La vierge aux larmes

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La vierge aux larmes
De quelques ouvriers-poètes, Texte établi par Eugène BailletLabbé (p. 64-65).


LA VIERGE AUX LARMES


Dans nos sentiers humains, que le printemps caresse,
Où l’homme encore enfant poursuit des papillons,
Avez-vous rencontré, belle de sa tristesse,
La jeune Eolida, la vierge enchanteresse,
De qui les pieds légers effleurent nos sillons ?

Comme on voyait jadis la brune Canéphore,
Portant sur ses cheveux sa corbeille de fleurs,
Courber un bras de neige autour de son amphore.
La blanche Eolida, fraîche comme l’aurore,
Dans une urne d’onyx va recueillir nos pleurs.

Plus belle qu’Astarté, pieds nus elle chemine
De l’Équateur brûlant au neigeux Labrador.
Chaque fleur devant elle avec amour s’incline ;
Le soleil qui la voit franchir val et colline,
Fait sur ses noirs cheveux pleuvoir ses rayons d’or.

Elle parcourt les mers sans conque ni trirème
Et glisse sur les flots comme les fils de Dieu.
Pour tous les malheureux son amour est extrême,
Elle a pour tous les maux un dictame suprême
Et fait rayonner l’âme au moment de l’adieu.


Prompte comme l’éclair, elle arrive à toute heure
Dans les lieux attristés par des cris douloureux :
Que ce soit un palais, une pauvre demeure,
Qu’importe, Eolida, de tout être qui pleure,
Met les pleurs dans son urne et les emporte aux cieux.

Sous la tente au désert, dans la grotte enfumée
Et couverte de neige où gît le Kamschadal,
Dans la hutte brahmine et de fleurs embaumée,
Partout Eolida, la vierge bien aimée,
Tend son calice d’or au ruisseau lacrymal.

Sa voix a la douceur d’une flûte divine,
Quand il faut consoler la veuve et l’orphelin,
Elle amène l’espoir au sein de la chaumine,
Et sa forme céleste aisément se devine
Sur les plis ondoyants de sa robe de lin.

A tous les parias que le monde abandonne,
A tous les prisonniers las de s’exaspérer,
Elle dit quelques mots de sa voix qui pardonne,
Et fait tomber sur eux les fleurs de sa couronne,
Dont le parfum console en faisant espérer.

Dans les mornes greniers, où l’hiver impassible
Dessine, en grelottant, sur les vitres, des fleurs,
Où la chair se bleuit à son souffle insensible,
La vierge aux larmes prend, de sa main invisible,
Les perles de glaçons qui, la veille, étaient pleurs.

Puis, suspendant enfin sa course vagabonde,
Dirigeant vers les cieux son vol démesuré,
Elle s’arrête aux pieds du Créateur du monde
Et dit, en répandant son amphore profonde :
L’urne est pleine. Seigneur, ont-ils assez pleuré !…