La vie orageuse de Clemenceau/XII

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Albin Michel (p. 285-315).

CHAPITRE XII

L’ingratitude et l’Abandon


Je venais d’être élu député de Paris, quand il fut question de la candidature de Clemenceau à la Présidence de la République et ce projet emporta tout de suite mon adhésion. La première séance de la Chambre dite bleu horizon, le 7 décembre 1919, où le Père la Victoire avait accueilli les députés des provinces recouvrées gens charmants et fins, très instruits, avait été fort émouvante. Les paroles qui devaient être dites avaient été prononcées. Tout le monde avait les larmes aux yeux. Dans ces conditions il semblait que la candidature même tacite, du grand vainqueur civil de la guerre — pas d’hésitation là-dessus — dût recueillir l’unanimité des suffrages. Il n’en fut rien.

Le 9 décembre, Clemenceau dit au général Mordacq :

« J’ai pris hier au soir une grave résolution. Vous êtes le premier à qui j’en fais part à la suite de la séance d’hier à la Chambre, j’ai décidé de me laisser porter à la Présidence de la République. »

Cette décision transpira aussitôt et fut connue de la majorité de la Chambre, 450 membres, majorité nettement réactionnaire, qui devait son élection à Clemenceau. C’est alors que Poincaré et le maréchal Foch, qui détestaient le Vieux pour des raisons différentes, notamment pour son franc-parler et, quand c’était nécessaire, ses brusques sorties, c’est alors que Deschanel, déjà atteint d’une forte pointe d’aliénation, c’est alors que le cardinal Amette, maître fourbe, soufflé par le sinistre cardinal Gasparri, germanophile enragé, commencèrent, contre la candidature tacite du Père la Victoire, une campagne de tous les instants. Celle-ci portait sur l’ambassade auprès du Vatican et sur le Nonce à Paris.

Le point culminant de l’affaire fut une visite que le papa Groussau, médiocre et bien intentionné, et ses collègues catholiques du Nord firent au président du Conseil, au début de janvier 1920, pour lui demander s’il serait opposé au rétablissement de l’ambassade et à l’installation d’un Nonce à Paris. Clemenceau leur répondit, sans ambages, que telle était son intention et leur en donna les raisons. Il rappela que, par la nature des choses, un Nonce serait toujours porté à se mêler des affaires de politique intérieure de la France, que cela avait toujours paru inadmissible à lui, Clemenceau, et paraîtrait toujours inadmissible aux patriotes français. Au surplus, il avait dû, naguère, faire partir de France, dans les vingt-quatre heures, le Nonce Montagnini, coupable de collusion électorale avec M. Jacques Piou, chef de l’Action Libérale.

Cette réponse, jointe au fait que Clemenceau ne posait pas sa candidature, par un entêtement bizarre, vouait la fameuse candidature à l’échec. C’est ce que ses meilleurs amis, et les plus dévoués, essayèrent en vain, quant à son silence incompréhensible et à son abstention, de lui faire entendre. Dans les couloirs de la Chambre, on ne parlait que de cela. Les motifs de sa résolution nous échappaient. Personnellement, j’étais partisan — faute d’expérience — du rétablissement des relations avec le Vatican. Mais ce point de vue passait, à mes yeux, après le désir que j’avais de voir Clemenceau à la Présidence de la République. J’étais, là-dessus, en amical désaccord avec Maurras et nous résolûmes de défendre, chacun, notre position, dans le journal. J’avais beaucoup de sympathie personnelle pour le papa Groussau, mon collègue, mais son esprit politique me semblait médiocre et je pensais de même quant au général de Castelnau, chef admirable, collègue très sympathique, mais que les manières de Clemenceau et sa bougresse de philosophie évolutionniste rebutaient.

Paul Deschanel — que j’appelais autrefois Poldéchanelle — je le considérais, en politique, comme un zéro pointé. Ayant écrit, jadis, dans la Nouvelle Revue, un article aimable sur les souvenirs de son père Émile Deschanel, un vieux de la vieille, j’avais reçu sa visite avenue de l’Alma, où j’habitais alors, et je l’avais trouvé gentil, frétillant et nigaud. Quant à la question du Nonce, je suis aujourd’hui de l’avis de Clemenceau et j’estime, expérience faite, que l’habitation à Paris et l’introduction, dans nos milieux, d’un pareil personnage, ne saurait donner lieu qu’aux pires complications, et, pour l’opposition, qu’aux pires embêtements.

Un Nonce, à peine installé à Paris, n’a qu’une idée : composer avec les chefs du gouvernement républicain, de doctrine anticléricale, et, d’autre part, ne pas irriter à fond les ultramontains, les descendants des hommes du comte de Chambord, qui ont laissé des séquelles dans les administrations et dans la bonne et « consolante » société parisienne. « Où foutons-nous le Nonce ? » dit la virago républicaine à son mari, devant la table servie, dans un dessin célèbre de Forain. C’est là qu’est-le danger. Nous nous en sommes, à l’Action Francaise, aperçus. Le premier Nonce, restauré dans ses fonctions, fut Mgr Cerretti, ami personnel, comme Gaspari, d’une foule de salonnards, en France et en Allemagne, et, en outre, de mœurs légères et pire, qui le jetaient dans les pattes de la police politique, par la voie des Renseignements généraux. À la Chambre, les escapades secrètes dudit Cerretti — surtout quand celui-ci, rieur macabre, avec d’énormes palettes dentaires, se tenait au premier rang de la tribune diplomatique — étaient un sujet de plaisanterie courant. On citait les noms, les adresses. Congestif, cauteleux, Cerretti le savait et en rageait. J’ajoute que j’avais personnellement jeté au feu deux dossiers de « partouzes » le concernant. Je me contentais de plaindre ses partenaires !

Inutile de dire que Briand et Philippe Berthelot, se faisaient communiquer régulièrement les notes de police, concernant ce Nonce effervescent, et s’en payaient des bosses interminables. Je ne fis jamais état, à la Chambre, de ma connaissance du sujet, Mais si j’avais prévu la campagne, farcie d’immondes ragots, que ce drôle mènerait contre l’Action Française et ses chefs, j’aurais fait, tranquillement, à la tribune, quelques lectures édifiantes, que le président Péret — l’homme des dix mille francs par mois du financier Oustric — n’aurait certes pas interrompues. Aussi, chaque fois que j’attaquais Briand, publiquement, pour ses amorces de trahison et abandons de 1921, avais-je soin de me tourner vers la tribune diplomatique où riait niaisement, au premier rang, M. le Nonce aux palettes dentaires.

Après celui-là vint le Nonce Maglione, autre coco, qui avait eu naguère des difficultés en Suisse en raison de sa germanophilie. Valet et flatteur de Briand, il se permit un certain jour de l’an, de faire son éloge au cours de la visite traditionnelle du corps diplomatique à l’Élysée. Le papa Doumergue releva doucement cette incorrection. Avec Clemenceau, Maglione eût connu moins de mansuétude : « Il n’est pas de caniche mieux dressé », disait de lui Philippe Berthelot. À Rome son tempérament lymphatique faisait dire de lui « Maglione-Ganglione ». Il se montra particulièrement féroce dans l’application des sanctions ecclésiastiques aux moribonds d’Action Française.

Tout ceci fait que je me suis repenti d’avoir voté et fait voter pour le rétablissement d’une fonction préjudiciable à mon pays, et, par contre-coup, à la Papauté elle-même. Pauvre papauté, mère de la civilisation ! Sa mauvaise information, ses nonces étourdis ou inattentifs lui ont fait perdre en peu d’années l’Allemagne par l’hitlérisme et l’Autriche par l’Anschluss. Son zèle démocratique lui a fait encourager les origines de la révolution espagnole. Elle s’est laissé duper, quant aux affaires de France, par le traître Aristide et l’aigrefin Philippe. Nous continuons, nous, croyants, à respecter et vénérer notre Mère l’Église, bien sûr. Mais que de faux pas, depuis la guerre, et qu’il était si facile d’éviter !

Un argument de mes collègues anticlemencistes était qu’en cas de mort, et vu ses convictions matérialistes, le président Clemenceau aurait des funérailles civiles, scandale intolérable. Clemenceau répondit simplement qu’il n’avait pas envie de mourir.

Le 16 janvier donc eut lieu au Sénat, selon l’usage, une réunion préparatoire pour l’élection présidentielle, Dans la rue les gens attendaient le résultat avec impatience sans se douter des intrigues qui se jouaient dans le vieux palais. Ignace, moi et quelques autres, nous multipliâmes pour Clemenceau. Nous sentîmes bien des résistances. Nous eûmes bien des réponses évasives. Les regards, devant notre question, fuyaient. Finalement le Père la Victoire eut 389 voix contre 402 à Deschanel ! Venu aux nouvelles, Philippe Berthelot, radieux mais railleur me dit : « Ils pouvaient élire un homme. Ils ont préféré la poupée. » Plusieurs rappelaient l’élection de Loubet et le mot de Clemenceau : « Je vote pour le plus bête. »

Clemenceau reçut la mauvaise nouvelle avec sa dignité ordinaire. Ignace me dit qu’il s’était fait beau pour la circonstance : redingote noire et cravate blanche Ce n’est pas la version du général Mordacq. Au fond, cet échec l’avait ulcéré. La justice immanente, quelques années plus tard, réservait la même tape à Briand. Mais celui-ci avait saboté sérieusement la victoire, au lieu que Clemenceau l’avait gagnée. Clemenceau était un héros. Aristide Briand une crapule.

Clemenceau rédigea la lettre suivante à l’adresse de Léon Bourgeois, président de l’Assemblée Nationale :

« Monsieur le Président,

Je prends la liberté de vous informer que Je retire à mes amis l’autorisation de poser ma candidature à la présidence de la République et que, s’ils passaient outre et obtenaient pour moi une majorité des voix, je refuserais le mandat ainsi confié.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma considération.

G. CLemenceau. »

Ce même jour avait eu lieu la première réunion de cette mystification dangereuse, le Conseil de la Société des Nations. J’ai entendu, de mes oreilles, à la Chambre, cette parole de Clemenceau à un député partisan de la chimère : « Vous y croyez, vous, à la Société des Nations ? » Ce qui prouve que lui n’y croyait pas.

Quand une personne de l’entourage de Deschanel apprit son élection à la Présidence, elle dit simplement : « Trop tard. »

Dès les premières semaines de sa Présidence, qui comblait ses vœux, le pauvre Deschanel donna en effet des signes de dérangement cérébral. Recevant M. Lloyd Gcorge, celui que Briand appelait « m’sieur Leude Djorge », il lui reprocha avec acrimonie l’attitude de l’Angleterre pendant la guerre et le fait que l’Empire britannique n’avait pas hasardé sa flotte et n’avait eu que 900.000 hommes de tués. Ahuri et irrité, M. Lloyd George alla se plaindre à Clemenceau qui lui fit comprendre que l’hôte de l’Élysée n’était pas parfaitement compos sui. Quelque temps après, Alfred Capus, rentrant de soirée par une belle soirée, et longeant le jardin de l’Élysée, vit Deschanel, qui se dissimulait, en frac, dans un taillis. Le pauvre égaré avait un doigt sur ses lèvres et dit à Capus interdit : « Ils ne m’auront pas ! » De nombreuses excentricités aboutirent à la chute qu’il fit, pendant un arrêt, en passant par la fenêtre de son wagon particulier. Il était en train de se déshabiller et en caleçon. Un contrôleur de la voie s’approcha : « Je suis le président de la République », dit Deschanel, à quoi le contrôleur, croyant à une plaisanterie : « Et moi, je suis le pape. » Quand Clemenceau apprit le fait, il dit simplement : « Ah, le pauvre bougre ! »

Deschanel une fois déposé, je dus de nouveau aller à Versailles pour l’élection de Millerand. Je votai, comme la première fois, pour Foch, lequel d’ailleurs n’était pas candidat. Rien de plus ridicule, de plus morne que ces cérémonies si vaines.

Clemenceau une fois dans la retraite, et après un voyage aux Indes en compagnie de son fidèle et admirable ami M. Nicolas Pietri (par la suite son exécuteur testamentaire), se mit d’arrache-pied à son grand ouvrage Au Soir de la Pensée, qui devait résumer la somme de ses connaissances et de ses méditations. C’est, condensé en deux gros volumes de 450 à 500 pages chacun, le credo scientifique d’un incroyant et une tentative de synthèse fondée sur un mélange, assez dru, d’évolutionnisme et de positivisme. Comme il eut, en 1917, la poussée active d’une jeunesse nouvelle, le Vieux eut, à la fin de la guerre et après l’euphorie de la victoire, une poussée intellectuelle pareille à celle que Renan appelait, pour les jeunes adultes, « l’encéphalite ». Nous avons vu combien ses traditions familiales lui tenaient au cœur. Il en fut de même de ses traditions scientifiques et de l’enseignement histologique de Charles Robin. Il appartenait à la génération universitaire à laquelle le microscope semblait ouvrir un champ immense en Anatomie normale, comme en anatomie pathologique. L’exaltation cérébrale des jeunes savants était la même qu’au temps des premières autopsies et de la découverte de l’anatomie macroscopique des organes, des vaisseaux et des muscles. Ces deux gros volumes de Clemenceau sont un acte de foi fort touchant, et où sont inscrits, auprès des démarches inchangées de son esprit, les battements de son grand cœur. Il a un but, en écrivant cette « somme » personnelle : apprendre aux gens jeunes à penser par eux-mêmes, à croire aux témoignages de leurs sens, à ne pas croire à l’invisible. Progresser, toujours progresser, en s’ingéniant à adapter aux circonstances les leçons du génie et du talent. Pas un instant ne lui vient à l’idée que d’autres savants pourront venir, qui bouleverseront, de fond en comble, les conclusions de leurs devanciers. Il ne prévoit ni Guénot, ni Quinton — qu’il aurait pu connaître, — ni Charles Nicolle, Il croit que le génie scientifique a toujours raison, alors que, selon Charles Nicolle, « le génie ouvre plus de faux chemins que de vrais ». Il croit à la lente pénétration de la raison, alors que, d’après le même et quelques autres, les démarches de la nature sont impénétrables à celles de la raison. L’évolution lui semble le seul processus de la nature. Il ne suppose pas la mutation, ni les reculs. Bref, il n’est pas émancipé du matérialisme, qui est précisément en train d’agoniser, quand il fixe ce qu’il croit être ses lois.

Voilà ce qui fait l’intérêt des deux gros volumes que leur auteur, avec la récupération de l’Alsace-Lorraine, voulait laisser aux Français à venir, pour leur édification.

À ses yeux, n’était-ce pas encore un bienfait ?

Le langage de ce testament intellectuel, Au Soir de la Pensée, est pataud, en contraste avec l’essor oratoire de l’auteur. Tel le cavalier de Pégase et qui a mis celui-ci au vert. Exemple, page 289 du volume 1 :

C’est grâce à l’arme à deux tranchants de ce doute conventionnel que la Renaissance, opposant aux dogmes de l’Eglise la tolérance païenne de penser, put, avant la constitution de la science moderne, barrer la route à l’absolutisme cultuel, au nom de l’hellénisme porteur d’une philosophie de l’humanité. Les noms de Rabelais, de Montaigne, de Descartes, de Pascal, de Voltaire, jalonnent puissamment chez nous le cours de cette histoire. Ils marquent des moments de l’évolution du doute, dans les mouvements de la pensée où se révèlent toutes les puissances de l’homme en effort de connaître par toutes formes d’interprétations vérifiées.

Voltaire nous apparaît comme un puissant railleur de comédie qui renverse les temples de son Dieu pour l’amusement de lui en élever un de sa façon. Qu’il croie ou non, cela n’a pas plus d’intérêt pour nous que pour lui-même. Point de doute cruel qui le hante. Les raisonnements à deux fins de Montaigne, le rire dévergondé de Rabelais, la sèche tension de Descartes, les tortures de Pascal lui sont étrangers. Il raconte. Montaigne aussi raconte, mais moins pour raconter que pour suggérer à autrui, et peut-être à lui-même, des conclusions qui le font obscurément tressaillir plus qu’il ne consentirait à l’avouer.

Puis ceci, page 313, qui est plus douteux et où transparaît l’anticléricalisme paternel :

J’ai parlé surtout de l’Asie parce que, depuis les plus anciens âges jusqu’à nos jours, sa pensée, ses rites, ses cultes, sa philosophie, sa métaphysique, ont envahi notre terre d’Europe et s’y sont développés avec exubérance. Nous sommes là en pays familier. Les superstitions, les magies de l’Asie antérieure sont encore nôtres. Elle nous a donné son dernier Messie, et, par une ingratitude noire, nous avons maudit, persécuté, torturé le peuple qui l’enfanta. Je confesse qu’il l’avait mis à mort. Mais comment ne pas nous en féliciter puisque, sans le Golgotha, nous n’étions pas sauvés. Et puis, quels massacres de frères chrétiens, ont suivi ! Avons-nous donc le droit de répudier l’intolérable synagogue, après l’avoir si copieusement imitée ?

Clemenceau, c’est le « consciencieux de l’esprit », tel que Nietzsche l’a défini. Mais on ne peut qu’user d’indulgence, pour sa bonne foi et sa naiveté, quand il écrit :

Longtemps nous a-t-on chanté la merveille théâtrale d’une « Révélation divine », en poétique contraste avec les incertitudes de connaissances, péniblement obtenues, de méconnaissances enchevêtrées. Aujourd hui, cependant, beaucoup commencent à se demander si l’issue n’est pas plus belle d’une victoire longtemps balancée, et conquise à force d’héroïsme contre les résistances du Cosmos, que la facile attribution d’une connaissance « révélée » sans la mise en œuvre d’un effort d’humaine volonté. Que d’âges d’impuissance pour découvrir qu’il n’y a dans l’homme, de beauté supérieure, que par la continuité d’une évolution organique à laquelle sa fonction individuelle est de collaborer.

Et enfin, pour en terminer avec le premier volume :

À ciel ouvert, la pensée est en marche, par d’insensibles passages, vers une floraison de problèmes qui nous campent en postures d’interrogateurs devant les éléments du monde d’où nous viennent lentement des réponses de positivité. Une nouvelle puissance s’est fait jour, qui demande des comptes au Cosmos et les obtient. Quiconque cherche des motifs d’admirer a vraiment trouvé son affaire. Si nous voulons du drame et de la poésie vécue, reconnaissons qu’ils ne nous sont pas marchandés. Qui oserait confronter la puérilité de nos mythes avec l’émerveillement des prodiges où l’imagination s’effondre sous les lumières de la réalité ? Hanuman, le singe magicien du Ramayana, transportant les montagnes avec leurs forêts et leurs fleuves, pour que des yeux exercés puissent y trouver l’herbe qui doit guérir son prince, les combats des Titans, Hercule et ses travaux, Athéna sortie du crâne de Zeus, Vulcain précipité de l’Olympe, Mars et Vénus surpris sous un filet à mailles d’or, un Dieu qui, pour nous sauver de ses propres rigueurs, à besoin d’être sacrifié par des criminels, qu’il fait criminels et qui seront éternellement damnés pour lui avoir obéi.

Au second volume j’emprunterai, pour ne pas fatiguer l’attention, trois citations caractéristiques :

D’abord, sur l’avenir de l’homme conscient (mais : son autoconscience a-t-elle augmenté ?) :

S’il faut que l’expérience élimine l’impuissante « Providence », il nous restera notre propre effort pour l’établissement d’une brève durée d’un contentement terrestre au profit de tous et de chacun. En d’autres termes, l’évolution de l’homme doit amener la transformation du caractère et de la qualité des félicités individuelles auxquelles il ne cesse d’aspirer, en le soulageant des craintes qui ne cessent de l’assiéger. Le bonheur à la portée de nos plus émotives dévotes est encore aujourd’hui d’une construction de primitivité. Souffrir le moins possible sur la terre, et jouir par anticipation, on ne sait où, d’un éventuel on ne sait quoi, atteste, comme aux premiers jours, des simplicités d’entendements. La bête fuit la souffrance comme nous-mêmes, mais n’a point accès aux généralisations qui, aspirent à commander le « devenir ». Il doit être permis à l’homme évolué de chercher au delà des besoins de la mentalité du quaternaire.

La qualité du bonheur sera plus affinée et la valeur de la souffrance, aux estimations générales de notre vie, pourra trouver une plus sûre atténuation dans le redressement d’un stoïcisme capable de porter l’homme au plus haut de lui-même. Ne voit-on pas que tous ceux qui ont affronté les tortures et la mort pour une idée ont cherché des satisfactions au delà de la commune mesure, et paraissent les avoir trouvées. Le discours de Socrate à ses juges est-il donc de gémissements ? Le condamné regarde la mort avec placidité. « Le temps est venu de nous séparer, dit-il simplement, à ses bourreaux, vous pour suivre et moi pour mourir. Le Dieu seul pourrait dire à qui revient la meilleure destinée, »

Puis sur la faculté d’imagination :

Si l’action était égale à la réaction, il n’y aurait pas d’évolution, et l’univers serait d’un pendule éternel sans aucun déplacement d’énergie. C’est la différence de l’action à la réaction qui produit l’évolution. Et bien que nous échappe la conscience des mouvements de la vie végétative, c’est le sentiment d’une projection au delà de nous-mêmes qui lance l’imagination au-devant de fuyantes lueurs où nous cherchons, comme dans la nuit, les premiers signes de la prochaine aurore, avec le bonheur d’anticiper en rêve sur les espoirs du lendemain. L’imagination, soit, Mais d’un effet puissant, jusque dans ses erreurs qui seront redressées, puisqu’elle éclaire la voie. N’ai-je pas déjà noté que l’imagination ne crée rien, tout son effort étant d’agrandir des parties d’observation, au risque de les déformer ? Qu’importe que l’étoile à laquelle nous marchons soit d’un prochain jet de flamme, ou au plus loin de l’espace, d’un immense embrasement d’incendie. Elle aura brièvement illuminé la route d’une vie éphémère, et nous aurons marché.

Et enfin voici pour la « révélation » matérialiste… ô comble de l’illusion !

Alors le jour d’une connaissance du Cosmos, en sa maîtrise universelle, est venu. Le jour de l’homme, puisque l’éternelle « nature des choses » va se voir directement demander des comptes par une postérité d’intelligences capables de regarder l’Infini sans pâlir. Suprême magnificence des féeries positives de l’atome aux courses infinies des astres enflammés, dont les incendies s’achèveront aux activités des organismes vivants et pensants, qui oseront questionner l’univers, et, pour dernière merveille, en recevront des réponses. Qu’est-ce que les pauvres miracles des livres saints en comparaison de cet éblouissement ?

Délivré de l’obsession divine, l’homme s’arroge, en effet, le droit d’un jugement subjectif du Cosmos où il est inclus, Il se découvre infime, mais capable, pourtant, d’une réaction de pensée personnelle sous la loi des énergies cosmiques qu’il lui échoit la fortune de connaître, de jauger. Son infinité même ne lui devient-elle pas le plus beau titre d’une relation de grandeur entre le monde infini qui s’ignore, et la particule organique qui se sent vivre, c’est-à-dire, pour un temps, s’opposer ?

Ainsi Clemenceau revient à Pascal par la main secourable de M. Homais.

Mais la poussée philosophique du grand homme, que je vous raconte, devait être interrompue par le premier son de cloche de l’ingratitude, venant de la part de son préféré, de son chouchou : le maréchal Foch.

L’ingratitude complète, dite noire, est le fait des Princes, comme des élites, comme des foules. Quiconque, dans sa sphère, vaste ou étroite, se dévoue, se sacrifie, consacre son temps, son effort désintéressé, sa fortune à un homme ou à une cause, doit savoir que, sauf rarissime exception, cet homme le reniera, cette cause s’écartera de lui et qu’il devra rester seul en face de ses illusions — s’il en avait — détruites, tel le fermier devant sa récolte sous la grêle. Il faut savoir, en avançant dans la vie, que le service rendu crée, chez celui à qui vous l’avez rendu, à moins qu’il n’ait une nature exceptionnelle, une sourde irritation et rancune, que la première occasion fera tourner en envie et en haine. Dans les quatre cinquièmes des cas, il est enfantin et même comique de compter sur le moindre atome de reconnaissance. Le fait est à accepter sans amertume et même, à l’occasion, avec un bon rire. L’ingratitude n’est pas un stimulant à la bienveillance, ni à la charité. Elle ne doit pas non plus leur être un obstacle. Il paraît bien que Clemenceau, de cœur sensible, je vous l’ai dit, souffrit, comme un conscrit, lui le vieil homme expérimenté, du flot d’ingratitude, un des plus beaux de l’Histoire, qui, en peu d’années, le submergea et lui fit, jusqu’à sa mort, un accompagnemnet de marée bretonne, celui du chant du pâtre au troisième acte de Tristan et Yseult.

Je n’ai connu, dans ma longue vie, que deux êtres bienfaisants de nature, qui aient échappé en apparence à l’ingratitude : mon père, à qui ses lecteurs parisiens firent, en décembre 1897, des funérailles sans précédent, et le Professeur Potain. Mais en allant au fond des choses, on eût trouvé, sur les bords de la coupe dorée des libations funèbres, quelques filets du fiel d’ingratitude.

Que n’avait pas fait Clemenceau pour Foch ? Il l’avait adopté, bien que frère de Jésuite. Il l’avait soutenu dans sa carrière. Il l’avait arraché à une disgrâce incompréhensible et imméritée, Il avait fait de lui le généralissime des armées alliées. Il avait obtenu pour lui, malgré tous les obstacles, le commandement unique. Lors de la surprise du 27 mai au Chemin-des-Dames, il s’était jeté entre lui et les parlementaires et, contre toute attente, lui avait conservé le commandement suprême. Or Foch déclara par la suite qu’il avait dû son salut à Lloyd George (!) et maltraita son bienfaiteur dans un « mémorial » posthume, dicté à un tiers et qui étonna bien des gens.

On a allégué que Clemenceau, au 27 mai, l’avait secoué d’importance et devant des tiers, sur le thème : « Je vous obtiens le commandement suprême et voilà ce que vous en faites ! » Il pouvait être blessant sans le vouloir, le Vieux, mais il savait panser les plaies qu’il avait faites, avec une bonne parole et un geste affectueux. Sans doute son tempérament et celui de Foch devaient se heurter. Foch était un respectueux et un discipliné, le type du soldat qui obéit aux ordres et veut que ses ordres soient obéis. Clemenceau avait l’irrespect chevillé dans une âme généreuse. Quand Foch fut reçu à l’Académie Française, il se félicita de fréquenter assidûment, désormais, des personnes « qui écrivaient si bien ». Ce propos, trop indulgent, fit rire, et Clemenceau, tout le premier, s’en amusa. En outre, il y avait ceci que Poincaré, naturellement fourbe, comme tous les poltrons, avait monté la tête au vainqueur militaire de la guerre contre le vainqueur civil. Tout ceci explique, mais n’excuse pas, l’ingratitude posthume de Foch, qui devait tout à Clemenceau, y compris son bâton de maréchal.

Le Père la Victoire en fut profondément affecté. Il le fit voir dans un gros et curieux bouquin, Grandeurs et Misères d’une Victoire, écrit ab irato d’après des souvenirs et des notes, et qui s’intercale ainsi entre le credo philosophique Au Soir de la Pensée, le Démosthène, que je préfère au reste, et l’étude pénétrante sur Claude Monet, ami très cher et prince de la lumière.

Aux premières pages de Grandeurs et Misères d’une Victoire, on lit ceci qui est émouvant :

Voyons, Foch ! Foch ! mon bon Foch ! Vous avez donc tout oublié ? Moi, Je vous vois tout flambant de cette voix autoritaire qui n’était pas le moindre de vos accomplissements. On n’était pas toujours du même avis. Mais un trait d’offensive s’achevait plaisamment, et, l’heure du thé venue, vous me poussiez du coude, avec ces mots dépourvus de toute stratégie :

— Allons ! Venez à l’abreuvoir.

Oui ! On riait quelquefois. On ne rit pas souvent aujourd’hui. Qui m’aurait dit que, pour nous, c’était une manière de bon temps ? On vivait au pire de la tourmente. On n’avait pas toujours le loisir de grogner. Ou, s’il y avait des grognements quelquefois, ils s’éteignaient à la grille de « l’abreuvoir ». On rageait, Mais on espérait, on voulait tout ensemble. L’ennemi était là qui nous faisait amis. Foch, il y est encore. Et c’est pourquoi je vous en veux d’avoir placé votre pétard à retardement aux portes de l’histoire pour me mettre des écorchures dans le dos — ce qui est une injure au temps passé.

Je suis sûr que vous ne vous êtes plus souvenu de ma parole d’adieu. C’était à l’Hôtel de Ville de Paris, au sujet d’une plaque commémorative où il était dit que nous étions jusqu’à trois pour avoir bien mérité de la patrie — criante injustice pour tant d’autres. À la sortie, je vous mis amicalement la main sur la poitrine, et, frappant le cœur sous l’uniforme, Je vous dis :

— À travers tout, il y a du bon, là.

Le ton est à la fois bonhomme et douloureux.

Quant à l’affaire du Chemin-des-Dames en elle-même, l’ami déçu déclare qu’il n’a jamais reçu à ce sujet ni du maréchal, ni d’un autre, la moindre explication. Foch demanda seulement à Clemenceau « Comptez-vous m’envoyer en conseil de guerre ? » À quoi son interlocuteur lui répondit : « Il ne saurait en être question. »

Il y a, dans ce volume du Père la Victoire, des pages terribles. Notamment le massacre, à Pirmasens, des autonomistes rhénans, où la responsabilité de Poincaré apparaît fortement engagée. Pour l’ensemble, ce livre, à la fois irrité et désolé, où la pitié l’emporte sur le ressentiment, constitue un document historique et psychologique de premier ordre. On ne saurait se passer de lui pour la connaissance intime de Clemenceau.

Certaines défections, pour lui être moins sensibles, le touchèrent cependant au vif. Celle notamment de René Renoult, qui l’avait souvent accompagné au front, auquel il l’avait transmis, en se retirant, son siège sénatorial du Var, et qui, par la suite, Garde des Sceaux, sous on ne sait quelle influence, grâcia le misérable Cottin.

Clemenceau ayant appris qu’il recevrait la visite dudit Renoult, ordonna à son domestique de lui dire : « Monsieur m’a prié de vous faire savoir qu’il « était absent. Il m’a chargé de brûler le paillasson sur lequel vous avez mis vos pieds. » Le fait est que cette grâce de Cottin avait tout l’air d’une recommandation, ou d’un ordre, de la police politique. Car l’attentat, j’y reviens, n’était ni spontané, ni sporadique. Il était concerté.

Comme une tache d’huile, l’ingratitude gagna bientôt de proche en proche. Ainsi que la clientèle d’un grand médecin, à ses jours de consultation, se raréfie tout à coup, puis disparaît — ce fut le cas pour le professeur Charcot, à la fin de sa vie — la clientèle de l’homme politique en vue s’amenuise avec l’âge et finalement tombe à zéro. En outre, la brouille de Clemenceau, retiré des affaires, et de Poincaré demeuré au pouvoir, était de notoriété publique. Qu’attendre de Clemenceau sinon une rebuffade, ou un bon mot ! Poincaré, par contre, disposait de toutes les places imaginables et sa protection s’étendait loin à son côté, il y avait son entourage, lui-même très influent, animé d’une sombre rancune contre le vieillard héroïque dont on colportait, par toute la ville, les nasardes et les coups de dent.

Jean Martet en quatre volumes — qui valent, sur un autre plan, les conversations de Gœthe et d’Eckermann, — René Benjamin avec Clemenceau dans la Retraite, Fernand Neuray, le savant directeur de la Nation belge, ont consigné ces jugements, rapides et foudroyants, de Clemenceau sur les hommes de la République qu’il avait vus de si près, qu’il connaissait si bien. Ce ne sont pas de simples boutades. Sous les plus sévères et les plus drôles, il y a comme une secrète indulgence de zoologue pour des animaux mal doués et ridicules : « Ce n’est pas leur faute. » Galerie incomparable et qui donnera à ceux de l’avenir une forte idée de la France : « Comment a-t-elle pu résister à cette collection de bavards et d’abrutis ? » Le Français, même supérieur, a la bosse de la vénération pour l’homme en place. Barrès, écrivant au médiocre Poincaré l’assurait « de sa respectueuse admiration ». Qu’avait donc Poincaré d’admirable, en dehors de la sécheresse de son cœur et de la brièveté de son esprit ? Quant à son discernement des valeurs, j’en citerai un seul exemple. Il revenait de Gênes ou de Suisse, où il s’était rencontré avec Mussolini, Comme nous l’interrogions à son banc des ministres, au sujet de ce Duce dont toute l’Europe s’entretenait, il nous répondit : : « Peuh, un sous-officier… » Le ton de mépris était extraordinaire. Ce pauvre nain, environné de flatteurs, avait fini par croire à sa propre personnalité. Avec Poincaré, c’était Briand qui excitait surtout la verve de Clemenceau. Il le connaissait dans les coins et il le dépiautait, comme la cuisinière fait du lapin promis à la gibelote. Lloyd George en fut estomaqué.

Fort galant homme, et d’une courtoisie raffinée avec les, femmes — toujours le prince paysan — il se disait antiféministe. Il partageait sur elles l’avis de Molière, alors que je suis partisan des femmes savantes, à condition qu’elles ne mettent pas leur science en avant. Il n’avait pas été heureux en ménage et cela explique tout.

La dominante de son caractère semble avoir été le point d’honneur, que lui avaient inculqué ses parents. Il eut de bonne heure le mensonge en horreur comme en témoigne son débat historique avec Czérnin, traité par lui de « conscience pourrie ». La perfidie, la méchanceté, le rebutaient, alors que tout mouvement spontané, que le moindre trait de générosité lui allait au cœur.

— À travers tout, il y a du bon, là.

Peu d’hommes eurent à ce point le sens du ridicule et en usèrent avec la même profusion. Par contre, la vraie valeur ne lui échappait pas, et, accompagnée de modestie, l’enchantait. D’où son attachement pour Claude Monet, auquel il rendait de fréquentes visites et qui n’était jamais content de ses toiles, si surprenantes et lumineuses qu’elles fussent : les Grecs, Démosthène, Claude Monet, tel était le cercle étroit de ses admirations et sympathies majeures. Le peintre des cathédrales, des meules, et des nymphéas était en effet une grande figure, avec sa barbe, ses yeux noirs, sa parole brève et assurée. De tous les peintres connus il est le seul qui ait su rendre l’éclaboussement du soleil, quand il se lève à l’horizon, puis, quand, à midi, il incendie tout.

Vers la fin de sa vie, Clemenceau pensait perpétuellement à la mort, assurant qu’il n’y avait rien derrière elle que chimères et mythes. Mais alors pourquoi le préoccupait-elle à ce point et interrogeait-il, à son sujet, les uns et les autres ? Je pense qu’il n’était pas si sûr que cela de « l’éternel néant » et qu’il cherchait — bien qu’elle l’irritât — la contradiction sur ce point.

Je l’observai de près, le jour des obsèques de son ami de toujours, Gustave Geffroy, aux Gobelins. Assis au premier rang de l’assistance — l’enterrement était civil — près du cercueil recouvert d’un drap noir et de fleurs magnifiques, il semblait l’image même de l’affliction. Il serrait les mains comme en rêve, avec un regard vitreux et lointain, tel le condamné qui attend son tour. J’ai pensé depuis qu’il avait déjà dans la tête le projet de ses propres funérailles, d’une si farouche grandeur.

Aux ingratitudes individuelles, plus ou moins cuisantes pour un sensible de sa sorte, avait succédé l’ingratitude générale, pareille à une vaste forêt, bruissante d’acclamations, dépouillée, en quelques heures, par le vent d’automne. Le nom de Clemenceau qui, pendant deux ans, avait été sur toutes les lèvres, n’était plus prononcé et imprimé que rarement, à l’occasion d’une célébration, d’un anniversaire de la guerre, d’un monument aux morts, d’un message aux Américains à ceux qui parlaient d’aller lui faire visite il répondait mélancoliquement : « On ne se bouscule pas dans mon antichambre. » L’esprit de la nation fuyait le souvenir de la guerre et de ses immenses sacrifices, se tournait aux plaisirs, aux sports, au cinéma, aux frivolités. Les aveugles et les amputés, promenant leur démarche hésitante et leurs moignons, apparaissaient un peu comme des gêneurs. Bref, l’ingratitude, vis-à-vis du victorieux de quatre-vingts et tant, n’était qu’un cas spécial parmi des milliers et dizaines de milliers de cas semblables et anonymes. En même temps revenaient à la surface de la politique les larves d’antan, les Briand, les Caillaux, les Malvy. Tout le monde s’en étonnait et tout le monde le subissait. La France, à tous ses niveaux, semblait amputée de ses réactions coutumières, défibrée, c’est le mot. Un jour, frappé de cette situation et désireux de la tirer au clair, je montai à la tribune de la Chambre et, sous le premier prétexte venu, j’y fis l’apologie de Clemenceau. Je rappelai, en quelques mots le service rendu à la Patrie, les efforts surhumains accomplis à un âge où l’on ne songe plus qu’à demeurer dans son fauteuil, l’encouragement quotidien aux poilus comme aux civils, dans une navette splendide et digne de Plutarque. Je fus fort applaudi. La Chambre se leva et acclama le grand absent, cependant que Bonnevay, Garde des Sceaux, lâchait en l’honneur de Clemenceau, deux pets retentissants. Quant à Briand, il était au supplice, voulait se donner les airs d’une grinçante approbation, croisait et décroisait ses jambes et, pèlerin de son nez, encore plus que de la paix, l’explorait d’un pouce agile.

Les rares hôtes de Clemenceau, retenus par lui à déjeuner et à dîner, revenaient émerveillés de sa jeunesse, de sa drôlerie, de sa vivacité intellectuelle et aussi des menus dont il les régalait, grâce à sa cuisinière Clotilde, créatrice du fameux poulet Soubise. En cuisine, comme dans la vie, il avait, le magnifique solitaire, des goûts simples et la saine horreur des plats compliqués. Cela aussi était un legs de la maison paternelle, car la Vendée est un des pays de France où l’on mange le mieux. Il abondait en souvenirs rapides et esquissés, en vues ingénieuses, en remarques jaillissantes. Son rapide voyage aux Indes ne semblait pas l’avoir beaucoup frappé, et il en revenait toujours à la Grèce. Je me rappelais à ce sujet la définition de mon ami Charles Bernard, le grand critique d’art belge : « La Grèce a filtré, pour l’Occident, les monstres de l’Orient. » Eschyle, lève-toi !

Les propos de Clemenceau, dans sa retraite vendéenne et parisienne, n’ont, à mon avis, aucun pendant historique, si ce n’est ceux de Martin Luther. Tous les traits portent et vibrent dans la plaie. Il élimine un demi-siècle d’observations rentrées, de blagues tant bien que mal refoulées, de soulageants blasphèmes. Puis, brusquement, le ton s’élève, et ce sont les croyances de sa jeunesse et de son âge mûr, qui sont en cause. Car — les témoignages abondent — s’il demeurait silencieux quant à la Révolution, passion de ses débuts dans la carrière, avec des échappées contre ses prétendus géants, s’il brûlait encore l’encens devant l’évolution, il ne croyait plus à sa vieille idole, à la démocratie : « En république, parlementaire ou plébiscitaire, en monarchie, les hommes sont toujours les mêmes et, à quelque classe qu’ils appartiennent, imbéciles, ridicules, dégoûtants. »

Chose à noter, les souvenirs les plus récents, ceux de ses douze travaux de la guerre, revenaient rarement sur ses lèvres d’Hercule au repos. Jamais il n’avait aimé à se faire valoir et laissait la vedette aux gens de théâtre.

Un mot de lui, rapporté par Barrès dans ses Cahiers est significatif. Le voici :

5 mai 1918. — Clemenceau causant familièrement, tendrement, avec son frère Albert, celui qu’il aime et qu’il appelle son gosse, lui dit :

— Vois-tu, je suis vieux, la guerre et puis le pouvoir m’ont instruit. J’ai manqué ma vie. J’ai fait du dilettantisme. Quelle grande chose j’aurais faite, si je m’étais appuyé sur les éléments sains du pays !

Qu’entendait-il par « le dilettantisme » ? À mon avis, tout ce qui n’a pas trait à la Patrie. Le régime des partis, ou parlementarisme, diminue un homme de cette taille. Il le morcelle et l’use par le contact quotidien de la médiocrité. Quant aux « éléments sains » du pays, il voulait parler manifestement des éléments familiaux, militaires et religieux sur lesquels n’ont pas mordu les paradoxes, ni les prétendus « progrès ». La guerre, enfin, lui avait révélé l’être spirituel qui existe en chacun de nous et que nous dissimulent les soucis de la vie courante, privée ou publique. Il avait lutté contre cette conception nouvelle de la vie intérieure, à l’aide d’Au Soir de la Pensée. Mais l’approche de la mort, que lui indiquait le calendrier, renouvelait chez lui périodiquement le « débat de l’âme et du corps » de ce Villon qu’il aimait tant[1].

Quant au parlementarisme, qu’il avait tant aimé et pratiqué, il avait trouvé cette formule : « Un parlement en voudra toujours à un homme de faire de la politique nationale. » C’est la vérité même. Dans la prodigieuse ingratitude de ses collègues vis-à-vis de Clemenceau, il y avait beaucoup de ce sentiment. La durée de ce perpétuel chineur les irritait. Après tout, avait-il gagné la guerre tant que ça ?

Sur la question de savoir quel était le pire des parlementaires, le Vieux, vers la fin, répondait : « Le plus mauvais, je vais vous le dire… Je n’ai jamais pu le trouver. Quand je croyais avoir trouvé le plus mauvais, immédiatement, j’en trouvais un pire. » Pour Poincaré en particulier, il l’appelait le Meusosaure, ou serpent de la Meuse, une petite bête vive, sèche, désagréable et pas courageuse. Le meusosaure n’aimait pas se battre. C’est sa prudence qui l’a conservé jusqu’à nous. Un animal assez déplaisant, comme vous voyez, et dont heureusement on ne connaît plus qu’un exemplaire. »

Mais lors d’une visite que je lui fis, rue Franklin, peu de temps avant mon départ pour l’exil, je lui appris les étonnantes aventures matrimoniales de Poincaré, bien connues de Mgr Baudrillart, son collègue de l’Académie, fort strict comme l’on sait sur les canons de l’Église et que Clemenceau ignorait. Les détails que je lui fournis le mirent en jubilation. J’avais amené avec moi mon jeune fils François qu’il envoya jouer au jardin. Quand nous fûmes seuls, il me demanda encore certaines précisions, que je lui fournis :

— Pourquoi, me demanda-t-il, n’avez-vous pas raconté cela publiquement ? C’eût été de bonne guerre.

— J’ai eu pitié de qui vous savez,

— Avaient-ils eu pitié de votre douleur paternelle ?

Il me dit alors qu’il avait conservé une lettre de mon père, écrite quelque temps avant la mort d’Alphonse Daudet, où celui-ci me confiait à lui, comme un jeune carabin à son ancien. Parti de là il continua textuellement (j’avais pris des notes) :

— Monsieur Daudet, je voudrais vous poser une question peut-être indiscrète.

— Allez-y, monsieur le Président.

— Comment se fait-il qu’ayant poussé vos études médicales et étudié la philosophie, vous croyiez en la divinité de Jésus-Christ ? C’est extraordinaire.

— Cher monsieur le Président, laissez-moi vous répondre que l’étonnant, c’est qu’à la fin d’une vie comme la vôtre, ayant réfléchi et souffert comme vous avez réfléchi et souffert, vous n’admettiez pas ce fait si simple.

— Comment, si simple ! (Il assura son calot sur sa figure étonnée.) Mais si Dieu existait, on le verrait…

— Monsieur le Président, la vie existe. Vous la constatez, mais vous ne la voyez pas. Vous voyez votre sang, vos muscles, votre regard. Non la vie, qui anime cependant tout cela.

Il me regardait avec un ébahissement sincère :

— Et que faites-vous de toute la philosophie ?

— Et que faites-vous, monsieur le Président, de saint Thomas et de tous les théologiens ? Ce sont là de très grands philosophes, je vous assure, et qui se fondent sur la raison.

Là-dessus il me prit la main, par-dessus sa table encombrée, entre les deux siennes, et il me dit, avec une expression inoubliable :

— En tout cas, nous avons, vous et moi, une foi en commun : c’est la France,

Pensant constamment à la mort, alors qu’il n’y pensait pas dans les tranchées, bravant une pluie d’obus, il mûrissait dans son esprit une vengeance inédite de l’ingratitude et de l’abandon de ses concitoyens, qu’il avait sauvés de la ruine et de l’esclavage. Lui aussi, à sa mort, les abandonnerait, refusant toute pompe, tous discours officiels, tout accompagnement. Supposer Poincaré avec son grand cordon, Briand rigoleur, Millerand, ce morceau de charbon froid derrière le catafalque et les autres, et la foule curieuse, les collègues d’Académie, l’épée aux côtés, quelle horreur ! Cette pensée lui donnait envie de vomir. Un seul moyen d’échapper à une telle dégradation, à laquelle ne manqueraient pas les discours hypocrites et les pleurs de crocodiles : la fuite. Où fuir ? Au pays des ancêtres, en Vendée, au tombeau de son père, celui qui n’avait jamais fléchi, qui n’avait jamais connu un sentiment bas. Comment fuir ? En automobile, avec Braban, le fidèle Braban, au volant.

Ce mécanicien chauffeur au si beau nom était une âme d’élite. Il accompagnait Clemenceau aux armées, Sa loyauté était à toute épreuve et apparaissait dans son regard droit. Le maître le fit venir, lui expliqua son projet, sa volonté au cas où la Camarde viendrait à l’improviste. Braban l’écouta en silence, comprit à fond ce que l’on exigeait de lui et, quoi qu’il arrivât, promit d’exécuter le vœu sacré du patron bien-aimé. Il fut récompensé d’une de ces accolades que Clemenceau ne prodiguait pas.

Les études de Claude Monet sur la lumière et la couleur, qui rejoignaient, chez ce très grand artiste, celles de Gœthe, amenèrent les deux amis à s’entretenir de la chaleur. Tout de suite l’esprit synthétique de Clemenceau courut à la transposition morale de celle-ci et il émit cet aphorisme qui vaut les meilleurs de Pascal : « la plus grande maladie de l’âme, c’est le froid ». Résumé d’une longue et vaste expérience accomplie par un homme qui n’avait guère connu le froid à l’âme, mais à qui l’ingratitude universelle en avait parfois donné le frisson. J’ai connu ainsi jadis, des frigides de l’âme qui n’avaient plus d’attachement à rien, ni pour personne. Femmes, enfants, amis leur étaient devenus totalement indifférents. Aucun médecin n’entrevoyait le moyen de leur rendre la sensibilité. L’épouse d’un de ces malheureux sanglotait devant lui, immobile et glacé. Elle eût tenté de se suicider qu’il n’eût pas fait un geste pour la retenir :

— Ce désastre intérieur aurait pu m’arriver, disait le Vieux à un intime, qui souriait, lui sachant une âme de feu.

— Si, si, je vous assure. J’ai entrevu cet affreux supplice. J’y ai échappé par l’étude. Le travail acharné, au fond, il n’y a que ça. Une besogne forcenée, si elle est ordonnée, n’est jamais accablante.

Il avait fait promettre le silence à Braban. Puis il réfléchit qu’il valait mieux mettre ses proches et ses intimes au courant. Tous se récrièrent. Son aspect physique ne laissait pas penser qu’il dût s’en aller de sitôt. D’ailleurs il accompagnait cette prévision de son credo organique et matérialiste, sans tenir compte des rajeunissements qui, à trois reprises, s’étaient opérés en lui. Il ne lisait plus guère de journaux et ne s’intéressait plus aux affaires publiques que pour s’indigner de la façon dont elles étaient conduites, dont « ces gens-là sabotaient la victoire ». Les débats de la Chambre étaient vils et honteux, ceux du Sénat séniles. Sa sévérité, devenue globale, condamnait ces institutions républicaines, à l’efficacité desquelles il avait cru et s’était donné tout entier. Même les « héros » du bloc révolutionnaire étaient descendus de leurs piédestaux et, ayant du sang jusqu’aux genoux, venaient rejoindre Poincaré, Briand et les autres, bénéficiaires abâtardis de leurs excès et de leurs illusions. Toutefois il restait l’art et la science.

Les gens très âgés remontent volontiers à leur enfance. Clemenceau n’échappait pas à la règle. Il franchissait la barrière de la guerre récente et revoyait la Vendée de jadis, l’école de Nantes, les camarades, presque tous disparus. « En avant par delà les tombeaux ! » La vivacité du souvenir. ranime les temps écoulés.

Certains affaiblissements bizarres et soudains, certains troubles urinaires intermittents lui ayant donné à réfléchir, il écrivit sur une grande feuille de papier, d’une main assurée, les lignes que voici :

« Paris, 28 mars 1929.

Ceci est mon testament. Je veux être enterré au Colombier, à côté de mon père. Mon corps sera conduit de la maison mortuaire au lieu d’inhumation sans aucun cortège, ni cérémonie d’aucune sorte. Aucune ablation ne sera pratiquée. Ni manifestation, ni invitation, ni cérémonie. Autour de la fosse, rien qu’une grille de fer sans nom, comme pour mon père. Dans mon cercueil je veux qu’on place ma canne à pomme de fer, qui est de ma jeunesse et le petit coffret, recouvert de peau de chèvre, qui se trouve au coin gauche de l’étage supérieur de mon armoire à glace. On y laissera le petit livre qui y fut déposé par la main de ma chère maman. Enfin on y joindra deux petits bouquets de fleurs desséchées, qui sont sur la cheminée de la chambre qui donne accès dans le jardin. On mettra le petit bouquet dans l’obus qui contient le grand et le tout sera disposé à côté de moi.

Je nomme mon très cher ami Nicolas Piétri mon exéculeur testamentaire et lui adjoins Me Pournin, avocat, et mon fils Michel, et je les remercie de la peine que cela pourra leur donner.

Fait à Paris, le 28 mars 19929,

Georges Clemenceau. »

J’ai vu des milliers de personnes debout, frémissantes, écouter, les yeux pleins de larmes la lecture de ce testament grandiose.

Peu de mois après, et comme il le pressentait, lui médecin, l’urémie se saisit de Clemenceau. Assisté de la seule sœur Théoneste, il eut une agonie douloureuse. On l’entendit gémir et même crier. Il fut entouré de soins admirables. Sa tête demeura intacte jusqu’au bout. La France entière suivait, atterrée, les progrès du mal. De nombreux prêtres prièrent pour lui avec une ferveur singulière.

Ainsi mourut dans la 89e année de son âge, ce grand homme, sauveur de sa Patrie, jouet, d’un bout à l’autre, d’une Providence, secourable et pathétique, qui lui permit de réaliser son dessein majeur, et à laquelle il ne croyait pas.

Ce 28 mars 1938.
FIN
  1. Philippe Berthelot connaissait cette passion pour Villon et, lors de sa première visite à Clemenceau, président du Conseil, il eut soin de glisser dans le poche de son veston, bien en vue, un petit recueil des poèmes incomparables.