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La vie et la mort des fées/07

La bibliothèque libre.
Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 126-138).


CHAPITRE VII

MÉLUSINE : UNE FÉE DE FRANCE


La vieille Gaule a ses fées mystérieuses, et le Poitou n’a pas oublié Mélusine. Il paraît que son nom signifie brouillard de la mer. Elle figure un des personnages les plus intéressants et les plus dramatiques de la féerie médiévale. C’est une fée française. Elle diffère entièrement des dangereuses fées bretonnes, des Viviane, des Morgane, belles et perfides amies de Merlin, de ces créatures d’égoïsme exalté, de passions mobiles et d’ambitions démesurées, qui voulurent être des « surfemmes », et nous représentent assez bien les héroïnes d’Ibsen. Mélusine, aussi belle, aussi tragique, leur est supérieure, non seulement par ses vertus morales, mais aussi par la puissance de ses dons intellectuels. C’est une fée fondatrice, une fée qui veille sur la naissance et la croissance d’une noble race ; par là même, elle peut nous apparaître comme le symbole des ingénieuses et vaillantes châtelaines dont le courage industrieux préludait à la grandeur de leur maison. Tiphaine Raguenel, femme de Duguesclin, passait ainsi pour une fée à cause de sa sagesse, de ses dons supérieurs, et de la faculté qu’on lui prêtait de lire l’avenir dans les astres. La France a connu de pareils types ; le cadre et les circonstances se sont modifiés, mais ils demeurent assez conformes au génie des Françaises. Mélusine est une fée du Poitou, c’est-à-dire du centre même de notre pays. Elle en a les vertus d’équilibre et de solidité. Oui, malgré son nom brumeux et maritime, malgré l’origine exotique et les parentés lointaines que sa légende se plaît à lui attribuer, elle est des nôtres, et les traits de sa vie se dessinent avec la claire précision qui sied à nos paysages modérés.

Une seule fois, le romancier Jehan d’Arras, dont elle fut l’héroïne nous la montre se faisant la justicière cruelle d’un de ses fils. Cet épisode nous frappe ainsi qu’une discordance. Elle n’enlèvera pas comme Viviane un enfant à sa mère ; elle n’inventera pas comme Morgane le val des Faux-Amants, dit le val Sans-Retour ; Morgane qui, sous couleur de justice, venge sur autrui la douleur de ses passions déçues, n’a rien de commun avec cette femme au jugement éclairé, qui ne songe qu’à se faire la conseillère de son mari et l’éducatrice de ses fils.

Mélusine ne ressemble pas plus à Titania qu’à Viviane et à Morgane : Titania dansait sur les fleurs sans les faner, sans les courber, et sans laisser plus de trace de sa danse qu’un rayon de lune n’en laisse de son passage. Où Mélusine a, dit-on, vécu, il reste des ruines, des pierres, car, au lieu de danser avec les sylphes, elle songeait à élever des églises, à fortifier des châteaux, à jeter des ponts sur les fleuves. Titania n’avait pas besoin d’une grande activité cérébrale pour ses jolis et légers passe-temps. Mélusine nourrit des desseins profonds et sert des causes glorieuses. Une âme semble manquer à ces fées légères et transparentes qui dansent un clair de lune. Et Mélusine, qui débutera comme elles et reparaîtra chantant sur la tour à la veille des catastrophes menaçant sa postérité, ne subit peut-être tant d’épreuves que pour conquérir son âme. Mélusine à la voix mélodieuse, se lamentant du sommet de la tour, a peut-être une vague aïeule dans l’imagination populaire, en la personne de Cassandre…


I


Quel fut l’auteur de son roman ? Où prit-il ses inspirations, ses légendes, ses modèles ?

La famille poitevine des Lusignan fournissait le thème, avec sa fée annonciatrice qui, la veille des catastrophes, venait se lamenter sur une tour. Mais l’histoire de cette fée était assez obscure, et rien ne nous force à croire, selon M. Baudot, que la fée elle-même eût un nom, avant que vers la fin du quatorzième siècle le romancier Jehan d’Arras le lui eût décerné. Il l’appela Mélusine d’Albanie.

Pour les traits de son caractère, je ne jurerais pas qu’il ne fût influencé par l’atmosphère de la cour barroise. Les princesses de la maison de Bar étaient vaillantes, avisées, énergiques ; la mère du duc Robert, Yolande de Flandre, s’était montrée une sorte d’héroïne, d’humeur difficile et indomptable, active, « capable des plus grandes choses », dit l’annaliste don Calmet, luttant un demi-siècle les armes à la main, ayant subi sans faiblir les pires vicissitudes, depuis les embarras d’argent jusqu’à la prison d’État.

Il est vraisemblable, en effet, que l’auteur de Mélusine, Jehan d’Arras, tout en étant originaire de la ville dont il porte le nom, vécut à la cour des ducs de Bar, voyageant à leur service, et devint libraire à Paris. Il y fournit à la chapelle royale des livres que, selon le goût du temps, il enveloppait de velours à clous d’or, comme certain Froissart, ou de soie agrafée par des fermoirs d’or portant des armes, comme certain petit livret « où sont oraisons en français et Vigiles de mois en latin, et les Heures de Nostre-Dame très bien enluminez de blanc et de noir », petit livret « baillé à Madame Marie de France ». Or, il semble que cette madame Marie fut justement la sœur de Charles V, mariée à Robert, duc de Bar, à la cour de laquelle séjourna notre libraire-romancier. Comme le sage roi, son frère, elle aimait les livres : ses passe-temps favoris étaient la lecture et la chasse. Jehan d’Arras savait lui plaire en écrivant l’histoire de Mélusine, et, sans doute, il se souvenait des exploits cynégétiques auxquels présidait la duchesse, quand il y dépeignait la chasse de la forêt de Colombiers. Ainsi que la mer, en se retirant de la plage, laisse le sable fin marqué des moindres ondulations de la vague, la vie, en se retirant d’une époque, laisse une empreinte dans les moindres détails des œuvres littéraires qui survivent.

Sous le patronage des princes, Jehan d’Arras connut beaucoup des grands de ce monde. Il eut la faculté d’explorer leurs bibliothèques, car la mode se répandait alors des bibliothèques. Charles V en avait une en son Louvre, et Christine de Pisan nous apprend l’usage qu’il en faisait, lorsque, par les jours d’hiver, il se plaisait à lire. Le comte de Salisbury, que notre romancier appelle de Salebri, en possédait une aussi, et Jehan d’Arras fut à même de l’explorer ; il y puisa beaucoup pour son roman de Mélusine. Il fouilla également celle du duc de Berry, et peut-être celle de la reine Yolande, femme de Jehan d’Aragon et fille du duc de Bar.

Mélusine était à la mode ; elle inspira, non seulement le roman de Jehan d’Arras, mais encore le poème d’un auteur contemporain, Couldrette. Mais nul mieux que Jehan d’Arras ne se plut à approfondir son sujet, et son œuvre nous donne, avec les fantaisies de son imagination, avec des tableaux directement observés, les résultats d’une curieuse érudition sur les légendes et sur les fées, acquise, sans doute, dans la lecture d’ouvrages que nous avons oubliés.


II


Le vieux conteur nous explique à merveille ce que le quatorzième siècle imagina des fées. Il commence par nous transporter au « pays de Poetou ». « Nous avons oy racompter à nos anciens que en plusieurs parties sont apparus à plusieurs très familièrement plusieurs manières de choses lesquelles les ungz appelaient luytons et les autres faées et les autres bonnes dames, et vont de nuyt et entrent ès maisons sans huys rompre et ouvrir, et ostent et emportent aucune fois les enfants des berceaux et aucune fois ils leur destournent leur mémoire, et aucune fois ils les brûlent au feu. Et quand ilz s’empartent, ils les laissent aussi sains comme devant, et aulcuns donnent grand heur en cestuy monde. » Ne dirait-on pas qu’il y a là comme un souvenir du voyage de Cérès ? Ces fées, d’après certain Gervaise que cite Jehan d’Arras, se montrent parfois sous la figure de petites vieilles au visage ridé. D’autres apparaissent comme de belles et rieuses jeunes femmes… « et en ont aulcunes fois plusieurs hommes aulcunes pensées, et ont prins à femmes moïennant aulcunes convenances qu’ilz leur faisaient jurer ». Les maris de ces fées avaient toutes choses prospères jusqu’au jour où ils manquaient au traité conclu ; mais, de ce jour, certaines d’entre elles se trouvaient changées en serpents : ce fut le cas de Mélusine. Le même Gervaise suppose que ces êtres bizarres se trouvaient sous l’influence de quelque mystérieux châtiment. « Et plus dit le dit Gervaise qu’il croit que ce soit pour aulcuns meffais et la déplaisance de Dieu pour quoy il les punit si secrètement et si merveilleusement, dont nul n’a parfaitement cognoissance, dont luy tant seullement. »


Mélusine, d’après le romancier, serait fille d’Élinas, roi d’Albanie, et de la fée Pressine. Quelques lueurs d’histoire peuvent filtrer à travers la légende. Des auteurs voient en elle la sœur très authentique d’un comte du Poitou, devenue la femme d’un seigneur du Croisic. Pourquoi Jehan d’Arras l’appelle-t-il Mélusine d’Albanie, et qu’est cette Albanie sur laquelle, d’après le conteur, règne Élinas, père de la célèbre fée ? M. Baudot croit reconnaître l’Écosse dans l’Albanie, et un roi d’Irlande, Laogaire Mac Neill, dans Élinas. Pressine, emmenant ses trois filles, Mélusine, Palestine et Melior, aurait quitté son mari pour une infidélité que fit celui-ci aux conventions posées par elle, lors de son mariage, et se serait retirée en Avalon. « En Avalon, en faerie », dit le poète Couldrette. Plus tard, Mélusine indignée contre son père entraîne ses sœurs à venger leur mère, et Pressine, au lieu de goûter cette vengeance, châtie Mélusine. Tous les samedis, cette pauvre Mélusine sera transformée en une sorte de monstre demi-femme demi-serpent. Jamais son mari ne devra l’apercevoir sous cet aspect ; et, s’il n’enfreint pas cette défense, Mélusine, au lieu de subir la triste immortalité des fées, regagnera le bonheur qu’elle a perdu par sa faute, de vivre et de mourir comme une femme naturelle.

Je me plais à voir beaucoup de mélancolie sous ce discours de la fée Pressine. Étrange discours en effet ! Toute la philosophie des légendes de fées me paraît tenir dans ces quelques mots. Le moyen âge estimait-il que la mort ouvre à l’homme les portes de la seule immortalité désirable, c’est-à-dire l’immortalité bienheureuse ? Sans doute, c’est là sa pensée la plus claire et la plus profonde ; et peut-être songeait-il, aussi, qu’il y a plus de douceur dans la règle générale que dans une destinée d’exception. N’est-il pas juste que le bonheur soit plutôt dans les voies communes ? Le bonheur, et la sagesse aussi. Pour qu’un rayon de joie luise sur le château, il faut qu’on y pratique les vertus de la chaumière. Votre homme de génie ne sera supportable à lui-même et aux autres que s’il accepte une bonne partie de la discipline universelle. Morgane et Viviane n’ont cherché qu’à se débarrasser de cette discipline. Mélusine aspire à la reprendre. Mélusine est plus intelligente que Morgane et que Viviane. Tendre au but après s’être égarée, c’est la supériorité de la fée poitevine sur les fées bretonnes. Le paradoxe a quelque chance d’être inférieur au lieu commun ; et revenir au lieu commun par la voie du paradoxe, c’est le fait de certains esprits qui ne compteront jamais parmi les plus médiocres de l’humanité.

Au début du livre, la fille de Pressine apparaît comme toute fée qui se respecte apparaît au moyen âge, avec deux compagnes, auprès d’une fontaine, au clair de lune de minuit. Une prairie s’étend devant la fontaine que surplombe un rocher. Le trio prend ses ébats sur l’herbe fleurie. Peut-être Mélusine qui est jeune et belle y danse-t-elle comme Titania, mais nous la verrons bientôt occupée d’autres soins et chargée d’autres devoirs. Le jeune chevalier Raimondin s’est enfui après avoir tué son oncle le comte Aimery par un accident de chasse. Il rencontre les belles inconnues parmi lesquelles Mélusine brille d’une beauté souveraine. Vous devinez que Raimondin épousera Mélusine, et qu’elle lui posera la fameuse condition ; il ne devra jamais chercher à l’apercevoir le samedi.

Nous avons le récit détaillé de leurs noces, et c’est un amusant tableau des mœurs du quatorzième siècle[1]. La fée est aussi sage et prudente qu’elle est belle. Elle donne d’excellents conseils à son mari, qui les suit et s’en trouve fort bien. Il naquit à ce couple plusieurs fils. Lorsque les deux aînés, Urian et Guion, partirent pour des entreprises lointaines, ce fut Mélusine, dont la légende fait toujours une éducatrice en même temps qu’une bâtisseuse, qui leur adressa de graves conseils. Elle leur donne d’abord deux anneaux en leur expliquant les vertus des pierres qui reluisaient aux chatons de ces bagues, puis elle leur dit : « Honorez toujours de votre pouvoir notre mère sainte Église, et la soutenez, et soyez ses vrais champions contre tous ses malveillants. Aidez et conseillez les femmes veuves, faites nourrir les orphelins. Soyez humbles, doux, courtois, humains aux grands et aux petits… Et gardez que ne promettez aucune chose que ne puissiez tenir, et se promettez aucune chose, ne faites pas trop attendre après la promesse, car longuement attendre éteint la vertu du don… Si le peuple est pauvre, le seigneur sera maudit… » Suivent des conseils politiques. Les conseils moraux semblent tout imprégnés du vieux code de la chevalerie. Mélusine a l’étoffe d’une reine régente. Ne serait-elle pas dessinée sur le modèle de Marie de France, duchesse de Bar, qui s’était dévouée à l’éducation de ses cinq enfants ? Urian et Guion accomplirent leur voyage et s’attaquèrent aux ennemis de la foi, aux Sarrasins. Urian épousa Hermine, fille du roi de Chypre ; Guion épousa Florie, fille du roi d’Arménie, et devint roi d’Arménie. C’est pour le romancier un prétexte à parler des faits d’armes, des princesses lointaines et de ces régions orientales dont le moyen âge revenu des croisades rapportait le rêve mystérieux et éblouissant. Il nous décrit à plaisir le monde de son époque.

Antoine et Regnaut, deux autres fils de Raimondin et de Mélusine, imitèrent leurs aînés. Mélusine, pour la circonstance, refit un discours analogue au premier. Elle leur remit deux anneaux d’or et les embrassa tendrement. Ils accomplirent de belles prouesses. Antoine épousa Christiane, duchesse du Luxembourg, et Regnault épousa Églantine, fille du roi de Behaigne. La fortune souriait donc aux Lusignan.

Mais le bonheur de Mélusine touchait à sa fin. La pauvre fée, si belle et si sage qu’elle fût, ne devait pas triompher de l’inconstance humaine dans le cœur de son mari. Sous l’influence des mauvais conseils de son frère, celui-ci l’épia un samedi et l’aperçut transformée en demi-serpent. Il comprit alors sa faute. Mélusine se montra également douce et tendre vis-à-vis de lui, et se garda de toute allusion au parjure dont il s’était rendu coupable. Ils entendirent la messe ensemble, et la châtelaine s’en fut à Niort où elle faisait construire une forteresse. Mais après que leur fils Geoffroy l’Horrible eut incendié le monastère qui abritait son propre père, Raimondin, se souvenant de sa découverte, eut un moment de colère contre Mélusine. Il l’appela : « Très fausse serpente ». Alors elle s’évanouit. Quand elle revint à soi, Mélusine s’écria : « La, mon amy, si tu ne m’eusses faussé serments, j’étais exempte de peine et tourment, et eusse eu tous mes sacrements, et eusse vécu tout le cours naturel comme femme naturelle et femme morte naturellement, et eusse eu tous mes sacrements, et mon corps eût été enseveli en Notre Dame de Lusignan et eusse fait mon anniversaire bien et doucement. Or suis-je par ton fait rebattue en la pénitence obscure où j’avais longtemps été par mon adventure ; et ainsi me le fauldra porter et souffrir jusque au jour du jugement par ta fausseté. Je prie Dieu qu’il te le veuille pardonner. » Raimondin s’agenouilla devant sa dame, implorant son pardon. Elle se mit à pleurer et l’appela : « Mon doux ami », lui promettant son pardon de bon cœur, mais elle devait le quitter, et lui, ne jamais la revoir ici-bas sous sa forme féminine. S’il avait su se taire, le mal eût été épargné, mais leur bonheur s’écroulait pour une parole de colère injuste et imprudente. Raimondin et Mélusine s’évanouirent tous les deux, tant était grande leur affliction ; Raimondin n’avait que faire de la proclamer « belle entre les belles, sage entre les sages, merveilleuse entre les merveilleuses ». Elle reprit sa forme de serpent et disparut par une fenêtre. Ce fut grand deuil dans tout le pays qu’elle avait comblé de ses bienfaits. Son seigneur ne la revit pas, mais plusieurs l’aperçurent, entre autres la nourrice de ses plus jeunes enfants, auprès desquels elle revenait errer le soir, son pauvre cœur de fée, que l’amour humain avait déçu et brisé, étant toujours débordant d’amour maternel[2].

Tous les récits s’accordent à représenter Mélusine comme grande bâtisseuse, sage conseillère, habile éducatrice, servant des causes chrétiennes, édifiant des églises, fondant des monastères, se montrant secourable aux croisés. Ainsi vécut dans la mémoire des hommes la très originale activité de cette fée pensive et douloureuse dont toute l’aspiration paraît se formuler en ces mots qui reviennent à la fin du livre, dans la bouche de Mélusine elle-même, après avoir été dits, au commencement, par la fée Pressine : « Vivre et mourir, comme une femme naturelle ! » Oui, sans doute, et dormir dans une sépulture chrétienne, à Notre-Dame de Lusignan, sous une de ces tombes où l’on voit reposer les effigies austères et sereines des chevaliers et de leurs femmes…

Aucune fée ne me semble avoir incarné, autant que Mélusine, une pensée profonde. Sa supériorité et son originalité consistent en ce que sa légende s’est imprégnée du Christianisme. De toutes les fées dont nous avons étudié le type, elle est la seule qui nous donne l’impression d’avoir une vie intérieure. Entre la légendaire Mélusine, fille du roi d’Albanie, et cette authentique sœur d’un comte de Poitou, que des récits fantastiques auraient déguisée en fée, quels sont les traits de ressemblance ? Sans doute, la femme réelle dont l’histoire fut ainsi perpétuée posséda quelques dons rares, fut une personne supérieure. Devons-nous pousser les analogies jusqu’à supposer qu’elle eut à subir des tracas et des soupçons de la part de son mari ? La supériorité même des dons cause parfois plus d’étonnement que d’amour… Mais nous nous éloignons de la Mélusine du conte, qui fut, elle, très aimée, comme en témoignent ces paroles caressantes et désolées de Raimondin : « Ma douce amie, veuillez demeurer ou jamais je n’aurai joie au cœur. » Elle fut très aimée, et cependant trahie, et toutes les larmes, toute l’affliction de celui qui l’avait tant aimée et trahie, qui l’aimait tant et qui se repentait si douloureusement, ne purent réparer cet instant de défaillance… C’est pourquoi la légende, au pays de Poitou, veut que Mélusine, belle et triste, en vêtements de deuil, chante de sa voix mélodieuse une complainte poétique sur les malheurs futurs de sa race, et qu’elle pleure sur la plate-forme et sur les tours quand doit mourir quelqu’un de sa lignée. On dirait une fille des antiques sirènes, portant sans doute, au cœur, sous sa robe funèbre, la blessure inguérissable de son amour un bref instant trahi. Et nous en concluons que, si les fées firent souvent du mal aux hommes qu’elles haïssaient, les hommes n’en firent pas moins souvent aux fées qu’ils aimaient, de sorte que les hommes eurent peut-être moins à souffrir des fées que les fées des hommes…

  1. Le poète, sur ce chapitre, rivalise presque avec le romancier, et nous raconte que Mélusine donne à la veuve d’Aimery un écrin d’ivoire

    Où estoit
    Un fermeillet (une broche) qui moult valoit
    Garni de pierres précieuses
    Et de perles moult vertueuses.

  2. « Il n’est mamelle que de mère, » dit, avant Rousseau, le poème des Lusignan.