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La vie et la mort des fées/15

La bibliothèque libre.
Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 307-332).


CHAPITRE XV

LA FÉERIE ALLEMANDE : LES GRIMM


I


En Allemagne, le poète Wieland cultiva la féerie, bien que, à vrai dire, ses Aventures merveilleuses de don Sylvio de Rosalva, publiées en 1764, semblent une satire du genre. Don Sylvio, élevé par une tante grincheuse, ne vit que pour lire Cyrus, Clélie, les romans de la Table ronde, et, enfin, les Contes de fées. Doué d’une vive et singulière imagination, il n’a pas de peine à voir partout des fées, des féeries, des retraites enchantées, et je ne sais combien de prodiges. Il est jeune et beau ; l’amour est la grande féerie de son âge, et notre Sylvio ne tarde pas à s’éprendre de la ravissante Félicie. Pendant qu’il rêve de la fée Radiante et de la fée Fanfreluche, sa tante projette de le marier avec une riche et laide héritière, mais de tels projets n’existent dans les romans que pour être honteusement déjoués. Sylvio retrouvera sa sœur Jacinthe, jadis enlevée par une bohémienne, et il épousera sa bien-aimée Félicie. Wieland écrivit aussi un Obéron qui lui valut l’éloge de Gœthe et l’admiration de l’Allemagne. Il avait été rechercher le délicieux petit roi de nos chansons de geste et de la féerie Shakespearienne.

Mais, au moment même où Wieland achevait son Obéron, Musæus, au lieu d’aller explorer les féeries étrangères, s’attachait à recueillir celle de la vieille Allemagne. L’Obéron de Wieland date de 1780 ; c’est en 1782 que s’ouvre la série des contes de Musæus à qui nous devons les légendes de Rübezahl.

Rübezahl est un gnome. Il est le prince des gnomes et l’esprit des montagnes. Un jour, d’un sommet, il aperçoit les modifications que le patient travail humain a fait subir aux collines, aux plaines, aux vallées, et il résout de nouer des relations avec les hommes. Il s’engage comme serviteur chez un fermier avare, puis chez un juge inéquitable, et il faut avouer que ses premières expériences de la race humaine nous sont assez défavorables. Cependant, il s’éprend de la belle Emma, fille du roi de Silésie, et il l’enlève, lui donnant un palais merveilleux aux jardins ravissants, et s’offrant à exécuter ses caprices. Emma soupire ; elle aimait la société des jeunes filles, ses compagnes, et l’amour du beau prince Ratibor, voisin de son père ; et, chez le gnome, elle s’ennuie horriblement. Rübezahl, désolé, lui fait présent d’une botte de carottes, en lui octroyant la faculté de les métamorphoser selon sa volonté. Elle transforme les carottes en jeunes filles, pareilles à ses amies ; mais si semblables que ces carottes deviennent alors semblables à de vraies jeunes filles, aux véritables amies d’Emma, elles ne doivent vivre que ce que vivent les roses… ou les carottes ; le gnome déclare qu’il ne peut rien contre « les lois irrévocables de la nature ». En vain donne-t-il à Emma d’autres carottes, avec la faculté de nouvelles métamorphoses, et tout un champ de carottes à cultiver : la princesse s’ennuie, s’ennuie à mourir au milieu de ces contrefaçons.

Cela nous donne pour Emma quelque sympathie. Les êtres humains, de nos jours, ont peut-être moins de répugnance pour le factice et le convenu. Tout s’imite : les fleurs, les oiseaux, les diamants, les perles. L’industrie humaine réussira, sans doute, à fabriquer des perles de tout point analogues à celles que le plongeur s’en va chercher sous l’océan. Tout s’imite : la culture d’esprit, la bonté d’âme, l’amour désintéressé du beau.

Quel avantage sur les fausses perles restera-t-il aux vraies perles ? Celles-là garderont jalousement pour elles seules l’indiscernable secret des profondeurs marines… Quel avantage sur la fausse culture, la fausse bonté, l’amour intéressé du beau, remporteront les nobles réalités dont ces imitations forment l’image ?… Également un secret indicible et profond. Aussi nous savons gré aux carottes de Rübezahl de ne pas vivre plus longtemps que des carottes ordinaires. Ces métamorphoses opérées par Emma grâce à la baguette magique des fées, que le gnome a remise entre ses mains, nous transportent au milieu du monde féerique, mais je ne sais si le vieux conteur a voulu nous prouver que la ruse des femmes est supérieure à celle des gnomes : c’est l’ingénieux esprit d’Emma qui conduit cette baguette : profitant du don des métamorphoses, elle échappe à l’empire du gnome, franchit les limites du pays soumis à cette puissance, retourne chez les siens, parmi de rieuses jeunes filles qui ne sont plus des carottes, et retrouve son amoureux, le beau prince Ratibor. Comme Merlin par Viviane, Rübezahl est joué par Emma, mais d’une façon plus légitime.

Les expériences de Rübezahl en ce qui concerne la race humaine étaient plutôt mélancoliques. Il continua à s’occuper des hommes, quelquefois pour les berner, d’autres fois pour les secourir. Il leur jouait des tours dignes du Puck anglais, mais il était ravi de découvrir la patience et l’abnégation de l’amour maternel : « Quelle brave créature est une mère ! » songeait alors Rübezahl.


II


Jusqu’ici nous avons vu l’imagination, la poésie, la fantaisie s’amuser à faire revivre de vieux contes ou à en créer de nouveaux. Maintenant c’est la science même, la science philologique, dans la personne des frères Grimm, qui va se mettre à l’école des vieilles paysannes, des humbles fileuses, des naïves conteuses de veillée. Ils ressaisiront sur leurs lèvres le fil des traditions perdues. Une habitante de Niederzwerhn près de Cassel dans la Saxe, fut pour eux une véritable Mère l’Oye. Elle puisait à plaisir dans le trésor de sa mémoire, et elle récitait avec feu, mais en s’évertuant à conserver respectueusement tous les détails, sans leur faire subir aucune modification, les légendes et les contes par lesquels on avait bercé sa propre enfance. Et, sous sa dictée, ces hommes graves, ces savants renommés, écrivaient…

Ils en interrogèrent bien d’autres : commères de village, vieux paysans, pâtres, bateliers, musiciens et chanteurs ambulants. Que de voyageurs avaient sans doute parcouru les mêmes routes, dormi sous le toit des mêmes auberges, causé avec les mêmes passants, et n’avaient pas su deviner le parfum de poésie qui sommeille dans les profondeurs des âmes simples et s’élève ingénument, aux heures de silence et de repos, lorsque les vapeurs du soir montent doucement vers les étoiles !

Jacques Grimm avait connu les avances de la diplomatie, mais il avait su résister à la perspective d’une carrière pompeuse. Fils d’un greffier de district, et d’abord secrétaire de légation, il s’était retiré comme sous-bibliothécaire à Cassel, pour se consacrer à de profonds travaux. Il y vécut dans le ménage de son frère Guillaume, marié à Henriette Dorothée Wild. C’était une douce et discrète personne, qu’Henriette Dorothée, une ménagère soigneuse et attentive, une de ces fées du foyer dont la silencieuse influence met tant de douceur dans la vie d’un homme de pensée et d’érudition. Elle tint avec un dévouement unique le ménage de ces deux savants qu’elle appelait en riant « mes deux maris ».

Vie très simple, et bien différente, assurément, de celle à laquelle les chances d’une carrière diplomatique eussent entraîné les frères Grimm, vie dont les événements furent le congrès germanique de 1846, où Guillaume annonça le projet d’un dictionnaire et en esquissa le plan ; ce parlement de 1848 où Jacques fut député ; les travaux sur la grammaire allemande, sur la mythologie allemande, sur l’histoire de la langue allemande, exécutés par Jacques. Les deux frères se montraient curieux de poésie et de croyances populaires ; ils s’étaient occupés de l’Edda, des chants héroïques du Danemark, des elfes islandais, des légendes allemandes. Les légendes allemandes, surtout, les passionnaient. Leur patriotisme se creusait un domaine dans le passé de leur race. C’est à ce sentiment que l’on doit l’incomparable recueil de contes donnant une gloire souriante au nom des austères érudits que furent les frères Grimm.

La moisson fut riche et variée, toute odorante d’une poésie aussi fraîche que la rosée du matin. Ils laissèrent à leur recueil un cachet de naïveté populaire ; et de même que le livre de Perrault, comme un miroir ingénu, reflète la France de Louis XIV, avec ses palais et ses chaumières, l’œuvre des frères Grimm, avec la limpidité d’un clair ruisseau, reproduit les détails familiers et l’humble rêverie d’un paysage allemand.

Les gnomes chers aux conteurs germaniques y mènent leur danse joyeuse, avec accompagnement de musique et de clair de lune, deux éléments indispensables à leur poésie nationale. Ces gnomes disparaissent quand minuit sonne à l’église d’un monastère voisin. Mais avant le coup de minuit, l’orfèvre et le tailleur dont le conte intitulé les Présents du Petit Peuple enferme l’étrange aventure, surprennent le bal fantastique. Les gnomes bourrent de charbon les poches des promeneurs, et le charbon se transforme en or. Ils étaient, ces gnomes, de minuscules personnages, toujours riant et chantant et méditant des malices. Dans le merveilleux des Grimm, les nains surgissent de toutes parts ; ils y sont beaucoup plus nombreux que les fées. Certains paraissent sortir d’une boîte de jouets de Nuremberg. Ils ont parfois des habits brodés, des meubles à leur taille, et font de la musique. Ils sont souvent secourables et bienveillants. À côté des nains joujoux, il y a des fées ménagères, de bonnes femmes de fées que les fées grandes dames de notre Cendrillon ou de notre Belle au Bois dormant accueilleraient avec peine dans leur cercle aristocratique, telles que celles de l’Oiseau Griffon, de la Gardeuse d’Oies, ou Mme Hollé, qu’il faut bien ranger parmi les fées, car elle en a les attributions. La marraine de Cendrillon, si experte en décorum qu’elle ne put transformer les lézards qu’en laquais stylés, et une citrouille qu’en carrosse du meilleur ton, serait déroutée par cette vieille Mme Hollé, qui semble vouloir donner une leçon aux paresseuses chambrières, en retournant un lit et en s’amusant à en faire voler les plumes. Mme Hollé, toujours active, distribue des fleurs, des fruits, des présents variés. C’est une vieille femme, une ménagère ; volontiers l’imagination lui camperait sur le nez une paire de lunettes. Lorsque du lit de Mme Hollé s’évadent les flocons légers, il neige ici-bas. Beaucoup de petits enfants allemands connaissent de nom Mme Hollé.

Ils la connaissent comme une fée très hospitalière. Elle accueille une jeune fille persécutée par sa marâtre, et cette jeune fille lui rendant des services, l’aidant à retourner le fameux lit de plumes, elle fait tomber sur elle une pluie d’or pour la remercier.

Est-ce une allusion naïve au rôle de la neige, favorable au travail de la terre quand elle tombe à propos ? La méchante fille de la marâtre veut tenter la même fortune, mais elle ne rend aucun service à Mme Hollé ; elle ne se prête point à retourner de la bonne façon le beau lit de plumes, et c’est de la poix qui tombe sur elle au lieu de l’or. Un conte japonais personnifie également la neige, mais sous les traits d’une belle et étrange épouse qui disparaît aussi mystérieusement qu’elle est venue. À en juger par quelques traductions de Lafcadio Hearn, l’art japonais excelle à créer des âmes qu’il prête aux choses et qu’il nous laisse deviner un peu différentes des âmes humaines. La brave Mme Hollé des Grimm est plus prosaïque et plus bourgeoise. Mais que je vois bien la grand’mère allemande, ses lunettes sur le nez — comme j’imaginais tout à l’heure Mme Hollé, en personne — assise dans le fauteuil auprès du poêle, pendant que la neige tombe au dehors, et racontant les vieilles et symboliques légendes aux petits enfants, qui ne rêveront pas pour la puissante et invisible Mme Hollé d’autre aspect ni d’autres occupations que l’aspect et les occupations de leur aïeule.

Ce n’est pas qu’il n’y ait aussi, dans Grimm, des rois, des reines, des princes, des princesses. Mais si étrangers sont-ils à la réalité de la vie populaire, qu’ils portent le nimbe du rêve et ne se distinguent nullement de la féerie ; la petite princesse du Roi Grenouille, par exemple, dort dans un petit lit de soie rose, mange dans une petite assiette d’or, et joue avec une petite boule d’or qui tombe dans la fontaine d’où la grenouille la lui rapportera, cette grenouille destinée à reprendre sa forme de prince Charmant, lorsque la belle joueuse aura tenu ce qu’elle avait promis.

Comme elle est simple et primitive, cette vision de la royauté ! D’ailleurs le conte est délicieux, mais comparez-le à ceux de Perrault, tout imprégnés du style qui convient à la cour vivante et réelle du Grand Roi, vue par un proche spectateur. De tout cela se dégage une philosophie, humble et populaire, prônant volontiers la médiocrité, la modération dans les désirs, la sincérité, le manque de détours ; elle ne se distingue pas beaucoup de celle que poétise le chœur antique, en représentant le commentaire du peuple sur les aventures des grands ; ainsi que lui, elle est sous l’influence de cette commune sagesse qui sert de sol à tous les édifices de l’humaine philosophie.


III


Le conte du Pêcheur et sa Femme apparaît comme un des plus profonds. Cette femme de pêcheur se souhaite tour à tour une chaumière, un château, un royaume, un empire, puis elle veut être égale à Dieu… Le poisson féerique, qui n’est autre qu’un prince enchanté, lui accorde la réalisation de tous ses désirs, à l’exception du dernier qui est impie et mérite qu’elle soit précipitée du faîte de sa merveilleuse fortune : elle retrouve sa misère primitive. « Pierre (le pêcheur) en prit vite son parti et retourna à ses filets, mais jamais plus sa femme n’eut un moment de bonheur. » Heureux Pierre ! Plus heureux dans l’humilité de sa cabane, que l’insatiable Isabelle, sa femme, dans la splendeur de son palais ! Le villageois ou l’artisan qui écoutait, pensif, l’histoire de Pierre le pêcheur, telle qu’on la disait à la veillée, pouvait en faire son profit pour l’orientation de sa propre vie : « Les pièges de votre destinée sont dans votre propre cœur, » semblait dire la morale du conte.

Le petit enfant bercé par la légende du Pêcheur et sa Femme, s’il ne donne au problème de la vie une haute solution religieuse, écoutera la philosophie qui viendra lui parler des embûches de la volonté. Ne serait-elle pas, si l’on y tenait, le symbole même de la volonté, selon Schopenhauer, cette insatiable Isabelle de la vieille histoire ?

Ce cachet de philosophie populaire se reconnaît dans la légende des Trois Fileuses : je ne sais si je vois juste, mais, avec une nuance d’amertume, les Trois Fileuses, malgré leur air de conte ingénu, recèlent peut-être l’esprit qui souffle dans les révolutions. Fût-ce un apologue destiné à voiler quelques leçons de justice, visant des personnages haut placés ?

La belle indolente que sa mère fait passer pour une habile et infatigable fileuse suit la reine qui veut la marier à son fils, lorsqu’elle aura prouvé son talent et achevé certaine tâche immense. La jeune fille se désole quand trois femmes étranges se présentent à elle : l’une se fait remarquer par une lèvre énorme, l’autre par un large pouce, et la troisième par un large pied : « Veux-tu, disent-elles à la paresseuse, que nous nous chargions de ta besogne ? Nous ne te demandons qu’une chose. N’aie pas honte de nous, et invite-nous au festin de tes noces ». L’accord fut ainsi conclu. Quand la tâche fut achevée, la jeune fille épousa le beau prince. Elle tint sa parole, et invita les trois fileuses. Frappé de leur aspect bizarre, le prince les interrogea : « Pourquoi ce pouce ? Pourquoi ce pied ? Pourquoi cette lèvre ? » « C’est à force de lécher le fil, dit la première. — À force de tordre le fil, dit la seconde. — À force de mouvoir le rouet avec mon pied, dit la troisième. — Fort bien, répliqua le prince, mais ma belle fiancée ne filera plus. » Ô belle et paresseuse fiancée, si inconsciente que vous profitez en riant du pénible labeur d’autrui, et vous, trio de fileuses, qui lui laissez son éclat et sa gloire, mais ne demandez qu’une place de parentes pauvres au jour du festin, ne symbolisez-vous pas, sous forme d’allégories, quelque revendication ?

Les héros favoris de ce peuple sont de simples et bons garçons qui ne pensent guère à faire les malins, tels que les camarades qu’il se souhaite à lui-même. Ils sont serviables, et souvent méprisés jusqu’au jour où la fortune les récompensera, à moins que leur propre adresse ne les mette en évidence. Il est amusant de voir ce que chacun communique du sien à ces vieux thèmes, et les variations que subissent les contes connus.

Prenons, par exemple le Pauvre Hans ; c’est, au fond, la Chatte-Blanche de Mme d’Aulnoy, mais quel contraste ! La Chatte-Blanche de Mme d’Aulnoy s’est polie, civilisée dans les salons de notre pays ; il fallait un prince Charmant pour intéresser des marquises. Le héros du conte allemand est un pauvre garçon meunier, un petit domestique qui passe pour idiot. Il se met au service d’un petit chat, et découvre ainsi le château des chats, si magnifique dans l’histoire de notre Chatte-Blanche. Il y a là aussi de nombreux serviteurs, des heures de musique, une vie princière ou seigneuriale, un peu moins affinée que chez la chatte française, comme le luxe d’une principicule allemande restait au-dessous de Versailles. Le pauvre Hans ne réclamait qu’un cheval pour prix de ses services. Il retourne au moulin, y est maltraité, bafoué, mais il attend patiemment son cheval, jusqu’à ce que la fille du roi apparaisse dans un équipage pour chercher le pauvre Hans, et l’emmener avec elle. Cette fille du roi avait été métamorphosée en petit chat par je ne sais quelle fée maligne. En somme, on croirait que Mme d’Aulnoy a, quelquefois, puisé aux mêmes sources que les frères Grimm, car les sept Doués de son Chevalier Fortuné ressemblent aux quatre Frères Adroits ou aux Six Gaillards qui viennent à bout de tout.

La Cendrillon des Grimm nous révèle combien la Cendrillon de Perrault nous appartient. Comme toutes les Cendrillons, celle des Grimm a perdu sa mère. Une belle-mère amène au foyer les deux filles d’un premier mariage. La pauvrette est moquée, bafouée, persécutée par ces intruses qui la renvoient à la cuisine. Jusqu’ici rien que de commun à l’histoire de toutes les Cendrillons. La Cendrillon italienne, sous une forme primitive, était barbare ; la Cendrillon française était fine, avisée, discrète ; l’allemande apparaît surtout sentimentale. Quand le père — le faible père de Cendrillon qui, partout, subit l’influence de sa seconde femme au point d’oublier sa vraie fille pour ses belles-filles — quand ce misérable père se rend à la foire, et demande à chacune ce qu’elle souhaite comme présent, l’une demande de belles robes, l’autre des perles précieuses. La pauvre Cendrillon ne réclame qu’une baguette de coudrier, mais elle plante cette baguette sur le tombeau de sa mère où elle fleurit. Il y vient percher un oiseau blanc qui protège et console Cendrillon. Ici le conte allemand se rapprocherait volontiers davantage du conte italien que du conte français. La fée marraine de la Cenerentola prenait la forme d’une colombe. Le roi du pays donne alors une fête. Cendrillon meurt d’envie d’y assister, mais la marâtre qui se dispose à y conduire ses filles lui impose la condition d’achever des tâches impossibles. Des pigeons et des colombes viennent au secours de Cendrillon. Mais, les tâches accomplies, la belle-mère se refuse à tenir sa promesse, sous prétexte que Cendrillon n’a pas de parure convenant à la fête, et quand elle est partie avec ses méchantes filles et son pauvre mari, la pauvre abandonnée s’approche du coudrier qui fleurit sur le tombeau de sa mère : « Petit arbre, dit-elle, remue-toi ; secoue-toi ; verse or et argent sur moi. » L’oiseau blanc paraît et lui jette une robe d’or et d’argent, des pantoufles brodées de soie et d’argent. Le lendemain, il lui jettera une robe encore plus étincelante et plus splendide, avec des pantoufles d’or. On connaît le bal de Cendrillon, l’apparition de la merveilleuse inconnue, l’étonnement de la marâtre et de ses filles, l’amour du jeune prince, la fuite de Cendrillon, éperdue à l’approche de minuit. Le conte allemand fait donner par le roi l’ordre d’enduire de poix l’escalier de son palais afin d’arrêter, le dernier soir, la course de sa bien-aimée. Cendrillon se sauve quand même, en abandonnant une de ses pantoufles retenue par la poix. Cette pantoufle fera sa fortune, elle lui devra la royauté. Chez Perrault, le dépit ressenti par les ennemies de Cendrillon suffisait à la venger : c’était un terrible sentiment que le dépit chez les courtisans de Louis XIV, et la France du dix-septième siècle semble n’avoir pas exigé d’autre châtiment. La naïve et populaire Allemagne de Grimm paraît moins susceptible, moins sensible aux maux imaginaires ; elle veut des châtiments barbares et réels. Il y a d’abord le malheureux stratagème des deux sœurs : l’une coupant son orteil, l’autre son talon, afin d’adapter leur pied à la mesure de la précieuse pantoufle, et, quand elles suivent, avec leurs pieds inutilement mutilés, le cortège de la mariée, les pigeons amis de Cendrillon leur crèvent les deux yeux.

Blanche-Neige et Fleur-d’Épine sont quelque peu sœurs de la Belle au Bois dormant, Fleur-d’Épine surtout, dont l’histoire ressemble presque de tout point au conte de Perrault. La dernière partie du récit, celle de l’Ogresse et des petits enfants, est supprimée dans le recueil des frères Grimm, et ce n’est pas de cela qu’il y aurait lieu de se plaindre : elle n’a que chez Basile sa raison d’être et son explication. Blanche-Neige possède toute la saveur d’une légende primitive. Une reine file à sa fenêtre et, se piquant le doigt, laisse tomber quelques gouttes de sang sur la neige. La beauté de ces couleurs, dans l’encadrement d’ébène de la fenêtre, provoque son admiration, et elle souhaite d’avoir un enfant au teint blanc et rose, encadré de cheveux noirs. Son souhait se réalise par la naissance d’une ravissante petite fille. Mais la pauvre reine meurt ; une marâtre la remplace auprès de Blanche-Neige, tel est le nom de la merveilleuse petite princesse. Cette marâtre possède un miroir magique qui lui révèle la beauté de Blanche-Neige supérieure à la sienne. Elle veut faire périr la petite princesse. Celle-ci échappe à la mort en se réfugiant chez les sept gnomes. Les sept gnomes sont sept nains ayant, comme tous leurs congénères, le secret des métaux et s’occupant de creuser les montagnes pour y trouver l’or et l’argent. Ils accueillent Blanche-Neige. La méchante reine, apprenant par son miroir que ses ordres n’ont pas été exécutés, s’évertue à faire tomber sa victime dans de nouveaux pièges, et celle-ci y succombe par sa désobéissance aux sages conseils des gnomes, ses fidèles amis.

Voici donc Blanche-Neige inanimée, ayant toutes les apparences de la mort, pour avoir accepté de sa marâtre, déguisée en paysanne, un morceau de pomme empoisonnée. Les gnomes, qui la pleurent, l’enferment dans un cercueil de verre. Elle y garde toute sa beauté, comme les mystérieuses endormies auxquelles elle s’apparente, depuis la Brynhilde de l’Edda, jusqu’à notre Belle au Bois dormant. Le jeune prince qui l’aperçoit demande, pour lui faire honneur, la garde de la belle morte, et les gnomes apitoyés sur sa douleur se mettent en devoir de transporter le cercueil de verre dans son palais, quand le mouvement du transport fait tomber le funeste morceau de pomme arrêté dans la gorge de Blanche-Neige, et elle revient à la vie pour épouser le prince amoureux. Cette belle endormie dans une prison de cristal sous la garde des gnomes des montagnes semble être le symbole, non du printemps, mais de la neige, ainsi que le confirme son nom.

Sans doute ce conte fut inspiré à la poétique rêverie des vieilles conteuses par le spectacle de la neige s’attardant au sommet des montagnes, à l’heure où poignait l’aube des beaux jours. Elle demeure avec les nains au delà des monts, disait de Blanche-Neige le miroir magique. Et les monts, les premiers, la voient reparaître. Mais peut-être ce conte vient-il de plus loin, de quelque ancienne mythologie septentrionale…

Blanche-Neige, endormie au delà des montagnes dans un cercueil de verre, ne repose-t-elle pas, au-delà des collines prochaines et familières, sur des sommets plus lointains, plus inaccessibles, plus mystérieux !… Et le cercueil de verre où elle dort a la transparence du clair de lune. Le beau prince Hiver en fera sa fiancée. Il a d’autres joyaux que son frère le printemps, mais la couronne de givre et de perce-neige qu’il posera sur le front éblouissant de sa fiancée, la robe de dentelle endiamantée et le manteau de fourrure blanche à longue traîne qu’elle revêtira, valent sans doute bien des trésors.

Jeannot et Annette ont, au début, des aventures analogues à celles de notre Petit Poucet, mais, pour eux, l’ogre est transformé en ogresse, et un cygne leur offre son concours afin de leur faire passer un ruisseau ; ce cygne, disent les frères Grimm, était un gentil prince changé en cygne par un magicien, tout comme le frère d’Elsa, le cygne de Lohengrin ! Ainsi la rêverie du Nord effleure de sa blanche aile la naïve légende !

Le récit de la Gardeuse d’oies met en scène un roi qui ressemble au roi Lear. Il a trois filles auxquelles il fait une question identique à celle que le vieux roi shakespearien pose à Goneril, à Regan et à Cordelia. De même que Cordelia, la troisième fille ne fait pas une réponse agréable à son père, et malgré sa beauté, ses charmes, le don unique qu’elle a de pleurer des perles, don octroyé par une fée, il la fait conduire dans une forêt sauvage où on l’abandonne. Comment une fée la recueille, et comment elle épouse un beau seigneur, c’est ce que n’ont peut-être pas oublié les lecteurs des Frères Grimm. Ce vieux roi Lear, il apparaît déjà, au moyen âge, dans le roman de Perceforest, et voilà que, dans les veillées allemandes, de rustiques conteurs ignorants de Shakespeare dessinent une silhouette qui ressemble à celle des héros shakespeariens, comme une ombre chinoise à un tableau de maître.

Les jeunes princesses de la Prison souterraine évoquent en nous un vague souvenir de Perséphone. Parce qu’elles cueillent les fruits d’un pommier magique, la terre s’ouvre sous leurs pas, et les enferme jusqu’au jour où le jeune chasseur Martin parvient à les délivrer, avec le secours d’un nain qui rappelle Obéron, et qui lui confie un cor magique aux sons duquel l’armée des gnomes apparaît, forcée d’obéir…

Comme elles ont couru les routes, les vieilles légendes, avant de venir s’asseoir auprès d’un poêle allemand ! Elles y trouvent une légion de nains, qui est du pays où tous ces nains gardent des trésors et habitent l’intérieur des montagnes.

Lohengrin, Perséphone, Lear, Obéron… que seriez-vous devenus si vous n’aviez rencontré les aïeules et les poètes !


IV


Le sol d’Allemagne est fertile en récits fantastiques, et l’exemple des frères Grimm ne tarda pas à être suivi. Savants, érudits, poètes, patients bibliothécaires, dans le cadre des studieuses petites villes, se mirent à l’œuvre, interrogeant chaque fleuve, chaque montagne, chaque caillou, chaque bruyère ; l’air était peuplé d’elfes ; Les rivières avaient leurs nixes, les montagnes leurs gnomes. Parmi ces continuateurs ou imitateurs des frères Grimm, il convient de citer Simrock, Bechstein, Franz Hoffmann.

Simrock, né au commencement du dix-neuvième siècle, avait, dès sa jeunesse, été enrôlé dans l’administration prussienne. Mais la régularité d’une existence bureaucratique n’empêchait pas son cœur de battre au rythme des idées nouvelles, et il chanta la révolution française de 1830 avec une ardeur qui le fit rayer des cadres. Plus tard, il fut bibliothécaire à Bonn, et ce qu’il pouvait avoir de fantaisie dans l’esprit, il le dépensa à des recherches passionnées sur les vieilles légendes allemandes et italiennes, et sur les origines de Shakespeare. Les contes qu’il recueillit ne nous apparaîtront pas tout à fait comme de nouvelles connaissances. Dans la Montagne de Verre, nous verrons reparaître les femmes-cygnes : trois cygnes majestueux volent sur une mer paisible et dépourvue de navires. Ils abandonnent leur plumage et se transforment en belles jeunes filles. Wilhelm dérobe à l’une d’elles ce vêtement de plumes qui porte le nom traditionnel de rabenale. Elle consent à être sa femme, et le mariage est célébré. Prudent, l’amoureux époux enferme, dans un coffret dont il portait habituellement la clé, le voile magique de l’étrangère, mais la jeune femme, ayant obtenu cette clé de sa belle-mère, reprit le rabenale, et s’envola. Céda-t-elle à l’influence d’une mystérieuse nostalgie que le conte ne nous explique pas ? Elle disparut. Il est probable qu’elle avait l’intention de revenir au foyer conjugal, car, lorsqu’il se mit en quête de sa bien-aimée, Wilhelm, toujours amoureux et fidèle, apprit qu’elle était enfermée dans une montagne de verre. Ces contes dérivant des mythologies lointaines, ces histoires de femmes-cygnes qui font toujours penser aux Walkyries, se mélangent, on ne sait comment, de traditions et de symboles chrétiens. Sur le rivage, du bateau où il s’est embarqué, Wilhelm aperçoit deux hommes qui battent un cadavre. Il s’informe de leur mobile, et ces individus répondent que, de son vivant, ce mort a contracté, envers eux, une dette qu’il n’a pas acquittée. Pour faire cesser leur acte odieux, le voyageur paie la somme due, et y ajoute ce qui semble nécessaire à l’ensevelissement du malheureux.

Grâce à la protection de ce mort inconnu, Wilhelm accomplira sa tâche immense et difficile. Les obstacles seront aplanis, il ira dans la montagne de verre, il y retrouvera sa femme. Dans ce fouillis de traditions inextricablement mêlées, ne semble-t-il pas que se jouent quelques bribes de l’antique légende d’Orphée et d’Eurydice ? mais la croyance au dogme du Purgatoire, aussi, y est peut-être symbolisée par ce vivant qui acquitte la dette de ce mort, et par ce mort qui protège ce vivant. Tel qu’il est, ce conte a, peut-être, cent ou mille auteurs ; chaque âme qu’il a traversée y a mis de son empreinte et de ses préoccupations. L’acte de Wilhelm — un acte de miséricorde — opère des résultats merveilleux. Tout un peuple est délivré avec la princesse. Des villes englouties surgissent de nouveau, et reparaissent, avec leurs habitants, après la destruction de la montagne de verre. La mer, paisible et déserte jusqu’alors, se couvre de bateaux. Un bizarre enchantement pesait sur cette contrée, sur son roi, sur sa princesse, fille de ce roi, qui n’était autre que la femme-cygne, car si les femmes-cygnes sont ailleurs des Walkyries ou des fées, celle-ci n’est autre qu’une princesse enchantée. La fée du conte serait plutôt l’odieuse petite vieille, fée ou sorcière, qui s’évertue à empêcher Wilhelm d’atteindre son but, et qui, vaincue, se brise comme sa montagne. Quelle signification étrange recèle donc ce vieux récit ? Cet enchantement, cette montagne de verre, ne représentent-ils pas l’image d’une opprimante et fragile tyrannie ? Une aïeule mystique y ajouta peut-être l’histoire du mort libéré, devenu libérateur. Les villes, les bateaux, reparaissent et revivent. Quels beaux résultats pratiques pour une action qui semblait ne pas l’être ! c’est que nos moindres gestes ont, à travers le monde invisible, des prolongements ou des répercussions dont nous ne mesurons pas la portée, et que ce monde invisible réagit à son tour sur le monde visible. Nous rétrécissons à plaisir notre champ et nos moyens d’action… Que de montagnes de verre pèsent sur les cerveaux, les cœurs, les esprits des êtres humains !

Le courant chrétien et le courant païen se côtoient et se confondent dans une multitude de récits, et rien ne nous instruit mieux, que ces rencontres illogiques, de la mentalité primitive des peuples. Purement chrétienne, par exemple, est l’inspiration de ce conte de Bechstein, où nous voyons le roi grièvement puni pour avoir effacé des Livres saints le sublime verset du Magnificat : Deposuit potentes de sede, etexaltavit humiles. Le Moyen Age avait ses fêtes des fous, jour où, exceptionnellement, les simples se trouvaient placés en haut de la hiérarchie, et où les princes, les évêques, les abbés, semblaient abdiquer leurs titres et leurs fonctions. Tout cela se passait au chant du même verset. Sous la folie voulue de ces solennités, il y avait une grande leçon.

Par contre l’Ilse de Bechstein est une païenne ; elle garde, avec sa houlette d’or, un troupeau à toison d’or, et elle a quitté le château du roi, son père, pour vivre parmi le peuple souterrain des nains, appelés grillons. Aujourd’hui, le château est en ruines ; Ilse, pâle, silencieuse et belle, vient s’asseoir aux environs de la caverne, sa houlette à la main, et, autour d’elle, paît le mystérieux troupeau. Ilse est un personnage favori des vieilles légendes germaniques. D’où vient-elle ? Chez Bechstein, à qui nous empruntons ces données, c’est une princesse enchantée ; de plus, c’est une dame blanche, une Allrune. Elle répond à ceux qui l’interrogent de vagues paroles auxquelles ils donnent un sens prophétique. « Alors, ils se souvinrent, dit le conte, que déjà, dans les temps païens, avaient vécu dans les forêts des dieux ou des prophétesses, et ils appelèrent Ilse, du nom du ces prêtresses, une Allrune. » Toutes les dames blanches sont de pareilles Allrunes qui hantent les vieux châteaux et les vieilles forêts, en attendant leur délivrance, Ilse n’est pas heureuse ; elle s’est donnée aux Grillons pour être leur reine, et, maintenant, elle regrette l’amère et douce vie humaine. « Tu es et resteras la nôtre, dit l’aîné du peuple grillon. Quand aucune cloche ne sonnera, quand il n’existera plus d’églises ni d’hommes méchants, alors l’heure de ta délivrance retentira. »

Cette heure sera-t-elle celle du jugement dernier, comme pour tant d’autres fées, ou bien la légende païenne exprime-t-elle secrètement l’espoir que ses dieux régneront de nouveau ? Ilse ne vient plus à la clarté du soleil que tous les sept ans. « Aujourd’hui encore, à midi, tous les sept ans, on peut voir cette vierge enchantée, avec son troupeau, seule, pâle et triste, dans sa robe blanche comme de la neige. »

Peut-être y aurait-il mieux à faire qu’à garder cet inutile troupeau ? Ilse a voulu régner sur le peuple ennemi de la lumière, et maintenant elle n’est qu’un fantôme…

Chez Franz Hoffmann, Ilse est une belle jeune fille qui, au temps du déluge, s’enfuit avec son fiancé, sur une montagne du Harz, mais le couple finit par être englouti. Elle a donné son nom à la vallée, à la rivière qui la parcourt, à la roche où elle demeure encore aujourd’hui. Elle enseigne à certains le lieu des trésors cachés. L’Allemagne a son Ilse, comme elle a ses nixes qui vivent sous l’onde, et qui, dans le conte Zitterinchen, recueilli par Bechstein, enlèvent une fiancée.

Pour les légendes allemandes, les eaux ont leurs créatures, comme les montagnes et les forêts. Il y a des ondines comme il y a des gnomes. Un poète, d’origine française, Lamotte-Fouqué, s’inspirant de ces vieilles et populaires imaginations, composait dès 1813 le joli roman de l’Ondine. En voici le sujet : Un vieux couple habite une fraîche prairie au bord d’un lac, à la lisière d’une forêt enchantée, que les voyageurs ne peuvent traverser sans y être hantés d’une effroyable fantasmagorie. Ce pêcheur et sa femme possèdent une paisible cabane ; leur enfant s’est, disent-ils, noyé dans le lac, mais ils ont recueilli une petite abandonnée aux longs cheveux d’or tout ruisselants et qui n’a voulu être appelée qu’Ondine. Un soir, un beau chevalier est venu quêter leur hospitalité ; en traversant la forêt magique, il nourrissait le projet de plaire à une belle qui, férocement, exigeait de lui cet acte téméraire. Mais le chevalier voit Ondine, Ondine voit le chevalier, ils s’aiment. Ondine était délicieuse avec ses cheveux d’or, son rire étincelant, ses mystérieux caprices. Un vieux prêtre les marie, et elle révèle au bien-aimé son étrange histoire. Elle n’est pas une femme comme une autre, elle est une fille des eaux, venue dans les prairies en fleur avec la nostalgie du palais de cristal que connut sa petite enfance. Et, de même que le peuple des ondins auquel elles appartiennent, ces filles des eaux, ces ondines, n’ont point d’âme ; seulement, elles peuvent en acquérir une, quand elles sont aimées par un homme doué d’une âme immortelle. Aussi le père d’Ondine l’a-t-il envoyée parmi les hommes, afin qu’elle gagnât son âme. L’amour d’Huldbrand, le beau chevalier, opère le prodige.

Il y a des scènes gracieuses : « Ma jeune et charmante damoiselle, dit le vieux prêtre, en vérité, il est impossible de vous voir sans être réjoui ; mais pensez aussi dans cette circonstance à mettre votre âme en harmonie avec celle du fiancé qui vient de vous être uni. — Mon âme ? répondit Ondine en riant, ce mot-là est très joli à entendre, et il se peut que, pour la plupart des gens, ce mot-là soit très utile et très édifiant ; mais pour qui n’a point d’âme, je vous prie, comment est-il possible de se mettre en harmonie avec une autre âme ?… » Un peu plus loin : « Ce doit être quelque chose de bien doux, mais aussi de bien terrible, d’avoir une âme. Au nom de Dieu, dites-moi s’il ne serait pas meilleur de n’en avoir jamais ?… Oui, l’âme doit peser d’un poids très lourd, car voici seulement que, de sentir une âme prête à s’éveiller en moi, je me sens en même temps envahie par l’affliction, moi qui étais si insouciante et si joyeuse. »

Plus tard, lorsque l’âme sera éveillée en elle, Ondine demandera au vieux prêtre, avec émotion, de prier pour le salut de son âme. Pauvre Ondine ! Malgré la farouche protection de son vieil oncle Kühleborn, le torrent de la forêt, elle connaîtra l’amertume des trahisons humaines, l’inconstance des cœurs humains, car Huldbrand retrouvera Bertalda, sa première bien-aimée, qui n’était autre que la fille disparue du vieux pêcheur. Ondine, désolée, doit retourner à ses premières demeures des eaux, et ne reparaître que pour apporter, contre son gré, la mort à celui qui trahit son amour.

Loreley, autre fée des légendes germaniques, est également une victime de l’amour. Fille d’un pêcheur, elle fut enlevée, puis abandonnée par un chevalier, le comte Udo. Elle était merveilleusement belle. Le dieu du Rhin lui apparut et lui offrit de l’associer à la vengeance qu’il voulait tirer des hommes, pour les punir d’avoir abandonné son culte et d’être devenus chrétiens. Loreley, parée de toute sa beauté, devait s’asseoir au sommet d’une roche, et chanter de sa voix ensorcelante, afin d’attirer à leur perte les pauvres bateliers. Son cœur se fermerait à toute pitié, car, s’il laissait pénétrer en soi quelque ombre de ce sentiment, le charme serait rompu ; Loreley périrait, et le dieu du Rhin périrait avec elle. Loreley consentit à jouer ce rôle, et la fille du pêcheur devint la fée du Rhin. Grand fut le nombre de ses victimes, mais elle attendait toujours le comte Udo ; le comte Udo mit longtemps à venir. Il vint cependant, accompagné du jeune pêcheur Arnold, qui aimait Loreley et l’avait défendue contre les médisances, et Loreley sentit son cœur s’émouvoir de pitié pour le jeune pêcheur : sous l’influence de cette pitié, la fée pardonna même au comte Udo. Le comte Udo et le pêcheur Arnold furent engloutis, mais le dieu du Rhin parut, annonçant à Loreley qu’il allait périr avec elle ; et jetant dans les flots sa fatale harpe d’or, elle s’y précipita.

Henri Heine a chanté Loreley :

« Je ne sais ce que veut dire cette tristesse qui m’accable ; il y a un conte des anciens temps dont le souvenir m’obsède sans cesse. L’air est frais, la nuit tombe, et le Rhin coule en silence ; le sommet de la montagne brille des dernières clartés du couchant. La plus belle vierge est assise là-haut comme une apparition merveilleuse ; sa parure d’or étincelle ; elle peigne ses cheveux d’or. Elle peigne ses cheveux d’or avec un peigne d’or, et elle chante une chanson dont la mélodie est prestigieuse et terrible. Le marinier, dans sa petite barque, se sent tout pénétré d’une folle douleur ; il ne voit pas les gouffres et les rochers ; il ne voit que la belle vierge assise sur la montagne. Je crois que les vagues, à la fin, engloutissent et le marinier et la barque ; c’est Loreley qui a fait cela avec son chant. »

Quel est ce chant de Loreley qui conduit les bateliers à leur perte ? Quelle analogie a-t-il avec celui des antiques sirènes ? Est-ce à dessein que le poète néglige la victoire de la pitié dans le cœur féroce de Loreley ? Le pardon et la pitié triomphant de la vengeance, c’est la victoire du Christianisme. Serait-ce la moralité cachée du récit ?

Henri Heine s’occupa des ondines ; il imagina la plaisante aventure du beau chevalier faisant mine de dormir, alors que des ondines au voile blanc venaient le baiser au clair de lune. Il rêvait, sous les eaux, la vie de cités fantastiques pareilles à celles des vieilles légendes. Il chanta la rencontre de deux bizarres personnages : un ondin et une ondine sous les tilleuls d’un bal champêtre. La musique retentit sous les tilleuls ; c’est là que dansent les garçons et les filles du village ; il y a aussi deux personnages que nul ne connaît, ils sont sveltes et élégants… « Mon beau sire, à votre chapeau vert pendille certain lis qui ne croît qu’au fond de l’océan… Vous êtes un ondin, fils de la mer, vous venez pour séduire les petites villageoises ; je vous ai reconnu du premier coup d’œil… Ma belle demoiselle, dites-moi un peu pourquoi votre main est aussi froide que la glace ? Dites-moi un peu pourquoi l’ourlet de votre blanche robe est trempé d’eau ? Je vous ai reconnue du premier coup d’œil à vos révérences moqueuses. À coup sûr, tu n’es pas une fille d’Ève, tu es une enfant des eaux, ma petite cousine l’Ondine… »

Les violons se taisent, la danse est finie. Le beau couple se sépare fort civilement. Tous les deux se connaissent malheureusement trop.

Mystérieuse petite chanson, plus mystérieuse, peut-être, que le fantastique et joli roman de Lamotte-Fouqué. Un lis d’eau, l’ourlet mouillé d’une robe, ce sont des signes assez minces ; il en est de plus faibles encore, de plus légers, de plus fugitifs, auxquels les âmes se reconnaissent pour s’attirer ou se fuir. Et le mystère de ces âmes est plus profond que celui de l’Océan auxquels appartiennent l’ondin et l’ondine du bal champêtre.

Henri Heine, dans Atta Troll, évoque une chasse fantastique où passe la fée Abonde, le minois souriant, et vêtue de soie bleu pâle, mais il n’est point sûr que le tourbillon qui l’emporte la ramène jamais, car les fées s’évanouissent des légendes, et leur nom même est oublié par les lèvres des hommes.