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La vie tragique de Geneviève/Partie 3/Chapitre 08

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La vie tragique de Geneviève
Calmann-Lévy (p. 303-309).


VIII


Le lendemain vers neuf heures, Marguerite s’en fut chez l’avocat. Elle connaissait déjà son nom suspect aux uns, estimé des autres comme celui d’un indépendant à qui sa probité intellectuelle avait valu maints déboires dans la carrière de journaliste qu’il avait suivie avant d’entrer au barreau.

Elle franchit d’un pas fatigué la courte distance qui sépare la rue d’Assas du quai des Grands-Augustins. L’air froid de cette matinée d’hiver rafraîchit un peu son cerveau qu’un lourd sommeil avait terrassé la nuit. Trouverait-elle en Valdier le guide et l’appui indispensable à Geneviève et, qu’inconsciemment, elle désirait pour elle-même ? Les années de lutte sourde avec sa mère et son frère avaient été dures pour son cœur aimant et aujourd’hui, après les émotions qu’elle venait d’éprouver, elle se sentait faible et perdue devant la vie.

Trois quarts d’heure elle attendit en un salon meublé de lourds fauteuils de province, banal avec sa table couverte de journaux illustrés, mais embelli du spectacle de la vie fluviale largement offert par les fenêtres sans rideaux. La Seine coulait entre les vieux arbres dont les délicates ramures voilaient d’un fin réseau les bateaux amarrés au bord du quai, et derrière les massives constructions de la Préfecture de Police, la flèche de la Sainte-Chapelle profilait ses ciselures sur le ciel gris. En se penchant, on apercevait les tours de Notre-Dame, dont l’inaltérable beauté domine la cité depuis tantôt mille ans. Un apaisement descendait de ces choses anciennes qui contemplèrent tant de luttes et tant de désespoirs et qui semblent survivre intangibles et immuables.

Les deux personnes arrivées avant Marguerite avaient quitté le salon et ce fut enfin son tour d’entrer dans le cabinet de l’avocat.

C’était une pièce tapissée de livres, où brillait çà et là, la blancheur d’un marbre et où pénétrait aussi par les vitres claires la vision de la beauté ancienne de Paris et de l’existence affairée du quai.

Valdier pouvait avoir trente-cinq ans environ. Il était grand, maigre, blond, avec un visige où brillaient des yeux bleus et qui semblait porter la trace de luttes autrefois souffertes.

Accoutumé à lire les passions dans les attitudes et les lignes des physionomies, il considérait avec une sympathie nuancée de surprise la jeune fille assise en face de lui sur un siège à haut dossier, devant la table de travail surchargée de papiers. Il avait entendu bien des récits tragiques, cependant celui qu’il écoutait l’émut.

Lorsqu’elle eut achevé, il répondit :

— J’avais lu, en effet, dans un entrefilet d’un journal le drame navrant dont vous venez m’entretenir. J’étais loin de soupçonner qu’il en recouvrit un autre. Ce nom de Morin m’avait frappé cependant comme déjà entendu, mats il est si commun ! Je soupçonne à présent que cette pauvre femme pourrait être celle dont un jeune ouvrier vint m’entretenir, il y a deux ou trois ans, et que j’avais aperçue dans les couloirs du Tribunal de Commerce, à l’heure où elle venait d’y retrouver par hasard son premier amant. Je me la rappelle fort bien : une figure jolie, enfiévrée de peine, sans aucune vulgarité. D’ailleurs, l’ouvrière de Paris est une si fine créature qu’on ne s’étonne pas de trouver des manières distinguées à des femmes qui portent des robes de rien et des chaussures éculées. Votre protégée (le mot sœur l’avait fait hésiter) passera en cour d’assises ; elle sera d’abord convoquée chez le juge d’instruction chez lequel je l’accompagnerai. J’irai auparavant la voir à l’hôpital. Je saurai cet après-midi si un juge a déjà été commis. Mais soyez sans crainte sur l’issue de l’affaire. Il faudrait que je fusse un bien mauvais avocat pour ne pas obtenir l’acquittement de ma cliente. La pitié du jury est acquise. Nous ne sommes pas en Angleterre, Dieu merci !

— En Angleterre ?

— Oui, il y a quelques mois à peine une malheureuse femme, réduite à l’extrême misère tenta de s’empoisonner avec ses deux enfants ; elle survécut seule et fut condamnée à mort.

Le visage de Marguerite se décomposa.

— Oh ! ne vous effrayez pas. Cette justice aveugle, (si tant est qu’un tel jugement puisse avoir quelque chose de commun avec le principe de justice), n’est pas de chez nous !

— Encore une question, monsieur, Geneviève ira-t-elle en prison ?

— Peut-être pourrons-nous essayer de la faire confier à un patronage. Cette décision dépend du juge. Elle n’est pas impossible.

— Je vais retourner à l’hôpital, dit Marguerite en se levant. Je vous remercie, monsieur, de vous intéresser au sort de Geneviève et de vous charger de sa défense.

Après une hésitation, elle fit allusion aux honoraires.

L’avocat ne s’était pas enrichi.

— Ces sortes d’affaires se plaident généra- lement, répondit-il, pour un intérêt qui n’a rien à voir avec l’intérêt matériel. Vous me permettrez de m’associer à votre bonne action.

— Je vous remercie donc, une fois encore, monsieur, fit-elle lentement. Je reviendrai peut-être vous demander conseil plus tard. Ma vie est liée à celle de Geneviève, je ne l’abandonnerai pas.

Elle quitta cet homme qu’une heure auparavant elle ne connaissait pas, avec le sentiment d’avoir mis sa main dans une main capable de la guider et de les sauver toutes deux. Il lui sembla émerger de la solitude morale si profonde où elle s’était débattue depuis six ans, rongée par son douloureux secret, et les larmes qui, malgré ses efforts obscurcirent ses yeux, ne retombèrent pas en gouttes brûlantes sur son cœur mais rafraîchirent sa pensée.

Lorsque Marguerite arriva à l’hôpital, le commissaire de police venait de quitter Geneviève. Elle avait subi son interrogatoire sans trouble et avait répondu avec docilité à toutes ses questions. Que lui importait son avenir ! Quel supplice pouvait lui être infligé qui dépassât celui qu’elle endurait ? Son cœur, évanoui sous les coups, semblait devenu insensible.