La vierge d’ivoire/02

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Éditions Édouard Garand (p. 5-9).

II

LA MONNAIE DE PHILIPPE


Il ne faut ni dire ni penser que tous les bossus sont vicieux et méchants, non ! Il s’en trouve qui, à cause de la déformation de leur être, maudissent la nature qui les a fait mal venir ; leur caractère devient jour après jour plus acariâtre, plus malendurant, et ils finissent par devenir tout à fait insupportables.

Il n’en était pas ainsi du restaurateur chez qui Philippe se rendait, car ce restaurateur était bossu ; mais en dépit de ses manières un peu rudes, c’était, au fond, un très brave homme.

Son nom à ce bossu était Amable Beaudoin. Depuis bien au-delà de vingt ans il tenait restaurant sur la rue Notre-Dame, à droite, après avoir dépassé la vieille construction qu’on a convenu d’appeler « Château Ramsay ». Les habitués de ce restaurant appartenaient surtout à la classe des ouvriers du port. Mais aux jours de Marché on y voyait des agriculteurs qui venaient vendre leurs produits sur la place du Marché Bonsecours. De temps à autre on y remarquait encore des employés du commerce et des garçons de bureau. Mais « pour ces messieurs » Amable Beaudoin avait eu la délicatesse de faire aménager une demi-douzaine de petits cabinets que fermaient des rideaux de velours vert.

Le Bossu — comme on l’appelait très souvent — n’était pas riche, mais tout ce qu’il possédait était à lui. L’immeuble dans lequel se trouvait son restaurant était sa propriété. Il lui avait fallu quinze années de dure économie pour devenir le propriétaire de cette construction en pierres grises, vieille peut-être de soixante-quinze ans, mais solide encore. Par la location d’une boutique de sellier en bas, tout à côté de son restaurant, et d’un logement en haut, avoisinant le sien, Amable arrivait, avec les bénéfices que donnait le restaurant, à mettre quelques épargnes à la banque.

Il avait une grosse famille : neuf enfants, dont huit filles et un garçon. Ce garçon, âgé de 19 ans, était l’aîné.

Malheureusement, presque tous les enfants du bossu étaient maladifs, et le pauvre homme ne cessait d’acheter des médicaments, des pilules, des toniques et des ci et des ça, sans compter les consultations et les visites des médecins. Mais passe encore, s’il ne se fût agi que de courir de temps à autre chez le pharmacien. Mais il y avait pire que cela dans la famille du restaurateur : il y avait un malade impotent, et c’était l’unique enfant mâle. À l’âge d’une dizaine d’années le bambin avait failli mourir de la fièvre scarlatine. On l’arracha à la mort, mais la paralysie s’empara de tous les membres de l’enfant, et depuis cette époque il était demeuré nuit et jour étendu sur un grabat, sans force et comme mourant à petit feu.

Sept années, énormément longues, s’étaient ainsi passées. Amable ne voulait pas voir mourir son unique rejeton mâle, et il n’avait pas regardé à la dépense pour essayer de ramener son fils à la santé et à la force. Il avait appelé les meilleurs médecins de Montréal, mais la science médicale était toujours demeurée impuissante à rendre la vigueur aux membres perclus.

C’était décourageant !

La maladie, sous quelque forme qu’elle se présente, est toujours une croix très lourde pour ceux qu’elle affecte et elle jette sur les joies intimes du foyer un voile sombre. Amable souffrait peut-être plus que son fils et il maigrissait excessivement. Naturellement, cette souffrance morale jointe aux travaux de tous genres finissait par aigrir quelque peu le caractère pourtant assez jovial d’Amable Beaudoin.

Quant à sa femme, on pouvait dire que c’était une vraie crème d’épouse. Et bien qu’elle fût maigre et chétive, elle demeurait vigoureuse. C’était une vaillante qui ne ménageait pas ses peines pour ses enfants. Et puis elle était d’un caractère égal, elle souriait toujours, beau temps mauvais temps, ne se plaignait jamais, et elle était l’ange de ce foyer.

C’est donc chez le Bossu Amable Beaudoin que Philippe Danjou alla, ce soir-là demander pitance.

Il était un peu après six heures.

Quand il pénétra dans la salle commune, il vit presque toutes les tables occupées par des personnes qui lui étaient inconnues. Il avait un moment espéré y découvrir une figure amie qui lui serait venue en aide peut-être. Mais non, tout ce monde lui était étranger.

Les tables et les clients étaient servis par deux des filles d’Amable, Eugénie et Clarisse. L’une, Eugénie, était âgée de 18 ans, l’autre avait 16 ans. Quant au propriétaire, il tenait la caisse juste au centre de l’établissement.

Philippe, au temps où il avait travaillé sur le port, avait mangé là quelquefois ; mais il y avait longtemps et il redoutait bien un peu de ne pas être reconnu. Il s’imaginait qu’à un ancien client le bossu ferait plutôt crédit qu’à un étranger. Il avait peut-être raison de penser ainsi.

Il entra dans le restaurant l’esprit inquiet et le cœur battant.

Après avoir passé en revue les mangeurs inconnus, le jeune homme avisa le grillage placé au milieu de la salle derrière lequel se tenait Amable Beaudoin.

Le bossu était généralement courtois, et à tout client ou étranger qui entrait chez lui il souriait et saluait de la tête.

Il sourit donc à Philippe qui, un peu rassuré par ce sourire de bon augure, s’approcha timidement.

— Bonjour, monsieur Beaudoin, prononça le jeune homme avec son plus beau sourire.

Le restaurateur regarda l’inconnu avec surprise et la moitié de son sourire s’effaça.

— Vous ne me reconnaissez pas ? interrogea Philippe avec inquiétude.

Amable branla la tête.

— Dans le temps je venais manger souvent ici, continua Philippe.

— Il y a longtemps ? demanda le propriétaire dont le regard se chargeait de suite de méfiance.

— Deux ou trois ans, je pense.

— Ah ! Votre nom ?… Peut-être que…

— Monsieur Beaudoin, je ne me rappelle pas vous avoir jamais dit mon nom, et je pourrais ajouter…

— N’importe ! interrompit Amable en perdant le reste de son sourire, dites toujours !

— Je m’appelle Philippe Danjou, répondit le jeune homme qui voyait avec épouvante se renfrogner la mine du restaurateur.

Le bossu fit semblant de chercher dans son souvenir. Puis, hochant la tête, dit :

— Non… je ne me rappelle pas votre nom.

— Oh ! je suis pas mal certain que je ne vous l’ai jamais dit.

— Désirez-vous manger, monsieur ? interrogea Amable Beaudoin en retrouvant une partie de son sourire.

— Oui, monsieur Beaudoin. Mais, voyez-vous… je n’ai pas d’argent.

Il en avait coûté bien fort à Philippe pour exprimer sa détresse, et il n’avait pu s’empêcher de rougir sous l’œil soupçonneux de celui qui, maintenant, le regardait avec des sourcils touffus et très foncés.

— Vous n’avez pas d’argent ?

— Non.

— Pas même vingt-cinq sous ?

— Pas même, monsieur Beaudoin.

— Et vous pensez que je nourris les passants pour des prunes ? La voix du bossu était, cette fois, dure et ironique.

— Non, non, monsieur Beaudoin, voulut expliquer Philippe, je sais bien…

Amable interrompit le jeune homme :

— Attendez un moment, dit-il en désignant au jeune homme des personnes qui s’approchaient du grillage.

Selon toutes apparences, ces personnes étaient des ouvriers. Ils s’approchèrent pour régler la dépense.

L’un d’eux avait exhibé une jolie liasse de billets de banque. Philippe jeta à l’homme un regard d’envie. Le bossu, à présent, souriait largement tout en rendant la monnaie ou en s’informant de la santé de ses clients.

Puis ceux-ci s’en allèrent.

Alors, Amable Beaudoin laissa retomber son regard froid sur la figure livide de Philippe, et dit d’une voix rude :

— Mon ami, je vous conseille d’aller frapper à d’autres portes ; moi, je n’ai pas les moyens de nourrir les passants pour rien.

— Monsieur Beaudoin, supplia Philippe, je vous paierai demain. J’ai trouvé une place chez Monsieur Roussel… Vous connaissez Monsieur Roussel ?… le négociant de la rue Saint-Paul ?

— Oui… mais…

— Eh bien ! je commence mes fonctions demain matin, et demain soir j’aurai assez d’argent pour vous payer.

— Je veux bien vous croire. Mais je vous assure, mon ami, que le truc est vieux et usé. Mille fois des gens inconnus sont venus me conter la même fable, et j’y ai perdu des tas de piastres. Non… je ne veux plus recommencer ; je me suis promis qu’on ne m’y reprendra pas !

— Mais si je vous jure, monsieur Beaudoin…

— Non, non… ne jurez pas inutilement. Demain, si vous avez de l’argent, je vous ferai servir à manger.

Ceci fut dit d’une manière définitive et Philippe comprit qu’il était inutile d’insister.

— Demain soir ! pensa-t-il avec effroi… demain soir, je ne serai peut-être plus vivant ! Il me semble que je n’aurai pas la force de faire cent pas de plus !

— Demain soir !…

Il ébaucha un sourire d’amère ironie et de désespoir et tourna sur ses talons, mortifié et indigné.

Il marcha vers la porte de sortie en chancelant. Au moment où il allait sortir, le restaurateur le rappela.

— Venez ici un moment !

Une lueur d’espoir traversa l’âme sombre et désespérée du jeune homme. Il revint à la caisse, ne pouvant s’empêcher de rougir sous les regards curieux des étrangers qui mangeaient là.

— Mon ami, dit Amable Beaudoin, n’allez pas penser que je suis un méchant homme, et si vous étiez à ma place vous comprendriez mieux l’état d’esprit d’un restaurateur. Il ne se passe pas une journée sans qu’un individu arrête et me raconte une histoire comme ça et comme ça pour m’escroquer un repas. Je ne vous mets pas au rang de ces individus qui mangent à l’œil, parce que, au fait, votre figure me revient un peu. Mais je suis défiant et j’ai raison de l’être. Seulement, on pourrait s’arranger. Si vous aviez, par exemple, une petite garantie à m’offrir, quelque chose à quoi vous tenez et que vous reviendrez chercher ?… Vous me comprenez ?

— Oui, oui, je vous comprends, monsieur Beaudoin, répliqua Philippe en retombant dans son désespoir ; mais je n’ai rien à vous offrir, rien, rien…

— Vous n’avez pas une montre… une chaîne de montre simplement ?

— Rien, je vous dis !

— C’est malheureux !

— Oui, c’est décourageant !

Mais tout à coup Philippe se mit à sourire et dit :

— J’ai bien quelque chose, mais…

Amable le considéra curieusement.

Philippe venait de songer à la statuette d’ivoire qu’il avait trouvée avant de se rendre sur la rue Saint-Paul. Mais vite son sourire s’en alla, car cette statuette ne pouvait avoir aucune valeur.

— À quoi bon ? pensa-t-il. Cet objet ne vaut rien, et je m’expose encore à une mortification. Non, cette statuette ne vaut pas cinq sous !

Oui, ainsi pensait Philippe, et il pensait encore que le restaurateur se moquerait bien de cette petite statue comme gage d’un repas à vingt-cinq sous.

Amable Beaudoin, qui voyait l’indécision du jeune homme, demanda :

— Voulez-vous me montrer ce quelque chose ?

— Je veux bien, répondit Philippe ; mais je me demande si vous l’accepterez.

— N’importe ! montrez toujours !

Philippe tira de sa poche la statuette.

— Voici, dit-il, c’est tout ce que j’ai.

Le propriétaire du restaurant prit l’objet dans ses mains et se mit à l’examiner avec attention.

— C’est une Sainte Vierge en ivoire ça, dit-il au bout d’un moment. Je n’en ai jamais vue comme ça.

— C’est une chose rare en effet ! émit Philippe à tout hasard et très anxieux de savoir si ce gage serait accepté par le propriétaire.

— Oui, très rare, reprit Amable. Eh bien ! ajouta-t-il, si vous voulez me laisser cela en garantie, je vais vous faire servir à souper.

— Ô mon Dieu ! sourit d’aise Philippe, je fais mieux que vous laisser cette statuette en garantie, je vous la donne.

— Oui ? Vous me la donnez ?… C’est bon. Tenez, allez à cette table, Eugénie viendra vous servir dans un instant.

Et Philippe Danjou, dont les narines depuis un quart d’heure respiraient à pleine capacité l’arôme des mets fumants qu’il voyait sur les tables, faillit s’évanouir de joie. Enfin ! il allait manger !

Il alla s’asseoir à la table indiquée par le bossu.

Sans être belle, Eugénie Beaudoin possédait une physionomie agréable. Très brune, avec des yeux très noirs et brillants, elle eut été jolie sans la pâleur trop prononcée de son teint et la maigreur de ses joues et de ses épaules. Elle était de petite taille, un peu trop petite pour être élégante. Mais l’autre, Clarisse, était plus grande. Brune aussi, elle était plus grasse, et son teint mat se colorait légèrement. De physique Clarisse, au premier abord, était plus attrayante que sa sœur aînée Eugénie. Cependant parmi la clientèle du restaurant d’Amable Beaudoin c’était surtout Eugénie qui plaisait le mieux, parce qu’elle était toujours souriante, oui, souriante comme sa mère, dont elle était l’image vivante. Quant à Clarisse, elle avait un air trop sérieux et un peu hautain, et elle n’entendait pas à rire comme Eugénie.

Comme l’avait dit Amable, ce fut Eugénie qui vint servir Philippe.

— Avez-vous bien faim, monsieur ? demanda-t-elle avec son bon sourire.

— Ah ! mademoiselle, une faim d’ogre ! Ne ménagez pas la ration… je suis disposé à payer double !

Eugénie rapporta de la cuisine quelque chose qui aurait suffi au repas de trois hommes.

Philippe dévora… oui il mangea à se défoncer, comme on dit.

Mais il retrouva des forces. Son teint se colora, sa tête reprit son aplomb sur ses épaules, son corps se raidit, et quand une demi-heure après il quitta le restaurant, après avoir remercié le restaurateur et souhaité bonne nuit à Eugénie, il se croyait fort comme Samson.

— Allons ! se disait-il, chemin faisant, je commence à croire que j’ai l’avenir tout à moi encore. Demain, je travaillerai et je gagnerai de l’argent !…