La vie de Saint Benoist/Chapitre I.

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La vie de Saint Benoist par s. Grégoire le Grand
Traduction par R. P. Dom Joseph Mege.
ROLLIN (p. 14-18).

CHAPITRE PREMIER.[modifier]

Saint Benoist ſort de Rome, il fait ſon premier miracle, il ſe retire dans le deſert, il eſt viſité par un bon Preſtre, & par des Bergers.


Ce jeune Saint ayant pris une forte reſolution de quitter les études, pour ſe retirer dans le desert, ſortit de Rome accompagné de ſa ſeule nourrice, qui l’aimoit tendrement, & qui ne voulut pas l’abandonner. Dés qu’il fut arrivé au village d’Anfide, la charité & l’honneſteté des principaux habitans de ce lieu l’obligerent de s’y arreſter quelque temps. Et l’on le logea dans l’Egliſe de S. Pierre. Or durant le ſejour qu’il y fit,ſa nourrice emprunta un crible d’une de ſes voiſines à deſſein de nettoyer du bled. Mais aiant ſans y penſer laiſſé ce crible ſur la table, il tomba par hazard & ſe rompit en deux pieces. Cette perte aſſligea la nourrice, qui en témoigna ſa douleur par ſes larmes. Le ſaint enfant ſenſiblement touché de l’affliction de ſa chère nourrice, prit les deux pieces de ce vaiſſeau rompu, se mit en oraison, répandit bien des larmes : & il n’eut pas plûtoſt achevé ſa priere, qu’il vit ce crible prés de luy auſſi entier que s’il n’eut pas eſté rompu. Aprés cela conſolant la nourrice, il lui rendit entier le meſme vaiſſeau qu’un peu auparavant elle avoit vû brisé.

Un miracle ſi évident ne put eſtre long-temps caché : il ſut bientoſt ſceu par tous les habitans de ce village, & ils en furent ſi ravis, qu’ils ſuſpendirent ce meſme vaiſſeau à l’entrée de leur Egliſe, pour conserver à la poſterité le ſouvenir d’un ſi grand prodige, & pour apprendre à tous les ſiecles l’éminence de la grace que Dieu avoit donnée à ce Saint dés son commencement. Ce crible miraculeux a demeuré ainsi exposé aux yeux de tout le monde juſqu’à l’entrée des Lombards en Italie, qui fut l’an 568. Mais Benoist craignant la vanité, & preferant les diſgraces de ce monde à ſes plus grandes faveurs, aimant mieux en ſouffrir les rigueurs pour l’amour de Dieu, que de jouir des plaiſirs & des honneurs de cette vie ; ſe déroba ſecrettement aux yeux de ſa nourrice & s’enfuit dans le deſert.

Ce deſert, qui n’eſt éloigné de la ville de Rome que de quarante mille14. ou 15. lieuës, eſt aſſez proche de Sublaque dont il a pris le nom. C’est un lieu écarté, d’où decoulent quantité de belles eaux fort froides & fort claires ; & ces eaux se ramassent, & forment un lac, qui s’écoule aprés & fait une rivière.

Benoist avançoit à grands pas vers ce lieu, lors qu’un Solitaire nommé Romain le rencontra, & lui demanda où il alloit. Ayant appris de lui le ſujet de ſa fuite, & le deſſein qu’il avoit de s’éloigner du monde, pour ſe donner entierement à Dieu, il lui garda le ſecret, l’aida dans ſa genereuse reſolution, & lui donna l’habit de la religion, l’aſſiſtant aprés cela autant qu’il lui fut poſſible.

Ce jeune Saint ſe voiant dans ce lieu ſolitaire, entra dans une caverne fort étroite, où il demeura trois ans inconnu à tous les hommes, excepté au moine Romain. Ce Religieux qui vivoit dans un Monaſtere aſſez prés de ce lieu, ſous la regle de l’Abbé Théodat, le déroboit ſaintement durant quelques heures aux yeux de ſon Superieur, & portoit ſecretement à S. Benoiſt à certains jours, quelques morceaux de pain, qu’il ſe retranchoit à ſoi-meſme. Le Monaſtere de Romain, n’eſtoit pas ſort éloigné de la caverne de Benoiſt ; parce qu’un grand rocher eſcarpé s’avançoit ſur cette grote, & ce charitable Religieux avoit accoûtumé de lier ce pain à une longue corde, & de le deſcendre ainſi en bas. Et afin que Benoist connut quand il luy apportoit ce petit repas, il avoit auſſi attaché une clochette à cette meſme corde, pour l’avertir de s’approcher & de le recevoir. Mais le demon noſtre ancien ennemi, ne pouvant pas ſouffrir la charité de Romain ni la refection de Benoiſt, voiant un jour qu’à l’ordinaire on lui deſcendoit du pain ; par une envie digne de lui, il jetta une pierre & caſſa la clochette. Romain ne laiſſa pas pour cela d’aſſiſter ce ſaint enſant, & ſa charité induſtrieuſe lui en donna aſſez de moiens.

Enfin Dieu voulant donner du repos à Romain, & faire connoiſtre au monde la vie de S. Benoist ; aſin que ce flambeau, qu’il avoit allumé par ſa grace, fut élevé, & qu’il éclaira son Egliſe, il le fit connoiſtre à un Preſtre, qui demeuroit aſſez loin du deſert de Benoiſt. Ce Preſtre s’eſtoit préparé à manger pour le jour de Paſque, quand il entendit ces paroles ; Vous vous preparez des délices, & mon ſerviteur ſouffre la ſaim dans ce deſert. Il ſe leva en meſme temps, prit ce qu’il avoit préparé ; & aprés avoir bien cherché cet homme divin ſur les plus hauts rochers & dans les plus proſondes vallées, enſin il le trouva caché dans ſa caverne. La aprés avoir ſait la priere, & beni Dieu d’une rencontre ſi heureuse, ils s’aſſirent & parlerent enſemble des douceurs de la vie éternelle. Aprés cela le bon Preſtre luy dit ; Levez-vous, prenons un peu de nourriture, puisque c’est aujourd’huy la Feſte de Paſque. Je ſçai bien que c’eſt pour moy une agreable Paſque, luy repartit l’homme de Dieu, puiſque j’ay le bien de vous voir. (Car eſtant entierement éloigné du monde, il ne ſçavoit pas qu’en ce jour là l’Egliſe célebroit la Fette de la Reſurrection de noſtre Seigneur) Mais le venerable Preſtre l’assura que c’eſtoit veritablement le jour de Pasque. Il n’eſt pas à propos, lui dit-il, que vous jeûniez, puiſque je ne ſuis envoié qu’afin que nous mangions ensemble ce que la bonté de Dieu nous a donné. Ils benirent donc noſtre Seigneur, & prirent leur refection. Aprés ce repas & quelques ſaints diſcours, le Preſtre s’en retourna à ſon Eglise.

En ce meſme temps des bergers le trouverent auſſi caché dedans ſa grote, & le voiant entre des brouſſailles couvert de peaux, ils le prirent d’abord pour une beſte ſauvage ; mais quand ils ſe furent approchez de lui, ils reconnurent ſa ſainteté, & furent heureusement changez ; puis qu’ils quitterent leur humeur brutale pour ſe reveſtir de la douceur & de la pieté chreſtienne.

Le nom de S. Benoiſt ſe répandit aprés cela par toute la contrée, beaucoup de perſonnes le viſiterent, luy ſournirent la nourriture du corps, & receurent de luy la parole de Dieu, ce pain de vie qui nourrit l’ame.