La vieille France monastique, ses derniers jours, son état d’âme/02

La bibliothèque libre.
La vieille France monastique – Ses derniers jours, son état d’âme d’après des documens inédits
A. Sicard

Revue des Deux Mondes tome 54, 1909


LA
VIEILLE FRANCE MONASTIQUE,
SES DERNIERS JOURS, SON ÉTAT D’ÂME
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

II[1]
LES RELIGIEUSES


VII

Lorsqu’on passe des religieux aux religieuses en étudiant leur état d’esprit au moment de leur suppression, on dirait qu’il s’agit d’un autre temps et d’un autre pays. Autant le langage, l’attitude des moines nous ont paru trop souvent flottans et relâchés, autant les paroles et les résolutions qui nous viennent des couvens de femmes sont fermes et courageuses. Quelle différence de ton et de vibration !

Les religieuses protestent en masse contre la dispersion qui les menace. Nous allons les entendre affirmer avec un accent extraordinaire qu’elles sont libres, qu’elles sont heureuses, que leur état fait leur bonheur, qu’elles l’ont embrassé de plein gré, et que la seule pensée de le quitter est pour elles une tristesse mortelle. Il y a dans leur profession de foi, dans l’expression de leurs désirs, dans leur volonté de persévérer, dans leurs adjurations à l’Assemblée nationale, une sincérité, une énergie, un élan et aussi une angoisse qui nous émeuvent encore.

Cette vaste enquête qui, dans la pensée de quelques législateurs philosophes, devait apporter la délivrance à tant de victimes cloîtrées, provoqua, au contraire, une explosion de confidences où se révèle avec un relief singulier la mentalité des religieuses au moment où elles vont être dispersées par la tempête révolutionnaire. Ce testament, qu’on les amène ainsi à formuler à la veille de les frapper, se recommande par la variété et la vérité des témoignages qu’il apporte, par la noblesse, par la sublimité des sentimens qu’il exprime. Il n’a pas manqué, dans l’histoire, des monastères dont les austérités, la ferveur, racontées au public, ont édifié la postérité. Il s’agit ici, non de quelque exception, mais de l’universalité des couvens de femmes[2] de toute une grande nation. Et dans cette nation il s’agit du siècle de Voltaire et de Diderot, de l’époque même où la Révolution, imbue de leurs principes, va disperser les religieuses sous prétexte de les libérer. Cette Révolution leur demande à toutes de faire parler leur conscience, de raconter leur âme, de dire par écrit l’état de leurs sentimens intimes. Par le fait même qu’elle leur montre grande ouverte la porte de leur cellule, elle les invite assez nettement, et au besoin en paroles, en actes, à la franchir. Or, il suffit de parcourir les déclarations de ces milliers de femmes pour assister à une explosion de protestations, de supplications, de professions de foi et de stabilité des plus énergiques. A lire ces pages, toutes frémissantes encore de l’émotion qui les inspire, il n’est pas possible de n’être point frappé de la vitalité d’une Église dont la sève religieuse semblait tarie, et qui savait donner, en 1789, à une légion de créatures humaines tant d’idéal, tant de résolution, tant de pureté, tant de bonheur.

Ces réponses, cette statistique tranchent donc la question soulevée alors. Y avait-il dans les couvens de nombreuses vocations forcées ? Qu’il s’en rencontrât quelques-unes, nos documens en font foi ; mais le chiffre en est si minime que les religieuses volontaires nous apparaissent la presque-unanimité. Encore peut-on dire que, pour les repentantes, le tort de l’ancien régime fut moins de les avoir fait entrer par force que de les empêcher de sortir. Il peut arriver qu’à la longue, l’expérience du cloître et la pratique des vœux amènent une lassitude, un dégoût même, que n’avait pas fait pressentir le noviciat, et qui prouvent qu’on n’est pas fait pour la vie religieuse. Le remède à cette situation, qui est, de nos jours, la liberté de partir, avec l’assentiment toujours facile de l’autorité ecclésiastique, était beaucoup moins pratique dans l’ancien régime, où l’Eglise et l’Etat faisaient bonne garde à la porte des monastères.

Malgré cette différence de législation, les cas de stabilité forcée étaient très rares. Aujourd’hui, comme autrefois, le monde s’étonne de ces existences mystérieuses qui se déroulent dans le cloître, en dehors des lois communes, et paraissent trouver le bonheur en l’absence de tout bonheur. On ignore trop ce que peuvent, après une première décision prise, l’exemple, la règle, la distribution d’une journée tout orientée vers le ciel, bientôt l’habitude, pour affermir une vocation, pour acclimater une âme dans la solitude, pour l’y tenir en haleine par l’entraînement incessant des exercices de piété. On oublie que le sentiment religieux tient lui aussi au fond de notre nature, qu’il peut s’alimenter, croître jusqu’à l’exaltation, procurer un enivrement divin qui dépasse toutes les joies de la terre. Et comme, à la différence des affections humaines qui résistent difficilement à l’épreuve du temps et de l’expérience, qui à l’user rencontrent trop souvent la déception là où elles croyaient trouver l’idéal, comme ici la poursuite du cœur s’adresse à un époux céleste trop présent pour laisser ce cœur sans consolation, trop lointain aussi et trop parfait pour qu’il n’y ait pas toujours place pour l’attraction, pour l’ascension vers l’inconnu et l’infini, il s’ensuit que des existences presque séculaires peuvent se dérouler dans un perpétuel sursum corda qui frise le perpétuel bonheur.

Dans ces conditions, si l’ouverture des couvens put paraître, sous la Révolution, libératrice aux hommes qui ne demandaient qu’à partir, quelle épreuve, quelle cruauté ce sera pour les femmes qui y trouvaient la paix et le bonheur, qui en avaient fait le lieu, le foyer de leur vie, que de les inviter, que de les contraindre à en sortir, que de les arracher à leurs douces habitudes, à leur existence discrète, à cette atmosphère tout imprégnée de divin qu’est le cloître, pour les jeter tout d’un coup en plein vent du siècle, dans tous les bruits du dehors, dans les agitations, les combats, les dangers d’un monde qui ne les connaît pas et qu’elles ne connaissent pas, où elles risquent d’apparaître gauches, inexpérimentés, étrangères, et aussi dénuées, abandonnées. Ces considérations n’avaient pas échappé pendant la Révolution aux défenseurs des Congrégations religieuses, et nous devons les avoir présentes à l’esprit pour comprendre leurs déclarations.

Prêtons un instant l’oreille à ces voix étrangères à toutes les passions humaines, et qui vont nous faire entendre du fond de leurs cloîtres un langage supérieur à celui de la terre.

On ne s’étonnera pas de constater tout d’abord dans les couvens des alarmes et une émotion extraordinaires. Bien qu’à cette époque, on ne jouît pas des moyens d’information rapides que nous ont donnés le télégraphe et les chemins de fer, les premières mesures prises par l’Assemblée nationale n’avaient pas tardé à porter dans le cloître l’anxiété et la désolation. Qu’on n’oublie pas qu’on n’avait pas encore connu les bouleversemens que notre France traverse depuis plus de cent ans, et qu’on entrait en toute sécurité dans les monastères avec la double protection que leur assuraient l’Eglise et l’Etat. Comme l’écrivent les religieuses de Fontevrault, du diocèse de Riez, elles se croyaient dans leur « cloître à l’abri des Révolutions. » Et voilà qu’arrivent jusqu’à leur solitude des nouvelles de plus en plus sinistres et qui les bouleversent. Les décisions de la Constituante causent aux Clarisses de Pont-à-Mousson de « cruelles incertitudes qui nous rendent, disent-elles, la vie plus pénible que la mort. » On laisse encore ces sœurs dans leurs couvens, mais on a suspendu l’émission des vœux. Des novices qui étaient à la veille de les prononcer ne cessent de pleurer et parlent d’envoyer une adresse à l’Assemblée nationale.

Mesure plus grave : des profanes, des agens municipaux, investis d’un mandat de la Constituante, vont bientôt se présenter à la porte du cloître que la clôture rendait jusqu’alors inviolable, que nul ne franchissait sans la permission de l’évêque. Ils vont venir enquêter, faire à la fois l’inventaire des corps et des âmes. Les communautés de femmes se prêtèrent aux investigations des municipalités avec la docilité que rencontrèrent partout les pires mesures de la Révolution. Nous trouvons à peine quelques cas de résistance.

Une altière supérieure, la prieure de Fontevrault à Blessac, qui signe de Courthille de Saint-Avit, malmène, dans une lettre à la Constituante, « son maire qui ne sait point écrire et encore moins lire. » Aussi a-t-elle dédaigné « ce fantôme de municipalité qui n’a ni registre, ni greffier, ni secrétaire » pour faire sa déclaration à la municipalité d’Aubusson. Elle obéissait donc, tout en choisissant ses interlocuteurs. On nous signale encore l’abbesse des chanoinesses nobles de Baume, Mme de Laubespin, qui, forte d’une connaissance approfondie des lois nouvelles, experte dans la procédure, faisant, à l’occasion, appel au département contre le district, à l’Assemblée nationale contrôle département, bataille pied à pied contre un implacable avocat du cru, un certain Blondeau, et sauve jusqu’en 1792 la liberté de son église, le mobilier de l’abbaye, les vases sacrés du temple, les charmantes maisons de chanoinesses vivement convoitées par la bourgeoisie de Baume. Cette stratégie, ces fins de non recevoir sont des exceptions très rares


I

Dans cette enquête sur les sentimens des religieuses, faisons les honneurs aux Carmélites qui comptaient soixante-cinq monastères placés sous la juridiction de la Congrégation de France, et douze sous la juridiction de l’Ordre. De quel ton les trente-sept carmélites de Pontoise disent aux inquisiteurs leurs angoisses et leur inébranlable résolution de persévérer dans leur vocation.


Ah ! Messeigneurs, s’écrient-elles, de pauvres Carmélites accoutumées à la retraite, au silence, à la tranquillité d’une vie qui fait notre bonheur, nous qui aimons notre état, qui en chérissons les saintes austérités, nous voir obligées de quitter nos pieux asiles, et de nous retrouver au milieu du monde où tout est étranger pour nous ! Ah ! cette pensée nous pénètre, nous mine et nous consume. A peine pouvons-nous parler les unes aux autres. Chaque exercice de communauté, en nous réunissant, renouvelle nos peines et nous fait sentir plus vivement le malheur de la funeste séparation que l’on nous fait craindre. L’appréhension de ce terrible malheur nous suit partout. Cette funeste idée interrompt le peu de sommeil que la nature accablée nous force de prendre. C’en est donc fait, nous disons-nous quelquefois les unes aux autres, c’en est donc fait. La sainte union qui, jusqu’alors, a fait nos délices, va être rompue et détruite. Cette maison, où nous tâchions de couler dans l’innocence des jours tranquilles, va donc être pour nous une maison étrangère. Ce temple, cet autel, nous n’aurons plus la liberté d’y porter l’hommage de nos vœux et de nos prières. Qu’avons-nous fait et quels crimes peuvent nous avoir mérité une calamité si accablante ? Avons-nous manqué un seul jour de prier pour le bonheur et la prospérité de la nation, pour le salut du chef et des membres qui la composent ?… La tristesse nous accable, et nous protestons devant Dieu, devant Celui qui nous jugera toutes, que, si l’on nous annonçait la mort, nous serions bien moins sensibles à cette nouvelle qu’à la crainte de la séparation funeste dont l’on nous menace.


A cet exposé déchirant succède cette adjuration suppliante :


De grâce, Messeigneurs, que notre triste situation touche vos unies. Plusieurs parmi nous ont plus de cinquante années de religion, d’autres quarante, trente, etc. Un grand nombre sont infirmes et n’ont de forces que ce que leur en donne le zèle d’une règle qu’elles aiment et qu’elles chérissent. Et où irons-nous donc ? où iront ces pauvres Carmélites qui ont vieilli sous le joug de la sainte religion ; que feront-elles dans ce monde dont elles ne savent plus ni les usages, ni les manières, ni le langage ? Ayez pitié de nos cheveux blancs, de nos infirmités, de notre sexe et de notre cruelle position. Nous nous jetons toutes à vos pieds, nous réclamons votre humanité, et nous vous invoquons avec confiance comme nos protecteurs et nos pères. Une fois assurées de passer le reste de nos jours dans notre sainte maison, sous les auspices de votre bonté, nous prierons sans cesse le ciel pour nos tendres bienfaiteurs et nous le conjurerons de bénir vos travaux. Nous sommes dans cette maison trente-sept. Chacune d’entre nous, Messeigneurs, voudrait, s’il était possible, en se prosternant à vos pieds et en les arrosant de ses larmes, intéresser votre sensibilité, vous exprimer la douleur profonde que lui cause la crainte de la destruction de sa maison.


Il fallait citer cette déclaration tout entière, tant elle est sincère, pénétrante, angoissée. D’un ton plus calme, mais avec une conviction égale, les Carmélites de Reims disent à l’Assemblée nationale : « Nous sommes heureuses et contentes autant qu’on peut l’être sur la terre. Il n’en est aucune parmi nous qui ne se félicite tous les jours d’avoir consommé son sacrifice. S’il le fallait, toutes le recommenceraient avec plus d’empressement que la première fois, parce qu’elles connaissent par leur propre expérience combien le joug du Seigneur est doux. » Leurs pensées célestes ne les empêchent pas de prier pour les représentans de la nation, afin, disent-elles, que « leurs travaux tournent au vrai bonheur de la France. » Les Carmélites de Salins ont dans leurs paroles un accent encore plus moderne, et qui devait plaire à la Constituante. Leur désintéressement et leurs aumônes nous font espérer, écrivent-elles à Treilhard, « que l’auguste Assemblée nous accordera le bonheur de vivre et de mourir dans notre chère solitude. Et puisque son but est de rendre l’humanité libre, je puis vous assurer, Monseigneur, que nous ne trouvons point de plus grande liberté que dans les doux liens qui nous attachent à Dieu dans notre état. Soyez persuadé que nous offrons sans cesse nos vœux au Seigneur pour qu’il répande ses bénédictions sur les représentans de l’auguste Assemblée, qui sont les libérateurs du peuple français, et qui seront les nôtres, s’ils nous conservent dans notre état, bonheur que nous désirons de tout notre cœur et que nous sommes prêtes de signer avec notre sang, s’il le fallait. » Saintes filles qui donnent du Monseigneur à Treilhard, qui s’essayent à parler le langage du temps et traitent même les députés de libérateurs du peuple français ! Ces formules visent au succès de leur demande, à la sauvegarde d’une vocation qui leur est plus chère que la vie.

Les Carmélites que nous venons d’entendre ont parlé surtout de leur bonheur, des délices que l’Epoux céleste leur fait goûter dans leur solitude. Celles du couvent de Pamiers s’attachent particulièrement à affirmer qu’avec le bonheur elles trouvent dans le cloître la liberté qu’elles désirent, la liberté de l’âme, d’une âme maîtresse d’elle-même par la renonciation au monde. « Non, disent-elles à la Constituante, ne nous regardez pas comme des esclaves. La servitude n’est point faite pour des âmes qui ont rompu les chaînes dont les mondains gémissent. La soumission et l’obéissance sont adoucies par tant d’onction et de charité qu’il nous est infiniment plus doux d’obéir que de faire notre volonté… Il y a dans notre communauté des professes de cinquante à soixante ans, à qui cette longue durée ne paraît qu’un instant. Nous vivons dans une concorde délicieuse… et comme nous n’avons qu’un cœur et qu’une âme…, dans la pratique austère de l’abnégation nous goûtons le centuple que Jésus-Christ, notre adorable époux, a promis à ses disciples. » Quelle défense des vœux religieux ! Quel contraste entre cette affirmation du bonheur, de la liberté trouvée dans l’obéissance, et le besoin d’émancipation humaine, d’attrait vers le dehors que nous avons rencontré chez tant de moines d’alors !

Il semble, qu’après avoir entendu les Carmélites, tout langage doive paraître froid. Et cependant, les autres religieuses tiennent à dire leurs sentimens, et trouvent pour les exprimer des paroles enflammées. Les Sœurs de la Visitation demandent de « vivre et mourir dans l’état saint et heureux que, disent-elles, nous avons embrassé sans contrainte, que nous exerçons avec zèle et qui fait l’unique bonheur de nos jours. » Des femmes moins exclusivement livrées à la contemplation que les Carmélites, plus mêlées à l’éducation et aux œuvres, sauront trouver, elles aussi, les plus beaux accens. Les Ursulines de Nantes protestent devant « Dieu qu’elles préféreraient la mort à la violence qui les arracherait à leur chère solitude, et que leur esclavage prétendu leur est infiniment plus cher que la liberté qu’on leur offre dans le monde. » Entendons les Ursulines de Quimper. « Non seulement, disent-elles, il n’en est aucune qui éprouve du regret de son état et en regarde les engagemens comme une servitude ; mais toutes préféreraient la mort à la nécessité qu’on leur imposerait de rentrer dans le monde. Elles ne connaissent d’autre bonheur sur la terre que la paix du cœur, l’innocence de la vie, les agrémens d’une société douce, la nécessité et les moyens de se rendre utiles. Elles trouvent tout cela dans leur retraite et elles s’en contentent. Ainsi, la seule liberté qu’elles désirent est de vivre et mourir dans un état qu’elles ont embrassé sous la protection des lois, d’y continuer leurs soins à la jeunesse, et d’y perpétuer l’œuvre importante de l’éducation, en perpétuant leur communauté. Voilà toute la récompense qu’elles attendent en ce monde de leurs travaux et qu’elles osent se promettre de la justice de l’Assemblée nationale. » En entendant ces déclarations, comment n’être pas touchés de si beaux sentimens, d’ambitions si nobles et si simples ? Aura-t-on le courage de troubler dans leur vie heureuse et sainte ces douces créatures qui mettent leur bonheur à élever l’enfance, à servir Dieu et à s’aimer les unes les autres ?

Un ordre qui, comme les Ursulines, tenait un très grand nombre de maisons d’éducation en France, les religieuses de Notre-Dame, nous apporte avec la même énergie les mêmes déclarations. « Nous craindrions moins la mort que notre destruction, » disent celles de Buyeux. Et le langage des cinquante-huit religieuses de Notre-Dame de Limoges : « Notre institut est laborieux, mais nous l’aimons : il fait notre bonheur ; nous sacrifierions notre vie plutôt que d’y renoncer. Nous prenons le ciel et la terre à témoin que c’est l’expression des sentimens de nous toutes, oui, absolument toutes. Nous le signerions de notre sang, s’il le fallait. » Le couvent des religieuses de Notre-Dame de Nancy, l’un des plus anciens de l’Ordre, ne veut le céder à aucun autre. Là aussi, chacune proteste qu’elle préfèrerait la mort « à la perte de son état, aux douceurs d’une solitude d’autant plus à désirer que, par un effet de la grâce, par une protection spéciale de la mère de Celui qui gouverne les empires, des quarante personnes qui forment la maison, il n’y en a pas une qui ait une volonté à soi. Toutes s’accordent tellement que c’est le même esprit, un même cœur qui les anime, les dirige et toujours au but de leur institution. »

Encore quelques témoignages qui s’imposent pour montrer qu’un sentiment général fait parler ici les religieuses. Aussi bien regretterions-nous de ne point entendre les hospitalières de Carhaix nous dire : « Nous chérissons nos chaînes et elles sont indissolubles ; » les hospitalières d’Harcourt s’écrier : « Nous portons toutes te fardeau avec joie ; et un des premiers désirs de notre cœur est de rester dans l’état où Dieu nous a appelées. Le changement dans notre état serait pour nous une révolution mortelle et à laquelle nous préférerions le tombeau ; » — les Augustines de Toulouse affirmer avec force : « Nous baisons nos chaînes, nous les chérissons, et ne les changerions pas contre toutes les couronnes de l’univers ; » — les Capucines de Paris attester avec non moins d’énergie : « Les liens qui nous attachent à de saints devoirs nous enchaînent au bonheur. La seule idée de voir ces liens rompus ou même relâchés est pour nous désespérante. Nous ne croirons jamais que vous, Nosseigneurs, qui êtes chargés de procurer la félicité de tous les citoyens, vous ne nous réserviez à nous que l’infortune. Et quelle infortune ! La mort nous serait moins cruelle ; » et enfin cette fière déclaration des Annonciades de Rodez : « Les regrets et les remords ne suivent que les liens tissés par la crainte. Mais nous, libres dans notre choix, nous n’avons obéi qu’à l’impulsion de notre conscience. La main qui nous a guidées vers le cloître a su verser pour nous sur ce séjour la consolation et la paix. Ce que nous avons fait, nous le ferions encore. Nos vœux librement prononcés ont eu Dieu pour objet et, la loi pour garant. Le Ciel les a reçus, la terre les a justifiés : voilà nos titres, voilà les chaînes sacrées qui nous lient. Vous ne les briserez pas, Nosseigneurs, pour nous rendre la liberté, vous ne voudrez pas nous ôter celle d’en faire le sacrifice. »

Les paroles qu’on vient d’entendre expriment les sentimens de la presque-unanimité des religieuses. Nous devons cependant faire mention des exceptions très rares qu’ont enregistrées les déclarations. Elles nous apportent des aveux où les quelques plaignantes mettent leur dégoût du cloître, et les conséquences parfois peu honorables qui en furent la suite, sur le compte d’une vocation forcée, soit que les faits fussent réels, — et il y eut certainement des exemples, — soit qu’elles voulussent diminuer leur responsabilité.


Née, écrit l’une d’elles, le 22 juillet 1769, je fus admise, le 9 octobre 1787, au nombre des religieuses bénédictines de l’abbaye d’Origny-Sainte-Benoîte, au diocèse de Laon, où depuis ce temps je n’ai cessé de soupirer après la dissolution des maisons religieuses. Le Ciel, en permettant que la foudre révolutionnaire pulvérisât tous les cloîtres, a paru exaucer une partie de mes vœux. Aussi, dès que le tocsin de la liberté a sonné, je fus une des premières à en profiter, et au mépris de mes engagemens les plus sacrés, je me revêtis de toutes les livrées de la mondanité, sans attendre les ordres du chef suprême de l’Église qui pouvait seul me diriger dans cette horrible tempête. Comptant pour rien le vœu de pauvreté, je me suis soumise à toutes les formes vexatoires qu’il a plu aux chefs du brigandage national d’inventer pour torturer les consciences, et j’ai reçu sans aucun scrupule la pension accordée aux ex-religieuses. Il ne manquait plus pour consommer mon apostasie que de m’engager sous les lois de l’hymen ; j’en ai eu la pensée et le désir, et je l’aurais fait, si je n’en eusse été empêchée par la crainte de perdre des protecteurs qui, malgré mes principes irréligieux, n’ont cessé de m’être favorables. Pourquoi faut-il que je sois réduite à maudire le jour qui a éclairé ma prise d’habit et la solennité de mes vœux religieux ? car je ne puis dissimuler que je suis du nombre des malheureuses victimes que des parens avares et intéressés ont sacrifiées à leur orgueil et à leur ambition. Je n’ai point eu dans le temps la force de déclarer au directeur de ma conscience la répugnance que j’avais pour le saint institut qu’on voulait me faire embrasser, et j’ai eu la faiblesse d’émettre des vœux contre lesquels mon cœur réclamait, en même temps que ma bouche les prononçait…


Ce langage ardent, presque emporté, est bien d’une religieuse fugitive qui est passée par la Révolution et en a gardé l’empreinte. L’exemple en est très rare ; aussi les enquêteurs y attachent d’autant plus de prix, comme le prouve un incident comique. Au couvent des Ursulines de Château-Gontier, une sœur, nommée Moreau, déclare vouloir sortir et entrer le jour même, comme pensionnaire, chez les Dames hospitalières de Saint-Julien de la même ville. Aussitôt le procureur instrumente pour qu’il soit donné avis de ce grand événement à l’Assemblée nationale. Sans perdre de temps, interrompant l’interrogatoire des autres religieuses, « le maire, les officiers municipaux et le procureur, précédés des gardes du corps municipal, conduisent, dit le procès-verbal, la dame Moreau » au couvent qu’elle a choisi pour sa retraite. Les sœurs « assemblées capitulairement » décident de la recevoir, et son ancienne supérieure est condamnée à lui servir une pension pendant trois mois, en attendant le jugement de la Constituante sur cette grave affaire.


II

Les religieuses viennent de déclarer en masse qu’elles veulent rester fidèles à leurs vœux et continuer à vivre en communauté. Il ne suffisait pas d’affirmer hautement cette résolution ; il fallait, pour la rendre pratique, obtenir de l’Assemblée nationale qu’elle respectât leur liberté et le fonctionnement des couvens. Elles les savaient menacés. Aussi ne se contentent-elles point d’exprimer leurs volontés, leurs préférences ; elles essaient de gagner leur cause auprès de l’Assemblée nationale. Nous voyons défiler une à une les plaidoiries où chaque ordre se fait connaître et tente d’assurer sa conservation par l’exposé des services qu’il peut rendre. Situation étrange ! Il est dans les habitudes d’humilité des religieuses de laisser ignorer aux autres, et presque à elles-mêmes, le bien qu’elles font. Les voilà amenées par les circonstances, et par le sentiment de leur propre conservation, à le proclamer hautement.

Parmi elles, les dames du plus grand nom ne dédaignent pas de prendre la plume, d’intervenir et de faire appel à toutes les lumières et à toutes les protections, pour essayer le sauvetage de leur institut. Une Montmorency-Laval, prieure d’une maison de Notre-Dame, écrit à Treilhard, et lui demande formellement quelle est la voie à suivre :


Nous sommes, lui dit-elle, dans une peine que je ne puis vous exprimer, monsieur. Il paraît que l’on va détruire une partie des maisons religieuses selon le décret de l’Assemblée nationale. J’ai recours à vos bontés et à votre protection pour que nous n’ayons pas le malheur d’être du nombre. Nous sommes toutes seules et dans un coin où nous ne gênons rien, et nous sommes dans la disposition de nous rendre utiles à tout ce que l’on jugera à propos, pourvu que l’on nous conserve dans notre maison qui fait le bonheur de notre vie. Est-il possible que, dans un moment, monsieur, où on ne parle que de liberté et de rendre tout le monde heureux, nous en soyons seules exclues ? Nous ne sommes ni riches, ni pauvres ; nous n’avons pas un plus grand terrain que le nécessaire. Dites-moi ce qu’il faudrait faire pour parvenir à n’être pas détruites. Voilà toute notre crainte. Nous ne virons pas d’inquiétude. Je connais assez votre bon cœur pour ne pas douter, monsieur, que vous avez pitié de notre situation qui est bien dure, je l’avoue.


Voilà une prieure, une Montmorency-Laval, qui prend le parti de s’adresser nettement aux législateurs, au rapporteur, et qui ne craint pas de vanter le bon cœur de Treilhard. Cet exemple n’est pas unique. Nous avons déjà entendu les Carmélites de Pontoise, de Salins, implorer les députés de la Constituante, les traiter de bienfaiteurs et de pères, de libérateurs du peuple français, les conjurant de les sauver. La supérieure des Carmélites de Chaumont, après avoir dit sa ferme espérance que les noms de ses dix-neuf religieuses « sont écrits dans le livre des élus de Dieu, » ajoute : « L’on sait avec quel zèle sainte Thérèse, notre fondatrice, nous a recommandé de prier pour les besoins de l’Église et de l’Etat. Maintenant qu’ils sont plus pressans, nous redoublons nos prières et nos vœux. » Une Ursuline, écrivant à l’Assemblée, dit sa confusion de porter ses « faibles pensées dans l’Océan des lumières. »

On prie pour les députés, on les appelle Messeigneurs. La religieuse qui tient la plume au nom des Ursulines de Montbrison qualifie les législateurs de la Constituante de « pères du peuple, héros de la nation, » et même de « destructeurs du despotisme. » Il eût fallu aux députés un cœur bien dur pour n’être pas sensibles à de telles épithètes proférées par des bouches virginales. Une grande dame, qui avait pu apprendre la langue politique à l’école de son parent, M. de Montmorin, alors ministre des Affaires étrangères, la sœur de Montmorin, abbesse de la fameuse abbaye de Jouarre, fondée au VIe siècle et restée célèbre par ses démêlés avec Bossuet, écrit au comité ecclésiastique combien il lui en coûterait de quitter cet illustre monastère peuplé de cinquante religieuses dont elle est abbesse depuis cinquante ans. Elle se fera un devoir de mériter la protection de la Constituante où réside, dit-elle, « le pouvoir législatif. » Elle supplie l’illustre assemblée de regarder cette maison comme un « asile national qui n’aura d’autre ambition que de remplir les vues de la nation. » Voilà dans la bouche d’une religieuse de marque un langage d’une parfaite orthodoxie parlementaire. D’autres sœurs s’essaient au jargon du temps et au langage civique. Les Dominicaines de Paris déclarent qu’elles ont cherché à être utiles, « persuadées de ce principe que, pour être religieuses, on ne cesse pas d’être citoyennes, de prendre un vif intérêt à tout ce qui regarde l’État. » Les Augustines de Toulouse écrivent : « Nous n’avons pas, en quittant le monde, perdu les sentimens de vraies citoyennes. » Citoyennes elles sont, citoyennes sont leurs élèves. « Nous enseignons gratuitement tous les jours, disent les Ursulines du diocèse de Langres, plus de 250 citoyennes de la ville. » Dans la bouche des religieuses de Notre-Dame, à Saint-Junien, les écolières sont aussi de « jeunes citoyennes. » Ne sourions pas ; l’instinct de la conservation est toujours puissant. Ces expressions naïves, ces tentatives de langage civique nous rappellent que nous sommes en 89. Les religieuses de Notre-Dame, établies à Ligny, parlent même de l’Être suprême.


III

Mais ce ne sont pas ces formules qui pourront les sauver. A une époque qui voulait tout régénérer, tout rebâtir sur d’autres plans, et débarrasser l’Etat des institutions surannées, il fallait montrer qu’on pouvait entrer sans détonner dans l’organisation nouvelle, et surtout qu’on pouvait être utile. Les religieuses de tous ordres ont affirmé avec une énergie singulière qu’elles étaient heureuses dans leur état. Il s’agissait de prouver à des esprits prévenus que cet état pouvait aussi contribuer au bonheur des autres. Chacun de ces ordres, qui prêche l’humilité aux religieuses en particulier, qui leur recommande d’ignorer leur mérite, est amené à faire l’exposé, nous allions dire l’étalage de ses bienfaits. Ces mémoires coordonnés, condensés, seraient la meilleure oraison funèbre des couvens sur le point de disparaître. Ils présentent des témoignages authentiques, établis sur des faits. Nous avons trouvé peu de différence dans les protestations des religieuses demandant à rester, parce que l’expression de ce désir ne peut guère changer de formule. L’exposé de leurs services offre plus de variété, à cause de leur diversité même et de la différence des instituts. Et cependant dans ce plaidoyer, envoyé par chaque communauté à l’Assemblée nationale, que de considérations passées sous silence dans la conviction qu’elles ne seraient pas comprises !

On peut ranger en trois classes les communautés de femmes avant la Révolution et même depuis : les unes, plus contemplatives, vouées plus particulièrement à une vie de méditation et de prière ; d’autres, joignant à leurs exercices de piété la grande mission de l’enseignement ; les autres enfin, s’occupant spécialement de charité et d’œuvres hospitalières.

La cause de la première catégorie était plus difficile à plaider auprès de l’Assemblée nationale, et même de l’opinion publique bien peu préoccupée d’ascétisme en cette fin du XVIIIe siècle. Aussi les Carmélites ne s’avisent pas d’entretenir Treilhard, Mirabeau, ni même Talleyrand ou Sieyès, des châteaux de l’âme de sainte Thérèse, ni des questions de haute mysticité familières à leur institut, et qui avaient entretenu une polémique immortelle entre Bossuet et Fénelon. Une vie faite tout entière d’immolation, de contemplation, de prière, ne pouvait être comprise d’une époque qui prétendait ramener le paradis sur terre, qui ne voulait travailler que pour les hommes avec les hommes, qui ne parlait que de raison, de nature, de régénération politique et sociale.

Les Visitandines, qui occupaient en France cent quarante-six monastères, chiffre considérable, sont plus à l’aise que les Carmélites pour parler à la Constituante. Elles signalent sans doute les moyens de sanctification qu’elles offrent aux personnes du monde dans un ordre moins rigoureux que bien d’autres, la tranquille retraite que les veuves peuvent trouver dans leur asile. Mais elles insistent plus encore sur le service qu’elles rendent à l’éducation publique par leurs nombreux pensionnats. Celles de Nancy se flattent même de « former des citoyennes. »

L’éducation, voilà la grande mission qu’on peut surtout, en 1789, confier ou plutôt maintenir aux religieuses comme aux religieux. Voilà le grand service qu’elles peuvent rendre à la nation, et qui peut les sauver elles-mêmes. De nos jours, c’est pour avoir été enseignantes que les communautés ont été proscrites par un Etat jaloux de son influence, avide de monopole, impatient de marquer de son empreinte, d’élever d’après son idéal toutes les générations. La Révolution connaîtra ces ambitions. Sa pensée évoluera de 1789 à 1792. Mais pour le moment, sur ce point, elle n’est pas hostile à l’intervention du clergé. Elle est d’ailleurs plus préoccupée de questions politiques et sociales que de questions pédagogiques. L’action de l’Eglise et de la religion était encore si prépondérante dans les écoles, les collèges, qu’on n’avait pas songé sérieusement à en exclure ni l’une ni l’autre. La Constituante avait assez à faire à fonder la liberté et l’ordre nouveau, sans aller compliquer hâtivement cette grande œuvre d’un bouleversement dans l’éducation publique. Les cahiers de 89 parlaient beaucoup de confier l’enseignement aux congrégations. Les congrégations saisissent avec empressement cette planche de salut, et le salut ne pouvait être que là. La faveur avait abandonné les ordres où l’on paraissait s’enfermer dans une solitude égoïste, et s’y occuper exclusivement de son propre salut sans penser à autrui. Les évêques eux-mêmes le constatent et semblent marcher avec l’opinion. M. de Boisgelin déclare qu’il faut viser l’utilité publique. « Ce n’est plus le temps, dit-il, où la nation peut se contenter de vertus oisives. Ces vertus ne doivent être le partage que d’un petit nombre d’hommes solitaires. Mais tes hommes assemblés doivent ressentir les intérêts de tous les hommes, et chacun doit subir la loi sociale qui dévoue tous les citoyens au service de la patrie. » C’était inviter assez nettement, — et l’archevêque d’Aix le dit expressément, — religieux et religieuses à se vouer tout entiers aux deux services publics de l’éducation et de la charité. Les congrégations le comprennent.

Nous avons entendu Ferlus exposer, au nom de la Congrégation de Saint-Maur et des Bénédictins de Sorèze, ce qu’ils faisaient et plus encore ce qu’ils comptaient faire pour l’enseignement. Parmi les religieuses, deux ordres surtout, qui tenaient avant la Révolution une foule d’écoles, les Ursulines et les Sœurs de Notre-Dame, racontent les immenses services qu’elles rendent à l’instruction primaire et secondaire, pensant que ce plaidoyer vaudra à leur institut de continuer à vivre et à faire du bien. L’ordre des Ursulines, créé en Italie, au XVIe siècle, par la bienheureuse Angèle Mérici, implanté en France au commencement du XVIIe siècle par Mlle L’Huillier de Sainte-Beuve, qui fonda le premier monastère au faubourg Saint-Jacques, n’avait pas tardé à essaimer dans notre pays. En 1790, elles étaient au nombre de neuf mille dispersées dans trois cent cinquante maisons. D’après un vœu particulier ajouté aux trois autres, elles s’engageaient à faire l’éducation des filles. Leur pratique constante était d’ouvrir un pensionnat payant et, avec le profit retiré, avec leurs dots et quelques dons, de tenir, dans une dépendance de la maison, des écoles gratuites pour le peuple. Les religieuses de Notre-Dame, fondées au commencement du XVIIe siècle par le bienheureux Pierre Fourier, curé de Mattaincourt, en Lorraine, et d’un autre côté de la France par la bienheureuse Jeanne de Lestonnac, marquise de Montferrand, étaient établies d’après les mêmes principes, et faisaient également vœu d’ajouter à leurs pensionnats des écoles gratuites. Au moment de la Révolution, les religieuses de Notre-Dame avaient quatre-vingt-dix monastères disséminés en France, en Allemagne, en Hongrie. Les diocèses de Toul, Nancy et Saint-Dié en comptaient seize.

Pendant deux siècles, le XVIIe et le XVIIIe, les Ursulines et les religieuses de Notre-Dame, établies d’après ces règles, furent les grandes institutrices populaires. Laissant à d’autres ordres la direction de couvens célèbres, où se portaient la haute aristocratie et les princesses de la famille royale, elles multiplièrent sur tout le sol du pays les pensionnats, les classes élémentaires, et furent, avec les Sœurs de charité, les véritables maîtresses d’école de l’ancienne France.

Nous ne pouvons pas donner ici, même en résumé, l’exposé de ces lettres, de ces mémoires qui arrivent de tous les points du pays, et dont les indications fourniraient un appoint important à l’histoire de l’Instruction publique avant la Révolution. D’ailleurs, les Ursulines, les Sœurs de Notre-Dame, les Sœurs de Charité, qui tenaient un grand nombre d’écoles, n’étaient pas les seules à remplir cette mission. L’instruction primaire des villes et des campagnes n’étant pas assurée comme de nos jours par un recrutement civil, les évêques, qui eurent jusqu’à la Révolution un si grand rôle en matière d’éducation, faisaient de tous côtés appel au zèle des religieuses et les poussaient vers l’éducation. Nous trouvons parmi les sœurs enseignantes qui écrivent à la Constituante, outre les Visitandines, les Sœurs de la Présentation, les Sœurs de Saint-Augustin, etc., qui tiennent des pensionnats, les Bénédictines, les Clarisses mitigées ou Urbanistes, les Dominicaines, les Filles de la Providence, les Filles de la Foi, les Sœurs de Sainte-Elisabeth, les Dames noires, l’ordre du Verbe incarné à Lyon, l’ordre de l’Union chrétienne, etc. Les communautés qui n’ont point encore fait d’enseignement sont prêtes à s’y livrer, sentant bien que cette œuvre, si utile à la jeunesse, peut être aussi pour elles une défense. Les Annonciades de Pont-à-Mousson se déclarent disposées, d’après le désir des habitans, à élever les jeunes filles, bien que le but de leur institut soit de méditer et observer les dix vertus de la Sainte-Vierge. Dans le diocèse de Meaux, l’abbaye de Faremoutiers, ordre de Saint-Benoît, s’engage à s’occuper, à l’avenir, d’enseignement. C’était là le salut, du moins la meilleure planche de sauvetage dans le naufrage qui menaçait l’institut monastique. Tous ces ordres vantent la gratuité de l’instruction qu’ils donnent, et on est frappé de voir combien ce principe était inscrit dans les habitudes, sinon dans les lois, avant la Révolution. A la gratuité s’ajoute çà et là la fourniture des livres et même une part de la subsistance.

Avec l’éducation, la charité est le grand service public que les religieuses rappellent pour demander leur conservation. On sait que là aussi, comme dans l’enseignement, l’intervention de l’Église était prépondérante et le concours des communautés d’une capitale importance. Les Augustines tenaient un grand nombre d’hôpitaux. Les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul avaient déjà mérité cette désignation populaire de Sœurs de charité par leur admirable dévouement aux pauvres. En dehors de ces congrégations, d’autres ordres moins connus prenaient parfois dans l’exercice de la bienfaisance en province une importance considérable, telles les Sœurs hospitalières de Saint-Charles, dont le chef-lieu était à l’hôpital général de Nancy, et qui comptaient 311 professes et 64 maisons répandues dans les diocèses de Nancy, Saint-Dié, Toul, Metz, Verdun, Trêves, Strasbourg, Langres, Châlons, Reims et Besançon. « Leurs fonctions, disait leur mémoire, sont de soulager et de servir les pauvres dans les hôpitaux, maisons de charité et dans les maisons mêmes des pauvres. » C’était là encore une communauté puissante. Combien d’autres groupes de religieuses à rayonnement local répandaient dans les campagnes, dans les petites villes, les bienfaits d’un dévouement acquis à toutes les misères !

C’est avec une agréable surprise qu’en parcourant les dépositions des Sœurs vouées au service des pauvres, on trouve déjà dans l’ancien régime des œuvres qu’on pourrait croire de fondation plus récente. Ainsi, ce n’est pas le XIXe siècle qui a inauguré l’hospitalité de nuit. Les Hospitalières de Saint-Gervaîs, ordre de Saint-Augustin, rue Vieille-du-Temple, nous apprennent qu’elles ont « deux salles d’hôpital dans lesquelles elles reçoivent les pauvres passagers pendant trois nuits seulement, après leur avoir servi un souper à discrétion. Le nombre des pauvres passagers, année commune, s’élève de 15 à 16 000. » Dans l’année dernière, 1789, disent-elles, le nombre des « soupers » a été de 32 328. Nous avons pu les servir « sans avoir sollicité ni reçu aucun secours du gouvernement et sans avoir dérangé l’usage dans lequel nous sommes de payer nos fournisseurs tous les quartiers. »

Aux soins du corps s’ajoutait, sous l’ancien régime, une grande sollicitude pour les maladies morales. Les religieuses hospitalières de Notre-Dame du Refuge, de Nancy, racontent en ces termes ce qu’elles font : « La fin de notre institut est de servir de retraite et de refuge aux personnes du sexe qui se dérangent ou se sont dérangées. Elles y sont reçues lorsqu’elles s’y présentent volontairement ou de concert avec leur mari, ce qui arrive quelquefois, ou qu’elles y sont envoyées par des ordres supérieurs émanés des souverains ou des tribunaux de justice, après assemblée des familles, ou par les pères et mères en forme de correction paternelle lorsqu’il s’agit de filles mineures. » Les Hospitalières de Notre-Dame du Refuge de Rouen exposent avec un grand bonheur d’expression et un vrai sens psychologique le but de leur œuvre et le résultat qu’elles obtenaient dans l’ancienne France.


Cette communauté depuis son établissement a rempli finalement, disent-elles, le vœu de son institution et a contribué par son utilité à conserver l’honneur de bien des familles. Elle forme un milieu nécessaire entre ces couvens qui consacrent uniquement leurs soins à l’éducation des jeunes personnes du sexe, et ces maisons de force et de correction destinées à punir la débauche. Dans les premières, la prudence et la religion défendent d’admettre aucune personne notée ou même simplement suspecte. Dans les autres, on n’y entre qu’accompagné de l’opprobre, et un séjour de deux heures y devient la flétrissure de toute la vie. L’Institut du Refuge est pour de jeunes personnes dont les unes, après quelques égaremens qui sont souvent le malheur des occasions, se déterminent à retourner à Dieu et cherchent un asile contre leur propre faiblesse, les autres auxquelles on n’a quelquefois à reprocher que des démarches imprudentes ou des liaisons suspectes, mais qui pourraient avoir des suites dangereuses, y sont placées par leur famille pour prévenir de plus grands écarts, rompre des intrigues, arrêter les effets de la séduction, faire reprendre le goût de la vertu, et laisser évanouir des bruits dont naîtrait bientôt la perte entière de la réputation. Ces jeunes personnes, qu’il est si essentiel de soustraire pour quelque temps à l’occasion et aux dangers, seraient perdues pour les mœurs et pour la société, si on ne pouvait leur procurer d’autres asiles que des maisons de force. Elles en trouvent un dans la maison de refuge. Là, retirées dans un quartier isolé, continuellement surveillées par deux religieuses, elles n’ont aucune communication avec les autres habitans de la maison, pas même à l’église. Leur état, leur condition, sont le plus souvent ignorés de leurs propres compagnes. Un nom supposé voile leurs écarts et assure leur secret ; et nombre de familles, aussi distinguées par la naissance qu’illustrées par des services rendus à l’État, ont dû souvent à la sagesse de ces précautions la conservation de leur honneur, la réputation de leurs filles et la jouissance d’un nom sans reproche.


Quelle dextérité de main devait apporter dans sa mission délicate la supérieure qui l’expose en termes si heureux et avec une observation si pénétrante !

L’austérité de vie des Dames du Refuge de Rouen était déjà un grand exemple qui devait faire impression sur leurs pénitentes. Les officiers municipaux signalent dans leurs procès-verbaux des chaises en paille, des tabourets en bois et des cellules « au lit infiniment médiocre. » Nous trouvons ces maisons dans plusieurs villes. De nos jours on s’occupe avec une louable sollicitude de rendre la santé du corps aux victimes de la débauche. Aux âges de foi, comme au XVIIe siècle, date de ces fondations qui subsistèrent jusqu’à la Révolution, on pensait aussi à l’âme. On s’occupait de refaire les consciences en même temps que le sang. Les dames du monde de la plus haute naissance aimaient à venir dans ces couvens aider les religieuses à purifier les cœurs souillés. Détail touchant : il n’était pas rare de voir des pécheresses régénérées par le repentir prononcer des vœux, et se faire religieuses dans la maison où elles avaient reconquis le pardon de Dieu et l’estime des hommes.

Ce qui devait, semble-t-il, achever d’assurer aux Hospitalières la bienveillance de la Constituante, c’est que bien souvent elles ajoutaient le bienfait de l’instruction à l’exercice de la charité. On sait comment les Filles de Saint-Vincent-de-Paul, instituées surtout pour les pauvres, furent amenées à tenir des écoles. La Congrégation de Saint-Charles de Nancy avait fait de même. « Les Sœurs, dit en propres termes leur rapport, ont aussi des écoles chrétiennes et gratuites pour les jeunes filles pauvres des lieux où elles sont établies. » Dans les petites villes, dans les campagnes, combien de communautés modestes où d’humbles sœurs remplissaient avec un zèle admirable cette double mission dont l’intérêt est éternel pour tous pays : instruire la jeunesse et secourir la misère !

Chaque communauté de religieuses plaide sa cause à sa manière. Celles qui n’ont pas le service de l’enseignement, ni celui de la charité à faire valoir trouvent, au besoin, dans leur histoire, des titres à la reconnaissance publique qui parlent on leur faveur. Les Bernardines de Saint-Antoine-des-Champs les Paris connaissent leurs annales. Elles exposent que c’est à leur maison « que le faubourg Saint-Antoine doit son existence, que c’est sur ses terres qu’il s’est érigé, que c’est sous sa sauvegarde qu’il s’est si prodigieusement peuplé en artistes de tous genres, à la faveur d’une franchise dont elle avait la propriété et dont elle leur a laissé très gratuitement l’exercice, franchise que l’abbaye a défendue tant de fois à ses frais contre les attaques multipliées des communautés et maîtrises de Paris. » Par ce moyen, et par des « aumônes journalières, » notre maison est parvenue à soutenir « un nombre infini de familles et à les sauver des horreurs de l’indigence. » Les Sœurs ne peuvent dissimuler, disent-elles, « l’attachement extrême qu’elles ont pour ces pauvres habitans, et qui est tel que, quelle que puisse être leur existence future, si les religieuses restent parmi ces infortunés, elles sauront encore leur tendre une main secourable. » Il est douteux que le faubourg Saint-Antoine sache de nos jours, et ait su en 1789, ce que le quartier et son industrie doivent à un couvent de Bernardines.

L’abbaye du Paraclet, illustrée par Héloïse et Abélard, tenta de se sauver en se plaçant sous leur patronage. Le monastère avait été bâti sur le territoire de Quincey près de Nogent-sur-Marne. Au moment de la Révolution, la vingt-neuvième abbesse depuis le moyen âge était Marie-Charlotte de Roucy, de la famille de La Rochefoucauld, d’après une tradition deux fois séculaire. Le voyageur anglais Cranfurd, visitant le Paraclet en 1787, fut frappé, en entrant dans le parloir de l’abbesse, d’y voir plusieurs portraits gravés d’Abélard et d’Héloïse. En cette fin du XVIIIe siècle, mieux valait pour se concilier une protection temporelle, de tels tableaux que les images saintes répandues dans les couvens. Héloïse et Abélard : ces deux noms touchèrent le district et le département, que l’invocation de sainte Thérèse et de sainte, Chantal eût laissés froids. L’abbesse, pour sauver sa maison, avait songé à l’offrir comme refuge pour les passans malades. Le procureur syndic crut mieux faire. « Héloïse et Abélard, dit-il à l’Assemblée administrative, reposent dans votre département, et des vierges fondées par cette femme étonnante gardent la cendre des deux amans. Les voûtes du Paraclet retentissent encore, dans le silence des nuits, de ces cantiques que la religion inspirait à l’amour malheureux. Tout respire dans ces lieux saints les élans de ce cœur sensible et de cette âme ardente, qui ne vit rien dans la nature à substituer à son amant que son Créateur. Héloïse s’y retrace à chaque pas, et quel sera l’homme assez froid pour aller disperser cet établissement que défend un charme secret composé de ce que la religion a de plus imposant, l’amour, de plus tendre, la sensibilité, de plus affectueux ? Qui oserait attrister l’ombre d’Héloïse ? » Hélas ! le comité ecclésiastique de la Constituante, moins sensible que le procureur syndic, eut ce courage. Malgré la vive opposition des habitans, le Paraclet fut condamné. Les cendres d’Abélard et d’Héloïse furent placées dans un cercueil commun et transportées à l’église de Nogent. Le curé intrus, Mesnard, prononça un discours et mit sur le cercueil une couronne de fleurs avec une pièce de vers anacréontiques. Les religieuses vouées à l’amour divin avaient été sacrifiées. Un illustre souvenir de l’amour humain évoqué pour la circonstance ne put sauver le Paraclet de la ruine.


IV

Dans leur requête à la Constituante, les religieuses font ressortir un argument qui, dans leur pensée, devait avoir une certaine influence. Leurs informations et, au besoin, leur psychologie, leur avaient appris qu’une des grandes raisons qui poussaient la Constituante à supprimer les Ordres religieux, c’était de s’emparer de leurs biens. Or, en général, — la constatation en fut faite en pleins Etats généraux, — les couvens de femmes n’étaient pas riches ; beaucoup même étaient très pauvres. On ne s’étonnera pas de rencontrer cette pauvreté chez les Clarisses, dont le fondateur François d’Assise en avait fait la grande règle de son Ordre. Un trait particulièrement touchant est à signaler chez les Clarisses anglaises réfugiées à Rouen. Leur dénuement était tel que, lorsque le pain venait à manquer, elles sonnaient leur cloche. À ce signal, on voyait accourir les Sœurs tourières de la Visitation, établies dans le voisinage, qui apportaient des provisions. A Amiens, les enquêteurs apprennent chez les Clarisses avec quelle obstination le couvent, qui datait de quatre cents ans, avait maintenu la règle de pauvreté. A l’époque de Law, un bourgeois richissime, qui avait sa sœur parmi, les religieuses, avait voulu absolument leur assurer une fondation territoriale. Sur leur refus obstiné, il avait fait entrer par le tour dans la maison la somme respectable de cent mille écus. Ce trésor, qui aurait ébloui des yeux moins tournés vers le ciel, n’eut pas le temps de s’installer et dut repartir rapidement pour se disperser sur les œuvres de la ville et du diocèse. Avec un pareil état d’esprit, on comprend que ces religieuses aient été appelées dans le langage populaire les pauvres Clarisses. Certes, ce n’est pas le procès-verbal dressé par les enquêteurs de 1790 qui peut faire mentir cette appellation. A Rouen, on signale dans leurs cellules « une paillasse, deux couvertures, plus un réveil » pour l’office de nuit ; au réfectoire des cuillers et fourchettes en bois. Le mobilier des Carmélites n’est pas plus riche. Constatation du procès-verbal : dans les trente-trois cellules, un lit formé de trois planches sur deux tréteaux, deux couvertures, une petite table, trois tableaux en papier ; au réfectoire, « meubles de bois et en terre. »

Combien d’autres couvens, sans présenter le dépouillement complet de ces Ordres particulièrement austères, vivaient pauvrement ! Quand on étudie, en particulier, le budget de misère des Sœurs enseignantes dans les petites villes et dans les campagnes, on est frappé des prodiges d’économie et d’industrie qu’il leur faut accomplir pour arriver à donner l’instruction sans presque rien demander aux familles qui leur envoient leurs enfans.

Elles pensent que le res angusta domi, que leur dénuement les défendront peut-être contre les appétits d’une assemblée qui, quoi qu’elle en dise, songe plus, en supprimant les couvens, à remplir sa caisse vide qu’à libérer des esclaves. Elles savent, elles ont entendu dire par des orateurs de la Constituante que la fortune des ordres monastiques sera la grande cause de leur perte. Alors elles exposent la véritable situation qui, pour beaucoup de religieuses, est la pauvreté. Les Sœurs de Notre-Dame établies à Saint-Léonard près Limoges le disent nettement. « Notre maison, écrivent-elles à la Constituante, ne peut enrichir l’État. Elle ne possède aucun bien fonds. Tout notre revenu est celui de nos dots ; il est modique, puisque, nos charges payées, il ne nous reste que 2 677 francs pour nourrir et entretenir cinquante-huit religieuses. Elle ne peut l’appauvrir, puisque le revenu administré avec économie suffit à notre frugalité. » Avec les ressources les plus limitées, elles élèvent de soixante à soixante-dix pensionnaires, et, dans leurs classes des externes, de cent à cinquante élèves.

En face du scandale d’abbayes de moines opulentes et vides, voilà d’humbles filles qui ne coûtent pas un centime à l’État, qui vivent de rien et qui font des prodiges dans deux services publics de capitale importance. L’État, la Constituante, ou les Assemblées qui suivront, vont-ils avoir la cruauté de leur montrer la reconnaissance de la France en les expulsant ?

Tous les ordres monastiques viennent de défiler devant les municipalités et, par les procès-verbaux dressés, par leurs mémoires, devant la Constituante. Chacun d’eux a exprimé ses sentimens, ses vœux avec sincérité, parfois avec angoisse ; chacun d’eux a vanté les services qui pouvaient le mieux lui attirer la bienveillance d’une assemblée souveraine. Ils sentaient qu’elle tenait leur sort entre ses mains. Le langage tenu a toujours été calme, modéré, plutôt humble. Nous y aurions voulu de temps en temps plus de crânerie. Nous aurions aimé entendre ces religieux, ces religieuses revendiquer plus souvent, plus hautement comme un droit, au nom des principes tout frais encore de 1789, la faculté de vivre comme ils l’entendaient, réunis ou séparés, au lieu de paraître la solliciter comme une concession et une faveur. Au demeurant, le ton modeste, convaincu, des religieuses était bien fait pour gagner leur cause, si elle avait pu l’être. Mais elles parlaient à des juges décidés à abattre toute corporation, à piller l’Église pour remplir le Trésor vide, à faire passer dans les lois les idées du XVIIIe siècle. Comment n’être pas battu, quand on a contre soi la politique, la philosophie et la finance, ayant à leur service la force ?


V

La Constituante n’a pas tardé à faire comprendre aux religieuses le cas qu’elle faisait de leurs plaidoiries. Le second interrogatoire ordonné par elle leur a dit assez clairement qu’elle n’était pas contente des résultats du premier, et qu’elle voulait des déclarations de départ. Quelques sœurs intimidées ont été jusqu’à parler dans son sens et à rétracter leur précédente résolution. On comprend l’influence d’un magistrat sur une Sœur timide qu’il fait comparaître devant lui en secret, sans témoins, toute tremblante, pour lui signifier qu’elle est libre de partir, pour lui expliquer les avantages qu’elle a à le faire, les dangers qu’elle encourt en persistant. Malgré cette pression, la généralité des religieuses resta inébranlable. Sur ce point, les chiffres de la statistique, sans être complets, sont assez nombreux pour nous apporter une preuve mathématique.

On leur fait expier cette fidélité par mille tracasseries, en attendant qu’on les expulse. Pour ne pas quitter leur couvent, elles se soumettent aux lois de la Constituante qui ne blessent pas leurs consciences. Elles vont jusqu’à accepter de refaire, d’après la loi, en présence de l’officier municipal, l’élection pour deux ans de la supérieure. C’était chez elles un pieux usage de renouveler leurs vœux à la fête de la Présentation, le 21 novembre. Des districts leur interdirent, dès 1790, cette cérémonie, invoquant le décret de l’Assemblée qui avait supprimé les vœux. Comment s’étonner de cette intrusion dans la vie intérieure des couvens, lorsqu’on voit des municipalités faire défense aux prêtres d’être encensés au service divin, sous prétexte que l’encens n’était dû qu’à la divinité ?

L’affaire du costume créa plus de difficultés que celle des vœux. Nous avons vu que la Constituante avait légiféré sur ce point comme sur tant d’autres. C’était là soulever pour le présent et pour l’avenir une question délicate, dont la solution dépend des temps et des lieux. Faut-il, au point de vue catholique, demander toujours et quand même la conservation du costume religieux ? En particulier, au sujet des ordres plus ou moins mêlés à la société, n’y a-t-il pas quelque inconvénient pour des hommes appelés à vivre avec les hommes à s’en distinguer par un habit qui peut être une barrière autant qu’une sauvegarde ? Peut-il y avoir pleine communication entre deux interlocuteurs, si un vêtement extraordinaire vient avertir le civil que celui qui le porte doit avoir une façon toute spéciale de penser et d’agir ? Sans trouver dans la diversité du costume, comme le diront avec une emphase ridicule certains orateurs de la Révolution, un « attentat contre l’unité du contrat social, » ne fait-il pas à la longue disparate sur le plan égalitaire d’une démocratie niveleuse ? Dans cet ordre d’idées ne pourrait-on pas appeler en témoignage l’exemple même des fondateurs les plus illustres, un François d’Assise, un Vincent de Paul qui, en choisissant la robe de bure du Franciscain, la robe grise des Sœurs de charité, devenues aujourd’hui un costume d’un autre âge, avaient voulu tout simplement prescrire pour les deux sexes le vêtement du peuple au XIIIe et au XVIIe siècle ? Pour arriver plus facilement à ce peuple, ne conviendrait-il pas de s’habiller comme lui ?

Par ailleurs, l’autre thèse, la thèse de la tradition a pour elle des argumens de marque. Sans doute l’habit ne fait pas le moine, mais, pour les religieuses surtout, pour elles et pour ceux qui les regardent passer, il est l’enseigne, on pourrait dire le drapeau de leur ordre, un signe sensible et comme un mémorial de leurs vœux, de leurs vertus et de leurs bienfaits, un appel incessant au respect des autres et d’elles-mêmes. L’accoutumance les amène assez vite à le considérer comme une partie intégrante de leur vocation. Le public à son tour, — je ne parle pas ici des accoutremens excentriques, — serait un peu déconcerté de les voir autrement. Qu’on regarde flotter au front de la Sœur de charité ces deux ailes d’ange qui se balancent sur sa cornette, qu’on aperçoive la mise plus simple, mais plus sévère encore, de la petite Sœur des pauvres, on a tout de suite l’apparition de douces et pures existences consacrées tout entières par amour de Dieu au service du prochain. Le vêtement civil peut abriter autant de dévouement et autant de vertus, mais il parle moins éloquemment à celui qui le voit et à celui qui le porte.

La question, dont il faut abandonner la solution à la sagesse de l’Eglise, était encore trop récente au début de la Révolution pour être tranchée dans le sens de l’abandon de l’habit religieux. L’évêque de Clermont, M. de Bonal, avait déclaré à la tribune de la Constituante qu’il ne quitterait sa soutane qu’avec la vie. Quel scandale n’avait point causé, en 1765, le manifeste des Bénédictins de Saint-Germain des Prés contre le costume de leur ordre ! Ce ne sont point les religieuses qui auraient pris une telle initiative. Leur attitude au cours de la Révolution le prouve. Le décret de la Constituante rendait facultatif le port de l’habit religieux. Des administrations, dépassant la pensée du législateur, voulurent y voir une défense et signifièrent aux intéressés d’avoir à le quitter.

Les religieuses ne pouvaient apporter un grand empressement à en changer. Il faudra pourtant y venir, malgré leur répugnance, si elles veulent avoir la paix et se maintenir dans les établissemens dépendant des municipalités, tels que les hôpitaux. Les Sœurs de Saint-Charles préférèrent abandonner leur costume que leurs malades. Les Sœurs de Charité elles-mêmes, malgré leur attachement à la cornette, viendront à composition. Nous le constatons à Agen, Montpellier, Amiens et de divers côtés. Au demeurant, leur transformation n’est pas scandaleuse. On nous les montre dans les hospices conservant « avec une coiffe d’artisane, une guimpe noire et un tablier blanc sur leur robe noire. » Les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Doullens ne voulurent faire aucune concession. En novembre 1793, elles portaient encore leur habit et refusaient absolument de le quitter, ce qui les fit jeter en prison par la Commission révolutionnaire.

Fait plus grave que les tracasseries sur le vêtement, les municipalités, les districts, se montrent plus exigeans que la Constituante pour le serment à la Constitution civile du clergé, et, sans qu’aucun article de loi les y autorise encore, s’avisent, en diverses provinces, de vouloir le faire prêter par les religieuses. Ce serment, qui devait couper en deux l’Église de France, troublera profondément les couvens. Les sœurs, que le texte de la loi ne pouvait atteindre, furent de divers côtés invitées à le prêter par des pouvoirs locaux malveillans, auxquels leur fonction d’éducatrices et d’hospitalières fournissait un prétexte de les traiter comme des fonctionnaires publics. Leur refus fut spontané et à peu près universel. Nous trouvons çà et là quelques exceptions que leur singularité même fait remarquer et raconter par les Mémoires du temps. Une religieuse du prieuré de Prouillan, près de Condom, a mérité le surnom de missionnaire de la Constitution par l’ardeur avec laquelle elle y adhère et la défend. Dans le diocèse de Perpignan, Sœur Marie d’Astros avait déclaré au commissaire « qu’elle ne voulait point obéira la Constitution. » Le lendemain, cédant à d’autres influences, elle écrivit au département que sa déclaration était l’effet « d’un premier mouvement, » que depuis « le calme de son esprit avait amené la réflexion, que la Constitution ne contenait rien contre sa conscience et contre la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle elle voulait vivre et mourir… La voix du civisme, disait-elle, s’est fait entendre à mon cœur, elle a désapprouvé une conduite si contraire à mes sentimens. » Toutes ses compagnes furent d’un autre avis et refusèrent le serment.

Les meneurs durent se consoler, par la chaleur de ces adhésions, de leur rareté même. Non seulement les religieuses ne veulent pas jurer, mais elles refusent tout contact avec les jureurs et le clergé constitutionnel. Comment pourtant se passer de prêtres ? Il leur en faut pour les offices, la messe, les confessions. Leurs évêques, leurs curés officiels sont maintenant, de par la loi, des constitutionnels. De quel œil ces ministres, auxquels on ferme les portes des cloîtres et des consciences, dont on paraît se garer comme de pestiférés, doivent-ils voir cette abstention, cet ostracisme, qui leur envoie en plein visage l’injure du dédain et du manque de confiance ! Quel levain de dépit, et peu à peu de vengeance, a dû fermenter dans le cœur d’hommes ainsi éconduits !

L’attitude des foules catholiques qui, chassées par leurs convictions des églises tenues par les prêtres constitutionnels, se portent dans les chapelles des couvens où se sont réfugiés les prêtres réfractaires, va achever d’envenimer la situation et exciter encore les passions contre les couvens eux-mêmes. De tous côtés on les accuse d’être devenus des foyers de fanatisme. Le langage à l’égard des religieuses, jusqu’ici tempéré par un ton de modération, de sympathie, prend une allure plus vive, où les expressions dictées par la colère, parfois l’injure, ont remplacé le respect. Un défenseur de la Constitution dénonce « ce qui se passe dans l’enceinte des monastères qui subsistent encore… Entendez, dit-il, les éclats scandaleux qui retentissent au milieu de ces cloîtres dont le fer défend l’entrée au reste des humains, parmi un sexe que la nature forma pour la douceur. Ces colombes, qui n’auraient dû que gémir sur les maux que l’aveuglement dans les uns, l’opiniâtreté dans les autres, suscitent dans l’Eglise de Jésus-Christ, comment se sont-elles changées en furies ?… Le silence de leurs retraites est interrompu par le bruit des factions… On y épouse des partis… On s’y jette par caprice dans des querelles de dogme ou de discipline sans avoir un fil pour se diriger dans ce labyrinthe. »

Nous connaissons maintenant l’attitude de la Constituante à l’égard des ordres religieux. Au moment où elle fait place à la Législative, la destruction est très avancée. Les vœux solennels sont supprimés. Tous les couvens avec leur mobilier ont été mis sous séquestre. Tous leurs biens sont confisqués. Les religieux en minorité qui ont déclaré vouloir continuer la vie commune, ont dû se grouper par vingt dans une promiscuité déplaisante qui leur rend la persévérance difficile. Les religieuses sont encore presque toutes dans leur cloître, éplorées sans doute, effrayées de l’avenir, éprouvées par de rares défections, troublées dans leurs habitudes et l’observation de leurs règles, tracassées sur leur costume, sur le serment, affamées par la suppression de leurs ressources, mais toujours résolues et fidèles. La loi, moins impitoyable pour elles que pour les religieux, n’avait pas exigé leur transplantation dans d’autres maisons. Enfin, la Constituante avait déclaré ne vouloir rien changer pour le moment à l’égard des ordres voués à l’instruction publique et à la charité.


VI

La Législative va achever l’œuvre de destruction de la Constituante. Quand la royauté allait être abolie et le clergé proscrit, comment aurait-on épargné les débris de l’ordre monastique ? Nous avons déjà vu les rapports des autorités avec les religieuses s’aigrir de tout l’attachement de ces dernières aux prêtres réfractaires, de leur opposition aux constitutionnels. La situation ira empirant très rapidement avec le cours des événemens et les incidens de chaque jour. La Législative vient, le 15 août 1792, de décréter un nouveau serment, le serment de liberté et d’égalité, et en a fait une condition absolue du paiement de la pension. Les religieuses étaient sur un terrain solide en refusant le serment à la Constitution civile du clergé condamné par l’autorité légitime. Malheureusement, beaucoup d’entre elles se croiront obligées de rejeter aussi le serment d’égalité et de liberté. L’élan vers la résistance était donné. Déjà tant de décrets portés coup sur coup avaient à ce point désorienté, martyrisé ces pauvres Sœurs, les plaçant chaque jour en face d’une nouvelle ruine et d’une nouvelle exigence, qu’une défiance naturelle entretenue par tant de blessures devait les mettre en garde contre les mesures de la Révolution. Le débat soulevé autour du serment d’égalité et de liberté divisera les hommes, les théologiens les plus graves. Il faudra tout le calme, tout le coup d’œil d’un abbé Emery, d’un abbé Bausset, pour distinguer nettement la religion de la politique, et affirmer hautement qu’on pouvait le prêter sans manquer ni à Dieu, ni à soi-même. Comment des femmes timorées, mal informées, poussées par leur élan et la délicatesse de leur conscience à aller au-delà par crainte de rester en deçà du devoir, auraient-elles pu prendre une solution calme et uniforme là où leurs conseillers étaient eux-mêmes extrêmement divisés ? Aussi, tandis que la résistance à la Constitution civile du clergé fut à peu près unanime chez les religieuses, leur altitude à l’égard du serment de liberté et d’égalité fut l’anarchie comme chez le clergé. Dans le même diocèse, la même ville, le même couvent, nous les voyons, par les procès-verbaux des interrogatoires qui nous ont été conservés, voter, qui pour, qui contre le serment, formant ainsi deux groupes différens, et troublant la parfaite unité de leur attitude religieuse par la divergence de ce qu’on pourrait appeler leur attitude politique. Cette diversité de conduite dut amener entre elles plus d’une contestation. Celles qui avaient cru pouvoir prêter le serment reçurent souvent de leurs compagnes réfractaires, des prêtres mêmes, des réprimandes qui les jetèrent parfois dans l’anxiété, et amenèrent chez quelques-unes la rétractation repentante d’une faute qu’elles n’avaient pas commise.

La Législative s’autorisa de ces retours et de ces refus pour redoubler de violence. Nous voyons mander, interpeller ces pauvres filles tremblantes, hésitantes entre les scrupules de leur conscience et la pression qu’on veut exercer sur elles, les jeter même en prison, les faire paraître en public, et les mêler à des scènes grotesques dont leur faiblesse et leur sexe auraient dû leur épargner l’odieux. Ces difficultés, ces luttes hâteront la proscription complète des religieuses. Le 4 août 1792 est voté un décret portant que toutes les maisons occupées par les congrégations des deux sexes seront évacuées et mises en vente. Exception est faite en faveur des « religieuses consacrées au service des hôpitaux et autres établissemens de charité, à l’égard desquels il n’est rien innové. »

Voilà donc un nouveau pas dans l’œuvre de la destruction monastique. Ces ordres que la Constituante, retenue par une modération relative et par un certain respect de la liberté, n’avait pas osé anéantir, qu’elle avait laissés réunis par vingt, si c’étaient des religieux, ou à leur guise et dans leurs couvens, si c’étaient des religieuses, les voilà cette fois nettement et brutalement dispersés par la Législative. Hommes et femmes devront être partis au 1er octobre 1792.

On aura remarqué que le décret du 4 août 1792 n’exceptait pas de la destruction les communautés régulières enseignantes. C’est que la pensée de la Révolution a évolué en matière d’éducation comme en tout le reste. L’instruction publique, qu’on semblait pendant trois ans avoir abandonnée à l’Eglise, soit qu’on jugeât son influence morale et religieuse utile à la jeunesse, soit plutôt qu’on n’eût pas d’autres maîtres que les siens, va être de plus en plus revendiquée comme un service public ne dépendant que de l’Etat. Les anciens instituteurs, fatalement mêlés à la question de serment à la Constitution civile du clergé, sont suspects de manquer de civisme ; et puis la Révolution serait heureuse, impatiente de confier à des hommes nouveaux le soin de réaliser un idéal nouveau d’enseignement. L’impulsion était donnée. Le décret du 18 août va compléter et aggraver celui du 4 août. Toutes les communautés séculières, sans en excepter les enseignantes et les hospitalières, étaient désormais supprimées comme les congrégations régulières. L’expulsion des dernières religieuses est imminente.

Avec quelle douleur elles vont quitter leurs pieuses retraites ! Dans une maison du Nord, les Clarisses, auxquelles on ne peut rien prendre que la liberté de prier Dieu entre quatre murs dénudés, ne s’expliquent pas pourquoi on les chasse, et tentent, le 10 septembre 1792, un dernier effort auprès des officier de la municipalité par cette lettre touchante :


Messieurs, écrit la Supérieure, je ne peux pas vous exprimer l’excès d’angoisse où nous met la signification que nous reçûmes hier de votre part. Il nous serait moins rigoureux qu’un glaive coupât le fil de nos jours que de franchir l’affreux pas de notre clôture. Que les maisons religieuses qui ont des fonds, soient supprimées, l’Assemblée nationale en a, dites-vous, besoin, cela s’entend ; mais nous qui ne pouvons lui en donner, n’en ayant pas, et ne souhaitant rien plus que de demeurer dans notre humble état de pauvreté, de quelle ressource pouvons-nous être à la Nation, sinon d’offrir continuellement nos faibles prières à l’Être suprême, à cette fin de lui attirer les grâces dont elle a besoin. C’est ce que nous nous efforçons de faire, Messieurs. Soyez-en, s’il vous plaît, persuadés, en particulier pour vous tous qui êtes nos bienfaiteurs et envers qui nous avons tant d’obligations, s’il vous plaisait nous accorder la faveur que nous sollicitons avec toute l’instance dont nous sommes capables. Nous vous offrons, Messieurs, à donner le loyer de notre maison ; nous nous contenterions, s’il le fallait, de pain et d’eau pour donner le tribut à la Nation. De grâce, Messieurs, ne nous fermez pas les entrailles de votre miséricorde. J’ose humblement l’espérer.

C’est une requête à émouvoir les cœurs les plus durs. Mais le temps n’est pas à la commisération. Les récits des témoins oculaires nous font assister à la séparation. Nous y voyons parfois des religieuses tout en larmes se tenir embrassées, et ne pouvoir en quelque sorte se résoudre à quitter ces asiles bénis où elles avaient fait vœu de vivre et de mourir. Ce spectacle déchirant attendrit plus d’une fois les contemporains. Ils se demandaient quelle raison de salut public pouvait commander ces exécutions qui brisaient des vies paisibles, et troublaient les consciences à de telles profondeurs. Il leur fallut bien partir, car ceux qui les plaignaient se contentaient de gémir. Où vont-elles ? Dans les directions les plus diverses. Un certain nombre partent pour l’étranger, puisque aussi bien le pouvoir n’avait pas tenu compte de cet appel adressé par les Carmélites de Gray à l’humanité des législateurs : « Les députés d’une nation généreuse ne voudront pas réduire des Françaises à la dure nécessité d’implorer la pitié des nations voisines, et de leur demander un asile que leur aurait refusé leur ingrate patrie. » Ce furent, parmi les religieuses contemplatives, les Carmélites qui fournirent le contingent le plus important, et d’ailleurs très réduit, à l’émigration. Par leur genre de vie, qui était déjà la mort au monde, par la nature de leurs vœux, elles portaient en quelque sorte toute leur vocation en elles-mêmes, et pouvaient la réaliser en quelque pays que ce fût. Les Sœurs plus mêlées à la société, dans le double apostolat de l’éducation et de la charité, devaient avoir plus de peine à quitter des œuvres qui tenaient aux entrailles du sol, et ajoutaient autant de liens à ceux qui les rattachaient à la France. Aussi les partantes furent le très petit nombre. La très grande majorité ne passa pas la frontière. La plupart rentrèrent dans leur famille ou se fixèrent près de leur couvent avec l’intention d’y rentrer, tantôt isolées, plus souvent vivant ensemble par groupes de trois ou quatre, ce qui leur permettait d’observer leur règle, et même de recevoir la visite de leurs supérieures. Les Sœurs hospitalières, qu’on ne pouvait pas remplacer, étaient restées à leur poste à titre individuel plus longtemps que les autres. Les administrateurs avaient souvent fermé les yeux sur le refus de serment. On en trouve encore dans les hôpitaux jusqu’en 1793 et 1794. Mais, à la demande des représentans envoyés en mission, la Convention finit par sévir. La loi du 3 octobre 1793 les proclama déchues de leurs fonctions et de leur pension de retraite. Le 21 décembre, nouveau décret qui, sans les condamner à l’exil, les déclare suspectes, et les fait arrêter. Beaucoup furent jetées en prison, parfois dans leur ancien monastère. Dans la seule ville de Tours on en vit enfermées jusqu’à trois cents. Après la tourmente, les hospitalières seront les premières rappelées par les municipalités et, sous le Consulat, le ministre Chaptal fera officiellement l’éloge des Sœurs de Charité.

En attendant, il faut traverser la Révolution. A tous les dangers qui les menacent vient s’ajouter la misère. La Constituante ne s’était pas montrée généreuse envers les religieuses. Au lieu de fixer pour leur pension une somme déterminée comme pour les moines, elle avait décidé que les communautés dont les revenus dépassaient un certain chiffre subiraient une réduction, tandis que les plus pauvres seraient pensionnées d’après leurs anciens revenus, ce qui était condamner ces dernières à l’indigence. Le pire, c’est que ces pensions, même établies parcimonieusement, ne furent guère acquittées. Le refus opposé par le grand nombre au serment de liberté et d’égalité fournit un prétexte pour ne leur rien donner. Elles n’avaient aucune provision pour l’avenir. Après le premier inventaire fait par les municipalités, tous les biens des couvens avaient été mis sous séquestre, ce qui avait été déjà une cause de ruine pour ces couvens mêmes, leurs débiteurs, leurs tenanciers, s’autorisant du nouvel état de choses pour ne rien payer. Quand sonna l’heure de la dispersion définitive, on n’avait laissé aux religieuses expulsées qu’un peu de linge et le pauvre mobilier de leur cellule. Elles ne pouvaient aller bien loin, ni richement avec ce maigre viatique. Aussi de divers côtés c’est la détresse. Nombreuses étaient les maisons dont on pouvait dire comme des Bernardines de Pontarlier dans une requête au département : « Elles sont réduites à la dernière misère. Il faut que nous-mêmes boursillions au jour le jour pour les empêcher de mourir de faim. » Et deux semaines après : « Pour le coup, si vous ne nous envoyez pas une ordonnance de paiement pour nos Bernardines, la place n’est plus tenable. Nous sommes persuadées qu’elles n’ont rien à mettre sous la dent. »

N’importe, ce n’est pas la perspective de la misère qui avait empêché ces saintes filles de faire leur devoir. Elles sortent de leurs couvens avec la pauvreté, mais aussi avec une conscience pure, souvent avec Dieu lui-même. Dans une abbaye du diocèse de Bourges, quand toutes ses compagnes expulsées furent dehors, une religieuse, Mme de la Saigne Saint-Georges, plus heureuse qu’Énée emportant des ruines de Troie les dieux de la patrie, sortit au milieu des sentinelles respectueuses, le Saint-Sacrement dans ses mains, tenant plus précieux un tel trésor que toutes les richesses du monastère. Au couvent des Clarisses de Marseille, leur pieuse sollicitude au sujet du Saint-Sacrement fut marquée d’un incident. La dernière religieuse qui franchit le seuil recommandait tout en larmes au chef qui dirigeait l’expulsion de faire venir un prêtre pour mettre les hosties en lieu sûr. « Je suis prêtre moi-même, » répondit-il. C’était un chanoine de Saint-Victor qui avait prévariqué.

Les voilà donc, lancées dans le monde et les hasards d’une Révolution terrible, avec la faiblesse de leur sexe, avec le deuil de leur vocation, la blessure faite à leur conscience, avec l’incertitude du lendemain, la perspective de la misère et d’un avenir d’autant plus menaçant que leur caractère même les désigne d’avance aux coups des persécuteurs. « Jamais on ne croira ce que nous avons eu à souffrir pendant la Révolution, » dira plus tard l’une d’elles. Il n’est point d’Ordre qui n’ait fourni des victimes. Dans ces exécutions, le massacre des Carmélites de Compiègne a eu un retentissement tout particulier. Mais combien de religieuses eurent le même héroïsme ! A Rouen, une Visitandine convoquée devant le tribunal révolutionnaire répond pour elle et ses compagnes au juge qui lui demande : « Citoyenne, avez-vous fait des vœux ? — Oui, et si nous ne les avions pas encore prononcés, nous monterions à l’instant sur ces toits pour en rendre témoins et le ciel et la terre. » Les paroles, les faits de ce genre remplissent les chroniques locales.

A côté de cette attitude sublime, il y aurait lieu de signaler, comme une ombre très légère au tableau, la défaillance des rares religieuses qui furent infidèles à leurs devoirs. L’histoire, parfois aussi indiscrète que le roman, pourrait les suivre dans leur naufrage à l’aide des papiers du cardinal Caprara. Il est toujours dangereux d’arracher à leurs habitudes certaines natures, d’ailleurs très droites, qui seraient restées irréprochables à l’ombre du cloître, et d’exposer à tous les vents du siècle des fleurs habituées à vivre en serre chaude. Les lettres adressées à Caprara, véritables confessions où la contrition répare déjà la faute, racontent le naufrage de plusieurs existences que la vague ramenait sur le rivage meurtries, flétries, désenchantées, mais repentantes, suppliantes, implorant la clémence du légat du Pape pour leur concilier la miséricorde de Dieu et l’estime des, hommes. Ces rares défections ne peuvent ternir la gloire des communautés de femmes telles que nous les a montrées la Révolution. Il semble même que leur exemple, en nous rappelant que leurs compagnes fidèles étaient aussi des créatures humaines, qu’elles n’avaient pu se maintenir à ces hauteurs sans élan et sans combat, donne plus de prix encore à leurs vertus. Des deux groupes, quel est celui qui eut la meilleure destinée ? L’un, très peu nombreux, vient de succomber à des affections humaines, dont plusieurs coupables ; l’autre, formé de l’immense majorité, a répété avec une religieuse du Nord, Marie-Félicité Salis : « J’ai fait, il y a vingt ans, ma profession en connaissance de cause dans toute la joie de mon cœur. Présentement que j’ai éprouvé de toute manière la fidélité, l’amour, la magnificence même de mon époux Jésus au-delà de ce que je pouvais penser et espérer, je voudrais avoir dix mille vies pour les lui sacrifier de nouveau et consacrer à son service. » Celle-là et la presque généralité de ses compagnes n’avaient pas voulu, comme quelques fugitives, changer d’époux. On peut affirmer sans crainte qu’avec l’honneur le bonheur fut à elles, et que par leur conduite les communautés de femmes, sous la Révolution, écrivirent pour l’Eglise catholique une des plus belles pages de son histoire.

En pleine tourmente, quand déjà l’altitude des religieuses est assez prononcée pour marquer leur résolution, leur fermeté inébranlable, un juge autorisé entre tous, M. de La Luzerne, évêque de Langres, leur rend cet éclatant hommage que doit ratifier la postérité :


Vierges chrétiennes, dont le courage héroïque vient de donner au ciel un si beau spectacle, à la terre de si grands exemples, nous avons entendu l’impiété, du lieu élevé où elle proclamait le schisme, se vanter que vous seriez ses premières conquêtes ; nous la voyons aujourd’hui frémir de l’impuissance de ses efforts et de l’anéantissement de ses espérances. Tandis que tout tremblait, que la terreur imprimée par ses premiers succès glaçait tous les esprits, Dieu s’est montré comme aux jours de l’établissement de sa religion. Il a choisi ce que le monde a de plus faible, pour confondre ce qu’il avait jamais eu de plus fort. Femmes aussi fortes que la célèbre libératrice de Béthulie, vous êtes comme elle la gloire de Jérusalem ; vous êtes l’honneur de votre peuple. Puisque vous avez su donner aux hommes les exemples de courage que vous auriez dû recevoir d’eux, et que votre cœur n’a point failli, la main du Seigneur vous a confortées, et vous serez bénies dans tous les siècles de l’Église.


VII

L’esprit de destruction qui vient de s’acharner contre les religieux, les religieuses, et les a dispersés sans pitié sur tous les chemins du siècle, s’attaque déjà aux maisons qui les ont abrités. Les édifices qui échapperont à la ruine passeront à des services séculiers. Aujourd’hui même, après plus de cent ans, on montre à chaque pas dans les villes, jusque dans les campagnes, les bâtimens d’anciens couvens où l’Etat, les communes se sont installés. Ministères, préfectures, mairies, bibliothèques, collèges, écoles, casernes, prisons, granges, que sais-je ? voilà ce que sont devenus ces monumens élevés pour la prière. Les profanes y sont entrés gaiement, gratuitement, les trouvant bons à prendre, dédaigneux de la foi qui les avait suscités, mais exigeant que toutes ces constructions de religieux et religieuses, dont on ne voulait plus pour le soin des âmes, servissent du moins à abriter les corps.

L’énumération d’anciennes abbayes, d’anciens couvens sécularisés, serait plus longue, si le marteau démolisseur ne s’était chargé, sous la Révolution, d’en diminuer le nombre. On n’avait pas attendu les derniers décrets d’expulsion générale votés par la Législative pour commencer la pillerie des maisons religieuses, surtout des monastères réguliers généralement plus riches. Les histoires locales nous montrent de divers côtés les paysans avides se ruant à la curée, abattant les arbres, renversant les bornes, entrant dans l’intérieur par les portes ouvertes et ressortant les mains pleines. Les administrations s’emparent de ce qui a échappé au pillage. Les meubles sont vendus à vil prix, les calices, l’argenterie, envoyés à la Monnaie, les cloches affectées aux fonderies de canons, les livres attribués aux bibliothèques publiques. Dans plusieurs villes, comme à Rouen, les tableaux devaient constituer le fonds le plus précieux du musée provincial. La déprédation ne s’exerce pas seulement dans les grands monastères, et c’est aussi dans les couvens plus modestes des communautés régulières ou séculières, où la piété, le goût, un art nulle part plus inventif, plus ingénieux qu’en France, avaient multiplié, semé de toutes parts des chefs-d’œuvre décrits par les inventaires, et dont la perte irréparable fut un amoindrissement pour notre pays.

On ne se contente pas du mobilier. On s’en prend aux murs. Les municipalités, en entrant dans les abbayes et les couvens, avaient trouvé presque partout les édifices neufs que les ordres religieux, remplaçant les anciens avec un zèle plus ardent qu’éclairé, avaient élevés au cours du XVIIIe siècle sur tout le sol de la France. A Cluny, le prieur dom Dathoze, commençant, en 1750, la reconstruction du cloître, avait dit : « Je bâtis, il est vrai, mais cent ans ne se passeront pas avant que notre maison ne soit détruite. » C’était là une de ces prophéties auxquelles ne croient guère ceux mêmes qui les font. Aucun contemporain ne l’eût prise au sérieux. On construisait, on construisait toujours. Plus d’un de ces bâtisseurs eut le sort de M. de Ballivière, abbé commandataire de Royaumont, qui terminait à peine un superbe palais florentin lorsque la Révolution lui ferma la porte au moment d’y entrer. A sa place, les enquêteurs y pénètrent. Après les enquêteurs, ce sont là et ailleurs les démolisseurs qui se présentent. De sorte que pour nombre de ces monumens, la page d’histoire qui annonce leur construction se confond presque avec celle qui raconte leur destruction.

A Royaumont, dont nous venons de prononcer le nom, la belle église élevée par Pierre de Montreuil, sous saint Louis, condamnée à la ruine comme tant d’autres, résista longtemps aux coups des démolisseurs. Les vandales en vinrent à scier les colonnes qui supportaient la voûte. Une forte traction fut alors pratiquée sur les chaînes de fer reliant les piliers, et un craquement sinistre indiqua l’effondrement du colosse que six siècles avaient respecté. A Morimond, il fallut employer la poudre pour faire sauter la grande tour qui avait résisté à tous les efforts des vandales, et s’obstinait à rester debout comme un obélisque au-dessus des ruines. Le fracas de sa chute retentit dans tout le Bassigny comme le dernier écho de la grande voix de Morimond expirant. A Corbie, après avoir abattu la maison abbatiale, les bâtimens conventuels et le cloître, après avoir profané le cimetière pour s’emparer du plomb des cercueils, c’est encore pour le plomb qu’on s’attaquera aux couvertures des terrasses de l’église. Les voûtes mises à découvert s’effondreront dans une immense ruine, et là comme ailleurs, quelques vieux pans de murs, quelque porte monumentale, diront seuls à la postérité ce que fut la splendeur de ce monastère.

L’une des dévastations les plus lamentables fut la ruine de Cluny. La perte de l’église, la basilique de Saint-Hugues, qui était de proportions immenses et, avec ses tours, ses cinq nefs, ses trois cents vitraux, un véritable chef-d’œuvre de l’architecture bourguignonne, une gloire pour la France, doit surtout laisser d’amers regrets. Les témoins oculaires nous ont laissé le récit de ce vandalisme qui enrégimente jusqu’à deux cents démolisseurs, abat les statues, tes tableaux, les croix, ravage les chapelles, descend péniblement les cloches de leurs hauteurs sublimes, recule devant l’opposition sourde de l’opinion pour reprendre après l’accalmie son œuvre sauvage. On nous dépeint archives, chartes, bulles des papes, documens sacrés que l’on conservait avec un soin jaloux depuis des siècles, parchemins précieux, missels enluminés avec le dévouement, la patience de la sainteté et quelquefois l’inspiration du génie, tout cela gisant pêle-mêle à terre, et foulé par le passant, par l’indifférent visiteur, avec les grossiers débris qui tombent des murailles ; à la longue, les quatre murs s’effondrent eux-mêmes avec fracas, par suite de l’indifférence d’un gouvernement pourtant réparateur qui n’a pas trouvé quelques milliers de francs pour désintéresser les démolisseurs. Pour perpétuer la mémoire de cet attentat, des vestiges de la grande abbaye sont restés sur les demeures qui naquirent d’elle. Dans d’humbles maisons, des parchemins employés aux plus vils usages, que le flot destructeur y apporta, et jusque sur de pauvres murs de ferme ou de grange, des pierres sculptées, des chapiteaux, racontent au passant ce que fut la splendeur artistique de Cluny, la pillerie des habitans et la frénésie de la Révolution. C’en est fait. A la ruine des âmes que nous avons constatée dans tant de monastères célèbres, viennent de s’ajouter les ruines matérielles et des démolitions furieuses. C’est au point que le voyageur a aujourd’hui de la peine à trouver l’emplacement d’abbayes illustres dont l’histoire a traversé les âges. Il semble que la Révolution ait voulu ensevelir à jamais l’ordre monastique sous les décombres des murs qui l’avaient abrité pendant des siècles.


A. SICARD.


  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Nous n’avons point à parler ici des chanoinesses, d’ailleurs généralement recommandables. Ce n’étaient point des religieuses, mais des dames appartenant à des chapitres demi-séculiers.