La vieille France monastique, ses derniers jours, son état d’âme/01

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Le vieille France monastique – Ses derniers jours, son état d’âme d’après des documens inédits
Abbé A. Sicard

Revue des Deux Mondes tome 54, 1909


LA
VIEILLE FRANCE MONASTIQUE,
SES DERNIERS JOURS, SON ÉTAT D’ÂME
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

I
LES RELIGIEUX


I

L’ancien régime légua à la Révolution l’institut monastique debout avec ses différens ordres, ses cadres et ses richesses. Depuis des siècles, il s’était greffé sur l’arbre de l’Eglise en ramifications innombrables ; et, comme en elle tout prend le caractère de la pérennité, la plupart des fondations, quels que fussent les ravages des temps, avaient encore, en 1789, des représentans et des continuateurs. Elles étaient sorties à travers les âges des besoins particuliers de chaque époque, de l’inspiration hardie de saints et tenaces novateurs. Ces corps de volontaires créés par les circonstances avaient apporté une ardeur extraordinaire à remplir la mission, à livrer les combats qui les avaient fait naître, jusqu’au jour où, les conditions étant changées avec l’évolution de l’histoire, où, atteints eux-mêmes de relâchement, ils étaient devenus par leur inutilité et une opulence que ne justifiaient plus leurs services, une faiblesse pour la cause religieuse, après avoir été une force.

Ils étaient là au moment de la Révolution, tous ces témoins d’un passé qui ne fut pas sans gloire, ces survivans des troupes auxiliaires que l’Eglise avait jetées sur son passage dans sa course à travers les siècles. Quelle multiplicité d’appellations et de créations : Bénédictins, Augustins, Génovéfains, Barnabites, Théatins, Carmes, Capucins, Cordeliers, Récollets, Feuillans ; Dominicains, Minimes, Picpuciens, Prémontrés, Mathurins, Chartreux, etc. Tous ces noms, sans parler ici des communautés séculières qui surgirent au XVIe et au XVIIe siècle, nous rappellent des règles, des vœux, des efforts, des vertus, des services, en un mot, des instituts dont chacun eut son caractère propre et son histoire. Les monastères de femmes présentaient la même diversité. En 1789, dans leur seul costume, image de l’esprit de chaque ordre, quelle variété depuis la robe de bure de la Clarisse jusqu’au manteau virginal de l’Annonciade, jusqu’à l’hermine de la chanoinesse, jusqu’à l’habit quasi pontifical de l’abbesse !

Tous les ordres que les temps avaient vus naître comptaient donc, en 1789, des disciples, témoins de l’antique fécondité de l’Eglise et persistant à se ranger autour d’elle comme une parure. Ils n’avaient pas pressenti ou du moins pas assez remarqué, dans l’ancien régime, l’orage qui allait s’amoncelant sur leur tête. Dans le cours du XVIIIe siècle, on les avait vus rebâtir leurs demeures sur tout le sol de la France avec un entraînement tenant de la frénésie, avec un luxe extraordinaire, parfois avec une mondanité déplacée. Il y avait à peine quelques moines chaque jour plus rares pour habiter ces palais. Un quart de siècle ne s’était pas écoulé depuis la réunion de la commission des Réguliers jusqu’à la Révolution ; et durant ce temps, de 1766 à 1790, il s’était opéré une énorme diminution constatée par les chiffres officiels. On comptait 26 674 religieux en 1770 et seulement 16 235 en 1790, soit une perte de 10 439 en vingt ans[1].

On a donné plusieurs raisons de ce dépérissement : la commande, le rôle de la Commission des Réguliers, l’édit du 25 mars 1768 qui interdisait de recevoir des vœux avant vingt et un ans. Ces causes eurent incontestablement leur influence, mais n’expliquent pas à elles seules une pareille déchéance. La commande déjà ancienne n’avait pas empêché l’institut monastique de fleurir dans des temps antérieurs au XVIIIe siècle, et des ordres qui n’avaient jamais eu à en souffrir, tels que les Dominicains, étaient profondément atteints vers la fin de l’ancien régime. Le retard des vœux à l’âge de vingt et un ans n’aurait pas découragé une jeunesse à vocation sincère. Quant à la Commission des Réguliers, qui, établie en 1766, fonctionna plus ou moins jusqu’à la Révolution, son existence, son rôle furent possibles à cause de la décadence monastique bien plus qu’elle ne contribua à cette décadence elle-même. La vérité, c’est que les religieux étaient profondément atteints par l’esprit du siècle qui avait répandu la langueur, le découragement, parfois le dégoût et le doute dans les cloîtres, et, comme conséquence, la désaffection de la nation, la défiance du sentiment public à leur égard. Les couvens d’hommes tarissaient faute de recrutement. Leur tiédeur en écartait les âmes vaillantes, avides de sacrifice. Ils auraient eu besoin de réforme. Mais l’arbre monastique n’avait plus la vitalité qui avait permis à travers l’histoire de lui infuser par des greffes puissantes une nouvelle jeunesse. La sève semblait tarie. N’importe, le tronc avait poussé sur le sol de la France comme ailleurs des racines si profondes qu’il paraissait indestructible. Avec les fortes assises de leurs demeures, avec les titres de propriété enfermés dans leurs terriers, avec les bonnes lois défendues par des parlemens conservateurs, avec leur possession plusieurs fois séculaire, les moines paraissaient tranquilles, assurés du lendemain et tentés de s’abandonner, à leur manière, à cette joie de vivre dont parle Talleyrand. Rien ne paraît changé dans les traditions et le protocole. Mais ce qui est grave, c’est que l’opinion, elle, a changé à leur égard, l’opinion dont tout dépend à la longue, l’opinion qui les éleva jadis et qui va maintenant les détruire.

89 a sonné. La Révolution fera passer à toutes les institutions de France un examen redoutable. Ni dans les cahiers, ni dans les écrits de cette époque, nous ne trouvons contre les moines de véritables signes d’hostilité ni de haine. Ce qui est plus grave peut-être, c’est l’indifférence, et parfois le mépris, qui percent dans le sentiment public à leur égard. Ils étaient dégénérés, et nul n’a dépeint cette déchéance avec plus de sincérité et d’éloquence que l’illustre auteur des Moines d’Occident. Ils étaient riches, et quelle tentation que leurs richesses pour une nation qui va se débattre dans des embarras financiers terribles ! Riches, ils semblaient en outre inutiles. Quel danger lorsque l’opulence paraît se doubler de la fainéantise ! En 1789, le reproche d’inutilité est dans toutes les bouches contre les moines. Fervens, ils auraient été peu appréciés d’une époque qui avait perdu la foi et la notion de l’ascétisme, à plus forte raison dégénérés. Décadence, richesses, inutilité, voilà les trois accusations lancées contre eux, les trois brèches par lesquelles vont passer leurs destructeurs. La philosophie avait apporté un quatrième grief. Protectrice et vengeresse de la nature, il s’agissait pour elle d’abolir les vœux qui étaient, à ses yeux, un outrage à la nature. Nous trouvons ces expressions dans la bouche de plusieurs constituans, tels que Garât et Barnave.

C’est dans ces conditions, dans cet état d’esprit, que l’Assemblée nationale aborda la discussion sur les ordres religieux. Notre intention n’est pas de rappeler longuement les débats parlementaires, ni les lois votées à leur sujet. Il s’agit ici d’une question moins connue et d’une étude plus intime. Nous voudrions, à l’aide de leurs propres écrits, de leurs lettres, de leurs paroles conservées pour la plupart aux Archives[2], pénétrer dans l’âme monastique et exposer la mentalité des couvens au moment où ils furent dispersés par la Révolution.


II

On peut dire en quelques lignes quelles mesures législatives furent prises par la Constituante à l’égard des corporations religieuses. Le 28 octobre 1789, ordre de suspendre « l’émission des vœux dans tous les monastères de l’un et de l’autre sexe. » Le 2 novembre, mainmise de la nation sur les biens ecclésiastiques, y compris ceux des communautés. Le 17 décembre, rapport de Treilhard et, dans le cours des deux mois qui suivirent, discussion qui aboutit au décret du 13 février 1790 supprimant tous les instituts monastiques où s’émettaient les vœux solennels, permettant à tous les religieux et religieuses de quitter leur couvent, et ne conservant que quelques maisons pour ceux qui déclaraient vouloir persévérer dans la vie commune. Exception était faite pour les établissemens voués à l’éducation publique et à la charité qui étaient provisoirement maintenus. Enfin, les religieuses, bien que libres de quitter leur cloître, pouvaient continuer d’y vivre sans avoir à craindre, comme les religieux, d’être transplantées ailleurs. L’assemblée détermina, le 19 février 1790, le chiffre des pensions. Enfin, le 20 mars, fut voté un décret pour enjoindre aux officiers municipaux de se transporter dans toutes les maisons monastiques de leur circonscription. La facilité, la rapidité de ces destructions étonna les contemporains. « On souffle sur les corps réguliers, écrit alors un Dominicain, et ils vont disparaître comme la poussière. » « Il ne fallut qu’un jour, disait l’archevêque d’Aix, pour faire tomber ces grands établissemens qui, tels que leurs antiques édifices, semblaient avoir acquis par la succession des siècles une solidité que la main du temps ne pouvait plus détruire. »

Les débats de la Constituante, les lois votées contre les Congrégations avaient retenti dans tous les monastères du royaume. On s’y attendait avoir paraître à chaque instant les municipalités qui avaient reçu ordre de faire une enquête minutieuse dans les couvens, et d’ouvrir les portes à ceux qui voudraient en sortir. Le supérieur général des Cordeliers écrivait au comité ecclésiastique : « Les décrets déjà portés par l’auguste Assemblée nationale sur les ordres religieux ont jeté le découragement dans les cloîtres. Les individus sont inquiets ; ils vivent dans la plus grande langueur, ne pouvant présumer ce qu’ils seront. »

A considérer la stabilité plusieurs fois séculaire et le silence de ces demeures, qui aurait pu prédire un tel événement ? Ces abbayes que leur longue histoire, leur opulence, l’immensité de leurs bâtimens et de leurs domaines, leurs bienfaits, au besoin les menaces d’excommunication imposaient au respect de tous, les voilà menacées, envahies par des intrus. L’État, qui depuis le moyen âge consacrait de son autorité la législation canonique, et au besoin lançait sa maréchaussée aux trousses des rares déserteurs de la vie religieuse, l’Etat qui naguère retenait, ramenait les moines dans le cloître, maintenant les expulsé. Les exécuteurs de ses volontés seront ces humbles officiers municipaux de village, hier encore serviteurs obscurs et tremblans du redoutable monastère, maintenant tout fiers, tout étonnés d’y entrer en maîtres et de parler haut. Disons-le cependant, le plus souvent ils remplirent leur mission avec une parfaite convenance. Ils n’étaient point hostiles à l’Eglise, ni à la religion. On en vit même se rendre tout d’abord à la chapelle du monastère avant toute opération, et commencer par une prière commune une mission qui était pourtant destructive.

Aucune municipalité, quelles que fussent les convictions de ses membres, ne songea à décliner les ordres de l’Assemblée nationale. Fait plus extraordinaire, presque aucun couvent d’hommes et de femmes, tant était intangible un ordre de la Constituante, ne pensa à fermer ses portes, ni à opposer une fin de non-recevoir à ses indiscrets visiteurs. L’attitude clos Bénédictins des Blancs-Manteaux, à Paris, où dom Deforis, dom Brial protestent et font des réserves expresses, celle plus énergique encore des Carmes des Billettes, qui forcent les commissaires à enfoncer la sacristie, sont des exceptions extrêmement rares. Les enquêteurs demandent l’état des lieux, des biens, des revenus et charges de toute sorte. Les supérieurs apportent les livres, ouvrent leurs archives et produisent au grand jour une situation qu’ils avaient tenu de tout temps à envelopper de mystère. Il y a plus ; du temporel on passe au spirituel. Les interrogateurs, après avoir compté les rentes et mesuré les arpens de terre, veulent connaître l’état des âmes et dresser le bilan moral des monastères. On a forcé les barrières de la clôture ; on va franchir celle des consciences. Chaque religieux, chaque religieuse, sera interpellé sur ses sentimens les plus intimes, sur sa vocation, sur ses dispositions à y rester fidèle ou à l’abandonner. Les interrogés ne songent guère à qualifier cette intrusion d’insupportable. Presque aucun supérieur d’ordre n’intervient pour tracer une ligne de conduite, pour donner un mot d’ordre général de résistance ou de soumission. A peu près partout, c’est la soumission. Toutes les questions vont être posées et toutes obtiendront des réponses précises.

Suivons donc les municipalités dans leur enquête sur toutes les maisons religieuses des deux sexes. Aussi bien, les procès-verbaux de ces visites, conservés aux Archives nationales, constituent-ils un document unique et singulièrement révélateur de l’âme monastique à cette époque. Les officiers envoyés par la Constituante trouveront un grand contraste entre les couvens d’hommes et les couvens de femmes. Tandis que ces derniers sont très peuplés, les premiers d’ailleurs nombreux sont presque déserts, ce qui est un grand obstacle à la ferveur et à l’observance de la règle. Aussi, quelle différence dans le langage que les deux sexes vont tenir aux enquêteurs ! Les religieuses, nous le verrons, furent admirables. Elles adressèrent aux inquisiteurs laïques des réponses vibrantes, des paroles sublimes qui nous remuent encore lorsque, en fouillant le passé, nous les entendons sortir tout à coup de la poussière où elles dorment depuis un siècle. Les religieux furent moins fermes, et ce n’est pas sans quelque déception qu’on les voit en majorité accueillir avec joie, parfois avec transport, les décrets qui leur ouvrent la porte du cloître.

Au demeurant, c’est toujours soumettre les hommes à une épreuve que de leur demander s’ils sont contens de leur situation, s’ils sont satisfaits de leur vie, que de les inviter à en changer, à la recommencer sous d’autres auspices, à l’engager dans d’autres voies. Il en est si peu qui puissent se vanter d’avoir rencontré le bonheur, ni même l’emploi de toutes leurs facultés ! Et lorsque cet appel à la liberté, à la rupture de chaînes que l’expérience a peut-être trouvé lourdes, est une invite à participer au renouveau, à l’enivrement qui poussent toute une nation d’une impulsion irrésistible vers des rivages enchantés ; quand on paraît appartenir à une institution vieillie, démodée, sur laquelle se déversent chaque jour le mépris et l’injure ; quand on est à la fois condamné par l’opinion et par la loi, et qu’on n’a à opposer aux sollicitations et aux attaques qu’une âme alanguie, comment n’être pas tenté de s’affranchir, de se rajeunir, de prendre sa part de l’émancipation commune et des destinées nouvelles ? Les moines ne cédèrent que trop à cette tentation.


III

A tout seigneur, tout honneur. Entrons tout d’abord, avec l’humble municipalité de Nuits, dans l’une des plus illustres maisons de la chrétienté, dans la fameuse abbaye de Cîteaux. Le premier mai 1790, à dix heures et demie du matin, les délégués frappent à la grande porte, demandent l’abbé et, déjà commandant en maîtres, font sonner les cloches pour convoquer la Communauté, interroger les religieux et dresser l’inventaire. Extérieurement, rien ne paraît changé dans la situation et l’ordonnance du monastère. L’édifice impose par ses dimensions et sa majesté. On n’a qu’à ouvrir les yeux pour voir partout les signes d’une vaste administration et d’une situation opulente. Dans le personnel, on distingue, en dehors du Révérendissime général abbé de Cîteaux, des dignitaires de marque, « le secrétaire pour les affaires étrangères, le secrétaire pour les affaires de France, un maître des hôtels, » les titulaires des offices claustraux et autres personnages dont la dénomination seule indique l’importance. Un religieux est « gouverneur du petit Cîteaux à Dijon, » un autre, « gouverneur du château de Gilly. » Au-dessous de l’état-major, un bataillon de frères convers, avec la charge et la qualité de menuisier, charpentier, charron, tailleur d’habits, apothicaire, forgeron, tapissier, jardinier, barbier, boulanger, serrurier, bourrelier, etc., pourvoient au fonctionnement temporel de l’abbaye. Chacun de ces ouvriers en chef commande à des subalternes. On nous dit, par exemple, le nombre d’enclumes qui retentissent sous le marteau du forgeron, le nombre de chariots, charrues, herses, civières, brouettes qui sont sortis des ateliers du charron. Ces grands établissemens sont restés depuis le Moyen Age de petites cités qui doivent se suffire à elles-mêmes, et confectionner dans leur enceinte tous les objets destinés soit à l’usage personnel des religieux, soit au fonctionnement d’une immense ferme. Au besoin, deux tuileries établies dans le voisinage fournissent les matériaux nécessaires pour réparer les brèches d’une maison qui devait être éternelle.

On ne paraît pas menacé d’y mourir de faim, ni de soif. Douze étangs nourrissent le poisson. Les quatre-vingt-quatre mères vaches qui paissent dans la prairie assurent une surabondante provision de lait. Le procès-verbal se complaît à énumérer les soixante-quatorze cochons et tous les animaux de la basse-cour. Les baux des fermes stipulent des envois réguliers en chapons, animaux gras, froment. On y constate « plusieurs milliers de mesures en blé, seigle, avoine. » Les crus les plus renommés de la Bourgogne, le clos Vougeot, le Chambolle, etc., fournissent au monastère un produit de choix. Nous doutons cependant que ce nectar eût l’efficacité du vin de Ranteil, au sujet duquel les Cordeliers d’Albi avaient fait mettre sur leur cave cette inscription gasconne qu’on peut y lire encore :


Vinum rentale
Tollit peccatum mortale.


Bien que le clos Vougeot et le Chambolle, malgré leur réputation européenne, n’eussent pas une telle vertu, les moines de Cîteaux pouvaient s’en contenter. A côté de la cave était le bûcher entretenu par 6 000 arpens de bois pour affronter sans crainte les rigueurs de l’hiver. Disons enfin que les 122 000 livres de revenus de Cîteaux permettaient, bien que certains monastères du Nord de la France fussent encore plus riches, de soutenir un tel train.

Toutes ces propriétés étaient appuyées sur des pièces authentiques, conservées précieusement dans des archives rangées en onze armoires. Le procès-verbal fait observer qu’au moment de la visite, deux documens en avaient été soustraits pour soutenir un procès engagé par le cellérier avec l’assistance de deux avocats de Dijon, qui faisaient partie de son conseil. Ironie des événemens ! On s’amuse à plaider à coups de parchemins et de textes de loi pour quelques arpens de terre au moment où le sol tremble, et va se dérober tout entier sous les pas de ses possesseurs.

Mais les ruines matérielles se réparent, les ruines morales sont plus lamentables. Dans les couvens, les âmes souffrent d’un mal plus grand que les atteintes à la propriété. Le procès-verbal de l’inventaire, fait à Cîteaux par la municipalité, relate avec une éloquence, une brutalité douloureuses, les déchéances, les dissensions qui minent l’ordre monastique. L’Abbé est en lutte ouverte avec ses subordonnés. L’un d’eux lui dit pendant l’enquête : « Sachez, monsieur, que nous ne vous reconnaissons plus pour supérieur. » Les religieux parlent « du régime intolérable sous lequel ils gémissaient, » au point que pour s’y soustraire, ils avaient appelé, un mois auparavant, le vicomte de Bourbon-Busset qui, non content de venir en personne, s’était fait accompagner d’un détachement. Le supérieur ainsi incriminé était le « Révérendissime » François Trouvé, âgé de soixante-dix-huit ans et Abbé général de Cîteaux depuis 1748. A son tour, il répond à ces accusations par des accusations.

Dans l’interrogatoire, l’Abbé avait déclaré vouloir rester au monastère. Au contraire, sur quarante religieux, trente, c’est-à-dire les trois quarts, se disent déterminés à partir quand on leur aura assuré leur pension. Ce procès-verbal est très grave. Alors même qu’on ne le prendrait pas absolument à la lettre, en supposant dans la rédaction une certaine exagération et quelque malveillance, il est difficile de ne pas voir à Cîteaux les signes d’une décomposition monastique qui était malheureusement trop commune en France.

Si en quittant Cîteaux, nous entrons à Clairvaux, immortalisé par saint Bernard, nous n’y voyons rien qui puisse relever la gloire déchue de cet ordre. Là encore, comme à Cîteaux, nous trouvons intacte la situation matérielle la plus large, 133 826 livres 11 sols 6 deniers de revenus annuels, sans compter les redevances en nature. Une bibliothèque d’environ 19 000 volumes et 1 000 manuscrits y invitent toujours les moines à l’étude et à la science ; mais leurs goûts sont ailleurs. Le luxe, l’amour du bien-être ont envahi cette maison. Beugnot nous décrit dans ses Mémoires la visite qu’il fit à l’abbaye à la veille de la Révolution. L’abbé était Dom Rocourt, homme de haute taille et de belle figure. Quand, après son élection, il fut présenté au roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, frappée de son extérieur et de son aisance à porter le costume de son ordre, s’était écriée : « Ah ! le beau moine ! » Malheureusement, d’après Beugnot, l’intelligence n’égalait point chez lui la bonne mine. « Il menait grand train. Ses voitures étaient attelées de quatre chevaux avec piqueur en avant. Il se faisait donner du Monseigneur par ses moines et les gens de sa cour, et aussi par ceux en grand nombre qui avaient besoin de lui. Il gouvernait, despotiquement, je ne sais combien de couvens d’hommes et de femmes qui dépendaient de son abbaye. » Beugnot était tombé à Clairvaux le jour de la Saint-Bernard, grande solennité pour l’abbaye. L’abbé Maury devait prêcher le panégyrique.

Quelle eût été l’impression du fondateur si, secouant la pierre sépulcrale qui depuis six cents ans recouvrait sa tombe, il eût tout d’un coup fait apparition dans cette fête. De quel œil Bernard, qu’un historien le sa vie nous représente allant visiter les moissonneurs monté sur un âne, aurait-il vu son dernier successeur dans un char attelé de quatre chevaux ? Lui, dont le corps fut exténué par tant de pénitences, aurait-il reconnu un moine de Clairvaux dans ce personnage au teint fleuri ? Ce nom même d’Abbé, si grand dans l’Évangile, Abba pater, et que la règle de saint Benoît avait élevé si haut, ne paraît plus suffire au supérieur du monastère qui se fait appeler Monseigneur.

Ce qui eût mis le comble à sa douleur, c’est que cette abbaye qu’il avait fondée et qui attirait de son vivant des légions de moines ne comptait plus que vingt-trois profès et dix frères. Qu’était devenue la vie religieuse dans cette maison qui avait étonné le monde par sa ferveur et les prodiges de ses pénitences ? Il ne semble pas que les moines fussent très attachés à leur état, puisque, dans la visite faite par la municipalité en 1790, deux seulement, y compris l’abbé, déclarent vouloir rester. Tous les autres désirent profiter de la liberté donnée par l’Assemblée nationale. Deux, il est vrai, soumettent leur décision au jugement du Souverain Pontife.

En face de Cîteaux déchu nous aurions aimé à trouver dans l’ordre de Cluny, autrefois son rival en puissance et en vertus, la ferveur des anciens jours. Cluny était toujours debout, et il semble que cette maison célèbre fut protégée par son antique gloire. On se rappelait qu’au XIIIe siècle, il avait sous sa dépendance plus de 2 000 abbayes, prieurés, doyennés, paroisses, collèges ou monastères simplement associés. On savait par l’histoire que, sous saint Hugues et Pierre le Vénérable, l’abbaye ne comptait pas moins de quatre cents religieux, qu’elle était assez vaste pour loger à la fois le roi de France et le Souverain Pontife, qui s’y rencontrèrent plus d’une fois avec toute leur cour, sans que le recueillement de l’immense communauté et le silence du cloître eussent à souffrir d’un tel voisinage. On parait y avoir gardé l’ancienne magnificence à défaut de l’ancienne austérité. A la veille de la Révolution, en 1788, le cardinal La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, nommé abbé commandataire de Cluny, s’y était rendu entouré de tous les chefs de l’ordre et d’un cortège triomphal. On lui avait apporté les clefs de la ville. Les plus hauts dignitaires du monastère avaient regardé comme un grand honneur d’assister le nouvel abbé cardinal avec les ornemens les plus magnifiques, avec les six jeunes nobles oblats qu’il était de règle d’y avoir toujours comme enfans de chœur et de maîtrise. Au sacré s’alliait le profane. Il y eut bals, spectacles, réjouissances de toutes sortes pour amuser la foule accourue de toutes parts. Le cardinal tint table ouverte pendant quinze jours. Il le pouvait d’après le dicton qu’avaient répété les âges :


En tout pays où le vent vente
L’abbé de Cluny a rente.


On va vérifier la vérité de cet adage. Au moment de la Révolution, parmi les dignitaires, en dehors du prieur, du sous-prieur, du trésorier, du cellérier, nous trouvons le censitaire, chargé d’enregistrer les cens et les rentes. L’heure a sonné pour lui de rendre des comptes à d’autres qu’à ses supérieurs. Le 31 janvier 1791, la municipalité de Cluny se présente pour les demander au nom de la nation. Ils accusent, outre la dotation des religieux, pour la part de l’abbé, 200 000 livres de revenus. Cette somme ne prouve pas qu’il « eût rente en tout pays où le vent vente, » mais 200 000 livres de supplément étaient un chiffre même pour un cardinal de La Rochefoucauld. S’il y avait quelque déchet sur les richesses d’antan, la perte était bien plus grave au spirituel qu’au temporel. Les quatre cents moines d’autrefois étaient à peine quarante dans l’immense édifice, et à la demande qui leur fut faite s’ils voulaient ou non persévérer dans leur état, deux seulement optèrent pour la vie commune.


VII

Cette attitude de grands monastères nous dit quel profond changement s’était opéré dans les dispositions de beaucoup de religieux. Sous l’ancien régime, la profession monastique était une renonciation complète à soi-même et à la société. Les trois vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, atteignaient l’homme dans sa propriété, dans sa volonté, dans son corps, c’est-à-dire dans trois de ses libertés les plus chères. Lors de la discussion ouverte à ce sujet, on avait entendu à la Constituante des diatribes véhémentes contre ces engagemens qu’on qualifiait d’attentat aux Droits de l’homme.

Parmi ces droits, il y avait tout d’abord celui de posséder, auquel portait atteinte le vœu de pauvreté. A défaut de dotation territoriale, la Constituante assure une pension aux moines qui quittent le cloître. Ce mot de pension revient fréquemment dans leur correspondance, ou dans les réponses qu’ils font aux interrogatoires des enquêteurs. Jouir d’une pension, c’est avoir conquis l’indépendance que donne l’argent, c’est prendre une assurance contre la pauvreté ; c’est donc une dérogation, un manquement à ce vœu. On est un peu surpris d’entendre les Ordres mendians discuter dans cette circonstance solennelle non le principe, mais la quotité de la pension. La Constituante leur avait voté un chiffre moindre qu’aux religieux rentes. Ils s’en plaignent. Cordeliers, Minimes, Augustins, Dominicains, apportent un argument typique pour prouver qu’ils ne sont pas mendians, c’est le total très respectable des milliers de livres de revenu dont ils ont fait déclaration à l’enquête de 1790. L’instinct de la propriété est tel qu’à la longue il fait fléchir les inspirations primitives et les engagemens les plus solennels. Un léger changement à la règle et aux statuts met en paix les consciences et accommode les affaires humaines. Malheureusement, ces ordres religieux, en établissant par des chiffres qu’ils n’étaient pas mendians, qu’ils avaient de bonnes rentes, prouvaient d’autant mieux qu’ils n’étaient pas restés fidèles à l’esprit de leur institut, et indiquaient une des causes les plus graves de leur décadence. Dans la circonstance, il eût été plus fier, plus digne de leur glorieux passé, de maintenir le débat à la hauteur des principes et de parler plus de pauvreté que de bien-être.

On le voit, le vœu de pauvreté est en train de succomber. Le vœu d’obéissance va être atteint à son tour par la liberté reconquise. Liberté : ce mot magique ne retentit pas seulement dans les écrits publics et à la tribune de la Constituante ; il est murmuré dans l’intérieur des cloîtres. Tout à l’heure, les religieux de Saint-Martin-des-Champs, en discutant le chiffre de la pension, parlaient aussi de la liberté dont l’indépendance financière est souvent une condition. Entendons encore le même cri : « Je soussigné, demande la liberté… Je soussigné, religieux minime, déclare vouloir profiter des avantages de la liberté… Nous soussignés, Carmes déchaussés de la ville d’Abbeville, déclarons vouloir quitter la vie commune et profiter de la liberté el du traitement ! » Ces formules reviennent assez fréquemment dans les déclarations des religieux. Elles sont parfois accompagnées de récriminations contre le passé. Un Cistercien remercie la Constituante d’avoir aboli « un régime féodal écrasant pour les subalternes. » Un ancien Bénédictin de Saint-Maur, à la fin de la Révolution, raconte sa vie. Il avoue qu’à l’user, il avait trouvé les engagemens contractés au-dessus de ses forces : Tanto oneri ferendo impares. Il salue la liberté inespérée, tardive à son gré, qu’apporta la Constituante et qui vint le tirer de sa prostration : « Venit tandem libertas, scd sera ; respexit nos inertes ; venienti occurrimus ; suscepimus respicientem. » Sa confession se déroule dans un latin cicéronien, virgilien, avouant les manquemens au vœu de chasteté comme aux autres, montrant du moins qu’à défaut d’un bon religieux, il avait été un bon professeur de rhétorique.

Par-là, ces vaincus croient reprendre possession d’eux-mêmes. Ils rentrent aussi en possession de la société. On le sait, pour les moines dans l’ancien régime, la mort civile accompagnait la mort à eux-mêmes. Ils n’existaient plus comme citoyens. Ils n’existaient plus ni pour l’Etat, ni pour leur famille. Ils ne pouvaient ni tester, ni hériter. Or voilà que la Révolution vient tout d’un coup les tirer de ce tombeau légal. Chez un grand nombre, la surprise est celle de ressuscités. Le mot est dans la lettre de religieux qui remercient la Constituante de les avoir « ressuscités de mort à vie. » D’autres emploient un langage plus imprévu encore en exprimant leur joie « daller finir leurs jours dans la patrie. » Ils n’y étaient donc pas, dans la patrie ? cette expression ne se rencontrerait pas aujourd’hui sous la plume d’un moine. C’est qu’avant 1789 les vœux solennels, rompant de par la puissance publique tous les liens civils, le moine n’était en quelque sorte plus de ce monde. De là quand on discute à la Constituante la loi sur les ordres religieux, quand on plaide leur cause au nom des intérêts de l’instruction publique, les réserves formulées par Pétion, Barnave et Grégoire lui-même, qui demandent s’il convient, surtout avec la constitution nouvelle, de faire élever des citoyens par des éducateurs qui ne sont pas citoyens.

Mais l’objection d’ailleurs sans force, car la majorité des constituans avaient été élevés par des corporations, va tomber d’elle-même. Voilà que les moines morts au monde entendent déjà la voix du monde, qui, passant par-dessus les murailles du cloître, vient leur dire les prodigieux changemens accomplis par la Révolution et les faire tressaillir dans leur solitude. Beaucoup prêtent l’oreille et se laissent emporter dans l’enivrement universel. Ils sont vile montés au diapason de la nation. Ils parlent déjà en citoyens et en citoyens émancipés. Les religieux de l’abbaye de Fontenet écrivent à l’Assemblée nationale :


Nosseigneurs, des solitaires ignorés osent mêler une fleur à la couronne civique que la nation vous décerne. Nous partageons avec elle sa juste admiration et sa reconnaissance pour le zèle infatigable, le dévouement généreux avec lesquels vous continuez l’édifice de sa liberté et de son bonheur. Inspirés par l’amour de la patrie et la soif de la liberté, nous vous prions de recevoir nos propriétés, l’emploi jusqu’à présent inutile de nos facultés, de nos talens et de nos vies. Nous ne voulons plus vivre sous un régime absurde, inutile pour les autres, inutile et onéreux pour nous par l’oisiveté humiliante à laquelle il nous contraint sous un régime féodal écrasant pour les subalternes… Vous vous rappellerez, Nosseigneurs, que dans la société il n’y a de formes raisonnables que celles qui tendent à développer l’homme d’une manière utile pour ses semblables et pour lui-même, et vous nous accorderez la liberté de refluer dans la société, d’y porter le désir et peut-être le moyen de lui être utiles.


Nous venons d’entendre du fond des cloîtres un double appel : appel à la liberté de l’homme par l’abolition du triple vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, appel à la liberté du citoyen par la revendication de tous les droits du Français et du patriote. Ce langage, par le ton même et les expressions employées, indique que les sentimens monastiques étaient morts chez ceux qui le tiennent. Ces religieux qui trouvent leur genre de vie oiseuse, inutile aux autres et à eux-mêmes, ont perdu la mentalité qui les avait créés et fait vivre à travers les âges. Signe sensible du changement et du nouvel état des esprits, nous voyons dans quelques lettres envoyées par eux à la Constituante leur signature accompagnée de trois points dans un triangle, ce qui était l’indice de leur affiliation à la Franc-Maçonnerie.

Quand il en est ainsi, quand la foi, quand le cœur, quand la volonté ne ratifient plus les engagemens pris, les vœux prononcés devant Dieu et devant les hommes, le décret qui délie de toute obligation civile ne fait que ratifier officiellement et au for extérieur la sentence déjà portée au for intérieur. Pour les moines qui s’empressèrent de quitter le cloître, la Constituante ne faisait que libérer ceux qui s’étaient déjà libérés eux-mêmes. De nos jours, toutes les portes des cloîtres sont ouvertes, et personne, ou presque personne, ne veut les franchir. En dehors de la vocation et de la conscience, la volonté, satisfaite en quelque sorte de la liberté même qu’elle a de s’exercer, renouvelle au besoin, et très facilement, la profession de stabilité. Autrefois, la barrière légale élevée entre cette volonté et la liberté pouvait être pour elle une sorte de provocation à s’affirmer par le fait de l’obstacle même opposé à ses mouvemens, et aussi une attraction de plus vers un monde qui, lui étant à jamais fermé, avait la double séduction du mystère et du fruit défendu.


VIII

Nous venons de parler des religieux que la Révolution trouva en trop grand nombre disposés à quitter le cloître ; il ne faut cependant pas croire que la désertion ait été immédiate, ni même générale. Il ne suffisait pas d’ouvrir aux moines les portes des couvens pour les voir s’élancer en masse au dehors sur tous les chemins du siècle. Il semble même que, malgré une décadence trop réelle, la majorité pût être disputée en faveur de la fidélité au poste. On a beau être frappé de langueur et atteint par le souffle du dehors, on ne rompt pas du soir au matin des liens formés par la conscience, cimentés par l’habitude, consacrés par l’Eglise et par l’Etat. De fait, l’histoire doit enregistrer une époque de transition, et à côté des fuites et des adhésions précipitées que devait avoir préparées une longue, attente, des hésitations, des surprises, des luttes, une certaine épouvante du changement de vie, des projets de réforme, des moyens-termes proposés pour ne pas mourir, et même, chez nombre de religieux dignes des temps héroïques, quelques accens sublimes.

On ne sera pas étonné de rencontrer un pareil ton chez les Chartreux, qui avaient gardé toute leur ferveur. Jusqu’à la fin de l’ancien régime, on ne put les accuser d’avoir fait mentir cet adage : Carthusia numquam reformata quia numquam de formata. Les trente-huit religieux qui appartenaient ou s’étaient réfugiés à la Grande-Chartreuse demandèrent à persévérer dans leur vocation et à garder leur monastère. Ceux de Paris occupaient au nombre de vingt-trois, à l’extrémité des jardins du Luxembourg, l’emplacement même que leur avait fixé saint Louis, il y avait plus de cinq cents ans. C’est à ce couvent que le roi de France avait fait demander la célèbre collection de tableaux de Le Sueur sur la vie de saint Bruno. Ce fondateur n’eut pas à rougir de ses disciples. De quel ton ferme, austère et pénétré, ils parlent aux députés de la Constituante.


Le but salutaire des grands travaux que vous avez entrepris, et que vous poursuivez avec tant de zèle et de constance, disent-ils, est d’assurer pour jamais le bonheur des Français ; le nôtre, le seul qui nous reste, est d’achever de mourir dans notre monastère. Ceux qui ne connaissent pas les douceurs de notre état, cachées sous l’apparence d’une vie austère, pourraient vous persuader que nous gémissons sous le poids des chaînes qui nous attachent, malgré nous, au service de Dieu, et qu’enfin nous ne sommes pas libres. Mais ils vous tromperaient. En effet, c’est bien volontairement, et sous la protection des lois que nous avons fait le sacrifice d’une liberté que nous avons crue dangereuse pour notre salut. C’est au tourbillon du monde et à l’esclavage des passions que nous nous sommes dérobés, pour vivre dans le calme de la solitude et dans la pratique des vertus évangéliques. Laissez-nous jouir, le reste de nos jours, de ce calme que nous aimons, et de ce bonheur que nous goûtons… Nous nous glorifions d’avoir pour fondateur saint Louis… C’est de la bienfaisance de ce pieux monarque que nous tenons l’emplacement où notre maison est située. En établissant si près de Paris une chartreuse, l’intention de ce prince religieux avait été d’en faire un spectacle permanent d’édification publique. C’est dans ce lieu qu’une infinité de saints religieux ont passé leur vie à prier, à lever au ciel des mains pures, pour la conservation de l’État, et à pratiquer, dans leurs cellules, des vertus paisibles, inconnues au monde. C’est là qu’ils sont morts : c’est là que nous voulons mourir. Ce lieu est notre patrie ; nous l’avons adoptée, sous la garantie de la loi. Nous vous conjurons, au nom de Dieu tout-puissant, qui éclaire vos actions, de nous épargner le trouble et les embarras d’une translation, qui serait pour nous un exil affreux ; nous ne l’avons pas mérité. Ne nous forcez donc pas à un tel sacrifice, qui nous rendrait malheureux et qui nous conduirait bien vite au tombeau.


Une même ferveur rapproche les Trappistes des Chartreux. La maison qu’avait réformée et illustrée l’abbé de Rancé au XVIIe siècle, à quelques lieues de Mortagne, comptait 53 religieux en 1790. Interrogés, quarante-deux déclarèrent vouloir mourir dans leur monastère, sous l’étroite observance ; les onze autres, sans renoncer au cloître, se réservèrent de faire connaître leurs intentions. Le procès-verbal leur rendit hommage en ces termes :


À l’exception de cinq ou six moines qui nous ont paru d’un sens très borné, les religieux de chœur ont en général un caractère énergique et prononcé, que les jeûnes et les austérités n’ont point affaibli. La religion remplit leur âme tout entière. Chez quelques-uns, et ils sont faciles à reconnaître par les expressions de leurs déclarations, la piété est portée au suprême degré de l’enthousiasme. Les autres, en très grand nombre, sont pénétrés d’un sentiment de piété plus calme et plus touchant. Ceux-là nous ont paru aimer leur état du fond du cœur et y trouver une tranquillité, une sorte de quiétude qui, en effet, doit avoir ses charmes.


Qui entendre après les Chartreux et les Trappistes ? Ne soyons pas trop exigeais ; saluons au passage les déclarations courageuses. Elles sont assez nombreuses chez les Capucins. Fondés en 1529 pour raviver une ferveur qui était en décadence chez les Cordeliers, ils eurent vite conquis une situation considérable par l’activité de leur zèle et l’austérité de leur vie. Jusqu’à la fin de l’ancien régime, ils furent de ceux qui avaient le mieux conservé les vertus monastiques, le mieux résisté au relâchement général. Très mêlés au peuple, ils avaient attiré l’attention des philosophes qui en firent le point de mire des attaques dirigées contre les religieux. Ce sont eux surtout qu’on mettait en scène dans les chansons égrillardes composées sous l’ancien régime et qu’on fredonnait encore au XIXe siècle. Ils payaient pour d’autres ; et, sans prétendre que le scandale fût inconnu parmi eux, on peut dire qu’il y était rare. Brienne lui-même leur avait rendu témoignage dans la commission des réguliers.

Ils sont en général édifians. Seuls de tous les ordres, ils ont résisté à la tentation d’acquérir et de posséder. Ils sont pauvres, et ce qui n’est pas toujours la conséquence de la pauvreté, ils vivent pauvrement. Les enquêteurs envoyés par la Révolution dans leurs couvens y trouvèrent des bâtimens austères et un mobilier chétif. Les inventaires nous conduisent dans les différentes parties de la maison. La cuisine est peu garnie d’ustensiles. Dans les cellules, on signale « un lit de sapin, une table, trois chaises, quelques livres de dévotion, deux ou trois vases en terre, un crucifix, trois images… du papier. » À la cave, quelques petits tonneaux renfermant la quête de vendange et de vin faite dans le voisinage, mais rien qui ressemble au clos Vougeot, aux grands crus de Cîteaux. L’église est propre, mais modeste. Le jardin renferme le potager et quelques arbres fruitiers. Ils sont amis du peuple. Ils ont plus de souci des petits que des grands. Le ministère qu’ils exercent de préférence dans les campagnes, dans les paroisses de villes populeuses, pour aider, pour suppléer les curés, pour prêcher les missions, les carêmes les mettent perpétuellement en contact avec la foule qui les aime.

Edifians, pauvres, amis du peuple, les Capucins remplissent, en outre, certaines fonctions qui demandent de la bonne humeur, qui frappent et leur concilient l’opinion. Ils sont aumôniers des hôpitaux, des prisons, des armées de terre et de mer, et aussi chargés d’éteindre les incendies. On cite leurs traits de courage, et probablement quelque chanson célébrant leurs actes d’héroïsme dut alors, comme aujourd’hui, rappeler aux sympathies de la multitude ces pompiers en robe de bure.

Mais ces pompiers étaient de vrais moines qui, en grande majorité, voulaient rester moines. Les Capucins du couvent de Bazas écrivent, le 18 janvier 1790, pour dire « l’effroi et la consternation que leur inspirent les décrets de l’Assemblée. » Pourquoi vouloir les détruire ? Le provincial des Capucins de la province de Champagne donne l’assurance que ce serait aller contre les vœux de son ordre. « La connaissance que j’ai, dit-il, de ses différens membres, au nombre de deux cents prêtres ou clercs profès et soixante-cinq frères lais en seize maisons, m’autorise à assurer que ce vœu (de rester dans leurs couvens) est celui de tous sans en excepter que dix ou douze au plus, lesquels ne donnant pas lieu d’être bien contens d’eux, peuvent peut-être désirer un autre état comme nous le désirerions à leur égard. » Le provincial parle avec sévérité de ces égoïstes, « aussi mécontens de leur état qu’on l’est de leur conduite et qui porteraient également partout dans la société civile comme dans le cloître l’inconstance et le mécontentement qui les ronge. » Il convient cependant que, si le costume est trop impopulaire, on pourrait le changer. Il en appelle du reproche d’inutilité au témoignage des évêques et des curés, qui peuvent attester les services rendus par les Capucins. Malheureusement, le supérieur qui plaide ainsi chaleureusement la cause de son ordre est obligé d’avouer qu’il est profondément atteint dans ses forces vives, qu’il ne se recrute plus, qu’il n’y a plus que des vieillards se traînant péniblement à l’office, et que, pour des causes diverses, dont la principale, dit-il, était Ledit de 1768, les cloîtres, ceux des Capucins comme les autres, marchent à la dépopulation.

La Révolution se chargea de précipiter leur mort. Elle avait contre eux un grief particulier, c’était leur mendicité. Situation singulière des moines à cette époque ! Les uns sont condamnés comme trop riches, les autres, comme trop pauvres. Il est vrai que cette pauvreté se manifestait, chez les Capucins, sous une forme de quête qui répugnait, non seulement aux goûts aristocratiques de Voltaire, mais encore aux progrès de la civilisation et aux théories économiques qui étaient en train de remplacer les anciens dogmes. L’aumône aux Capucins avait beau être entrée dans les habitudes des bourgeois et même des paysans, les réformistes ne pouvaient apercevoir leur besace sans se voiler la face. Le XVIIIe siècle, qui faisait une guerre acharnée à la mendicité, pouvait-il la tolérer chez des prêtres et des moines ? En 1789, les cahiers des trois ordres, ceux du clergé lui-même, se sont prononcés contre la quête des religieux mendians. Le tiers-état de Mantes a dicté d’avance par ces paroles la sentence de la Révolution : « Tout corps parasite doit être écarté d’une société bien réglée. » Les Capucins comprennent cet état de l’esprit public et la gravité de la situation. L’un d’eux, dans sa correspondance, avoue succomber sous les « traits du mépris, de l’insulte, des sarcasmes amers, des injures atroces auxquels l’expose son état de mendicité. » Un autre allant plus loin paraît avoir abandonné toute confiance dans l’avenir et la reviviscence de son ordre. Il laisse tomber de sa plume ces paroles qui sont comme un cri de désespoir et un glas funèbre : « Nous avons perdu l’espérance de nous régénérer, et un corps dans ce cas-là doit être anéanti. »

Anéantis, les Capucins vont l’être comme leurs confrères, et il semble qu’il soit plus facile d’abattre une institution qui paraît s’abandonner elle-même. Cependant, de tous les religieux, les Capucins furent peut-être les plus regrettés. Les pétitions, si rares pour les autres ordres, arrivent de bien des côtés à l’Assemblée nationale en faveur des disciples de saint François. Çà et là, on leur fait même l’honneur de craindre les incidens que peut susciter leur expulsion, et de redouter une émeute de la foule. Pour calmer cette opposition, on cherche à les discréditer ; on lance contre eux des pamphlets où est persiflée « la divine besace. » Bien que plus populaires, ils seront condamnés à partir comme leurs confrères, sans que leur disparition ait soulevé de grands mouvemens. Une fois sortis de leurs couvens, les différens membres auront les destinées les plus diverses. Comme l’a observé l’historien de l’Église de Besançon sous la Révolution, il régnait chez les Capucins une assez grande liberté d’allure pour que se dessinassent parmi eux des physionomies très dissemblables. « Des âmes très pieuses s’y trouvaient mêlées, sans rien perdre de leur sérénité, à un„ cor-tain nombre de natures bohémiennes que le côté plébéien, précaire et aventureux de la vie des Capucins avait souvent séduites, et qu’une Révolution pouvait transformer à peu de frais en tribuns débraillés ou en prêtres de la liberté. Aussi vit-on sortir à la fois de la plupart de leurs couvens, des saints et des cyniques, des martyrs et des gueux. »

La cause des Dominicains était plus difficile à défendre auprès de la Constituante que celle des Capucins amis du peuple. Leurs constitutions libérales n’avaient point fait oublier leur ancien rôle d’inquisiteurs, dont ils se faisaient encore attribuer par le Roi le titre purement nominal, mais appointé, pour les deux provinces de Toulouse et de Carcassonne. Créés pour la parole, les Frères prêcheurs n’avaient fourni depuis longtemps aucun orateur illustre à la chaire chrétienne. Le renom de leurs théologiens ne dépassait guère l’enceinte de l’école ; et de ce couvent de Saint-Jacques qui avait abrité dans ses murs Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, ne sortaient plus que des maîtres sans éclat, enfermés dans une tradition routinière et mal armés pour combattre les assaillans qui envahissaient l’Eglise. Constatation non moins grave, le relâchement, la mondanité avaient envahi les couvens de l’ordre. Des trois maisons qu’il avait à Paris, rue Saint-Jacques, rue Saint-Honoré et rue du Bac, cette dernière tenue en mains par le Père Général avait gardé une ferveur admirable ; mais les autres étaient très relâchées.

Un mémoire nous décrit les « cheveux longs et frisés, les culottes de maroquin, les souliers bronzés, les manchettes, aumusses, le mépris des observances régulières, » qui s’étaient introduits au couvent de Saint-Jacques, abus d’autant plus dangereux que dans cet établissement accourait pour se former la jeunesse fournie par la province. Cependant, quand sonna la Révolution, le Père Faitot venait d’exercer dans cette maison une influence heureuse. Le couvent de la rue Saint-Honoré, qui devait abriter le fameux club des Jacobins, était aussi en décadence, au point que l’archevêque de Paris, M. de Juigné, avait refusé, faute de confiance, dans une lettre sévère, de donner des pouvoirs au nouveau supérieur, le Père Grandjean. Des dissensions intestines aggravaient le mal qui était un peu partout. De 1770 à 1790, l’ordre avait perdu en France près du tiers de ses sujets. Il ne se recrutait plus.

A la Révolution, qui se lèvera pour le défendre ? Tout n’est pas perdu. Les religieux du couvent de la rue du Bac viennent unanimement de déclarer aux enquêteurs leur volonté de continuer la vie commune. A Saint-Jacques, pendant que les Pères conventuels se taisent, la jeunesse, qui a comme un privilège d’âge de ne douter de rien, va parler à l’Assemblée nationale dans une pétition dont les paroles enflammées contrastent avec l’obéissance passive, l’inertie de tant de moines. Tandis que les étudians Dominicains de Bordeaux soupirent après le retour dans le monde, et écrivent à la Constituante qu’ils attendent d’elle avec impatience « l’entrée la plus triomphante dans le temple de la félicité, où nous bénirons à jamais, disent-ils, les sauveurs de la patrie, » ceux de Saint-Jacques signent une adresse toute frémissante d’enthousiasme pour leur vocation et pour leur institut.

Il n’était pas possible que, dans cette vaste enquête où chaque Ordre venait dire son avis et plaider sa cause, les religieux les plus anciens, les plus illustres de France, les Bénédictins, gardassent le silence. Mais que pouvaient-ils dire ? Raconter leur histoire, leurs services et la ferveur d’antan, n’était-ce point demander au passé un contraste avec le présent ? Ils font cependant entendre ça et là un langage où l’on croit reconnaître la voix des ancêtres. Du fond de la Champagne, les Bénédictins de l’abbaye de Moutiers la Celle-les-Troyes expriment en ces termes leurs angoisses : « Déchirés d’inquiétude, incertains et consternés, nous avons de la peine à nous persuader que les personnes les plus éclairées de la nation, qui travaillent à rendre à la France sa splendeur, et à procurer à tous les citoyens la prospérité la plus grande, veuillent frapper d’anathème les sociétés religieuses, et lancer un édit de proscription contre des corps qui ont toujours été dévoués au bien général de l’Etat. Nous nous persuadons aisément que quelques jeunes religieux, dans le délire de l’âge, dans le feu des passions et par séduction, désirent la dissolution d’un état qu’ils ont embrassé. Mais les sollicitations du petit nombre doivent-elles l’emporter sur la réclamation du plus grand ? » C’était bien parler. Mais un tel accent dépassait de beaucoup les sentimens de la masse des Bénédictins. Parmi eux, les Bernardins passaient pour les moines les plus dégénérés de France. La visite que nous avons faite à Cîteaux, à Clairvaux, ne nous a pas édifiés. Les Clunistes, à en juger par l’état d’esprit que nous avons rencontré à leur maison mère, l’illustre abbaye de Cluny, et aussi par le dépérissement de l’ordre qui en vingt ans venait de perdre plus de la moitié de ses membres, — il est vrai qu’on leur avait défendu de recevoir des novices, — n’étaient pas non plus qualifiés pour vanter leur ferveur, ni leur fidélité aux traditions de saint Hugues et de Pierre le Vénérable. Contentons-nous d’interroger les Bénédictins de Saint-Maur.

Prononcer un tel nom, c’est rappeler une gloire acquise dans des travaux immenses en toutes les branches des connaissances humaines, travaux qui, en immortalisant leurs auteurs, ont augmenté singulièrement le patrimoine intellectuel de la France elle-même. On sait que Saint-Maur avait rangé sous sa règle les abbayes les plus illustres : Corbie dans le Nord, Jumièges, Fécamp, Saint-Wandrille, le Bec, le Mont Saint-Michel, Saint-Etienne de Caen, dans la province de Normandie ; Marmoutiers, Saint-Denis, Saint-Germain-des-Prés, dans la province de France, Aucune de ces maisons n’égala l’activité féconde de Saint-Germain-des-Prés. Aujourd’hui encore, — et en 1789 ces souvenirs semblaient d’hier, — nous aimons à nous reporter par la pensée dans celle abbaye célèbre où Mabillon recevait la visite des deux Bénédictins laïques du Gange, Baluze, et aussi de Bossuet, de Fleury, du bouillant archevêque de Reims, Le Tellier, interlocuteurs de marque avec lesquels nous aurions voulu lier conversation au risque de les trouver trop savans. Heureux temps que celui où les questions d’érudition passionnent tant d’esprits, où les auteurs se connaissent, se consultent, se répondent à travers l’Europe dans cette langue universelle qui était encore le latin, où, par exemple, l’apparition du De re diplomatica dédié à Colbert par Mabillon excite parmi eux un tressaillement, et retentit comme un triomphe de la France, presque comme une victoire de Tu renne et de Condé ! L’impulsion est donnée, la tradition commence et va durer plus de cent cinquante ans. A Saint-Germain-des-Prés, le doux Mabillon, qu’on avait présenté à Louis XIV comme « le plus savant homme de son royaume, » et on aurait pu dire le plus modeste, a trouvé pour le former l’auteur du Spicilegium, Luc d’Achery, moine à ascétisme mélancolique. A son tour, il initiera à la science le bouillant Montfaucon, dont la pétulance et les saillies gasconnes feront reconnaître sous l’habit monastique l’ancien soldat de Turenne.

La congrégation de Saint-Maur était admirablement organisée pour suffire aux grandes tâches et aux longs labeurs. Ces savans moines avaient dans l’esprit le calme que donnent les convictions religieuses, dans le cœur la sérénité qu’assure le détachement de toute ambition et de toute gloire humaine. Etrangers à tous les bruits du dehors, habitant ces sommets élevés où dominent les nobles pensées et les ardeurs généreuses, ils n’avaient qu’un double amour : Dieu et la science. Par un heureux accord, leur goût se rencontrait ici avec leur devoir. De là les prodiges enfantés par cette passion d’amasser et de livrer des trésors. Voyez-les : cette belle ambition leur fait entreprendre ce qu’ils appellent des voyages littéraires. Un Mabillon, un Montfaucon, un Martene parcourent la France, l’Italie, l’Allemagne, frappant aux portes des monastères, et de tous les dépôts précieux, copiant des chartes, relevant des inscriptions et alors, chargés de ce précieux butin, rentrant dans leurs solitudes plus heureux que les conquérans qui rapportent les dépouilles des provinces. On comprend ce qu’un tel labeur, poursuivi pendant des générations, peut amasser de richesses. Ces moines n’obéissent à aucune préoccupation d’amour-propre. Quand l’un d’eux, succombant à la tâche, la laisse incomplète, un autre se présente pour en prendre la suite, sans enlever au premier l’honneur de l’avoir entreprise. Dom Toustain meurt alors que le Nouveau traité de diplomatique a vu à peine paraître un volume : Dom Tassin, son continuateur, maintient son nom en tête de l’ouvrage, et rend à son collaborateur défunt le plus touchant hommage. Cette permanence d’un ordre qui se survit assure le succès de collections qui manifestement dépassent les forces d’un homme.

Mabillon, le plus grand nom de Saint-Maur, pose les bases de la critique historique dans son Traité de diplomatique, repris plus tard par Dom Tassin. Avec lui Dom Luc d’Achery, Dom Martene, Dom Bouquet, ainsi que, en dehors de la congrégation, du Cange et Baluze, débrouillent le chaos des chartes primitives, de nos vieilles annales, et établissent dans leurs vastes collections de documens comme les fondemens de notre histoire nationale. En même temps, la Gallia christiana des frères Sainte-Marthe, les Annales de l’ordre bénédictin, par Mabillon, l’Histoire littéraire de France, par Dom Rivet, éclairent des chapitres particuliers de cette histoire, tandis que Dom Clément jette une vive lumière sur la chronologie par son Art de vérifier les dates. A côté de ces travaux d’ensemble, les diverses provinces du royaume, les grandes abbayes, trouvent leur historien : Dom Lobineau. Dom Morice, Dom Taillandier, ont attaché leur nom à la Bretagne, Dom Plancher à la Bourgogne, Dom Félibien à la ville de Paris et à l’abbaye de Saint-Denis, Dom Bouillard à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Dom Vaissète à ce chef-d’œuvre qu’est l’Histoire du Languedoc. Ce n’est pas seulement notre antiquité nationale, mais l’antiquité en général qui devient un vaste champ d’étude pour les Bénédictins. Là Montfaucon multiplie des travaux qui valent presque à son nom la gloire de Mabillon. D’un autre côté, Dom Ruinart, par ses Acta martyrum, Dom Martene, par ses travaux sur la liturgie, portent leurs recherches vers l’antiquité chrétienne.

Les Bénédictins, dans les champs multiples de leur activité intellectuelle, ne poursuivaient qu’une chose, la vérité. Hommes d’église, prêtres, moines, ils surent conserver une parfaite indépendance de jugement, sachant bien que la vérité seule pouvait servir la cause à laquelle ils avaient voué leur vie. Et c’est parce qu’ils furent vrais, sincères, que notre siècle d’érudition a consacré leurs œuvres, soit en profitant des lumières et des recherches qu’ils y ont accumulées, soit en continuant certaines collections que la Révolution était venue interrompre. Malheureusement, celle Révolution les avait trouvés dégénérés. Saint-Maur n’est guère connu du public que par l’éclat de ses immenses publications. On oublie que cet ordre avait fait revivre et maintenu pendant un siècle la ferveur de la règle bénédictine. Ces religieux avaient alimenté à la n’anime de leurs convictions et des pratiques monastiques l’ardeur de leurs travaux scientifiques.

Un Bénédictin de la congrégation de Saint-Vanne, tronc dont s’était détaché Saint-Maur à l’aurore du XVIIe siècle, Dom Calmet, abbé et historien de Sénones, très connu par ses travaux d’Écriture sainte, avait composé pour lui cette épitaphe que les visiteurs de l’abbaye peuvent encore y lire : Multum laboravi, multum scripsi, multum oravi. Utinam bene. Qui pourrait désirer pour sa tombe une plus belle oraison funèbre ? Étude, écrits, prière, et par surcroît la modestie qui s’ignore, quelle ambition digne d’un parfait Bénédictin ! Elle fut longtemps celle de Saint-Vanne et de Saint-Maur. Mais vers la fin de l’ancien régime, ces deux congrégations, cette dernière encore plus que l’autre, — la commission des réguliers le constate et tous les documens en font foi, — étaient en proie au relâchement, et à des dissensions intestines qui avaient miné sa vitalité. C’est de Saint-Germain-des-Prés qu’était sorti en 1765, au grand scandale du public, un manifeste des moines contre l’habit de leur ordre. La dynastie des grands savans semblait éteinte dans cette maison illustre. L’âge héroïque des vastes publications était passé. Cependant telle est la force de l’impulsion donnée et de la tradition séculaire, que nous trouvons de divers côtés des Bénédictins occupés à de larges histoires provinciales dont plusieurs attendent encore leur publication. Dans Paris même, tandis que les grands noms font défaut à Saint-Germain-des-Prés, l’abbaye des Blancs-Manteaux compte, au moment de la Révolution, des savans de marque, Dom Cognac, Dom La bal, Dom Malherbe, Dom Merle, Dom Deforis, connu par son édition des Sermons de Bossuet, Dom Clément, qui terminait l’Art de vérifier les dates, déjà très avancé par Dom Clémencet. Malheureusement, ce qui était plus atteint dans cet ordre que l’éclat des publications, c’était l’esprit monastique. Sur la fin de l’ancien régime, rien n’était plus facile que de trouver encore à Saint-Maur des archivistes et des bibliothécaires, on y trouvait moins de véritables moines.

Dans ces conditions, que va dire la Congrégation de Saint-Maur ? Si grand était encore son nom qu’elle avait le droit et le devoir de parler. Sa défense était tout indiquée. Elle tirait sa gloire de ses immortels travaux historiques. Il y avait trois grands intérêts que les ordres religieux pouvaient servir, et qui étaient encore appréciés par les membres incrédules de la Constituante : l’instruction publique, l’assistance et la science. C’est au nom de la science que Grégoire avait prononcé avec sympathie en pleine tribune le nom de Saint-Maur. C’est aussi au nom de la science que les Bénédictins de 1790 essaient de plaider leur cause. De la fameuse et opulente abbaye de Corbie, le prieur et les religieux, au nombre de vingt disposés à rester, envoient une requête dans laquelle ils ne vantent pas les devoirs de la vie monastique, à laquelle ils ne sont pas d’ailleurs tous fidèles, mais les services rendus par leur congrégation dans le passé et ceux qu’elle peut rendre encore dans le présent. Ils pensent qu’il faut plutôt prôner devant la Constituante leur vocation scientifique que leur vocation religieuse, et ils lui demandent de la maintenir et d’y encourager les talens qu’elle compte encore, et qui sont prêts à augmenter le trésor des connaissances humaines.

A Corbie, on défend la congrégation de Saint-Maur au nom de la science ; à Sorèze, collège célèbre, on plaide sa cause au nom de renseignement. De cet établissement, où vingt-cinq religieux sur vingt-sept, le supérieur Dom Desplaux en tête, déclarent vouloir rester, Dom Ferlus, alors professeur de rhétorique et d’histoire naturelle, plus tard, après la Révolution, le grand ouvrier qui tirera Sorèze de ses ruines et lui communiquera une nouvelle vie, envoie le 20 octobre 1789 un des mémoires les plus intéressans, les plus éloquens qu’ait reçus le comité ecclésiastique. Lui aussi peint l’émotion produite par les décrets de l’Assemblée nationale, émotion qui devait être universelle dans l’ordre monastique.


Au milieu des espérances que font naître, dit-il aux Constituans, vos sublimes efforts pour opérer la régénération de l’État, au milieu de la joie qu’éprouve tout bon Français à la vue des pas que vous avez déjà faits vers ce but, il est, messeigneurs, une classe de citoyens justement frappés de consternation et de terreur ; et tandis que tout citoyen lève fièrement la tête et s’enorgueillit d’être Français, il en est un grand nombre qui sont forcés de baisser les yeux et de rougir d’exister en France : ce sont les citoyens qui, sous la garantie des lois, aux invitations de la religion, dans l’espérance de servir la patrie dans ce court passage et de s’assurer un sort heureux dans un meilleur monde, ont embrassé l’état religieux.


Ferlus n’a pas l’intention de défendre les institutions monastiques en général « longtemps sacrées, dit-il, aujourd’hui trop méprisées. » Mais il en est une qu’il connaît, et dont il peut parler avec fierté et compétence ; c’est sa congrégation. « Sachant, écrit-il, tout ce que peut mon corps, présumant tout ce qu’il veut, j’ose croire, messeigneurs, que je puis profiter de l’invitation que vous avez faite à tout citoyen de contribuer autant qu’il est en lui à ajouter quelques points à la masse de lumières dont vous aimez à vous environner. Un Bénédictin de Saint-Maur, instituteur de la jeunesse, peut avec quelque confiance faire entendre sa voix au milieu des Pères de la patrie.

Il est surtout une accusation que Ferlus tient à repousser avec une énergie particulière. Dans le cas où le plan qu’il propose serait rejeté, il fait cette adjuration aux membres de l’Assemblée nationale, qui tiennent en leurs mains le sort des congrégations et aussi, dans une large mesure, l’estime publique :


J’ose vous demander, moins comme une grâce que comme une justice, de préserver de cette tâche d’inutilité, de ne pas traiter comme inut les des religieux qui ont consacré leur vie, leurs travaux et leurs talens à servir la patrie en élevant la jeunesse. Le chef de notre école sera-t-il regardé et traité comme inutile, lui qui depuis trente ans soutient et dirige un établissement qui a servi de modèle, où se forment plus de quatre cents élèves, l’élite de la noblesse, à qui toutes les nations voisines ont constamment confié une partie distinguée de leur jeunesse ? Serons-nous traités comme inutiles, nous qui depuis vingt-cinq, vingt, dix-sept, quinze années, concourons de notre mieux aux succès de notre école, et nous livrons, sans autre émolument que la gloire d’être utiles, à des travaux plus longs, plus pénibles que les mercenaires les mieux salariés, puisque j’ai pour mon compte quinze heures d’occupations par jour.


Ce langage nous plaît par une certaine allure hautaine que nous n’avons pas l’habitude de rencontrer dans les requêtes généralement trop humbles adressées par les religieux à la Constituante vers cette époque. On sent vraiment parler un Bénédictin de Saint-Maur.


IX

Nous venons d’entendre les Bénédictins de Saint-Maur. Arrêtons là notre enquête, et ne nous attardons pas à écouter de moindres personnages. Aussi bien est-elle suffisante pour nous édifier sur l’état d’esprit des Religieux à cette date historique. Nous avons trouvé de vastes abbayes en pleine décadence, grand nombre d’habitans n’attendant que l’ouverture des portes pour les franchir. Mais la désertion est loin d’être générale, et bien des volontés sont encore hésitantes. Dans les couvens plus modestes, la proportion des partans est moindre que dans ces grands monastères. D’ordinaire, à côté des moines qui se réjouissent, il y en a quelques-uns qui pleurent, et beaucoup qui ne peuvent contenir leur émotion à l’approche de la rupture qui se prépare. Certains ordres nous ont présenté des provinces presque entières restées fermes. Il n’est pas de corporation qui ne compte des maisons fidèles, pas de maisons dégénérées qui n’abritent quelque protestataire contre les mesures prises. Il se dégage sans doute des interrogatoires, par la mollesse et souvent par la lâcheté des réponses, une impression de dissolution de l’ordre monastique, mais aussi par le disparate, par l’imprécision de nombreuses déclarations, une constatation d’incohérence, d’incertitude en présence des événemens qui se précipitent et qui rencontrent des volontés mal affermies, inquiètes sur le parti à prendre, ballottées entre l’attrait de la liberté et le devoir de la vocation. A la Rochelle par exemple, nous trouvons cinq Dominicains qui optent tous pour leur maintien. Sur les sept Capucins, six persévèrent, un demande à réfléchir. Sur huit Cordeliers, cinq se prononcent pour le statu quo, un sortira au moment du versement de la pension, un autre, vu l’incertitude de l’avenir, se retire ; le dernier répond qu’il n’a pas de déclaration à faire. Sur les seize Récollets, huit s’en vont, trois restent, et cinq refusent de s’expliquer encore. Des six Augustins, un part, un demeure et les quatre autres sont trop indécis pour prendre un parti. Des cinq Carmes, trois passent la porte, un persévère, un ne sait encore ce qu’il fera. Comment se reconnaître dans ce gâchis, et comment tirer une conclusion ? Dans ce département, il peut se dégager de ces chiffres une majorité pour la stabilité. Nous trouverions dans plusieurs diocèses des proportions encore plus grandes en faveur de la vie commune. A la date où nous sommes, au premier interrogatoire, notre impression est que, dans l’ensemble et pour la France en général, le nombre des restans balance celui des partans.

Ce qui, en dehors des chiffres à notre connaissance, nous confirme dans cette appréciation, c’est que la Constituante, ne jugeant pas sans doute suffisant le résultat de la première enquête, prescrivit six mois après un second interrogatoire, espérant bien que son insistance comminatoire vaincrait des volontés hésitantes et grossirait encore l’armée des déserteurs. Elle ordonnait que chaque religieux ou religieuse serait interpellé de nouveau sur son intention de rester ou de partir. Chaque maison devait contenir au moins vingt sujets et, pour atteindre ce chiffre, on réunirait au besoin des religieux de divers couvens, mais de préférence du même ordre. Ils se choisissaient un supérieur pour deux ans. Les religieuses qui avaient opté pour la vie commune élisaient de leur côté pour la même période, dans une assemblée présidée par un officier municipal, une supérieure et une économe. Il fallait que dans l’ordre ecclésiastique, comme dans l’ordre administratif et politique, l’élection fût désormais à la base de tous les pouvoirs. Il était dit que les pensions ne seraient payées qu’à partir du 1er janvier 1791. Les costumes particuliers de tous les Ordres étaient abolis. « Chaque religieux, disait le décret, sera libre de se vêtir comme bon lui semblera. »

Les calculs de la Constituant ne furent pas trompés. Six mois à peine s’étaient écoulés entre les deux enquêtes. Pendant ce ternes, la pression, l’incertitude, les menaces, le spectacle des destructions qui, en se multipliant dans l’Eglise et dans l’Etat, devaient à plus forte raison frapper l’ordre monastique, tout contribuait à décourager les âmes déjà moins résistantes. Le résultat fut une disproportion marquée entre les chiffres du premier et du second interrogatoire. Nombre de religieux et quelques religieuses, qui avaient tout d’abord dit vouloir rester, rétractent leur première déclaration et optent pour le départ.

L’article de la loi ordonnant l’entassement des religieux, même d’ordre différent, pour recueillir les débris des communautés et réunir au moins par chiffre de vingt ceux qui persévéraient dans leur état, était admirable pour décourager les meilleurs. Déraciner ainsi des moines, les enlever au milieu où s’est déjà écoulée une partie de leur vie et où ils comptaient mourir, : les transplanter dans une autre maison qui leur était étrangère, les y empiler comme des invalides qu’on laisse s’éteindre avec d’autres internés qu’ils ne connaissent pas, qui servent le même Dieu sans doute, mais dont les goûts, les vœux, les règles, les costumes, les habitudes diffèrent des leurs ; vouloir fondre ensemble des congrégations qui ne veulent pas se ressembler, qui n’ont les unes pour les autres ni inclination, ni tendresse, dont les statuts mêmes consistent à se diversifier, à se sanctifier, à servir l’Eglise à leur manière, qu’elles jugent meilleure ou plus à leur convenance, quelle ironie, quelle invention superbe pour les décourager tous, pour les annihiler, pour les ridiculiser ! C’est, bien l’impression que le décret de la Constituante fit à beaucoup de moines, qui, libres de persévérer dans leur couvent et dans leur règle, auraient renoncé à les quitter. Nombre d’entre eux nous disent leurs incertitudes, leurs angoisses, leurs luttes entre le désir de garder leur état et leur répugnance à le continuer dans une maison étrangère et sous une direction inconnue. Ne leur offrait-on pas moins un cloître qu’une prison ?

Plusieurs déclarent nettement ne vouloir mener la vie religieuse que dans leur règle et avec leurs frères de vocation. « Je suis entré, écrit l’un d’eux, dans l’ordre de saint Dominique avec une sainte joie ; j’y ai vécu avec la plus douce satisfaction, et, s’il ne reste pas tel qu’il est, je quitterai mon ordre, les larmes aux yeux, toujours dévoué à Dieu, à la nation et au Roi. » D’autres, qui ont affirmé persister dans leur état sans distinction ni réserve, y renoncent quand on leur indique la congrégation différente où il faudra se rendre. Il y a plus, on vit des monastères désignés pour recevoir les débris d’autres couvens fermer leur porte en voyant apparaître les porteurs de costumes et de règles qui semblaient être une menace pour les leurs. A Paris, les Dominicains de la rue du Bac s’étaient même prononcés contre l’admission des membres de leur ordre appartenant à d’autres maisons : on ne tint pas compte de leur répugnance. Dans quelques diocèses, des religieux eurent le courage d’accepter la promiscuité, de se réunir et de nommer un supérieur pour continuer la vie commune. Mais ce fut la petite exception.

Nous voyons dès lors fondre et se dépeupler les congrégations monastiques. A ceux qui auraient gardé leur état, d’un côté, on a fait entrevoir, outre la défaveur des pouvoirs publics, le pêle-mêle d’un couvent nouveau genre, d’invention laïque, où tous les instituts, toutes les règles, tous les costumes formeront une bigarrure étrange. De l’autre, s’ils rentrent dans le siècle, ils retrouvent la liberté, une bonne pension qui assure leur vieillesse et qui est toujours bonne à prendre. Pour rassurer leur conscience, ne seront-ils point tentés de répéter le mot du Génovéfain Pingré : « Ce n’est pas nous qui quittons notre étal, c’est notre état qui nous quitte ? »

Plus résolus, plus fermement attachés à leur vocation, ils auraient déclaré hautement leur volonté d’y persévérer ; ils auraient même subi pour un temps la fusion avec d’autres ordres, attendant les réparations de l’avenir. Ils n’eurent pas cet héroïsme. C’est que pour beaucoup la visite des enquêteurs, qui aurait dû avoir la signification douloureuse du Frère, il faut mourir, fut plutôt comprise dans le sens de Frère, il faut vivre. Ils veulent vivre, vivre dans le monde. Le mot de liberté est revenu fréquemment dans leurs déclarations. Les voilà qui franchissent le seuil, les voilà au grand air, les voilà libres et dans la patrie. Les cloîtres déjà si silencieux, si éprouvés par le manque de vocations dans l’ancien régime, se vident encore et, constatation triste, les rares religieux qui restent regardent parfois comme un soulagement, « cette évacuation salutaire, » ce départ de confrères dont la tenue et les impatiences séculières n’avaient déjà plus rien de monacal.

Il est à remarquer cependant que cet exode de religieux ne commença guère qu’à partir de 1791. Les couvens demeurèrent à peu près au complet jusqu’à la fin de 1790. Ceux qui avaient déclaré l’intention de rester ne pouvaient se hâter de sortir, ceux qui avaient opté pour la rentrée dans le monde attendaient que la Constituante eût fixé leur situation matérielle. La loi portait que les pensions ne seraient payées qu’à la date du 1er janvier 1791. Cette époque une fois atteinte, les moyens d’existence une fois assurés et les mesures prises par la Constituante étant de plus en plus pressantes, les départs se précipitent. Il ne restera plus en France que les très rares couvens, comptant au moins vingt religieux soit anciens, soit nouvellement réunis pour obéir à la loi. Bientôt la Législative, par le décret du 4 août 1792, se chargera de disperser ces débris et de vider complètement les monastères.

Voilà les moines dehors. Où vont-ils ? Parmi eux, ceux qui persévérèrent dans l’état ecclésiastique entrèrent en masse dans le clergé constitutionnel, qui eût été dans l’impossibilité de se recruter et de desservir les paroisses sans leur concours. On comptera beaucoup de religieux dans les sociétés départementales et communales, dans les clubs populaires qui pullulent sur toute la France.

Heureusement, une minorité fidèle offrait d’autres exemples. Plusieurs religieux, victimes expiatoires, moururent sur les échafauds pour leur foi. Beaucoup, après le départ forcé de leurs couvens, vécurent dignement dans le silence. Avant l’époque de la Terreur, on en vit même se grouper librement et, à défaut de monastère, se choisir une solitude pour y finir en paix, dans la prière, une douce intimité, des conversations saintes et le souvenir du passé. Quelques moines de la fameuse abbaye de Morimond essayèrent de garder la vie commune dans une campagne retirée. Quand la tourmente révolutionnaire fut calmée, on vit l’un d’eux, l’ancien prieur Dom Guérin, hanté par les vieux souvenirs et pris de la nostalgie de la vie religieuse, venir pleurer, nouveau Jérémie, sur les ruines de sa Jérusalem, élever une cabane sur l’emplacement même de l’ancien monastère, y réciter l’office cistercien, y dresser un autel rustique pour la célébration de la messe. On l’apercevait, le soir, errant comme une ombre mystérieuse à travers les décombres de l’abbaye, à genoux sur l’emplacement même de sa cellule et de sa stalle détruites, paraissant ainsi célébrer, en quelque sorte, les funérailles de Morimond et garder son tombeau.

Dans le diocèse de Laon, quand fut fermée l’abbaye de Cuissy, quelques Prémontrés fidèles se réunirent autour de leur abbé vénéré, le Père Flamain, avec promesse de ne se séparer qu’à la mort. On chercha un endroit retiré, caché par le feuillage aux regards des humains. Cette petite thébaïde fut découverte à Trucy, village inconnu, abrité par une haute montagne, et dont le site rappelait Cuissy. Là ces moines, fermant l’oreille aux bruits du dehors, laissant à peine arriver jusqu’à eux l’écho lointain des tragédies sanglantes qui se jouaient dans leur patrie, assez heureux pour échapper dans leur retraite aux coups des envahisseurs qui les avaient chassés de leur première demeure, passèrent leurs dernières années à prier, à pleurer, à oublier, à espérer. Même aux yeux du monde, n’étaient-ils pas les vrais sages ? La pensée de Dieu, la fidélité à leur vocation fit ainsi briller sur le couchant de leur vie un rayon de bonheur et de lumière qui ne manquait pas de poésie. Ils moururent l’un après l’autre dans leur sainte retraite, et, à chaque trépas, leur dépouille fut déposée auprès du corps de leur abbé qui semblait présider à leur sommeil éternel.

Que n’y eut-il plus de religieux capables de se montrer ainsi supérieurs à leur infortune, et de faire une belle fin à une institution qui fut si grande ! Malheureusement, nous avons vu la majorité en proie à une langueur dissolvante, qui avait détendu les ressorts de la volonté et paralysé les fortes résolutions. Comme un trop grand nombre avaient perdu le secret de bien vivre, ils ne surent pas bien mourir. Une compensation se prépare. L’Eglise humiliée par les hommes prendra sa revanche avec les femmes. L’âme des religieuses va rendre un autre son que celle des moines.


Abbé A. SICARD.


  1. De 1766-1770 à 1790, l’ordre de Cluny a passé de 671 religieux à 301 ; l’ordre de Cîteaux de 1 873 religieux à 1 624 ; la Congrégation de Saint-Maur de 1 917 à 1652 ; les Cordeliers de 2 395 à 1 544 ; les Capucins de 4 397 à 2 674 ; les Récollets de 2 534 à 1558 ; les Dominicains de 1 441 à 1 001 ; les Génovéfains de 662 à 567 ; les Chartreux de 1 004 a 821, etc. Arch. nat., DXIX, n° 10 à 12. — Biblioth. nat., man. français n° 13 857-13 858.
  2. A peu près tous nos documens sont puisés aux Archives nationales, papiers du Comité ecclésiastique FXIX 596 à 612 ; DXIX 1 à 30. Nous avons eu également sous les yeux nombre de monographies et d’histoires des diocèses sous la Révolution, par MM. J. Sauzay, Deramecourt, A. Durengues, Jules Loth, abbé Le Sueur, Delare, F. Saurel, abbé Blanchet, Torreilles, E. de Broglie pour Mabillon, Fleury, Gérin, P. Chapotin, Élie Rossignol, vicomte de Brimont, H. Duclos, abbés Dubois, Bauzon, L. Chaumont, Paul Muguet, etc.