La ville sans femmes/00

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Société des éditions Pascal (p. 13-17).

POUR S’ENTENDRE ET SE COMPRENDRE


Les pages qu’on va lire ne sont, à proprement parler, ni un « journal » ni des « mémoires » ; elles forment plutôt un ouvrage que l’on pourrait classer dans la catégorie des « reportages romancés ». Avec cette particularité, toutefois, qu’ici l’auteur a été lui-même acteur dans l’aventure.

Ces pages, en effet, ont été pour la plupart écrites dans les deux camps, « quelque part au Canada », où j’ai été interné à partir du mois de juin 1940 jusqu’au mois d’octobre 1943. Quarante mois, pendant lesquels j’ai recueilli des remarques, des observations et des impressions non seulement sur moi-même mais aussi sur la vie que menaient avec moi presque un millier d’autres internés. Voici donc un récit qu’on peut à juste titre qualifier de « vécu ».

J’ajoute que le fait d’avoir été, durant plus de deux ans, le directeur de l’hôpital du camp et d’avoir, pendant toute la durée de mon internement, donné régulièrement des cours de français, d’histoire de la littérature française et d’histoire de la philosophie, m’a permis d’avoir des relations suivies et intimes avec presque tous mes compagnons de l’aventure. Ces relations et cette intimité m’ont permis de les connaître, un par un, de voir non seulement leur corps nu, lorsqu’ils se présentaient à la visite médicale, mais aussi leur âme à nu aux heures de confidences.

Quelques descriptions de lieux ou de décors ; la relation d’un certain nombre de faits dont j’ai été un protagoniste ou un témoin, les profils esquissés de nombreux compagnons d’internement, voilà qui constitue la partie documentaire de ce reportage romancé.

Sa qualité romanesque lui vient d’un certain arrangement des événements qui ne respecte pas toujours la chronologie réelle et qui m’a permis de mieux les enchaîner, de les mieux composer et même de mieux leur rendre cette unité que la vie met toujours dans les choses mais avec une lenteur que le lecteur jugerait vite insupportable dans un récit.

Parmi les internés qui furent mes compagnons dans les deux camps où je me suis trouvé, plus de seize nationalités étaient représentées par des hommes de tout âge, depuis 18 jusqu’à 75 ans, de toute condition sociale, depuis le millionnaire jusqu’au gangster ! On imagine la pittoresque et multicolore palette que formait une semblable variété de personnes où toutes les nuances de l’humanité semblaient avoir trouvé place et on conçoit sans effort qu’un journaliste ait été tenté d’y puiser les éléments d’une fresque littéraire.

Au point de vue psychologique et social, j’ai été singulièrement ému par le spectacle de centaines d’hommes brusquement séparés de leurs femmes.

La vie matérielle qui nous a été offerte et imposée ne pouvait être meilleure, étant donné les circonstances, bien entendu.

Le traitement qu’on nous a fait s’inspirait d’un indiscutable sentiment d’humanité et de générosité. À plus d’un point de vue, ce traitement était presque celui des soldats de l’armée canadienne. Les mêmes rations, la même discipline, les mêmes jeux, les mêmes punitions…

Il n’y avait, en vérité, qu’une grande différence. Une fois par mois, les soldats, eux, allaient chez eux en permission, revoir leur femme, leur mère, leurs filles, leur amie. Nous, nous restions.

Tout le drame des internés était là ! Cela explique, d’ailleurs, le titre de mon livre.

Après ce que j’ai vu, qu’on ne vienne plus me dire que les hommes ne sont pas sensibles à l’Amour ! Il reste un fait sur lequel je désire exprimer franchement, nettement et librement mon opinion. J’estime que la mesure d’internement prise contre un certain nombre de sujets ennemis ou de citoyens canadiens originaires de pays ennemis semblait pleinement justifiée vu la situation politique et la situation militaire au moment où elle fut prise.

Devant le fait tragique et angoissant de la guerre, qu’il ait déclaré celle-ci ou qu’il la subisse, un gouvernement a le devoir le plus strict d’agir de la façon la plus rigoureuse qu’exigent les circonstances pour sauvegarder l’ordre et la sécurité de toute la nation à laquelle on demande de donner sans compter son sang et son argent.

Il se peut que dans l’accomplissement de ce devoir quelques erreurs se produisent, quelques méprises se commettent, et il est naturel que, au moment même, l’individu qui subit l’erreur ou est l’objet de la méprise trouve cela cuisant. Mais au sein du drame collectif et mondial de la guerre moderne, pour combien compte le sort d’un individu ? Le fait est que l’ancien interné une fois libéré ne garde ni rancune ni ressentiment au fond de son cœur à la suite de l’épreuve qui lui a été imposée par l’autorité. Il sait qu’au moment où l’internement a été décidé, les apparences, sinon les faits, lui étaient défavorables. Aujourd’hui, ayant démontré clairement qu’il n’a jamais rien fait, ni en actes, ni en paroles, contre ce Canada dont il était l’hôte, il est presque satisfait d’avoir subi cette épreuve.

Tel est mon sentiment. Lorsque je médite sur mon aventure, il me semble avoir été, à un moment donné, comme un voyageur arrivé à une gare-frontière. Là, tout le monde a dû descendre. Devant les douaniers, montrant ma valise, j’ai dit avec assurance :

Rien à déclarer !

Les douaniers m’ont dit :

Il se peut, en effet, que vous n’ayez rien qui soit soumis à la douane. Mais, par précaution, veuillez passer dans le bureau à côté pour une vérification complète…

Mais…

Mille regrets, cher monsieur : c’est la loi !

Et il faut respecter la loi. Alors, je suis entré dans le bureau à côté.

La vérification s’est prolongée. Une heure… vingt-quatre heures… quarante mois ! Mais, maintenant que la vérification est faite, finie, et qu’elle a été complète, combien je suis heureux de pouvoir circuler librement, ma petite valise à la main ! Personne ne peut plus me regarder passer d’un œil méfiant. On n’a plus le droit de soupçonner quoi que ce soit. La valise ne contient absolument rien de « défendu », rien qui puisse nuire à ce beau pays que j’aime et que je suis sur le point d’adopter définitivement comme le mien.


MARIO DULIANI
Montréal, avril 1944