointains et disait : « Dans dix ans, je commencerai à m’occuper de cette question. »

Il y a quelques années, le hasard d’une course à bicyclette m’avait amené dans un des sites les plus déserts de la région de Fontainebleau, à mi-pente du monticule sablonneux où s’étagent les tombes du cimetière d’Arbonne. La bêche à la main, un vieux fossoyeur poursuivait son travail. « Je prépare la tombe de Martin, qui est mort hier, » me dit-il. Puis, me montrant une croix voisine : « C’est là qu’il y a trente ans, j’ai enterré son père. » Et, désignant du doigt une place en contre-bas, il conclut tranquillement : « Et voilà où j’enterrerai son fils. » Je le regardai, un peu effaré.

Peut-être, après tout, cet humble avait-il raison. Peut-être le dernier mot de la sagesse, pour l’ouvrier terrestre, est-il de continuer sa tâche jusqu’au bout, l’outil à la main. Lippmann se savait mortel ; un jour, l’ayant revu à la suite d’une grave maladie, émacié, un peu pâle, mais toujours calme, je fus frappé de l’accent avec lequel il me dit qu’il avait regardé la mort en face et qu’elle n’avait rien de si terrible. Il se savait mortel, mais il jugeait qu’il est d’un homme d’agir comme s’il avait l’éternité devant lui.


DANIEL BERTHELOT.