La vierge d’ivoire/06

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Éditions Édouard Garand (p. 20-23).

VI

LA PETITE MORIBONDE


Le négociant, M. Roussel, habitait sur la rue Sainte-Famille. C’était un véritable foyer de bonheur que le sien. M. Roussel possédait la fortune, la bonne réputation, une femme dévouée qu’il aimait, une fille unique qu’il adorait, Lysiane.

Depuis vingt-deux ans que M. Roussel avait fondé son foyer, jamais un souci grave n’était venu troubler sa paix, jamais une dispute ne s’était élevée sous son toit. Et pendant ces vingt-deux ans M. Roussel et sa femme avaient vécu comme en un paradis, tous deux contents de la vie. Leur fille avait été l’ange récréatif du foyer jusqu’au jour où il avait fallu mettre Lysiane au pensionnat. On avait bien un peu souffert de cette séparation, mais on comprenait que le vrai bonheur ne s’achète que par les sacrifices. Durant cinq années Lysiane était demeurée au pensionnat, ne venant séjourner chez ses parents que durant les trois mois de vacances. Mais à dix-huit ans elle était revenue pour toujours, bien instruite, heureuse, pour continuer la joie au foyer paternel. Et depuis deux ans car Lysiane atteignait maintenant l’âge de vingt ans — le bonheur avait été parfait.

Mais voilà que tout à coup un mal étrange, un mal inconnu s’était emparé de la jeune fille ; c’était au mois d’octobre. Ce mal avait tout d’abord produit chez Lysiane un ennui de tout, un dégoût pour les choses de la terre, une indifférence pour tout ce qui l’entourait. Ensuite la lassitude l’avait clouée presque journellement sur une chaise-longue, et peu après elle dut prendre le lit. Elle s’était très vite amaigrie, ses joues s’étaient creusées, ses lèvres s’étaient décolorées, et l’on eût juré que l’anémie allait emporter vers la cendre ce jeune corps, si sain et si vigoureux, que la maladie n’avait pas encore effleuré jusqu’à ce jour funeste.

Le docteur Rouleau avait été appelé d’urgence ; mais n’ayant pu trouver de symptômes définis, il avait hoché gravement la tête. Néanmoins il avait promis de faire tous ses efforts pour trouver ou localiser le mal, et d’appeler à son aide tout ce que la science moderne pouvait mettre à sa disposition pour arracher la jeune fille à la tombe qui semblait l’attirer irrémédiablement.

Et le mois d’octobre s’était achevé, novembre avait passé, décembre était venu… mais Lysiane n’était plus qu’une moribonde dont on attendait le trépas d’un jour à l’autre. Il ne restait plus en elle qu’un souffle de vie.

Le soir du 8 décembre, jour de l’Immaculée Conception, M. Roussel et sa femme s’étaient réunis au chevet de leur fille, parce que le docteur avait dit l’après-midi de ce jour :

— Je puis et je voudrais me tromper, cher Monsieur Roussel, mais je crains fort que votre pauvre enfant ne soit finie ! Demain elle ne sera peut-être plus qu’un cadavre !

M. Roussel avait sangloté, la mère, avait pleuré le reste de ses larmes, et tous deux pensaient assister aux derniers moments de leur enfant tant aimée.

Et cette enfant demeurait là immobile, avec ses grands cheveux blonds éparpillés sur les oreillers, les paupières closes, la bouche entr’ouverte et livide de laquelle ne s’échappait qu’une respiration imperceptible. Ses mains décharnées, blanches, si blanches qu’elles étaient transparentes, reposaient inertes sur les couvertures du lit. Sans le dernier souffle de vie qu’on devinait, on eût dit que cette forme humaine inanimée n’était plus qu’un cadavre.

Mais il restait un autre signe d’existence chez Lysiane : de temps à autre ses lèvres s’agitaient et l’on pouvait apercevoir la naissance d’un sourire. Est-ce que déjà cette enfant souriait aux choses de l’au delà ?

Au moment où une horloge sonnait neuf heures à l’étage inférieur, un timbre résonna.

— Voici une visite, annonça Mme  Roussel sur un ton morne et sombre.

— Cela doit être le docteur, dit M. Roussel.

L’instant d’après une servante venait introduire un jeune homme dans la chambre de Lysiane. Mme  Roussel courut à sa rencontre et prononça avec un sourire désespéré :

— Monsieur Drolet, je pense bien que c’est la fin !

— J’avais informé Fernand de la mauvaise nouvelle, dit M. Roussel.

— C’est vrai, madame, répliqua ce jeune homme que nous connaissons un peu. C’était ce même Fernand qui, un jour du mois d’octobre dernier, avait dit à Philippe que M. Roussel avait besoin d’un employé. Fernand Drolet depuis plus d’un an aimait Lysiane, et tous deux avaient échangé des promesses.

Âgé de 27 ans ce jeune homme avait un bel avenir devant lui. Il était le secrétaire d’une compagnie d’assurance dans laquelle son père était intéressé financièrement. Il avait un salaire plus que suffisant pour lui permettre de vivre honorablement, et avec ses économies, les placements sûrs qu’il pouvait faire et avec la petite fortune que lui laisserait ses parents, Fernand Drolet pouvait envisager l’avenir avec confiance.

Or, à mesure que le mal inconnu dévorait la fille de M. Roussel, Fernand Drolet s’inquiétait et il souffrait énormément, tout autant peut-être que le négociant lui-même. Pendant un certain temps il venait tous les soirs et tous les dimanches passer quelques heures auprès de celle qu’il avait choisie pour sa compagne future. Mais comme Lysiane ne semblait pas prendre de mieux, comme elle paraissait être marquée du sceau fatal de la mort, Fernand se désespéra, et peu à peu il cessa ses visites. Il les cessa auprès de Lysiane parce que le docteur Rouleau avait ordonné l’éloignement de tout visiteur. Puis, plus tard, la douleur de M. Roussel et de sa femme lui devint insupportable, car cette douleur pesait trop sur la sienne à lui, et il ne vint presque plus sur la rue Sainte-Famille.

Mais en ce jour du 8 décembre, après que le docteur eut annoncé à M. Roussel que sa fille allait bientôt cesser de vivre, le négociant avait téléphoné la terrible nouvelle à Fernand Drolet, qui cette fois, se fit un devoir de venir assister aux suprêmes moments de Lysiane.

Le jeune homme s’était donc approché du lit de la moribonde, l’avait regardée longuement, puis il s’était écarté brusquement en sanglotant. Et sans un mot d’explications, à la profonde stupéfaction de M.  et de Mme  Roussel le jeune homme s’en alla, il s’en alla pleurant de tous ses yeux et de tout son cœur… mais il s’en alla comme un fuyard !

Au fond de son âme ce cri lugubre s’élevait :

— Adieu, Lysiane ! Adieu ! nous ne pourrons pas être l’un à l’autre… Dieu te rappelle à lui !

Oui, ce jeune homme avait été frappé par une douleur terrible ! Car, en dépit de l’incapacité de la science médicale, il avait conservé un dernier espoir : peut-être que la nature forte et saine de Lysiane reprendrait le dessus ! Mais voilà que, sans s’y attendre sitôt, il venait de voir un cadavre ! La vue de ce cadavre l’avait frappé au cœur mortellement peut-être !

Il voulut échapper à sa douleur : il demanda un congé de deux mois et s’en alla aux États-Unis. Il ne voulait pas être dans cette même ville où bientôt, dans quelques jours, on mettrait en terre le corps de celle qu’il avait aimée jusqu’à la folie ! Il ne voulait pas être là, afin de n’être pas forcé d’assister aux funérailles ; car alors il savait qu’il ne pourrait contenir sa douleur, et cette douleur il voulait la dérober aux yeux des profanes ! N’importe ! Fernand était parti comme un lâche… il avait déserté tout au moins ceux qu’il aurait dû consoler et encourager, c’est-à-dire M.  et Mme  Roussel ! Mais enfin la douleur ne se contrôle pas, et l’on ne peut pas condamner toujours les actes d’un homme, quand ces actes ont été le fait de circonstances imprévues et terribles qui, un moment, peuvent dérouter l’homme le plus fort et le plus habile.

Quant à Lysiane, elle n’avait pas eu connaissance de la présence de Fernand près de son lit ; elle était demeurée comme avant, immobile et les yeux fermés.

Le silence demeurait profond. Le père et la mère restaient comme statufiés devant la couche funèbre, la bouche crispée par la douleur immense, les yeux rougis et lourds.

Une heure s’écoula ainsi. Tout à coup la moribonde ouvrit ses yeux, tourna ses regards agonisants vers sa mère, sourit imperceptiblement et demanda dans un souffle épuisé :

— Maman… je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire !

Mme  Roussel se pencha sur sa fille et, pleurant encore, répondit :

— Tu l’as perdue, ma pauvre enfant !

— Je sais, je sais murmura Lysiane avec une sorte d’impatience. Mais si on la cherchait…

M. Roussel regardait sa femme sans comprendre.

Elle lui expliqua :

— Elle parle de cette petite statuette en ivoire que lui avait donnée un jour, comme talisman, la supérieure du pensionnat. C’est un objet unique en son genre. Te rappelles-tu ?

— Oui, je me souviens. Lysiane me l’a montrée une fois. Mais j’ignorais qu’elle l’eût perdue.

— Elle l’a perdue justement quelques jours avant sa maladie, au mois d’octobre dernier. Est-ce vrai, chérie ?

— Oui, c’est en revenant de Notre-Dame où j’étais allée faire une visite.

— Tu voudrais la ravoir ? demanda M. Roussel.

— Oui il me semble que je mourrais mieux en paix !

— Mais il y a longtemps, on a dû la ramasser… Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ?

— J’étais malade, je ne savais pas que je l’avais perdue…

— Elle m’a confié cette perte longtemps après, dit Mme  Roussel.

La jeune fille avait repris son immobilité de l’instant d’avant. Seulement sa respiration était plus accentuée, presque rauque, comme si l’effort qu’elle avait fait pour parler l’eût très fatiguée.

— Sais-tu ce que je ferais, mon ami ? murmura Mme  Roussel.

— Parle, Laure, je suivrai ton conseil.

— Je mettrais un avis dans les journaux.

— Mais si Lysiane doit mourir ?

— Qui sait ? Elle peut vivre encore plusieurs jours

— Soit. Demain je ferai mettre l’avis dans tous les grands journaux de la ville.

Le silence s’établit encore.

Au bout d’un moment l’agonisante balbutia sans relever ses paupières :

— Je voudrais ma petite Vierge d’Ivoire !

C’était une supplication désespérée.

Mme  Roussel pencha ses lèvres sur le front de sa fille et lui murmura :

— Lysiane, tu l’auras ta petite Vierge d’Ivoire !

La jeune fille sourit et ouvrit les yeux.

— Vrai, maman ? fit-elle avec un regard reconnaissant.

— Oui, ton père va la demander dans les journaux, et on te la rapportera sûrement.

— Oh ! que je serais contente ! Il me semble, maman, que je serais mieux… il me semble que je pourrais vivre encore !

Et elle continua de vivre, la pauvre enfant, malgré les craintes exprimées par le docteur Rouleau, ou mieux elle se retint accrochée à son dernier souffle d’existence. Car, le lendemain, Lysiane était encore vivante. L’espoir de ravoir sa petite Vierge d’Ivoire la retenait peut-être dans le monde des vivants. Mieux que cela : elle paraissait avoir repris un peu de force, elle sortait plus souvent de son état comateux.

De bonne heure ce jour-là M. Roussel se rendit aux bureaux des grands journaux et fit inscrire l’avis pour retrouver la statuette d’ivoire ; une belle récompense était promise à qui la rapporterait.

Et durant tout ce jour Lysiane ne cessa de répéter dans un balbutiement à peine perceptible :

— Je voudrais bien avoir ma Vierge d’Ivoire !

Chaque fois que Mme  Roussel entendait cette supplication, elle promettait à sa Vierge d’Ivoire, elle l’assurait que bientôt, ce soir peut-être, demain à coup sûr, on lui rendrait sa statuette.

Et il faut croire que cette promesse exerçait une certaine influence heureuse sur l’organisme défait de la malade, car la vie semblait revenir peu à peu.

Mme  Roussel, maintenant, vivait de l’espoir qui faisait vivre sa fille.

Mais au soir survint un changement qui fut un nouveau coup terrible pour le père et la mère de la malade

Monsieur Roussel avait dit à Lysiane :

— Ma chère enfant, tous les journaux ont demandé ta Vierge d’Ivoire. Espère… tu l’auras bientôt !

La jeune fille avait fermé les yeux et de sa poitrine s’était exhalé un long soupir ; puis elle était demeurée plus immobile que jamais, plus inerte, plus livide. On ne percevait plus rien de sa respiration. Seulement, on découvrait sur les lèvres qui s’étaient fortement pressées l’une sur l’autre comme l’ombre d’un sourire céleste.

M. Roussel et sa femme poussèrent un cri :

— Elle est morte !…

— Ô mon Dieu !… Ô mon Dieu !…

Et à genoux près de la couche funèbre la mère douloureuse s’était écrasée, incapable de pleurer mais laissant entendre des gémissements lugubres.

Mais non Lysiane n’était pas morte encore !