La vie de Saint Benoist/Explication de la Préface

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La vie de Saint Benoist par s. Grégoire le Grand
Traduction par R. P. Dom Joseph Mege.
ROLLIN (p. 3-13).

EXPLICATION DE LA PREFACE.[modifier]

Il y avoit un homme, &c. Sur la fin du cinquiéme ſiecle, dans un temps auquel le monde eſtoit le plus troublé, & l’Egliſe plus affligée. Car il n’y avoit pas un ſeul Royaume, une ſeule Province, qui ne fut ſous la puiſſance d’un Prince idolâtre ou heretique. Zenon, grand deffenſeur de l’impieté d’Eutiche, gouvernoit l’Empire d’Orient. L’Italie aprés avoir eſté deſolée par la fureur d’Alaric, d’Atila, & de Genſeric, gemiſſoit ſous la cruauté d’Odoacre. Toute l’Afrique eſtoit opprimée par Genſeric. Les belles Provinces des Gaules eſtoient partagées, ou plûtoſt déchirées, par les François, par les Gots & par les Bourguignons encore ennemis de Jesus-Christ. L’Eſpagne eſtoit ravagée par deux Princes Gots & Arriens. L’Angleterre eſtoit expoſée à la fureur des Ecoſſois, des Pictes, & des Angloſaxons, qui en chaſſerent la Religion Chreſtienne, & y rétablirent l’idolatrie. Enfin toutes les vaſtes Provinces de l’Allemagne eſtoient ruinées par le paſſage des plus feroces nations du Nord, qui venoient en foule pour détruire l’Empire Romain. Et pour comble de malheur, la corruption des mœurs eſtoit lors ſi grande & ſi generale ; que le monde en eſtoit tout perdu, & la face de l’Egliſe toute défigurée.

Ce fut durant cette nuit obſcure que Dieu fit naiſtre S. Benoist, comme un aſtre éclatant, qui devoit diſſiper ces épaiſſes tenebres, & porter la lumière de la doctrine & de la ſainteté du levant au couchant, & du ſeptentrion au midy. C’est ce que dit le Cardinal Baronius, parlant de la naiſſance de noſtre ſaint Patriarchead ann. 484.. In tam tetra igitur noctis obſcuritate denſaque caligine ejuſmodi claritudo lucis affulſit, qua univerſus Catholicus orbis illuſtraretur.

On le nomma Benoiſt, S. Chryſoſtome & quelques autres Auteurs Eccleſiaſtiques ſe plaignent de ce qu’on donne à preſent le nom aux enfans ſans conſideration & ſans aucun choix ; & de ce qu’on commet au hazard une chose ſi importante. Mais quelque ſoin qu’on y puiſſe apporter, & quelque choix qu’on puiſſe faire, il ne nous eſt pas poſſible d’y reüſſir, & de donner aux hommes des noms qui leur ſoient propres ; parce que nous ne les connoiſſons aſſez, pour leur donner des noms, qui expriment parfaitement ce qu’ils ſont & ce qu’ils doivent eſtre.


Il n’appartient qu’à Dieu de nommer ſes creatures ; car comme il n’y a que luy qui les connoiſſe bien, luy ſeul en peut parler avec juſteſſe. Et ſi l’homme innocent donna aux animaux des noms bien propres, c’est parce que pour lors il eſtoit éclairé d’une clarté divine, que ſon peché luy ſit perdre, pour luy & pour ſa poſterité. Les Patriarches ont auſſi donné des noms à leurs enfans, qui exprimoient leurs qualitez & les principaux ſuccés de leur vie ; mais c’eſtoit auſſi par une lumiere ſurnaturelle, qu’ils avoient receuë de la bonté de Dieu.

Nous n’avons donc point de veritables noms, que ceux que Dieu meſme a donnez. C’eſt luy qui nomma Abraham, Iſaac & Jacob. C’eſt luy qui donna le nom de Jean au ſaint Precurſeur, & celuy de Jeſus au Sauveur du monde ; ces noms expriment parfaitement la gloire & les qualitez de leur ſujet. Et l’on peut dire, que ces noms ſont des éloges racourcis, & que les éloges de ces grands hommes ne ſont que des noms expliquez. Ce qui a fait dire à S. Chryſoſtome ; que « comme les inſcriptions des Palais font connoiſtre les Princes qui y demeurent, de meſme les noms, que Dieu meſme a donnez, marquent les qualitez & le mérite de ceux qui les portent ».

Nous avons dit cela à l’occaſion du nom de Benoiſt, qu’on a donné à noſtre B. Père. Il ne ſut point un eſſet du hazard, ny une invention de la ſageſſe humaine ; puiſqu’il luy eſt ſi propre & qu’il en a ſi bien rempli toute l’expreſſion. C’est donc Dieu meſme qui le lui a donné : car ce nom exprime des bénédictions & des graces ſans bornes & ſans meſure ; & ce Saint en ſut ſi rempli & ſi penetré durant toute ſa vie ; qu’aprés en avoir enrichi ſon Ordre, il en a rempli le monde & embelli l’Egliſe. On peut donc dire de ce nom ce que ſaint Jean Chryſoſtome a dit de celuy d’Enos, qu’« il eſt plus brillant qu’un diadême, & plus pretieux que la pourpre des Rois ».

Ce Saint parut des ſon enfance comme un homme achevé. C’est un avantage de S. Benoiſt, d’avoir eu S. Gregoire, ce grand Pape & ce ſaint Docteur pour ſon premier Historien. Et c’eſt auſſi un effet de la Providence divine ; parce que les actions de cet admirable Patriarche ont eſté ſi ſingulieres, ſes miracles ſi extraordinaires & ſi ſrequents ; que la poſterité auroit eu de la peine à les croire, ſi un Auteur moins fidele & moins autoriſé les avoit rapportez. Mais c’eſt une perte pour nous & pour toute l’Egliſe, que ce Pontife ſi ſaint & ſi ſçavant ait eu ſi peu de loiſir & ſi peu de ſanté. Car il eſté bien à ſouhaitter, qu’il ſe fut éclairci de toutes les circonſtances de ſa vie ; de toutes les particularitez de ſa naiſſance, de ſon enfance, de ſon education, de ſa ſolitude, de ſa conduite, de ſes vertus & de ſa mort. Mais ce ſaint Pape nous avertit, que tout ce qu’il en rapporte n’eſt que la moindre partie de ce qui s’en peut dire. Et il nous aſſure en meſme temps de la verité de tout ce qu’il raconte, l’ayant appris de quatre excellens Abbez diſciples de noſtre Saint, qui ne lui ont rapporté que ce qu’ils avoient vû.

Pour moi je ne ſuis pas d’humeur de feindre ce que je ne trouve pas établi, ni de ſaire un Roman d’une hiſtoire toute ſainte. C’eſt pourquoy je n’ajoûterai rien à ce qui eſt rapporté par S. Gregoire, qui ne ſoit ſoûtenu par de tres-bons Auteurs. Car il ne faut pas croire que tout ce que ce ſaint Pontiſe n’a pas dit, ne ſoit pas veritable ; puiſqu’il dit lui- meſme, que d’un grand nombre de choſes remarquables, il n’en rapporte que fort peu. Et l’on peut bien croire, que les Religieux de Sublaque, du Mont-Caſſin, de Rome & de tant d’autres célèbres Monaſteres, que ſaint Benoist fonda & gouverna durant ſa vie, ont laiſſé des memoires des belles actions de leur Père, & qu’ils les ont fait paſſer à la poſterité par une tradition fidele.

Il eſt vrai, que ſaint Gregoire dit de l’enſance & de la jeuneſſe de noſtre Saint, tout ce qui ſe peut dire de plus grand & de plus glorieux. Car que peut-on dire de plus grand & de plus admirable d’un enſant ? peut-on luy faire un eloge plus magnifique ? Que de dire ; que « des ſon enfance il parut un homme parfait, qu’il avoit un jugement auſſi meur, & une conduite auſſi reglée que s’il eut eſté fort âgé, qu’il reſiſta aux attraits de la volupté, & qu’il renonça à tous les plaiſirs de cette vie. Enfin qu’il mépriſa le monde & tous ſes avantages, le regardant comme un arbre tout ſec, dont les ſleurs ſont fleſtries, & les fruits ſans ſaveur » ?

N’est-ce pas dire, que ce grand Saint fut prevenu d’une grace ſi abondante & ſi forte, qu’elle le préſerva des foibleſſes de l’enfance, & de toute la corruption du monde ? qu’elle l’éleva, comme un ſaint Patriarche, ſur toutes les hauteurs de la terre, qu’il regarda toûjours avec mépris & pour parler avec ſaint Bernard, n’eſt-ce pas dire, que dans ſon enfance, il a pratiqué les vertus d’une vieilleſſe ſage & conſommée ; & que par une ſainteté avancée il a ramaſſé & reüni dans ſon enfance le merite de tous les âges ?

Benoiſt naquit l’an de Jesus-Christ 480. le 14e du Pontificat du Pape Simplice, le 7e de l’Empire de Zenon, du Regne de Childeric Roy de France le 24e. cinq ans aprés qu’Odoacre Roy des Erules eut uſurpé l’Italie. J’ai marqué le temps de la naiſſance de noſtre glorieux Patriarche avec cette exactitude ; parce qu’aprés celle du Sauveur du Monde, de ſa divine Mère & du ſaint Precurſeur, on peut dire ſans crainte, qu’il y en a peu de plus admirable ni de plus utile à l’Egliſe. Car la providence divine le fit naiſtre pour purger le monde, que mille deſordres avoient corrompu dans toutes ſes parties ; & pour le convertir encore de nouveau à Jesus-Christ, puiſque l’idolâtrie & l’hereſie en avoient preſque effacé la veritable Religion.

Ceux qui ſçavent l’hiſtoire de l’Egliſe, ſçavent auſſi que la converſion d’une partie de l’Italie, que celle de toute l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Flandre, du Brabant, de la Hollande, de la Pologne, de la Pruſſe, de la Hongrie, de la Saxe, de la Friſe, de la Livonie, de la Valachie, de la Moldavie, de la Suede, de l’Eſclavonie, du Dannemarc, de la Norvege, de la Bourgogne, de l’Eſpagne & d’une partie des Gaules, eſt le fruit de la naiſſance de S. Benoist, & des glorieux travaux de ſes enſans : puiſque dans la ſuite des temps ils convertirent ces Nations à la foy de Jesus-Christ, & établirent ſon Royaume dans toutes les Parties du Monde ; car ils reformerent les mœurs des Chrêtiens, policerent l’Egliſe, & embellirent le monde de toutes les Sciences & de tous les Arts.

La naiſſance de S. Benoiſt fut admirable, elle fut accompagnée de beaucoup de circonſtances, qui nous donnent droit de la comparer à celle du Precurſeur de Jesus-Christ.

Saint Jean fut ſanctifié dans le ſein de ſa mère, & donna des marques de ſa grace par un treſſaillement de joie, qu’elle ſentit. Nous n’oſerions pas dire, que ſaint Benoiſt ait receu cette grande faveur dans le ſein d’Abondance ſa mère ; mais nous pouvons aſſurer ſans crainte, que la naiſſance de ce Saint a eſté comme celle de ſaint Jean Baptiſte, un ſujet de joie au monde ; puis qu’il naiſſoit pour procurer la gloire de Dieu, pour travailler au ſalut & à la perſection des élûs. Car par ſa vie ſainte, par ſes ſervantes prédications, & par les glorieux travaux de ſes enſans, il a changé la ſace de la terre, convertiſſant les inſideles & les pecheurs, & montrant à tous les Solitaires le veritable chemin de la perſection.

J’ai dit que la mère de noſtre Saint ſe nommoit Abondance. Ce nom ne luy eſtoit-il pas bien propre, puiſque par un ſeul accouchement elle donna ces deux grands Saints au monde, le pere d’une infinité de ſaints Religieux, & la mère d’un nombre infini de ſaintes Religieuſes ? Cent Ecrivains habiles & eloquens ont comparé cette Dame Romaine à la célèbre Rebecca, qui porta en meſme temps deux peuples dans ſon ſein : la comparaison eſt aſſez juſte, & la diſſerence qu’on y peut remarquer, c’est que Jacob & Eſau n’eſtoient pas encore nez, qu’ils ſe ſaiſoient la guerre, & combattoient déja pour l’Empire ; & que S. Benoist avec sa ſoeur dans un parſait repos loüoient l’Auteur de la nature. Rebecca ſurvêquit à toutes ses douleurs, & eut encore le chagrin de voir l’injuſte haine d’Esaü contre son ſrere, & l’éloignement de Jacob : mais Abondance mourut en paix, aprés avoir enſanté nos deux Saints ; car ſa vie n’eſtoit plus neceſſaire au monde, après luy avoir donné des ſruits ſi pretieux.

Dans la Province de Nurcie. Cluverius s’eſt trompé quand il ſait naistre noſtre ſaint Patriarche à Sublaque, au meſme lieu où il baſtit ſon premier Monaſtere. Car S. Gregoire le Grand, le Pape Zacharie, & généralement tous ceux qui ont écrit de S. Benoiſt, aſſurent qu’il nâquit à Nurcie, c’est pour cela qu’ils le nomment ſi ſouvent Nurcien. Il est vrai que ce nom de Nurcien alteré par la ſaute des copistes, a donné ſujet à quelques Auteurs de dire, que ce Saint eſtoit de la ſamisse des Urſins, assez connuë en Italie. Mais il eſt ſacile de montrer qu’ils ſe ſont trompez ; parce que cette Maison illuſtre, qui eſt originaire de France, n’a paru en Italie que long- temps aprés la mort de S. Benoist ; c’est ce que Cajetan & Arnaud `Vvion ont remarqué,

Ce que S. Gregoire nomme ici une Province, eſt à preſent un territoire aſſez petit entre la Toſcane & la Marche d’Ancone, ſa ville capitale luy a donné le nom. Elle eſt illuſtre pour les perſonnes conſiderables qui en ſont ſorties. Plutarque y ſait naiſtre le grand Sertorius, & Suetone Veſpaſia Pola, mère de l’Empereur Veſpaſien. Le Martyrologe Romain en ſait auſſi ſortir le ſaint Abbé Esperance, & les Saints Eutiche & Florent. Enſin ſaint Gregoire le Grand au troiſiéme Livre de ſes Dialogues dit, que ſaint Sanctulus, célèbre par ſes miracles & par la ſainteté de ſa vie, en eſt auſſi ſorti.

Mais on peut dire ſans crainte, que ſaint Benoist eſt le plus bel ornement & la plus grande gloire de sa patrie, puiſque و

puiſque c’eſt lui qui a porté ſon nom dans toutes les parties du monde. Adrevald un auteur ancien & ſort diſert, la compare à la ville de Bethleem, que le Prophête Michée préſere à toutes les villes de Judée, parce qu’elle a vû naistre le Sauveur du Monde. Et le Pape Paul V. dans une Bulle donnée en 1615. dit, que S. Benoist est la brillante lumiere & l’ornement de ſa patrie, D’une ſamisse illuſtre. Les Saints tirent ſi peu de gloire de l’antiquité, de la nobleſſe, des richeſſes & des grandeurs de leur ſamisse, qu’on les doit compter preſque pour rien. Car c’est le mépris qu’ils en ont ſait, qui les diſtingue glorieuſement devant les hommes, & qui les honore devant Dieu.

Cette conſideration me ſait paſſer legerement ſur cet endroit de la Vie de noſtre ſaint Patriarche ; mille Ecrivains s’y ſont arrestez. Il y en a meſme qui ont eſté ſoüiller dans les ruïnes & dans les cendres de Troye, & qui y ont découvert des Heros, qui ont porté en Italie le nom & le ſang des Anices avec toute leur gloire. Je me contente de dire avec Caſſiodore, que cette ſamisse eſt célèbre dans tout le monde. Car il ſemble que tout ce qu’il y a d’éclatant dans les Couronnes, tout ce qu’il y a de genereux dans la guerre, de grand dans les emplois, de riche dans le monde, de ſçavant dans les lettres, & de ſaint dans l’Egliſe, s’eſt uni dans l’auguſte ſamisse des Anices. C’eſt d’elle que tant de Saints, tant de Prelats, tant de Docteurs, tant de Magiſtrats, tant de. Conſuls Romains, tant de Rois & tant d’Empereurs ſont ſortis. Enſin c’est encore cette meſme ſamisse qui par alliances gouverne l’Empire, la France, l’Eſpagne, la Sar voyez &c. puiſque tous ces Souverains ſe ſont honneur d’en eſtre deſcendus,

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Ses parens l’envoyerent à Rome. Pierre Diacre parlant des parens de S. Benoist, dit que l’Empereur Juſtinien eſtoit ſon ayeul, que ſon père s’appelloit Euprobe, & ſa mère Abondance. Cette Dame eſtoit de l’illuſtre Maiſon des Riguardati, ſeuse heritiere de leur nom & de leurs biens, qui eſtoient tres- conſiderables ; auſſi le Seigneur Euprobe ajoûta le nom de Riguardati à celui des Anices, pour B J

conſerver à la poſterité la memoire d’une ſamisse ſi ancienne & ſi noble. Par cette meſme alliance il ajoûta à ſes grands biens le Comté de Nurcie, où noſtre Saint nâquit heureuſement. Le palais où il prit naiſſance eſtoit ſi ſomptueux & ſi grand, que ſes ſondemens & ſes ruïnes, qu’on voit encore à preſent proche des murs de cette ville, ſont bien juger qu’il ſurpaſſoit par ſa grandeur & par ſon architecture, les plus magniſiques Palais des Rois. Ce ſut dans cette belle maiſon que S. Benoist paſſa les ſept premières années de ſa vie, & il y ſut nourri avec tout le ſoin & tout l’éclat des enſans de ſa qualité ; mais par un eſſet rare de la grace de Dieu, parmi cette pompe & toutes ces delicateſſes, il ſut preſervé de tous les petits déſauts qui ſont preſque inévitables aux enſans de ſon âge. Cette reſlexion eſt de S. Odon Abbé de Cluny qui ajoûte ; Que le Saint Eſprit avoit déja choisi ſon petit » cœur pour y établir ſa demeure.

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A peine avoit-il ſept ans accomplis lors que ſon père, qui l’aimoit plus que ſa vie, le ſit conduire à Rome pour y cultiver ſon eſprit, qui paroiſſoit déja capable des belles lettres & de toutes les ſciences. Il vouloit le rendre capable de remplir avec honneur les premières Charges de l’Empire, qui avoient eſté juſqu’à lui comme hereditaires dans ſa ſamisse. Je ne dis pas que ce ſut avec une douleur bien ſenſible qu’Euprobe ſe priva de la preſence de ce cher ſils ; on ſçait aſſez que ces ſeparations ne ſe ſont jamais ſans peine, lors qu’on aime bien tendrement. Ce ne ſut pas auſſi ſans raiſon qu’on choiſit Rome pour l’éducation de ce jeune Seigneur. Car outre que ſa ſamisse avoit un magniſique palais dans cette ville la maîtreſſe du monde ; Rome eſtoit pour lors la mère ſeconde de l’éloquence, & le temple de toutes les vertus. C’est ainſi que le Roy Théodoric en a parlé par la plume de Caſſiodore ſon Secretaire.

Mais quelque police que les Empereurs & les Rois euſſent établi dans Rome pour tenir la jeuneſſe dans le devoir, quelque exactitude qu’on apporta pour y ſaire obſerver des loix ſi juſtes ; la vie des étudians n’eſtoit pas aſſez pure pour noſtre jeune Saint, que Dieu deſtinoit IF

deſlors à la plus ſublime perſection. C’eſt, dit S. Gregoire, ce qui obligea ce ſaint enſant de quitter ſes études, pour éviter la corruption du monde & les mauvais exemples de ſes compagnons. C’eſt ce qui l’obligea à mépriſer les ſciences humaines, & que par une lumiere plus pure que celle de la nature, il préſera une ignorance innocente à toute la ſageſſe de la terre. Mais il ne ſaut pas croire pour cela qu’il n’eut ſait de tres-grands progrés dans ſes études. Car ſes écrits & toute ſa conduite ſont bien voir que ſon érudition ſurpaſſoit inſiniment la tendresse de ſon âge.

Il n’y a perſonne qui ne reconnoiſſe que ce ſut une grace ſpeciale & une grace ſurnaturelle, qui lui perſuada & qui le ſit reſoudre à l’âge de quatorze ans de preſerer la pureté de ſon cœur aux lumieres de ſon eſprit, & les vertus ſolides de la Religion à toutes les vaines curioſitez du monde. Le Saint Eſprit lui découvrit & lui ſit craindre les précipices, où il voyoit courir ſes condisciples ; & pour les éviter, il s’adreſſa à la Mère de Dieu ; ne laiſſant paſſer aucun jour ſans lui rendre ſes devoirs avec une devotion tendre & une admirable ſerveur. Il rendoit ſes reſpects à cette Mère de pureté devant une image ſort devote, qui la repreſente tenant ſon divin Fils ; & il la ſupplioit avec beaucoup de larmes de conſerver ſon cœur tout pur & ſon corps chaſte, puiſqu’il l’avoit tout conſacré à l’amour & au ſervice de ſon Dieu. C’est par lezele & par les ſoins de l’Abbé Cajetan qu’on voit encore à Rome ce precieux monument de la devotion de cet admirable enſant. Car cette image eſt conſervée dans le Collège des Bénédictins, baſti ſur les ruines du Palais de Sextius Anicius. Il y a une Bulle du Pape Gregoire XV. en ſavent de ce Collège.

A peine avoit-il mis le pied dans le monde. On doit admirer ici la ſainte jalouſie de Dieu pour la pureté du cœur de S. Benoiſt, & la parſaite ſidelité de cet enſant à éviter tout ce qui en pouvoit ternir l’innocence. Il n’avoit encore que quatorze ans, qu’il avoit paſſez avec une sainteté, qui approchoit de celle des Anges, & la crainte qu’il a de prendre quelque part à la corruption du monde, le Bij Page:Grégoire le Grand - La vie de Saint Benoist djvu.djvu/65 Page:Grégoire le Grand - La vie de Saint Benoist djvu.djvu/66