La vie inconsciente et les mouvements/Chapitre II

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CHAPITRE II


LES MOUVEMENTS
ET L’ACTIVITÉ INCONSCIENTE

Le précédent chapitre a été consacré surtout à montrer que dans la composition de toute perception et de toute image, il y a des éléments moteurs en sus des qualités spécifiques propres à chaque sens (couleurs, sons, dureté, résistance, etc.), et que leur présence est nécessaire, indispensable. Il nous reste à montrer qu’il en est de même pour les états affectifs. Ici le fait est tellement clair, que nous pourrons être brefs.

Sur l’origine première des manifestations émotionnelles, notre position est nette. Depuis longtemps nous avons protesté contre la théorie « classique » qui définit la sensibilité par le plaisir et la douleur. Comme une définition doit reposer sur les caractères fondamentaux, essentiels, il faut descendre plus bas, — aux tendances. Les états agréables et désagréables n’ont qu’un avantage, c’est d’être la portion claire, c’est-à-dire pleinement consciente d’un fait plus complexe ; mais ils dépendent des désirs et aversions, des tendances positives et négatives ; celles-ci sont les processus élémentaires de la vie affective dont le plaisir et la peine ne font que traduire la satisfaction ou l’échec.

Sous diverses formes et en termes différents, plusieurs psychologues contemporains me paraissent soutenir une thèse analogue, sinon identique[1]. Malgré leurs dissidences, ces thèses ont toutes un fond commun ; c’est la réintégration de l’élément moteur dans la constitution fondamentale de la sensibilité. Mais alors, dira-t-on, nous sortons de la sensibilité purement réceptive pour entrer dans la psychologie des mouvements ? C’est inévitable. Entre la sensibilité affective et la motricité, il est impossible d’établir une séparation réelle ; on ne peut que la déterminer idéalement : il serait chimérique de poursuivre une dissociation totale.

La tendance peut se décomposer théoriquement en deux moments : un phénomène moteur purement interne (contractions organiques, vasculaires, viscérales, etc.) ; une série de mouvements musculaires par qui elle entre en contact avec le monde extérieur et s’y adapte pour se satisfaire. Qu’elle soit inconsciente ou demi-consciente comme certains instincts, ou pleinement consciente et extériorisée, comme dans un acte volontaire, sa nature motrice reste évidente ; il serait ridicule d’insister.

Mais ce qui précède n’épuise pas notre sujet. Outre les tendances qui sont le fond, il y a les manifestations superficielles, les marques propres, distinctives, caractéristiques de tous les états appelés affectifs : ce sont l’agréable et le désagréable, l’excitation et la dépression. Y a-t-il des éléments moteurs inclus en ces phénomènes ?

La dépression et l’excitation ont des causes internes (organiques, trophiques), et des causes intellectuelles (sensations, images). On sait que beaucoup de nos sensations ont un ton affectif particulier. Il y a des couleurs, des sons, des contacts qui agitent, d’autres qui reposent. Les psychologues-esthéticiens (J. Sully, Beaunis, Vernon Lee, etc.), ont bien fait ressortir la valeur et l’emploi de ce feeling-tone dans les beaux-arts. Il produit en nous des attitudes qui sont la réponse de l’individu aux impressions variées. Le ton affectif vient de ce que la sensation éveille des tendances actives qui sont une portion de notre personnalité tout comme l’aptitude à recevoir des impressions sensorielles.

Le plaisir et la douleur, en tant qu’états de conscience, sentir, sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire indéfinissables. Mais on a cherché leurs conditions d’existence dans les mouvements. Ainsi Judd. Pour lui, les sentiments « ne sont que des phases de notre expérience qui dans leurs caractères dépendent de l’accord ou du désaccord des diverses tendances » ; tant que les diverses tendances vers l’action, présentes à un moment donné, contribuent à une coopération mutuelle, le ton de la conscience sera agréable ; dès que les tendances actives seront en conflit, il deviendra désagréable. Le sentiment agréable est dû à une harmonie des tendances motrices ; le désagréable à un défaut d’harmonie entre ces tendances. Ainsi « l’agitation (excitation) et le sentiment qui l’accompagne sont dus à des stimulus nouveaux pour lesquels nous n’avons pas de réponse naturelle[2] ».

Avant de conclure, notons une analogie.

Dans le précédent chapitre, on a fait remarquer que tous les états intellectuels contiennent des éléments moteurs, mais dissimulés par les sensations, les images et les concepts qui remplissent la plus grande partie de la conscience.

Il en est de même pour les états affectifs. Les émotions simples ou complexes ont leurs marques spécifiques qui les distinguent les unes des autres : la peur, de la colère ; la joie, de l’amour, etc. Elles remplissent aussi la plus grande partie de la conscience. Mais dans les émotions violentes et les crises passionnelles, la tendance originelle affirme sa suprématie et sa puissance : sous sa secousse, la conscience se trouble et s’efface et l’état dominant devient moteur.

I

Il faut maintenant tirer de ce qui précède la conclusion utile pour notre hypothèse sur le substratum moteur de la vie inconsciente. Des états affectifs de toutes espèces, reste-t-il une portion permanente, analogue à ce que nous avons appelé le « squelette » des états intellectuels ?

Pour répondre complètement à cette question, il est nécessaire de la scinder.

1oPour les émotions primaires (colère, peur, attrait sexuel, etc.), la réponse est claire. Au fond, elles sont des instincts ; elles sont innées, organisées, fixées dans l’individu, elles font partie de sa constitution. Lorsqu’elles sont en état d’inactivité, par conséquent hors de la conscience, elles restent des agrégats des dispositions motrices — impulsions ou inhibitions — adaptées à un but unique, qui est leur marque spécifique, leur proprium quid. Elles sont une permanence potentielle.

2oLes émotions de formation secondaire, acquises, plus complexes parce qu’elles sont liées au développement intellectuel (ex. : sentiments religieux, esthétique, moral, etc.), leurs éléments stables, leurs survivances inconscientes doivent être de deux espèces : d’une part, les éléments moteurs propres à chaque émotion spéciale ; d’autre part, les résidus des états intellectuels (sensations, images, concepts) qui entrent dans leur composition.

Ceci suggère quelques remarques à propos de la mémoire affective. On sait que plusieurs psychologues hésitent à l’admettre. Il est permis de supposer que cette attitude résulte de leur nature mentale, qu’ils sont peu aptes à la reviviscence des sentiments comme d’autres à celle des couleurs, des formes, des sons, des mouvements ; en d’autres termes qu’il y a un type affectif, analogue aux types visuels, auditifs, moteurs.

Indépendamment de cette raison particulière, il y en a une autre plus générale. Les images affectives, même chez les mieux doués, sont pâles, effacées en comparaison des images sensorielles ; ce qui, selon nous, s’explique par la prédominance de l’activité motrice et aussi par celle des sensations organiques dont le coefficient de conscience est, à l’état normal, extrêmement faible[3].

Finalement, quand un état affectif a disparu de la conscience que reste-t-il de lui : sous forme statique, c’est-à-dire comme possibilité de reviviscence ; et sous forme dynamique, c’est-à-dire comme travaillant dans l’ombre ?

En négligeant les éléments intellectuels qu’il contient, je crois qu’on peut répondre : Il reste des tendances isolées ou associées à d’autres — des possibilités de manifestations motrices déterminées. Mais il semble que ce qui subsiste de notre vie affective dans les ténèbres de l’inconscient, consiste surtout en influences vagues ou générales qui créent des dispositions au relèvement ou à l’abaissement de notre ton vital.

II

Au terme de cette rapide incursion à travers les sentiments, nécessaire pour la justification de notre hypothèse, une question se pose. Nous avons rejeté toute interprétation intellectualiste de l’inconscient parce qu’il est, de sa nature, en dehors des formes de la connaissance ; mais ne pourrait-il pas être interprété en termes de sentiment ?

Je ne connais qu’une tentative de ce genre ; s’il y en a d’autres, on n’en a pas abusé. Telle me paraît du moins la thèse soutenue par Bazaillas dans son livre : La musique et l’inconscient où il cherche une explication dans « l’affectif pur » ; quelques passages choisis donneront une idée nette de sa théorie.

D’abord, son attitude est franchement anti-intellectualiste. « L’inconscient, dit-il, est une conscience à l’état pur, une conscience d’où la représentation s’est retirée » (p. 191). « Sa condition est végétative et irréductible à l’intellectualité » (p. 192). « L’inconscient est de l’irreprésenté ; il reste toujours une conscience affective, à l’état libre, détachée de tout schéma moteur » (p. 239). À la vérité, il écrit ailleurs : « Il est la vie des tendances, saisies à leur moment d’origine. »

M. Bazaillas signale aussi l’importance de la logique des sentiments dans le développement du processus inconscient. « Il faut par delà le conceptualisme de la conscience distincte, admettre un dynamisme fondamental, peut-être réductible à quelques types principaux. ″Les formations de la logique inconsciente ne s’organisent pas suivant la logique rationnelle ; mais au-dessous d’elle.″ La logique est une raréfaction des énergies, du dynamisme vital inconscient, elle est la suite continue des attitudes que prend en nous le principe de la vie affective » (p. 197).

Revenons à la question que nous avons posée. Elle est fort embarrassante : parce que, comme il a été dit plus haut, il est impossible de dissocier réellement l’activité motrice et la sensibilité affective.

Physiquement, le mouvement est primordial ; mais dans la conscience, la motilité et la sensibilité apparaissent conjointes. Ce fait est nécessaire, puisqu’à l’origine de tout état émotionnel, il y a des tendances attractives ou répulsives.

Après cette remarque générale, voyons si l’affectivité peut fournir une base stable à l’inconscient sous sa double forme : statique et dynamique.

J’appelle inconscient statique celui qui conserve les éléments de notre expérience, ceux du moins qui se sont fixés, car beaucoup ne laissent aucune trace de leur passage, ou ne sont pas organisés.

J’appelle inconscient dynamique celui qui travaille, qui élabore dans l’ombre des combinaisons incohérentes ou adaptées, des inventions absurdes ou géniales. Cette forme ne diffère de l’autre à qui elle emprunte des matériaux, que par l’addition d’une activité créatrice dont les causes sont des sensations, des images, des états affectifs.

Mais les influences existantes ou déprimantes qui agissent sur l’inconscient, sont distinctes de l’inconscient lui-même. Il me semble donc qu’on est autorisé à conclure que sous la forme inconsciente les sentiments ne sont représentés d’une manière stable que par les tendances, c’est-à-dire par des mouvements. Mais les émotions spécifiques qui, dans la conscience, se distinguent l’une de l’autre, comme font les sensations, sont trop fuyantes pour être organisées ; elles ne revivent que par l’effet des conditions motrices qui sont leur substratum.

Au fond, la « conscience affective pure » est moins un phénomène qu’un épiphénomène, — je veux dire une apparition sans durée et il serait téméraire de faire d’elle un principe de permanence.

III

Il nous reste à entreprendre la partie la plus difficile de notre tâche, qui est de justifier notre hypothèse en essayant de montrer qu’elle est supérieure, comme moyen d’explication, aux deux autres que nous avons rejetées.

Récapitulons les faits. Dans notre premier chapitre et au début de celui-ci, nous avons séparé, isolé les éléments moteurs inclus dans les états intellectuels, affectifs et dans les « attitudes » qui forment, selon nous, l’infrastructure de l’inconscient. Imaginons — ce qui est une pure chimère, mais qui pourra servir et fixer les idées — un être infiniment supérieur à l’homme, en vision et en compréhension. Pour lui, ce monde inconscient qui semble mort quand la conscience s’en est retirée, paraîtrait une masse de résidus kinesthétiques, isolés, groupés, associés suivant les expériences de la vie passée de l’individu, vides de contenu, mais étant les conditions nécessaires d’une reviviscence consciente.

Tel le botaniste relève une feuille morte dont il ne reste que le réseau parenchymateux qui en forme le squelette. Son imagination comble les vides, les remplit de cellules vivantes, de grains de chlorophylle qui la rendrait verte : elle redevient pour lui une feuille complète, d’une espèce déterminée, celle du chêne, du hêtre, du châtaignier. De même notre surhomme dans ces agencements moteurs, actuellement vides, pourrait replacer des états de conscience intellectuels et affectifs et opérer ainsi une restitution intégrale.

Laissons ces comparaisons pour examiner avec quelques détails si l’hypothèse motrice est conciliable avec le travail de l’activité inconsciente. La question présente deux aspects :

Le premier aspect est celui de la simple conservation, c’est le problème de la mémoire. Je ne m’y arrête pas. Après tout ce qui a été écrit sur ce sujet, il reste encore beaucoup d’obscurité. Toutefois, si à la conception ancienne de réservoir, de dépôt, de magasin conservant des états de conscience tout faits, on substitue, comme bases de la mémoire, des dispositions fonctionnelles résultant d’une répétition des expériences, le passage de l’inconscient à la conscience s’explique assez facilement par l’hypothèse kinesthétique.

Le second aspect est celui de l’invention qui est beaucoup plus embarrassante, car elle suppose, sans conscience, un travail qui semble dévolu à la conscience exclusivement : connaissance, choix, adaptation.

Remarquons d’abord que dans cette élaboration souterraine, il convient de distinguer deux formes principales, suivant que, par sa nature, elle dépend de la logique rationnelle ou de la logique des sentiments.

1oJe comprends dans le premier groupe la solution juste de problèmes scientifiques, les inventions mécaniques, les découvertes utiles, l’ordre et la clarté mis dans des questions pratiques ou autres que la réflexion consciente avait laissées obscures et embrouillées[4].

Ceci s’explique sans trop de peine par un mécanisme d’habitude. Ce travail repose sur une base solide, sur un fond d’expériences et d’essais antérieurs faits avec conscience ; il est spécialisé suivant la nature d’esprit et le savoir de l’individu. Je ne connais aucun exemple d’un ignorant en mathématiques ou en affaires chez qui une solution heureuse aurait brusquement surgi. Malgré la prédilection de certains auteurs pour les cas rares et d’une authenticité douteuse, l’invention inconsciente n’opère que sur un terrain déterminé d’avance.

De plus, si l’on considère que la logique rationnelle est un mécanisme rigoureux ; qu’un mécanisme est, au fond, un agencement de mouvements adaptés ; que toute association d’idées repose sur une association de mouvements (comme nous l’avons montré dans le premier chapitre) on sera moins disposé à s’étonner devant la logique créatrice inconsciente. Il convient aussi de remarquer que, dans ces opérations, le choix n’est pas toujours nécessaire. Le déterminisme logique du raisonnement et des associations suffit. À l’état de conscience, chez un raisonneur exact, la marche naturelle de l’esprit suit son cours : le travail de sélection est plutôt négatif ; il consiste à exclure de la conscience tout ce qui entrave ou retarde la suite rigoureuse des déductions et inductions.

Il faut remarquer aussi que, comparées aux nombreuses combinaisons motrices (sans conscience) qui doivent se produire selon notre hypothèse, les cas heureux, c’est-à-dire organisés, systématisés sans l’intervention de la conscience, doivent être très peu nombreux ; et puis on est plus frappé d’un cas qui réussit que de cent qui aboutissent à un échec.

2oJe comprends dans le deuxième groupe les créations qui dépendent surtout des sentiments et de l’imagination ; littérature, beaux-arts, inspirations religieuses et, à un niveau moins élevé, les inventions romanesques ou triviales qui se révèlent dans les rêves. Cette forme de l’activité inconsciente a été souvent entourée de mystère, quelquefois traitée avec une révérence qui confine à l’apothéose. W. James insinue « qu’elle pourrait bien être un lien entre le divin et l’humain ». Myers qui a très bien décrit le processus de « l’inspiration » envahissant la conscience à l’improviste, semble lui assigner un caractère surnaturel.

En réalité, ces manifestations de l’inconscient régies par la logique du sentiment, sont plus faciles à comprendre et à expliquer. À l’origine il y a un état affectif très général, très vague, excitant ou déprimant, — impression joyeuse ou tristesse. Il suscite des associations et combinaisons par affinité affective entre des états qui sont eux-mêmes liés à des mouvements. Mais ces combinaisons ne sont pas astreintes à un rigoureux déterminisme ; elles sont plus libres et, par suite, elles ont plusieurs manières de réussir, tandis que la systématisation selon la logique rationnelle n’en a qu’une. Suivant une très juste observation de Peirce, ces apports brusques de l’inconscient dont on ne remarque ordinairement que les grands résultats se produisent à chaque instant sous des formes très simples ; mais le processus reste le même :

« Comment, dit-il, ces irruptions dans la conscience naissent-elles ? Remarquons d’abord que les matériaux de notre vie psychique entrent, bien plus nombreux qu’on ne le suppose, dans notre conscience sous un aspect étranger. Nos brillantes reparties, nos saillies humoristiques, nos façons neuves de prendre les choses, la fin de nos phrases ayant une tournure que le commencement n’aurait jamais fait soupçonner : tout cela et une infinité d’autres expériences journalières, prouve l’abondance de l’activité verbale travaillant quelque part, en dehors des limites de la conscience… On voit donc que ce que nous avons à expliquer, ce ne sont pas seulement les inspirations du génie, mais tous les apports inattendus de toute espèce, mais les envahissements pacifiques de la conscience pour une création heureuse, quelque simple qu’elle soit[5]. »

Pour nous faire quelque idée de ce qui se passe dans cette masse en apparence inerte qu’on nomme l’inconscient, nous sommes obligés de traduire en termes de conscience ou du moins de « subconscient, c’est-à-dire conjecturer et dénaturer ». Cependant il y a des analogies probables entre certaines formes de l’activité psychique et l’activité latente de l’inconscient.

Ainsi dans les rêves, le rapprochement paraît d’autant plus justifié qu’on peut également les répartir en deux catégories principales suivant qu’ils sont plutôt rationnels ou plutôt imaginatifs.

Les uns, coordonnés et suffisamment cohérents, se développent autour d’une idée, d’une personne, d’une chose, d’un événement. Il faut aussi tenir compte du schématisme que la conscience au réveil impose, à la masse mobile et flottante des représentations. On peut donner comme exemple le fameux rêve de l’assyriologue américain qui aboutit à la solution d’un problème épigraphique, mais au milieu d’un décor qui ressemble à une mise en scène d’opéra bien réglée[6].

Les autres, les plus nombreux, sont exubérants, extravagants, en état de changement perpétuel au gré des influences organiques ou émotionnelles. La facilité avec laquelle ces rêves s’effacent le plus souvent — à ce point qu’on ne se rappelle que ceci, qu’on a rêvé — montre qu’à travers la subconscience, on entrevoit le travail de l’inconscient. Combien de solutions et de créations restent enfouies, incapables d’entrer dans la conscience faute de conditions d’existence qui échappent à notre ignorance.

Il y a des formes de maladie mentale, telles que la manie, qui, par le flux incoordonné des représentations et l’excès des manifestations motrices, rappellent le tableau des processus inconscients tracé par Messer : « J’admets, dit-il, que les processus psychiques sous-jacents à une pensée explicitement formulée, peuvent suivre leur cours sous toute sorte de formes abrégées, se télescopant l’une l’autre et faisant plusieurs appels à l’énergie psychologique emmagasinée. » Les aliénistes ont étudié la folie anatomiquement et physiologiquement, s’approchant ainsi des bases de la vie inconsciente ; mais chez eux, on trouve peu à glaner. À la vérité ils admettent une abdication des centres supérieurs qui, par défaut d’impulsion ou d’inhibition, favorise l’activité automatique ; mais ceci n’a qu’un rapport indirect avec notre sujet. Par contre, les formes demi-morbides qui sont les « frontières de la folie », ont été étudiées avec un zèle infatigable ; mais au jugement même des auteurs les plus accrédités, ces phénomènes se rattachent à l’activité subconsciente que nous distinguons soigneusement de l’inconscient pur. Les idées fixes méritent une mention spéciale. Par leur stabilité, elles semblent plonger leurs racines dans les profondeurs de l’inconscient. De plus, étant essentiellement agissantes, positivement ou négativement (par arrêt), elles sont au fond des représentations motrices, donc constituées par ce qui, selon notre hypothèse, est la structure fondamentale de l’activité inconsciente.

IV

Notre investigation serait incomplète si nous laissions dans l’oubli l’invention de quelques psychologues : celle d’un moi inconscient. Ce terme et la conception qu’il implique sont abusifs et inacceptables. Le moi, la personne, est tout un composé d’éléments constamment variables, mais qui, dans leur perpétuel devenir, conservent une certaine unité. Or, on ne trouve rien de semblable dans ce prétendu moi : aucun principe d’unité, tout au contraire une tendance à la dispersion et à l’émiettement.

La conscience est soumise à la loi de la succession ; son champ est très restreint ; il ne peut contenir à la fois qu’un très petit nombre d’états simples dans le présent (6 ou 8 au plus, d’après les expériences des psychophysiciens). L’activité inconsciente est affranchie de cette nécessité. Rien n’empêche en elle une simultanéité de processus distincts, étrangers les uns aux autres, évoluant chacun pour son compte et dont les procédés sont différents.

Il y a les abréviations. L’activité inconsciente procède par sauts et par bonds, n’étant pas assujettie à la marche méthodique de la pensée réfléchie et, malgré tout, par chance, arrive quelquefois au but. Au reste, les esprits géniaux et prime-sautiers font de même ; ils ne suivent pas toujours les procédés lents de la déduction ou de l’induction ; ils brûlent les étapes ; ils s’élancent de cime en cime, franchissant les intervalles. Leur activité consciente est soutenue par l’autre qui peut traverser les moyens termes sans exiger du temps.

Il y a les interférences, c’est-à-dire des associations et combinaisons motrices, très distinctes, agissant simultanément, qui se heurtent, se choquent, s’entravent, s’annihilent ou déterminent des changements de direction.

Il y a les emboîtements par qui un ensemble de représentations motrices en enveloppe un autre, l’engloutit ou le détruit partiellement et s’assimile quelques débris.

Enfin, il y a encore d’autres processus que nous pouvons à peine soupçonner.

En somme, ce soi-disant moi est un bloc fruste, fait d’éléments et de mécanismes moteurs. Quand il entre en activité, c’est un orchestre, sans chef qui le dirige.

On n’a pas fait un portrait flatteur de ce « moi » inconscient. « Sa nature fondamentale, écrit B. Sidis, c’est une extrême plasticité. Il manque de personnalité, il est anti-personnel ou impersonnel, et dans les cas où il atteint le niveau de la personnalité, il est instable, changeant, en proie à de perpétuelles métamorphoses ; il est stupide, sans critique, extrêmement crédule, dénué de toute moralité. Il se révèle dans les commérages de société, la panique des foules, les agissements de la populace. Il est essentiellement brutal, et son seul mécanisme mental est celui de la brute — l’association par « contiguïté[7]. »

En vérité, malgré ce réquisitoire, on pourrait tout aussi justement lui attribuer les vertus et qualités contraires. L’inconscient varie d’homme à homme comme le caractère.

Bazaillas qui, comme Sidis, admet « un vrai moi inconscient », « une personnalité inconsciente », n’est pas beaucoup plus indulgent. Il l’assimile à la vie purement affective et mieux encore, à un type de conscience animale : il fait remarquer avec raison que sa psychologie est très simple, élémentaire.

En dépit de ces tentatives, l’inconscient n’est qu’une fraction de notre personnalité, rien de plus ; mais il reste en lui un fond impénétrable. Ce fait, — de quelque façon qu’on l’explique — qu’il y a en nous une vie souterraine qui n’apparaît qu’en passant et jamais totalement, est d’une grande portée ; c’est que la connaissance de nous-même (γνῶθι σεαυτόν) n’est pas seulement difficile, mais impossible. Pour en expliquer la difficulté, on a allégué des raisons morales (influence des passions, faiblesse de la volonté), des raisons intellectuelles (insuffisance du jugement, pauvreté des facultés logiques, irréflexion). Tout cela est remédiable. Mais ce qui ne l’est pas, c’est l’incapacité absolue de connaître notre individualité intégralement et d’en être certain. Ce précepte se heurte donc contre une impossibilité psychologique ; son idéal est inattingible et ne peut être qu’une approximation — mais ceci est l’affaire des moralistes.

V

Pour terminer, il reste à traiter une question que jusqu’ici j’ai volontairement écartée ; c’est le rapport entre la « cérébration inconsciente » et notre hypothèse sur la nature de l’inconscient fait de représentations motrices potentielles ou actuelles. On sait que ce terme a été choisi vers le milieu du siècle dernier par quelques physiologistes (Laycock, Carpenter, etc.) qui méthodiquement et avec de nombreuses observations à l’appui ont éclairé cet aspect de la vie psychique entrevu et décrit trop vaguement avant eux.

Puis, ce terme s’éclipse devant un nouveau — la subsconscience — qu’on applique à beaucoup d’états anormaux, tels que le somnambulisme, l’hypnotisme, l’écriture et la parole automatiques, le dédoublement de la personnalité et bien d’autres encore.

Mais, comme le fait remarquer Peirce (art. cité, p. 325) la subconscience n’est pas seulement une manifestation psychique, elle n’existe que par des conditions cérébrales. Myers lui-même, assez enclin au mysticisme, la définit : « une cérébration au-dessous du seuil ordinaire de la conscience ». Tout le monde est d’accord sur ce point. Les auteurs ne diffèrent qu’en ceci : pour les uns, comme Pierre Janet, la subconscience est une hypothèse servant à l’explication et à l’interprétation des faits observés ; pour d’autres, comme W. James, elle est une réalité. Ils admettent donc deux consciences : l’une primaire, l’autre secondaire, « détachée », mais qui l’une et l’autre sont de la conscience.

Au-dessous est la cérébration inconsciente, au sens strict. Cette dénomination doit être précisée.

L’activité cérébrale, sans accompagnement de conscience, a deux formes.

L’une est étrangère à la psychologie ou du moins sans rapports directs avec elle. On sait que le cerveau a de l’influence sur la nutrition, la circulation, la digestion et autres actes de la vie végétative, sur les mouvements automatiques, réflexes, etc.

L’autre forme a une valeur psychologique ; mais quels sont les caractères qui la distinguent, puisqu’elle aussi est dépourvue de conscience ?

Distinguons, comme on le fait actuellement, la structure et la fonction.

Dans sa structure, la cérébration inconsciente est constituée par des résidus psychiques ; elle est composée d’éléments isolés ou associés qui ont été autrefois des états de conscience : telles les habitudes acquises, la survivance de notre vie écoulée. Elle est une activité du second moment, la répétition sans conscience de ce qui a dû être jadis accompagné de conscience. C’est de la conscience éteinte, figée, cristallisée dans ses éléments moteurs.

Dans sa fonction, elle ne diffère de l’activité consciente que par les caractères que nous avons énumérés précédemment et dont le principal est le manque d’ordre et d’unité.

Ici pourtant une objection se présente qu’on peut opposer à notre critérium. Pour des raisons que je donnerai plus loin, j’aurais pu me dispenser de discuter cette critique possible. Je me bornerai à l’essentiel.

Des psychologues éminents, notamment Wundt, soutiennent que tous les mouvements, même automatiques et réflexes, ont été à l’origine accompagnés de quelque conscience. Si l’on admet cette thèse, le caractère que nous attribuons à certains éléments kinesthétiques, matière de l’activité inconsciente, cesseront de leur appartenir en propre.

L’examen détaillé de cette hypothèse serait beaucoup trop long et ne peut être tenté.

On sait que l’existence d’une conscience rudimentaire dans les réflexes et les tropismes a été affirmée par les uns, niée par les autres. On a produit un très grand nombre de faits et d’expériences sans arriver à une conclusion ferme. En général, les physiologistes soutiennent le mécanisme pur, mais il faut reconnaître que l’addition d’un élément psychique n’est pas inacceptable.

De même pour les instincts, quoiqu’on soit plus disposé à admettre une psychologie, au moins pour les formes complexes.

Dans les mouvements d’ordre supérieur : — les désirs, les aversions et autres qui expriment des émotions, ceux qui font partie intégrante de l’exercice de nos sens, toutes les formes de notre activité réfléchie et volontaire — l’obscurité se dissipe et le rôle de la conscience devient appréciable.

La psychologie génétique, dit-on, ne peut pas admettre que ces processus qui sont devenus des mécanismes inconscients chez les animaux supérieurs et chez l’homme, ont toujours été tels. On emploie des arguments téléologiques : la conscience a sa raison d’être dans son utilité ; elle est un instrument de choix ; elle permet une adaptation ; mais quand cette adaptation est fixée, consolidée, parfaite, elle devient inutile, quelquefois nuisible, et conséquemment disparaît.

En admettant la « loi de récapitulation » qui veut que l’évolution de l’individu soit une répétition abrégée de celle des espèces, on peut supposer, s’il plaît, que les mouvements automatiques, réflexes et instinctifs ont été conscients au début de la vie et pendant quelque temps. C’est une hypothèse que rien ne contredit, mais dont on n’a encore donné aucune preuve.

Dans l’homme et les animaux supérieurs, le développement toujours croissant du cerveau a confisqué à son profit, peu à peu, les fonctions dévolues à des centres inférieurs chez les représentants plus humbles de l’animalité. De plus, si l’on remarque que (d’après les recherches anatomiques de Flechsig et autres) l’association entre les diverses zones de la couche corticale ne se fait pas d’emblée, qu’il n’y a pas, au début, les conditions stables d’une unité psychique, on n’est guère autorisé à accorder une grande valeur à ces consciences éphémères, s’il y en a.

Au reste, si l’on adopte l’hypothèse d’une conscience primordiale, éphémère, tôt éteinte, cela est pour nous d’une faible importance ; car il resterait toujours une différence notable entre un inconscient qui n’a qu’une valeur organique et la cérébration inconsciente qui a une valeur psychologique. Celle-ci, dont le travail latent combine et crée à sa façon, diffère de l’autre par ses matériaux qui sont les éléments moteurs des sensations, des représentations, des émotions et de toutes les formes de l’activité intellectuelle et volontaire. Ces matériaux ne sont pas une conscience éteinte, mais les conditions permanentes d’une restitution de la conscience intégrale.

Finalement, si nous comparons les deux modes d’inconscient, l’un est une formation primaire devenue organique ; l’autre est une formation secondaire, organisée, c’est-à-dire faite non d’éléments amorphes et isolés, mais d’associations et de combinaisons, résultats des survivances de l’expérience individuelle.

En terminant, je tiens à rappeler que j’ai traité un problème unique et nettement circonscrit : la nature psychologique de l’inconscient pur.

Les manifestations de la vie subconsciente, si curieuses qu’elles soient, m’ont paru sans profit pour notre problème et peu aptes à l’éclairer. Je les ai omises.

Encore plus les fantaisies métaphysiques, écloses depuis Hartmann, les unes mystiques, les autres naturalistes : l’assimilation de l’inconscient à la vie végétative à une « survivance » qui a cédé la place à une rivale mieux armée.

Prenant comme point culminant de la conscience claire l’état d’attention intense, concentrée, donnant la plénitude de la connaissance, on peut, par des affaiblissements successifs, parcourir des degrés dont nul ne fixera le nombre (conscience moyenne, conscience marginale, états crépusculaires)[8]. Quels qu’ils soient, en descendant dans une obscurité toujours croissante, on arrive à un moment où les psychologues se divisent en deux camps.

Les uns admettent la persistance d’une conscience infinitésimale et imperceptible : nous avons eu l’occasion de montrer les contradictions internes de cette supposition.

Les autres rejettent cette assertion théorique et sans preuves ; ils admettent un moment où la conscience est devenue zéro. Ils pensent « qu’on ne peut pas plus emmagasiner un processus psychique disparu que la flamme d’une bougie éteinte » (Pierce).

Pour nous, ce qui persiste, c’est la portion kinesthétique des états de conscience — les représentations motrices — parce que l’observation montre que les phénomènes moteurs ont, plus que tous les autres, une tendance à s’organiser, à se solidifier. L’inconscient est un accumulateur d’énergie ; il amasse pour que la conscience puisse dépenser.


  1. Pour une exposition complète de ce sujet, je renvoie à mes Problèmes de psychologie affective, p. 15 et suiv. (F. Alcan.)
  2. Judd, Psychology, p. 196 et suiv. Je doute que l’explication de Judd par la tendance motrice soit applicable à tous les cas de plaisir et de douleur physique, de joie et de tristesse ; mais ce n’est pas le lieu de discuter cette question.
  3. On s’est demandé (Voir Angell, Psychology, p. 258) si les sensations organiques sont affectives ou cognitives. À mon avis, on peut répondre : elles sont l’un et l’autre : affectives par leur caractère plaisant ou pénible, excitantes ou déprimantes ; cognitives parce qu’elles sont presque toujours accompagnées d’un état de connaissance, si vague qu’elles soient.
  4. Je ne cite aucun fait parce qu’ils sont trop connus, trop nombreux. On les trouve partout notamment dans Jastrow, La Subconscience. (F. Alcan.)
  5. A. Peirce, An appeal from the prevalent doctrine of a detached subconsciousness, étude remarquable publiée avec d’autres mémoires, dédiée au Prof. Garman par ses élèves américains, sous le titre « Studies in Philosophy and Psychology », in-8, New-York, 1906. L’auteur a soumis à une critique très vive les théories en vogue. La plupart de leurs partisans ont oublié cette règle de méthode scientifique : qu’il ne faut pas faire d’hypothèses inutiles ; mais tâcher au contraire de ramener aux faits connus ; qu’il faut toujours chercher l’explication la plus simple, les analogies les plus naturelles ; que la loi de parcimonie est valable pour la psychologie comme pour les autres sciences. Or on a « scandaleusement » enfreint toutes ces règles pour user des interprétations les plus dramatiques. Ce qui a fait la fortune de ces doctrines, c’est qu’elles établissent une continuité entre la conscience primaire et la conscience secondaire (subconscient). On a essayé d’expliquer l’inconnu par un appel à l’inconnaissable. Il faut étendre le point de vue psychophysique, revenir à une interprétation physiologique, à celle qui a réussi pour les aphasies et diverses formes de folie ; c’est une explication en termes du connu ou du moins du connaissable. (Loc. cit. passim.)
    Nous avons transcrit ces passages que nous acceptons complètement. La position que nous avons prise dans ce travail est la même que celle de Peirce.
  6. Ce rêve a été rapporté un peu partout, notamment dans Jastrow, loc. cit., chap. vii.
  7. Psychology of suggestion, p. 293 et suiv. On remarque combien la pensée de l’auteur est vacillante. De plus il n’établit aucune distinction saisissable entre l’inconscient vrai et la subconscience.
  8. B. Sidis (ouv. cité, p. 206), il prétend établir que quatre niveaux de conscience à marche ascendante qu’il caractérise en termes très vagues : moment de contenu, moment de conscience, synthèse de reproduction, synthèse de reconnaissance.