La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/41

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 317-325).

Service de la poste



EN 1859, quand mon père alla se fixer à la Baie Trinité, il n’y avait pas le moindre service de poste dans cette partie du pays ; le bureau de poste le plus proche de la Baie, autant que je me rappelle, était celui de Bersimis. En été nous envoyions ou recevions les lettres par des bateaux côtiers ou des goélettes de pêche qui allaient se gréer à Québec et y retournaient après que le travail de saison était terminé.

En hiver, vers la mi-janvier, un courrier particulier était expédié par la Compagnie de la Baie d’Hudson de son poste à Mingan, le principal poste alors et aujourd’hui encore, de l’ouest du Labrador et de la Côte Nord, à l’est de Bersimis. Le voyage aller et retour par terre de Mingan à Bersimis, en comptant tous les détours à faire, dépasse six cents milles.

Pour ce voyage on engageait trois hommes, y compris le plus jeune des commis qui toujours avait charge du courrier et voyait aux provisions et autres choses nécessaires au cours du trajet. Le voyage durait généralement six semaines. Il fallait faire la route à la raquette ; la malle et les provisions mises dans des sacs étaient portées à dos, chacun prenant sa part. Mon premier compagnon et ami, M. Peter McKenzie, fit ce voyage plusieurs hivers de suite. Quand il arrivait au parti de s’arrêter dans quelqu’habitation pour y passer la nuit, les lettres y étaient acceptées et transportées, si c’était possible, franco pour la famille, mais partout ailleurs, on exigeait et l’on payait volontiers vingt-cinq sous par lettre. À l’exception de quelques endroits près des habitations, il n’y avait ni chemins ni sentiers d’aucune sorte, et les hommes avaient à se débrouiller eux-mêmes dans les bois, parfois pendant des milles, pour éviter les mauvais endroits le long de la côte. Pour ces longs portages, si l’on pouvait avoir un guide on en prenait un, sinon, il fallait du mieux possible se tirer d’affaire.

Lors du premier voyage de McKenzie, ses gens se perdirent pendant deux jours dans le portage de Manitou, et Tom Flett, un Orkney, qui était du parti, se gela gravement les pieds. Une autre fois, tous les hommes passèrent à travers la glace en traversant la rivière Sheldrake (Bec-scie), si j’ai bonne mémoire et tous se seraient noyés, n’eût été la grande vigueur musculaire de Peter McKenzie. Il réussit à saisir d’une main un arbre ou des branches et, de l’autre, hala ses compagnons qui se tenaient accrochés à lui.

Pendant que je suis sur ce sujet, on me permettra de suggérer ce qu’il y a de mieux à faire en passant sur de la glace faible ou douteuse, lorsque l’on traverse une rivière ou un lac à bonne heure dans la saison. On se taille une longue perche que l’on porte par le milieu, si l’on est seul, et si l’on enfonce dans la glace, la perche servira d’appui, à raison de la grande surface qu’elle couvre, et l’on peut alors se hisser hors de l’eau. Quelquefois, on se sert de deux perches, si la distance est courte. Lorsqu’on est deux, chacun doit prendre son bout de la perche Ce truc a sauvé bien des gens. À moins que ce soit par un temps très froid, il ne faut pas se fier à la glace d’eau salée de moins de trois pouces d’épaisseur ; s’il fait très doux, même une glace de quatre pouces n’est pas sûre. Une glace d’eau douce de la moitié de cette épaisseur peut porter un homme de poids ordinaire.

Pour résumer, quelques années plus tard, nous eûmes un courrier mensuel d’été, par Rimouski, et aucun en hiver. Quand M. Markham Molson ouvrit la fonderie de Moisie, sa compagnie eut un service particulier entre Moisie et Bersimis. Le tarif des lettres cueillies en route était le même que celui de la Compagnie de la Baie d’Hudson, vingt-cinq sous par lettre ; on y employait deux hommes qui faisaient de quatre à cinq voyages par hiver, en transportant en moyenne, de quinze à vingt livres de matières postales par voyage. Après mon premier voyage avec le vieil Adrien Ploute à Bersimis, je servis fréquemment de guide aux courriers dans le long portage de la rivière Manicouagan. On regardait comme bonne paye dix ou douze piastres pour pareil service dans ce temps-là, mais c’était, de l’argent durement gagné.

Au cours d’un de ces voyages, deux employés de la Cie Molson, Brochu et Lévesque, pour qui j’agissais comme guide, faillirent perdre la vie. C’était notre première journée après avoir quitté Godbout et nous avions projeté de camper à la nuit même près de la rivière Mistassini. Environ quatre milles avant d’arriver à la rivière, la route passe près du bord de la mer, en faisant ainsi éviter l’éperon d’une haute montagne. De la route on pouvait voir à travers les arbres le bord de la grève qui, à cet endroit était de niveau. J’étais à quelque distance en avant d’eux, ouvrant le chemin. Comme je n’avais aucun autre colis que mes provisions à transporter, mon sac était infiniment plus léger que le leur, et souvent j’étais obligé de m’arrêter et les attendre.

Quand les deux jeunes gens arrivèrent à cette partie de la route, il leur prit fantaisie de continuer le trajet par le chemin dur de la grève, au lieu de suivre mon sentier à travers le bois. Tout alla bien pendant quelque temps, mais ils se trouvèrent bientôt en face d’un rocher taillé abrupt, qu’ils ne pouvaient contourner, attendu que la mer en couvrait le pied. Au lieu de revenir sur leurs pas pour reprendre la piste, ils commirent l’étourderie de tenter de faire le tour du rocher en grimpant. Ce faisant, Levesque qui était devant, perdit fond dans la neige molle et glissa jusque dans l’eau. Son compagnon, en essayant de revenir en arrière, eut le même sort.

Heureusement, la marée était basse ; ils se trouvèrent debout dans quatre ou cinq pieds d’eau. Après beaucoup de difficultés, ils parvinrent à se sortir de là tout trempés et grelottant.

J’avais fait un bon bout de route et je les attendais ; mais à la fin, ne les voyant pas venir, je devins inquiet ; je retournai sur mes pas pour voir ce qui avait pu arriver, et je trouvai leurs pistes dans la direction de la grève. Je connaissais le rocher, et je présumai qu’ils avaient fait le tour et qu’ils étaient en route vers le camp. Comme il se faisait tard, je crus devoir me hâter d’aller préparer notre campement. Cependant je restai indécis si je devais rebrousser route. J’avais comme une souleur qu’il était arrivé quelque chose, de sorte que je descendis à la course. C’était certainement providentiel, car je les trouvai à l’orée du bois, grelottant et sans allumettes ni l’un ni l’autre. Lévesque, en tombant, avait perdu ses mitaines et sa hache. Je les engageai à faire de l’exercice pendant que j’allumerais un feu. Après quoi, je coupai des branches pour nous asseoir et je les pressai de tordre une partie de leurs vêtements. Je fis fondre de la neige pour faire du thé chaud.

Il était alors trop tard pour continuer la route, et comme nous étions en un endroit exposé au vent et autres inconvénients, je décidai que nous retournerions sur nos pas jusqu’à un demi-mille où nous coucherions dans un camp abandonné de trappeur, que je connaissais.

Nous y arrivâmes en bon temps. Peu après, nous y avions un bon feu et nous pûmes y passer assez confortablement la nuit. Nous portions tous des mocassins de peau de loup-marin pour la raquette ; ceux de Lévesque dégouttaient l’eau, il les pendit à une traverse près de l’ouverture pour la fumée. Je l’avertis d’avoir à les enlever avant de se mettre à dormir. Mais il était peut-être trop fatigué pour y voir, ou bien il l’oublia, et moi-même, aussi très fatigué, je m’endormis bientôt.

Combien de temps ai-je dormi, je n’en sais rien Toujours est-il que notre feu était bas. Je lui donnai une nouvelle attisée, et à la lumière du foyer, j’aperçus les mocassins de Lévesque, tout ratatinés et raccourcis à environ cinq pouces de longueur. Ils étaient brûlés et en essayant d’en redonner sa forme à un, il se déchira. La peau verte et humide, de quelqu’animal qu’elle vienne, brûle facilement, même à la chaleur modérée du soleil.

Le lendemain matin nous eûmes à improviser une paire de souliers à même la toile d’un de nos sacs à provisions, et une paire de bas de laine lui servit de mitaines. À part d’une meurtrissure que Brochu s’était faite au pied en tombant, ni l’un ni l’autre ne se ressentirent du bain d’eau salée qu’ils avaient pris.

Deux jours plus tard nous atteignions Manicouagan où Thibeau le trappeur, avait un logis confortable. Brochu avait toujours son pied blessé qui le faisait tellement souffrir, qu’il ne put continuer. Je m’arrangeai moyennant certaine considération, pour porter, aller et retour, son sac de malle jusqu’à Bersimis, pendant qu’il resterait chez Thibeau pour se mettre le pied au repos. Lévesque acheta une paire de chaussures. Nous partîmes à bonne heure et nous arrivâmes le même soir à Bersimis, la marche nous ayant été facile surtout sur la glace le long de la côte.

Le chef du bureau de poste, Monsieur W. S. Church, qui était aussi agent de la Compagnie de la Baie d’Hudson, nous dit que le courrier de retour serait prêt pour dix heures le lendemain matin. Ceci nous mettait trop en retard pour arriver le même jour à Manicouagan ; cependant, je décidai de partir ; nous devions coucher à la Pointe-aux-Outardes. Le Rév. Père Arnaud nous avait incités à loger chez lui à la Mission ; nous y fûmes bien confortablement accommodés. À l’heure dite, nous eûmes le courrier et nous partîmes.

La ligne de la côte contourne ici une grande baie avec la Pointe-aux-Outardes qui se projette du côté est de la rivière : celle-ci a quatre milles de largeur à son embouchure. En ligne droite, il n’y a que douze milles marins, mais, par le détour, on compte seize bons milles. Comme je l’ai déjà dit, la glace était bonne et paraissait l’être aussi loin que l’œil pouvait porter. Lévesque voulait couper au plus court, et proposa la chose à deux ou trois reprises Je lui dis que c’était trop risqué, parce que la glace pouvait se détacher du rivage par quelque forte marée ou par quelque furie de vent, et que, de plus, elle pouvait bien ne pas être solide au loin de la côte, attendu qu’en y allant au plus coupant, nous nous trouverions pendant quelque temps à cinq milles de terre.

Je lui expliquai tout cela, et comme il n’avait rien dit, j’en avais conclu qu’il avait abandonné son idée. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque, quelques instants après, je vis qu’il m’avait laissé et qu’il s’en allait tout droit loin de la rive. Je lui criai, mais rien n’y fit ; ce que voyant, je continuai à suivre notre ancienne piste le long du rivage. J’arrêtai au wigwam du chef Estlo près de la rivière-aux-Outardes. Je dinai chez lui, je lui communiquai les dernières nouvelles de Bersimis, et repartis. J’arrivai à la brune à la Pointe-aux-Outardes. Je m’informai de Lévesque, et l’on me répondit qu’on ne l’avait pas vu dans l’endroit. Qu’était-il survenu ? Personne n’en pouvait rien dire, et il était trop tard pour aller à sa recherche. Il n’y avait qu’une seule chose à faire : dresser des fanaux comme signaux au cas où il pouvait se trouver à errer à l’aventure sur la glace ; bon nombre de gens dirent que c’était inutile, qu’ils le croyaient noyé. Il n’en était rien, cependant, car, sur les neuf heures, Lévesque apparut, très fatigué, mais parfaitement bien d’ailleurs.

Il raconta que, après m’avoir laissé, rendu à environ quatre milles du rivage, il avait aperçu au loin en face, une nappe d’eau claire. Comme, à distance, elle paraissait étroite, il avait pris une course dans l’espoir qu’il pourrait la franchir d’un seul saut. À son grand désappointement, la mare d’eau avait plus de trente pieds de largeur et s’élargissait graduellement. Comme il ne savait pas du tout nager, il lui était donc impossible de la traverser. Du côté ouest, la mare semblait se rétrécir peu à peu, jusqu’au moment où, à distance, les glaces lui parurent se souder ensemble. Il courut pendant deux milles dans cette direction, pour seulement constater que plus il approchait, plus la mare était large. Il n’y avait pas à en douter, il était à la dérive, mais non en danger immédiat, car la glace était assez forte pour le porter, mais pendant combien de temps resterait-il dessus, il n’en savait rien. Comme il ne ventait pas, il se prit à espérer qu’on viendrait du rivage à son secours dès le matin.

Il ignorait tout de l’effet des fortes marées dans le voisinage, autrement il eût compris que le baissant emporterait les glaces au large, et que le montant les aurait ramenées, si quelque vent violent n’intervenait pas. Il persista à faire les cent pas de long en large pour se réchauffer ; heureusement pour lui, il ne faisait pas grand froid.

Jusqu’où fut-il ainsi emporté à la dérive, il ne put le dire, mais, d’après ce que je connais de l’endroit, il avait dû aller à deux milles au large.

Avec une marée montante très forte, la glace s’était mise à revenir et avait rejoint la glace ferme et solidement attachée de la grève. Dès que la chose avait été possible, il s’était élancé du côté de terre où les lumières l’avaient guidé.

La leçon, je crois, fut bonne, car ayant eu encore l’occasion de lui servir de guide dans deux voyages subséquents, je ne l’entendis jamais parler du moindre raccourci.

Durant les premiers hivers que nous eûmes un service régulier de trois ou quatre courriers, il y eut des accidents de différente nature, mais il n’y eut pas de pertes de vie. Quelques-uns furent victimes d’engelures, d’autres passèrent à travers la glace et, une fois, dans une tempête de neige, ils perdirent leur chemin et furent onze jours écartés dans les quarante-cinq milles de portage de Manicouagan. Malgré toutes ces situations risquées, il est rarement arrivé que l’on ait perdu des courriers, quoiqu’ils arrivaient souvent plus ou moins avariés à destination.

Une nuit, deux de ces employés faillirent être brûlés tout vifs, pendant leur sommeil, dans l’incendie de leur camp. Ils purent se sauver. Après avoir perdu une partie de leurs vêtements, et la moitié d’un de leurs sacs.

Une autre fois, un éboulis le long de la Manicouagan fit chavirer le canot et précipita à l’eau les quatre hommes qui le montaient. Comme il n’y avait que quatre ou cinq pieds d’eau, ils purent s’en tirer, et, le lendemain, rattrapper leurs sacs de matières postales. Cet accident arriva lors du dernier voyage de la saison, au milieu d’avril, et environ une demi-heure avant le lever du jour. Il m’arriva de me trouver tout près de là dans le temps, à faire la chasse aux oies sauvages. J’entendis le bruit qui produisit l’effet d’un moyen tremblement de terre, effraya les oies et les mit en fuite. Je retournai au bureau du télégraphe où j’étais de service. Peu de temps après les hommes arrivèrent et me racontèrent l’accident.

Au cours de ces dernières années, trois sacs ont été perdus, plutôt par manque de précautions que toute autre chose. Ils avaient été déposés pour la nuit dans un endroit peu sûr ; la marée et les glaces les emportèrent.

Il y a quarante ans passés, le poids total du courrier d’hiver était d’environ une centaine de livres. Aujourd’hui, en 1909, ce poids atteint six mille livres, et il en reste presqu’autant au bureau de poste de Québec se composant en majeure partie de colis, livres, calendriers etc.

En 1877, nous inaugurions le premier bureau de poste ici, et, depuis, nous avons eu un service régulier, hiver et été.

De quatre courriers d’hiver, nous sommes arrivés à dix, et notre service mensuel durant l’été est maintenant de trois par mois. Le chalutier à double pince, ou bateau de pêche, qui faisait le service entre Rimouski et la Côte Nord, aux anciens jours, a cédé sa place à deux steamers modernes.

C’est en toute réjouissance de cœur qui nous regardons tous ces progrès comme présages de prospérité croissante, dans cette partie si longtemps négligée de la province de Québec.